Christoph Eberhard 16/02/1996

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Dans quelle mesure peut-on affirmer que la culture

constitue la clé du développement des sociétés ?

(texte écrit lors du DEA d’études Africaines Option Anthropologie juridique et politique

de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 1995-1996)

 

 

Pendant longtemps on a vu le développement uniquement sous un angle économique, comme un processus linéaire menant toute société du stade traditionnel au stade de société de consommation de masse par le développement économique (voir l’analyse de Rostow). De plus en plus cette vue économique du développement est remise en question et l’accent est mis sur l’importance que joue la culture dans le développement. Ainsi l’UNESCO et les Nations Unies ont déclaré la décennie 1988-97 " décennie mondiale du développement culturel " et le droit du développement voit s’affirmer de plus en plus sa composante sociale et culturelle et ne se limite plus uniquement à ses aspects économiques et financiers.

En même temps, la recherche sur le développement se caractérise dans les années quatre-vingt par une régression des théories générales caractéristiques des deux décennies précédentes. En effet pour mieux faire face à la diversité des situations qui ne peuvent être comprises que dans une approche pluridisciplinaire on s’aperçoit qu’on doit accorder une grande importance aux facteