Le sida au coeur de la mondialisation ?

 

Daniel de Beer

 

 

ddebeerd@vub.ac.be

 

 

 

Le sida, c'est d'abord la rŽalitŽ quotidienne effrayante qui se cache derrire la froideur des chiffres : une personne qui succombe toutes les dix secondes, quatorze mille nouvelles contaminations par jour, quarante millions de personnes touchŽes...[1] Il y a quelques annŽes, le sida Žtait une menace planŽtaire. Grosso modo, les pays riches ont pu endiguer l'ŽpidŽmie. Aujourd'hui, le sida est essentiellement l'affaire des pays pauvres : 95% des personnes touchŽes vivent dans les pays en voie de dŽveloppement. Le sida, c'est donc "des mŽdicaments dans les pays du Nord et des cercueils dans les pays du Sud"[2]. Le sida serait-il devenu un nouvel enjeu des relations nord-sud[3]  et de la mondialisation ? Malheureusement oui. La mobilisation internationale pour lutter contre cette pandŽmie, certes insuffisante mais rŽelle, cahote et calle rŽgulirement sur un point essentiel, entre les mains des pays du nord : le statut juridique des  mŽdicaments. Ces prŽcieuses molŽcules, symboles de vie, valent de l'or pour la poignŽe de firmes pharmaceutiques qui les ont brevetŽes.[4] Le scandale ne tient pas seulement ˆ ce que le sida, cette catastrophe sanitaire la plus dŽvastatrice depuis le Moyen Age, continue ˆ s'amplifier, mais ˆ ce que la lutte contre l'hŽcatombe est sŽrieusement entravŽe par de purs intŽrts mercantiles puissamment appuyŽs par les pays riches. Il faudrait pourtant si peu pour changer la donne !

 

 

Le sida, la tuberculose, la malaria et bien d'autres font des ravages dans les pays en voie de dŽveloppement et sont en passe de dŽtruire des nations entires.[5] Un grand nombre des mŽdicaments qui permettraient d'y mettre fin existent mais sont vendus trop chers et 1% seulement des personnes touchŽes y ont accs. Certes, la question de l'accs ˆ ces mŽdicaments vitaux est complexe et ne se limite pas ˆ celle de leur prix de vente. On a dit avec beaucoup de justesse combien le courage politique des gouvernements est essentiel, tout comme sont indispensables les infrastructures et les ressources humaines pour dispenser les soins, ainsi que les politiques de prŽvention. Il faut aussi Žvoquer l'importance des campagnes pour briser la loi du silence et mettre fin ˆ la stigmatisation et ˆ la honte qui rgnent encore dans ces pays vis-ˆ-vis de ceux qui sont atteints. NŽanmoins, l'accs ˆ des mŽdicaments financirement abordables demeure un prŽ requis incontournable, sans lequel aucune politique de santŽ publique n'a de sens.

 

Il faut accorder toute leur importance aux termes "politique de santŽ publique" car c'est lˆ que se joue la diffŽrence entre l'assistanat et le dŽveloppement, l'ŽphŽmre ou le durable, la charitŽ ou la reconnaissance effective d'un droit. Un aspect crucial de toute politique de santŽ publique est le systme juridique qui assure ˆ un pays la possibilitŽ de fabriquer ou d'importer des mŽdicaments ˆ un prix le plus abordable possible au regard de ses finances publiques et des possibilitŽs de sa population. Or le prix annuel d'un mŽdicament peut varier de 70 ˆ 1 selon son statut juridique et le marchŽ o il est mis en vente. Une trithŽrapie contre le sida cožte 10.000 euro aux Etats-Unis, marchŽ florissant o les firmes pharmaceutiques fixent leurs prix quasi librement. En revanche, la trithŽrapie peut descendre ˆ 140 euro s'il s'agit de mŽdicaments copiŽs achetŽs en grand nombre aux entreprises du sud qui les produisent. 140 euro, c'est le prix que demandent les fabricants indiens de mŽdicaments gŽnŽriques. Il vaut la peine de s'y attarder un instant, car le traitement gŽnŽrique offert a d'autres mŽrites non nŽgligeables.

 

Pour l'apprŽcier, il faut tenir compte de trois facteurs. Le premier est qu'il existe trente-cinq schŽmas thŽrapeutiques utiles dans la lutte contre le sida. Les trithŽrapies les plus efficaces sont composŽes de plusieurs mŽdicaments, ingŽrŽs selon une savante combinaison. Dans les pays du nord, les patients prennent diffŽrents mŽdicaments composant ensemble la trithŽrapie salvatrice, en suivant un protocole, c'est-ˆ-dire des modalitŽs trs prŽcises demandant un suivi mŽdical. Ce protocole est extrmement difficile ˆ mettre en Ïuvre dans les pays o l'encadrement sanitaire est pour le moins rudimentaire. Le deuxime facteur tient au statut juridique de ces diffŽrents mŽdicaments. Les uns appartiennent ˆ telle entreprise pharmaceutique, les autres ˆ telle autre et les troisimes ne sont plus protŽgŽs par des brevets. Or, sans rentrer ds ˆ prŽsent dans le dŽtail, les fabricants de mŽdicaments gŽnŽriques de pays du sud, comme l'Inde, bŽnŽficient actuellement d'une marge de manÏuvre par rapport ˆ ce statut juridique des mŽdicaments, fussent-ils encore sous brevet. C'est le troisime facteur. Certains de ces fabricants ont pris l'heureuse initiative de crŽer un mŽdicament unique : une seule pilule, ˆ prendre deux fois par jour, contenant une synthse des diffŽrents mŽdicaments nŽcessaires. C'est une vŽritable aubaine : une commoditŽ d'emploi indŽniable alliŽe ˆ un prix dŽfiant toute concurrence.[6]

 

Ces donnŽes factuelles ouvrent la voie ˆ bien des questions. Pourquoi les pays dŽsargentŽs et dŽcimŽs par le sida ne recourent-ils pas tous ˆ ces pilules ? Pourquoi l'Organisation mondiale de la santŽ (OMS), qui vient de lancer un ambitieux programme de lutte contre le sida, compte-t-elle dans ses calculs prs de 400 euro pour un traitement annuel, et non 140 ? Hormis pour financer les campagnes, en quoi la Belgique, l'Europe, les pays du nord sont-ils spŽcialement concernŽs ? Pour tenter d'y voir plus clair, il est nŽcessaire de faire un dŽtour par la guerre des brevets (1), d'examiner ensuite les politiques suivies par les firmes pharmaceutiques (2), les organisations internationales (3) et les grands de ce monde que sont les Etats-Unis et l'Europe (4). Il n'y a pas de fatalitŽ (5), mais un changement d'attitude des pays de nord est indispensable (6).

 

1. La guerre des brevets

 

C'est en mars 2001 que le drame du sida dans les pays du tiers-monde et l'Žgo•sme des firmes pharmaceutiques ont choquŽ la conscience internationale. On se souviendra qu'ˆ l'Žpoque, trente-neuf firmes pharmaceutiques, fortement soutenues par les menaces de reprŽsailles Žconomiques des Etats-Unis et de l'Union EuropŽenne, avaient dŽcidŽ de faire procs au gouvernement sud-africain. Ce dernier ne voulait rien d'autre que fonder une politique de santŽ publique adaptŽe au pays en utilisant les mŽcanismes offerts par le droit international. La formidable mobilisation d'associations sud-africaines, dont la Campagne d'action pour les traitements (TAC) et d'organisations non gouvernementales comme MŽdecins sans frontires (MSF), OXFAM et Health Gap a suscitŽ une telle rŽprobation mondiale, que les firmes pharmaceutiques et leurs alliŽs ont ŽtŽ contraints de mettre bas les armes. L'ampleur des drames liŽs au sida dans les pays du sud a ŽtŽ rŽvŽlŽe au grand jour, au prix d'un sŽrieux coup de canif portŽ ˆ l'image des firmes pharmaceutiques. Un vent d'optimisme a commencŽ ˆ souffler, il semblait possible de faire passer le droit ˆ la vie avant le droit aux profits. La bataille ne faisait pourtant que commencerÉ

 

Le nÏud du problme g”t dans le refus obstinŽ des firmes pharmaceutiques de laisser simplement copier et distribuer leurs mŽdicaments protŽgŽs par brevets, fžt-ce de manire temporaire et gŽographiquement limitŽe aux pays dŽsargentŽs touchŽs par les dŽsastres sanitaires. Plus largement, il s'agit d'une guerre sans merci menŽe par les firmes pharmaceutiques contre "les gŽnŽriques", ces mŽdicaments copiŽs, et contre tout systme qui en pŽrenniserait le recours. Ces firmes se justifient principalement par les annŽes de recherches et les investissements considŽrables nŽcessaires pour crŽer un mŽdicament. Un retour sur investissements serait donc indispensable pour prŽserver cette capacitŽ de recherche.  En l'occurrence, cet argument est peu crŽdible. 90% du chiffre d'affaire se rŽalise dans les pays du nord. L'Afrique, la plus touchŽe par les dŽsastres sanitaires, n'intervient que pour 1%.[7] En dehors du sida, ces firmes ne consacrent d'ailleurs qu'une partie infime de leur budget de recherche aux maladies dites nŽgligŽes, parce qu'elles frappent le sud et Žpargnent le nord.[8] La vŽritŽ est plus prosa•que. SupŽrieur ˆ 18%, le bŽnŽfice annuel sur investissement des firmes pharmaceutiques est le plus haut de toutes les entreprises.[9] Cette valeur ajoutŽe est obtenue gr‰ce au rŽgime de brevet. Les firmes pharmaceutiques luttent ds lors contre tout ce qui pourrait remettre en cause leur monopole, fžt-ce localement, car elles craignent ˆ terme un effet de contagion. Elles ne veulent donc en aucun cas courir le moindre risque de voir remettre en cause ce systme. Malheureusement, gr‰ce ˆ une puissante politique de lobby et d'intŽressement, ces firmes peuvent compter sur l'appui sans faille de quelques Etats, les Etats-Unis ˆ leur tte, et dans une mesure f‰cheusement non nŽgligeable l'Europe.

 

Droit des brevets contre droit ˆ la vie

 

Le cheval de bataille des firmes pharmaceutiques et de leurs commensaux est l'accord portant sur les "aspects des droits de propriŽtŽ intellectuelle qui touchent au commerce"[10] (Accord ADPIC, parfois mieux connu sous son acronyme anglais TRIPS Agreement). Il constitue un des piliers du systme "OMC" (Organisation mondiale du commerce) mis en place en 1994. Grosso modo, cet accord confre au titulaire d'un brevet sur un mŽdicament l'exclusivitŽ de la commercialisation pendant une durŽe minimum de vingt ans.

 

Toutefois, contrairement ˆ ce qu'on pense gŽnŽralement, le texte de l'ADPIC prŽvoit des processus de contournement des obstacles liŽs aux brevets en cas de problme grave de santŽ publique. Les Etats-Unis et l'Europe sont d'ailleurs les plus gros utilisateurs de ces mŽcanismes dŽrogatoires.[11]

 

Parmi d'autres, la licence obligatoire et l'usage gouvernemental[12] sont des moyens qui permettent de limiter les privilges liŽs aux brevets. ConfrontŽ ˆ un problme sanitaire, un pays peut autoriser sur son territoire l'importation ou la fabrication de produits gŽnŽriques copiŽs du mŽdicament sous brevet sans l'accord de son titulaire, le cas ŽchŽant moyennant une modeste redevance.

 

D'autre part, l'Accord ADPIC octroie aux pays en voie de dŽveloppement des pŽriodes de transition pour intŽgrer cet accord dans leur lŽgislation interne. C'est ainsi que les quarante-neuf pays "les moins avancŽs" de la plante ne sont pas liŽs par l'Accord ADPIC jusqu'en 2016[13] ou que, par la conjonction de diffŽrents facteurs, des pays comme l'Inde peuvent produire jusqu'en 2005 des copies gŽnŽriques de mŽdicaments sous brevets sans mme devoir recourir aux licences obligatoires. En rŽalitŽ, les termes de l'accord ADPIC n'auraient du offrir du grain ˆ moudre aux juristes que sur un point : lorsqu'un pays recourt ˆ une licence obligatoire pour fabriquer des copies de mŽdicaments sous brevet, la production doit rŽpondre principalement aux besoins intŽrieurs[14]. Les possibilitŽs d'exporter ces copies de mŽdicaments vers un pays qui en a un cruel besoin s'en trouvent ainsi drastiquement limitŽes. La question est Žvidemment cruciale pour de nombreux pays dŽsargentŽs dŽpourvus de l'infrastructure industrielle adŽquate pour produire localement ces mŽdicaments complexes.

 

Des victoires obtenues ˆ l'arrachŽe

 

La dŽb‰cle des firmes pharmaceutiques ˆ Pretoria avait ouvert la voie. Le contexte international de l'Žpoque et l'Žchec de la ConfŽrence ministŽrielle de l'OMC ˆ Seatle en 1999, ont permis aux pays en voie de dŽveloppement d'aller de l'avant lors la ConfŽrence ministŽrielle suivante, au Qatar en 2001. La DŽclaration de Doha du 14 novembre a confirmŽ le principe selon lequel l'Accord ADPIC "peut et devrait tre interprŽtŽ et mis en Ïuvre d'une manire qui appuie le droit des membres de l'OMC de protŽger la santŽ publique et, en particulier, de promouvoir l'accs de tous aux mŽdicaments"[15]. En rŽalitŽ, la DŽclaration de Doha ne fait rien d'autre que confirmer un texte clair. On lui prtait toutefois une portŽe symbolique et politique considŽrable, ouvrant les plus grands espoirs. La question des exportations de mŽdicaments copiŽs, si importante pour les pays non producteurs, n'a quant ˆ elle pas ŽtŽ rŽsolue, mais au moins y a-t-il eu l'engagement ferme d'y trouver une solution nŽgociŽe dans les douze mois. Malheureusement, la rŽsistance opini‰tre des pays riches et des firmes pharmaceutiques a fait capoter toutes les nŽgociations jusqu'ˆ l'ŽtŽ 2003.[16]

 

Un accord a finalement ŽtŽ signŽ, in extremis et ˆ l'arrachŽe,  au sige de l'OMC ˆ Genve le 30 aožt 2003. Cet accord fixe les modalitŽs sous lesquelles l'exportation de copies bon marchŽ de mŽdicaments brevetŽs est autorisŽe vers les pays qui n'ont pas la capacitŽ de les produire eux mmes.[17]

 

L'Accord du 30 aožt : historique ou victoire en trompe l'Ïil ?

 

Cet Accord du 30 aožt est-il "historique", "ŽquilibrŽ" et "vital"?[18] Constitue-t-il enfin la base juridique et politique solide qui permettra aux pays les plus touchŽs par le cataclysme du sida et les autres dŽsastres sanitaires, de lever un des obstacles majeurs ˆ l'accs des mŽdicaments pour les plus pauvres, sans risquer les reprŽsailles du lobby pharmaceutique et de ses alliŽs ?

 

Cet Accord lve effectivement l'ambigu•tŽ du texte de l'Accord ADPIC en autorisant les pays producteurs de copies bon marchŽ de mŽdicaments brevetŽs, ˆ les exporter vers les pays qui n'ont pas la capacitŽ de les fabriquer eux-mmes. Malheureusement, les modalitŽs ˆ mettre en Ïuvre relvent de la course d'obstacles. Elles sont complexes, et mme fort complexes pour des pays dŽpourvus d'une solide infrastructure administrative. En effet, tant le pays demandeur que le pays exportateur doivent Žmettre une licence obligatoire assortie d'un luxe de dŽtails ˆ communiquer ˆ l'OMC. Cette obligation de transmission prŽalable de renseignements ˆ l'OMC est inhabituelle. Elle est source d'inquiŽtude car les acteurs hostiles ˆ l'accord risquent d'en faire leur miel pour contrer la mesure envisagŽe.

 

Les clauses spŽcifiant les critres ˆ rŽunir pour bŽnŽficier du systme sont Žgalement dangereuses car elles sont sujettes ˆ diverses interprŽtations. D'une part, sauf s'il est du groupe des "moins avancŽs", le pays demandeur doit prouver qu'il n'a pas la capacitŽ de produire lui-mme les copies du mŽdicament dont il a besoin. Comment Žvaluer cette capacitŽ industrielle ? Par exemple, l'encre de l'accord n'Žtait pas sche que les Etats-Unis annonaient leur refus de reconna”tre ce droit aux Philippines.[19]

 

D'autre part, le pays exportateur doit s'engager ˆ vendre ˆ des fins qui ne sont "ni industrielles, ni commerciales"[20]. Quelle est la portŽe de ces termes pour des pays qui ont du embrasser de bon grŽ ou non les principes de l'Žconomie libŽrale ? Sous quelle forme rŽpercuter pareille exigence sur les entreprises industrielles et commerciales qui produisent les mŽdicaments copiŽs ? L'expŽrience montre qu'il faut au contraire assurer une compŽtition commerciale entre les producteurs de mŽdicaments, qu'ils soient d'origine ou copiŽs, pour obtenir de substantielles rŽductions de prix. C'est d'ailleurs ainsi que le prix annuel d'une trithŽrapie peut tre divisŽ par 70. Enfin, cet Accord ne concerne que les mŽdicaments et non les vaccins, ni ce qui touche aux diagnostics. ComplexitŽ de mise en Ïuvre, incomplŽtude, incertitude de certaines dispositionsÉL'Accord du 30 aožt n'est-il donc qu'une victoire en trompe l'Ïil ? Sera-t-il un nouveau coup de pioche inutile, donnant lieu, une fois encore, ˆ une sordide guerre de tranchŽes o toute tentative de mise en Ïuvre est dŽcouragŽe et combattue ? On verra que la rŽponse est nuancŽe et qu'elle dŽpendra en bonne partie de l'attitude des pays du nordÉ

 

2. Les firmes pharmaceutiques modifient leur stratŽgie

 

EchaudŽes par l'aventure sud-africaine, les firmes pharmaceutiques ont changŽ de stratŽgie. Elles affichent moins ouvertement leur hostilitŽ "aux gŽnŽriques". Pour redorer leur blason, elles ont annoncŽ ˆ grand bruit en mai 2000 qu'elles adoptaient des politiques de rabais diffŽrenciŽs sur plusieurs mŽdicaments vitaux pour la lutte contre le sida en faveur des pays les plus pauvres. L'initiative, appelŽe "Access", aurait pu tre excellente, car bien que ces mŽdicaments restaient plus chers que les produits copiŽs, ils pouvaient concourir ˆ une baisse gŽnŽralisŽe des prix et pallier des insuffisances d'approvisionnement des marchŽs locaux. Un an plus tard, le rŽsultat Žtait pour le moins mitigŽ : seules vingt-cinq mille sur les quatre millions de personnes concernŽes dans les onze pays choisis avaient bŽnŽficiŽÉ au moins "une fois"[21] d'un traitement. Moins avouable Žtait que certaines des firmes en profitaient pour tenter de dŽcrocher avec ces pays des accords secrets, visant par exemple ˆ interdire l'importation de mŽdicaments gŽnŽriques pour les maladies opportunistes (les maladies meurtrires auxquelles le corps affaibli par le VIH ne peut rŽsister). Ce programme a eu nŽanmoins le mŽrite de montrer que les firmes pharmaceutiques ne constituent pas un bloc monolithique impermŽable ˆ toute sensibilitŽ. L'OMS et l'ONUSIDA ont collaborŽ ˆ cette initiative en lui assurant une certaine cohŽrence. Cependant, ˆ l'Žpoque, ces organisations internationales n'ont peut-tre pas suffisamment pris garde ˆ ses effets pervers.[22] Fondamentalement, par des dons limitŽs et provisoires, ce type de programme a davantage pour effet de dŽstabiliser plut™t que de soutenir la mise en place de politiques de santŽ publique cohŽrentes et structurŽes.

 

Actuellement encore, certaines entreprises pharmaceutiques adoptent des politiques de rabaissement de prix de mŽdicaments contre le sida pour les pays pauvres, sans toutefois devenir concurrentiels avec les Žquivalents gŽnŽriques. Il est vrai que le sida dans les pays du sud pourrait devenir un marchŽ non dŽnuŽ d'intŽrt. L'administration Bush a en effet promis de dŽbloquer quinze milliards de dollars en cinq ans pour lutter contre le sida. Il n'y a aucune chance de voir cette manne tomber dans l'escarcelle des fabricants de mŽdicaments gŽnŽriques, qualifiŽs de pirates par le PrŽsident amŽricain[23].  En l'occurrence, ces entreprises se positionnent ainsi pour devenir les fournisseurs attitrŽs des mŽdicaments achetŽs gr‰ce aux fonds promis par Georges Bush, mme si ce dernier cherche ˆ prŽsent ˆ renŽgocier le montant promis.

 

Quoiqu'il en soit de leur agenda, il est trs souhaitable que les firmes pharmaceutiques restent en lice. En effet, on ne peut aujourd'hui faire l'impasse sur le facteur Žconomique. Les fabricants de gŽnŽriques ne sont pas des philanthropes; ce sont des industriels qui se positionnent sur un marchŽ prometteur. Les lois de la concurrence jouent pleinement et les poussent ˆ diminuer leurs prix au maximum. Une rŽcente Žtude conjointe de MŽdecins Sans Frontires et de l'Organisation Mondiale de la SantŽ portant sur dix pays pauvres frappŽs par la pandŽmie du sida, dŽmontre de manire robuste que les prix les plus bas sont obtenus quand il y a compŽtition entre plusieurs fabricants de gŽnŽriques et plusieurs firmes pharmaceutiques.[24]

 

3. L'OMS et l'ONUSIDA

 

Dans pareil contexte, les organisations internationales comme l'OMS et l'ONUSIDA se retrouvent en position dŽlicate. Aprs bien des annŽes d'inertie, elles se sont lancŽes sŽrieusement dans la bataille en crŽant un Fonds global[25] relayŽ par l'initiative "3 millions (de personnes soignŽes) d'ici ˆ 2005"[26]. Ces organisations sont bien conscientes des mŽrites thŽrapeutiques et financiers des traitements gŽnŽriques ˆ 140 euro annuels.[27] Il faut d'ailleurs souligner combien la lutte a ŽtŽ ‰pre pour que "le rendement" et la recherche de "produits au plus bas prix" figurent parmi les principes fondateurs du Fonds.[28]

 

Ces principes se traduisent dans les actes : le Fonds est aujourd'hui le principal bailleur qui accepte de financer "les gŽnŽriques". Cette ouverture du Fonds vis-ˆ-vis des gŽnŽriques est d'ailleurs une des raisons qui poussent l'administration amŽricaine ˆ privilŽgier des dons ou des appuis bilatŽraux, plut™t que de passer par ces organisations internationales et le Fonds mondial. Cette approche bilatŽrale permet aussi de peser sur les pays bŽnŽficiaires pour qu'ils sauvegardent un rŽgime strict de protection des brevets. L'administration amŽricaine et les firmes pharmaceutiques n'ont pas pour autant abandonner tout espoir de reprendre le contr™le du Fonds mondial ou d'en influencer la politique. Dans les coulisses, la bataille fait toujours rage. MalgrŽ leur autonomie relative, ces organisations internationales demeurent tributaires des rapports de force au sein des Nations Unies et elles ne peuvent pas se f‰cher avec leurs puissants donateursÉ Le Fonds n'a donc pas seulement besoin de contributions financires, mais aussi d'un appui politique clair. Ce support se justifie d'autant plus qu'il faudra encore longtemps avant que les pays dŽcimŽs par le sida, la tuberculose et la malaria, gŽnrent suffisamment de ressources pour pouvoir se passer de soutiens extŽrieurs.

 

L'Žtroitesse de la marge de manÏuvre de ces organisations internationales se traduit parfois par certaines ambigu•tŽs. Par exemple, en dŽpit des heureuses perspectives financires et thŽrapeutiques offertes par la nouvelle mŽdication, elles sont contraintes de compter une moyenne annuelle de 400 euro pour un traitement, calculŽe en tenant Žgalement compte des prix pratiquŽs par les firmes pharmaceutiques dans les pays du sud. L'OMS le justifie en avanant qu'il appartiendra ˆ chaque pays de choisir le type et donc le cožt du traitement proposŽ ˆ la population.[29] En thŽorie, c'est exact. Mais ces pays disposent-ils vraiment d'une pleine libertŽ de choix?

 

4. L'administration amŽricaine dans la bataille

 

On arrive ainsi ˆ un problme cardinal qui fait obstacle ˆ l'accs aux mŽdicaments essentiels. A coup de pressions, menaces et chantages, et parfois aussi sous la perverse influence d'une assistance technique dite dŽsintŽressŽe, un nombre grandissant de pays sont amenŽs ˆ adopter des lŽgislations renforant considŽrablement la protection confŽrŽe aux droits de propriŽtŽ intellectuelle. Aucune Žtude sŽrieuse ne peut attester de l'intŽrt Žconomique de ces mesures pour ces Žconomies nationales. Quoiqu'il en soit, elles ont en tout cas des consŽquences catastrophiques en terme d'accs aux soins de santŽ vitaux. Par exemple, quatorze pays de l'Afrique de l'ouest, reconnus de la famille des Etats les plus pauvres de la plante, sont liŽs depuis le mois de fŽvrier 2002 par un nouvel Accord de Bangui. Non seulement celui-ci les prive de la facultŽ d'attendre 2016 pour mettre en Ïuvre l'Accord ADPIC, mais il contient des dispositions dont l'effet est de rendre bien plus difficile et parfois impossible la mise en Ïuvre des mŽcanismes dŽrogatoires prŽvus par le texte de l'OMC. Cet Accord de Bangui, exemple de ce qu'on appelle un "ADPIC plus", a ŽtŽ conu par l'Office mondial de la propriŽtŽ intellectuelle (OMPI), agence onusienne fortement financŽe par l'industrie et ardente avocate d'un systme mondial strict de protection des droits intellectuels.

 

La toute puissance administration amŽricaine

 

Aujourd'hui le gouvernement amŽricain met toute sa puissance en jeu pour convaincre trente-quatre pays d'AmŽrique latine de signer un accord crŽant la Zone de libre-Žchange des AmŽriques (ZLEA). Cette convention rŽduirait fortement la possibilitŽ pour ces pays d'importer des copies de mŽdicaments vitaux, quel que soit le drame sanitaire dans lequel ils sont plongŽs. Le nombre d'accords bilatŽraux signŽs par les Etats-Unis va croissant. En fait, depuis le vote en juillet 2002 de la loi qui exige d'un partenaire commercial un niveau de protection de la propriŽtŽ intellectuelle Žquivalent ˆ celui des Etats-Unis et laisse la main libre ˆ l'exŽcutif pour la mise en Ïuvre commerciale, l'administration Bush a chargŽ son reprŽsentant pour le commerce, Robert Zoellick, de nŽgocier dans le monde entier des accords de libre-Žchange comportant des dispositions bien plus restrictives que celles de l'ADPIC. Une vingtaine de pays du sud ont signŽ ou en sont sur la voie.

 

Au besoin, l'administration amŽricaine n'hŽsite pas ˆ recourir aux reprŽsailles Žconomiques. La Tha•lande par exemple en a fait la douloureuse expŽrience. Ce pays, qui compte plus d'un million de personnes atteintes par le VIH, a tout ˆ fait lŽgalement produit un antiretroviral copiŽ d'un mŽdicament sous brevet (la didanosine). Les rŽtorsions amŽricaines ne se sont pas fait attendre. Aprs avoir perdu cent soixante cinq  millions de dollars sur leurs exportations vers les Etats-Unis, la Tha•lande a du se rŽsoudre ˆ abandonner la production des pilules salvatrices pour un traitement en poudre, ˆ l'usage bien plus incommode, mais non couvert par un brevet.[30] En CorŽe du Sud, le traitement qui prolonge la vie des personnes atteintes de la leucŽmie cožte 50.000 euro par an. Les malades se sont mobilisŽs et ont convaincu le ministre de la SantŽ publique de mettre en place une licence obligatoire au profit d'un fabricant indien de mŽdicaments copiŽs, vendus ˆ un prix dix fois infŽrieur. La firme propriŽtaire du brevet a fait pression et a obtenu l'appui de l'administration amŽricaine. Le ministre de la SantŽ a ŽtŽ dŽmis de ses fonctions et on ne parle plus de cette licence obligatoire.[31] Les exemples peuvent tre multipliŽs et la liste des initiatives de l'administration amŽricaine s'allonge chaque jour davantage.[32] L'Europe n'est pas en reste. A Pretoria et ˆ Doha en 2001, tout comme lors des nŽgociations qui ont abouti ˆ l'Accord du 30 aožt 2003, la CommunautŽ europŽenne a toujours commencŽ par se ranger aux c™tŽs de ceux qui veulent empcher ou limiter au maximum les possibilitŽs juridiques des pays du sud d'avoir un accs aisŽ aux mŽdicaments vitaux. De manire moins agressive qu'aux Etats-Unis, elle n'en dŽploie pas moins une intense activitŽ diplomatique de promotion de systmes "ADPIC plus" ˆ travers des accords bi ou plurilatŽraux.

 

Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi ces Etats du sud se plient ˆ pareilles exigences. Les rŽponses sont plurielles : le poids des pressions et la peur des reprŽsailles; l'espoir d'engranger les bŽnŽfices de leur subordination aux exigences des pays donateurs; l'Žtroitesse de la marge de manÏuvre des gouvernements ŽtranglŽs par la dette; le manque d'expertiseÉ et malheureusement pour nombre d'entre eux un manque de volontŽ politique, voire mme l'achat de la "volontŽ politique" par les firmes pharmaceutiques.

 

5. L'inquiŽtude et non le fatalismeÉ

 

Le tableau qui vient d'tre brossŽ est sombre. Faut-il cŽder au dŽcouragement? A premire vue tout y incite. Les progrs engrangŽs jour aprs jour ne parviennent mme pas ˆ enrayer l'expansion de l'ŽpidŽmie. Les acteurs les plus puissants campent sur leur hostilitŽ viscŽrale ˆ l'instauration de systmes juridiques propices ˆ favoriser l'accs aux mŽdicaments vitaux. Les pays riches rechignent ˆ respecter leurs engagements financiersÉ

Heureusement, la rŽalitŽ est plus contrastŽe.

 

La rage de vivre

 

Les aspects juridiques et internationaux constituent le fil conducteur de cet article, au prix d'une injustice qui doit tre dŽvoilŽe. On y parle bien trop peu des acteurs essentiels. L'ŽpidŽmie du sida comporte en effet un volet plus lumineux.[33] Les personnes atteintes et leurs amis se sont regroupŽs ˆ mille et un endroits du monde et ils se sont imposŽs comme acteurs et comme partenaires. Ce sont eux qui les premiers ont usŽ leur voix et les trottoirs de Pretoria en 2001 jusqu'ˆ ce qu'ils soient entendus dans le monde entier. Ce sont eux qui continuent ˆ lutter pour tre pris en juste considŽration par les politiques et les institutionnels de tous les Žchelons. Ce sont eux encore qui les premiers inventent des formes de "vivre ensemble avec la maladie" qui bousculent la conception mondiale de la mŽdecine et de la pharmacie. Cette force ne s'arrtera pas de sit™tÉ Il ne faut pas se tromper : tous les progrs arrachŽs depuis quatre ans sont des victoires de la rue avant d'tre celles de la diplomatie internationale. Les exemples sont lŽgions. Parmi eux, la lutte de l'association sud-africaine Treatment Action Campaign (TAC) est emblŽmatique. A l'origine de la mobilisation qui a contraint les firmes pharmaceutiques ˆ abandonner le procs menŽ ˆ Pretoria en 2001, c'est aussi au prix d'une longue lutte juridique contre son propre gouvernement, magistralement orchestrŽe avec la pression de la rue, que TAC a largement contribuŽ ˆ ce que le gouvernement sud-africain adopte enfin une politique de soins digne de ce nom.

 

La mobilisation d'associations, d'ONG, d'universitŽs, d'h™pitauxÉ

 

Il ne faut pas davantage sous-estimer l'immense travail rŽalisŽ quotidiennement par les organisations non gouvernementales internationales, et par d'autres groupements, organismes ou universitŽs plus discrets, nombreux ˆ s'tre engagŽs dans la bataille. Acteurs parfois mŽconnus, leur r™le n'en est pas moins dŽterminant tant localement qu'internationalement. Si leurs rŽsultats "sur le terrain" sont encore dŽrisoires face ˆ l'Žtendue de la t‰che, ils n'en attestent pas moins de ce que la rŽussite peut tre au rendez-vous. Pour nombre d'entre eux, le sida a d'ailleurs ŽtŽ l'occasion d'une petite rŽvolution.[34] En effet, pour tre efficaces, il ne suffit plus d'tre mŽdecins, ou juristes, ou Žconomistes, ou lobbyistes, il faut tre tout cela ˆ la fois. Elargir ses compŽtences ; accepter de sortir de sa spŽcialitŽ ou crŽer des synergies et des rŽseaux ; c™toyer, relayer et amplifier aux Žchelons supŽrieurs les mobilisations et les initiatives localesÉ  C'est ainsi qu'ils ont pu faire la preuve de ce qu'ils pouvaient jouer avec succs un triple r™le : soigner et montrer que c'est possible, soutenir des dynamiques locales, Žveiller la conscience publique et politique, apporter une expertise technique et juridique aux pays qui en ont besoin, appuyer et renforcer "sur le terrain" les Etats qui ont le courage de tenter de mettre en place des politiques de santŽ publique plus efficaces, et parfois mme convaincre les gouvernements rŽticents de s'engager dans cette voie.

 

La prise de conscience et la mobilisation de pays du sud

 

Depuis quelques annŽes, le BrŽsil mne une politique considŽrŽe comme exemplaire en matire de sida. Aprs avoir longtemps dŽfendu des opinions bornŽes en la matire, le PrŽsident sud-africain a enfin acceptŽ de lancer un programme d'action national destinŽ ˆ endiguer la pandŽmie. Le PrŽsident chinois reconna”t publiquement le problmeÉ Les pouvoirs nationaux ont souvent une trs lourde responsabilitŽ dans la manire dont les dŽsastres sanitaires ont ŽtŽ nŽgligŽs. Cependant, l'action de la sociŽtŽ civile et des organisations nationales et internationales commence ˆ porter des fruits. Les exemples d'une meilleure prise de conscience des dirigeants augmentent et le terrain devient lentement plus propice ˆ des actions plus structurŽesÉ

 

L'initiative de la Fondation Clinton

 

D'autres initiatives s'ajoutent ˆ ce travail encourageant. En octobre 2003, la Fondation Clinton a annoncŽ la mise en place d'un vaste programme d'achats de mŽdicaments gŽnŽriques au profit de quatorze des pays les plus touchŽs par le VIH/sida.[35] Ces mŽdicaments sont achetŽs en grande quantitŽ auprs de fabricants de mŽdicaments gŽnŽriques. Trois compagnies indiennes et une sud-africaine ont ŽtŽ sŽlectionnŽes comme partenaires. Dans un contexte international difficile, la lŽgitimitŽ de recourir "aux gŽnŽriques" dans les pays du sud bŽnŽficie de la sorte d'un prŽcieux appui. MenŽ en collaboration Žtroite avec l'OMS et ONUSIDA, le programme de la Fondation Clinton a Žgalement la vertu de s'intŽresser ˆ toute la cha”ne de distribution des mŽdicaments, qui part du fabricant jusqu'aux malades, en passant par les systmes de distribution et d'encadrement des soins. L'entreprise a malheureusement une grosse limite : il n'est pas question d'aider les pays ˆ modifier leur lŽgislation pour la rendre compatible avec l'Accord du 30 aožt.

 

6. É mais il est urgent de changer la donne !

 

On en revient ainsi ˆ ce fameux Accord du 30 aožt 2003. On a vu qu'il n'est pas une panacŽe. Pourtant, aussi limitŽ et imparfait soit-il, il est aujourd'hui la base juridique internationale sur laquelle les pays du sud peuvent adapter leur lŽgislation nationale sur les brevets. Pour les pays qui n'ont pas la capacitŽ de fabriquer des mŽdicaments eux-mmes, il est un des fondements sur lequel construire une politique de santŽ publique. Pour ces pays, un enjeu substantiel est aussi de ne pas se condamner ˆ tre Žternellement tributaires de la seule gŽnŽrositŽ internationale. Sans pour autant abandonner la lutte pour l'amŽliorer et l'Žlargir, il faut donc utiliser et fortifier cet Accord. Conu comme une concession faite du bout des lvres ˆ l'usage exclusif des pays du sud, il faut le consacrer comme un outil juridique normal, de routine, tant sur le plan mondial qu'ˆ l'Žchelon national.

 

A cet Žgard, une heureuse surprise est venue du Canada.[36] Au prix d'une modification lŽgislative intŽgrant l'Accord du 30 aožt, le gouvernement s'est engagŽ ˆ permettre et ˆ favoriser sur son sol la production de mŽdicaments gŽnŽriques, fussent-ils encore sous brevets, au profit des pays en voie de dŽveloppement qui en ont besoin.[37] En dŽcembre 2003, le projet de loi Žtait encore en discussion au Parlement canadien. Toutefois, ce projet prte le flanc ˆ deux critiques. D'abord, la loi ne s'appliquerait qu'ˆ une liste limitŽe de mŽdicaments.[38] Ensuite, et ce point est trs important, le texte prŽvoit un mŽcanisme dont l'effet serait de laisser aux firmes pharmaceutiques titulaires des brevets qu'on veut copier, la possibilitŽ de bloquer les fabricants de gŽnŽriques. En d'autres termes, il deviendrait trs difficile d'assurer ˆ ces industriels la sŽcuritŽ juridique propice ˆ une politique de prix et d'investissements dynamiques. L'affaire n'est pas donc gagnŽe. Le lobby pharmaceutique est puissant au Canada et il peut compter sur l'appui de l'administration du grand voisin amŽricain qui risque fort d'y voir une entorse ˆ l'Accord de libre-Žchange liant les deux pays.

 

MenŽe ˆ bon port, l'entreprise canadienne modifierait considŽrablement la donne! D'abord bien sžr par l'arrivŽe d'un nouvel acteur dans la fabrication et la diffusion de mŽdicaments vitaux ˆ bas prix. Ensuite et peut-tre surtout, par sa valeur d'exemple : il s'agirait d'un formidable encouragement pour les pays du sud ˆ oser se prŽvaloir des facilitŽs que leur reconnaissent l'Accord ADPIC, la DŽclaration de Doha et l'Accord du 30 aožt. Les pays qui veulent rŽsister aux "ADPIC plus" que les exŽcutifs amŽricains ou europŽens cherchent ˆ leur imposer s'en trouveraient renforcŽs.  Les quelques pays du sud qui ont la possibilitŽ jusqu'en 2005 de fabriquer des mŽdicaments copiŽs, et qui les exportent aujourd'hui vers d'autres pays dŽmunis non producteurs, pourraient Žgalement s'en inspirer pour l'avenir.

 

Encore l'initiative canadienne ne fera-t-elle vraiment sens que si elle n'est pas isolŽe. Tous les pays sont concernŽs. Par une modeste modification lŽgislative, la Belgique et les autres pays europŽens pourraient faire de mme. Bien sžr, en fait de production de mŽdicaments, la Belgique ne pse pas d'un grand poids. L'important est de prendre juridiquement acte de ce que la reconnaissance d'un droit vaut qu'on rŽgule autrement le commerce international et un de ses piliers que constitue le droit des brevets.

 

Les effets catastrophiques du sida et des autres maladies meurtrires dans les pays du sud ne sont donc pas une fatalitŽ. Oui, il est encore possible pour la majoritŽ des pays de rŽsister aux accords de type "ADPIC plus", ou d'accommoder leur lŽgislation ˆ l'Accord du 30 aožt. Oui, avec l'appui international, il est possible pour les pays du sud d'adopter progressivement des politiques de santŽ publique efficientes et, ˆ plus long terme, pŽrennes. Bien sžr, le Fonds mondial contre le sida, la tuberculose et la malaria, lancŽ en avril 2001 par Kofi Annan, mŽrite un soutien politique et financier plus important, assorti de conditions qui en empchent le dŽvoiement au profit des firmes pharmaceutiques. Enfin, et c'est essentiel, il ne faut pas garder les yeux uniquement rivŽs vers les pays du sud. Les parlements et les gouvernements occidentaux, ainsi que les institutions europŽennes, ne peuvent plus se contenter de voter des rŽsolutions de bon aloi. L'Accord du 30 aožt fait intŽgralement partie de la lŽgislation internationale sur les brevets,[39] celle-lˆ mme que les Etats du nord se sont empressŽs d'intŽgrer dans leurs lŽgislations domestiques au lendemain de la crŽation de l'OMC. Au mme titre, cet Accord doit tre transposŽ dans les droits nationaux et la rŽglementation europŽenne. Ce n'est qu'ˆ ce prix, en rŽalitŽ bien modique, qu'on pourra dire que la donne est peut-tre en train de changer : un droit, nŽcessaire pour les pays du sud, devient un droit commun.[40]

 

 

Daniel de Beer[41]



[1] http://www.unaids.org/fr/default.asp

[2] V. DeFilipis et C. Losson, "Sida : l'OMS tente le traitement de choc", LibŽration, 1er dŽcembre 2003, p. 6.

[3] Les termes "nord" et "sud" sont pris dans un sens gŽnŽral, le sud englobant l'ensemble des pays en voie de dŽveloppement.

[4] Le marchŽ pharmaceutique "pse" 400 milliards d'euro. Selon la magazine amŽricain Fortune, en 2001, alors que la moyenne des profits des entreprises amŽricaines avait chutŽ de 53%, celle des entreprises pharmaceutiques avait encore cru de 32%.

[5] Le record de prŽvalence, c'est-ˆ-dire du pourcentage de personnes ‰gŽes entre 15 et 49 ans touchŽes par le sida, est dŽtenu par le Botswana, avec 38,8%. L'espŽrance moyenne de vie sera de 29,5 ans en 2010. Cfr. le rapport 2003 d'Onusida.

[6] Sans pour autant qu'on puisse parler de "pilule miracle" car ce traitement n'est pas nŽcessairement adaptŽ ˆ toutes les situations cliniques.

[7] Voir l'exemple de la stavudine: Philippe DEMENET, "Ces profiteurs du sida", Le Monde diplomatique, fŽvrier 2002.

[8] Cfr. R. Cohen, "An Epidemic of Neglect : Neglected Diseases and the Health Burden in poor Countries", Multinational Monitor, vol. 23, n¡ 6, June 2002; E. Torreele, Access to essential medicines ; a Fatal Imbalance, Drugs for neglected diseases working group, MSF, working paper, Dec. 2002, www.accessmed-msf.org (Dec. 1st, 2003).

[9] www.newint.org/issue362/facts.htm (Dec. 1, 2003).

[10] www.wto.org/indexfr.htm

[11] Les Etats-Unis en ont donnŽ un exemple connu en 2002 avec la ciprofloxacin, lors de l'Žpisode des lettres piŽgŽes ˆ l'anthrax qui ont tuŽ cinq personnes.

[12] Comme son nom l'indique, l'usage gouvernemental signifie que le produit ou le procŽdŽ dont on dŽroge au brevet, va tre utilisŽ par le gouvernement ˆ des fins d'utilitŽ publique et sans finalitŽ lucrative. Par exemple, pour approvisionner une centrale d'achat et de distribution de mŽdicaments.

[13] L'ŽchŽance initialement prŽvue en  2006 a ŽtŽ prolongŽe jusqu'en 2016 lors de la ConfŽrence interministŽrielle de l'OMC ˆ Doha en novembre 2001.

[14] Article 31 (f) de l'Accord sur les ADPIC.

[15] "DŽclaration sur l'accord sur les ADPIC et la santŽ publique", ConfŽrence ministŽrielle, Organisation mondiale du commerce, Doha, 14 novembre 2001, ¤4.

[16] Cfr. J. LOVE, "L'Europe et les Etats-Unis prolongent l'apartheid sanitaire", Le Monde diplomatique, mars 2003.

[17] "Mise en Ïuvre du paragraphe 6 de la dŽclaration de Doha sur l'accord sur les ADPIC et la santŽ publique", Organisation mondiale du commerce, ADPIC, Conseil des ADPIC, DŽcision du 30 aožt 2003, IP/C/W/405.,www.wto.org/indexfr.htm

[18] Selon les mots, respectivement, du directeur gŽnŽral de l'OMC, Supacha• Panitchpakdi, du reprŽsentant des entreprises pharmaceutiques et du Commissaire europŽen au commerce, Pascal Lamy.

[19] DŽclaration de Robert Zoellick, reprŽsentant des Etats-Unis pour le commerce, ˆ Cancun, le 12 septembre 2003, The Hindu, Vol. 20, Iss 18, Sept. 15, 2003, p. 4.

[20] "The General Council Chairperson's statement", World Trade Organization, Intellectual Property, August 30, 2003, para 2, www.wto.org/indexen.htm

[21] D'aprs les firmes pharmaceutiques elles-mmes!

[22] Cfr. J.-L. MOTCHANE, "Quand l'OMS Žpouse la cause des firmes pharmaceutiques", Le Monde diplomatique, juillet 2002.

[23]S. Boseley., "Show them the Money", The Guardian, October 30, 2003, p. 15.

[24] Surmounting Challenges: Procurement of Antiretroviral Medicines in Low and Middle Income Countries, Pre-publication Draft, http://www.accessmed-msf.org/documents/Finalpre-publversionSept17.pdf (Dec. 1st, 2003). Le BrŽsil en avait dŽjˆ fait une puissante dŽmonstration.

[25] www.fundthefund.org/gfatm.htm

[26] www.who.int/fr/

[27] Par exemple, une trithŽrapie de ce type, fabriquŽe par deux laboratoires indiens, a ŽtŽ approuvŽe par l'OMS le 28 novembre 2003 comme une stratŽgie de rŽfŽrence. C'est la premire fois qu'une mŽdication copiŽe de mŽdicaments sous brevets est admise ˆ ce titre.

[28] The Global Fund to Fight AIDS, Tuberculosis and Malaria, "Le cadre de travail : nom, objectif, principes et champ d'application du Fonds", Section III, "Principes", H (5) et (6), www.globalfundatm.org

[29] DŽclaration de Paulo Teixeira, directeur du dŽpartement VIH-sida ˆ l'OMS, recueillie par P. Bentkimoun, Le Monde, 2 dŽcembre 2003,  p. 5.

[30] T. Amrit Gill, "Patients versus Patent", New Internationalist, 362, Nov. 2003, www.newint.org/issue 362/petients.htm (Dec. 1st, 2003).

[31] "Dying for drugs", Channel 4 TV UK, April 27, 2003 ; www.cpetch.org/ip/health/gleerves/kore-arrest.htm (Dec. 1st, 2003).

[32] Pour plus de dŽtails : Robbing the Poor to Pay the Rich ? How the united States keeps medicines from the world's poorest", Oxfam briefing paper, 56, November 2003, www.oxfaminternational.org et les exemples sur www.cpetch.org/ip/health

[33] Selon les termes de G. Dupuy, "Editorial", LibŽration, 1er dŽcembre 2003, p. 6.

[34] MSF a franchi une Žtape supplŽmentaire en  crŽant avec des partenaires du sud et du nord l'organisation Drugs for Naglected Diseases Initiative (DNDi), sur la recherche de mŽdicaments pour les maladies tropicales nŽgligŽes. Pour plus de dŽtails, www.dndi.org

[35] http://www.clintonpresidentialcenter.org/drug_announcement.html (Dec. 1st, 2003).

[36] Pareille initiative existerait en Suisse et en Norvge, mais au 1er dŽcembre 2003, je ne disposais pas d'information ˆ ce sujet.

[37] Consultation du projet de loi et analyse critique : RŽseau juridique canadien VIH/sida, www.aidslaw.ca (Dec. 1st, 2003).

[38] Par rŽfŽrence ˆ la liste dressŽe par l'OMS. Une des avancŽes des nŽgociations qui ont menŽ ˆ l'Accord du 30 aožt portait sur la reconnaissance du droit des pays touchŽs par de graves problmes sanitaires de dŽcider quelle politique de santŽ publique mener et avec quels mŽdicaments.

[39] Les instances de l'OMC sont chargŽes d'Žtablir la manire d'inclure l'Accord du 30 aožt dans le corps mme de l'Accord sur les ADPIC. Les consŽquences juridiques qui en dŽcouleront ne sont pas anodines, mais la substance actuelle de l'Accord du 30 Aožt, qui fait dŽjˆ loi, constitue un minimum qui ne pourra normalement pas tre remis en cause.

[40] Pour leurs amicaux commentaires critiques, je remercie chaleureusement Yves Cartuyvels, Eric Goemaere, Serge Gutwirth, Charles Mardaga, Alex Parisel, Philippe Van de Perre et Jo‘lle Van Ex.

[41] Avocat honoraire et ancien directeur gŽnŽral d'Avocats Sans Frontires, Daniel de Beer est chercheur ˆ la Vrije Universiteit Brussel. Ce texte est le rŽsultat de recherches menŽes dans le cadre du projet P™les dÕAttraction Interuniversitaires (PAI V.16) ÇLes loyautŽs du savoir. Les positions et responsabilitŽs des sciences et des scientifiques dans un Žtat de droit dŽmocratiqueÈ pour le compte de lÕEtat belge, Services fŽdŽraux des affaires scientifiques, techniques et culturelles (SSTC).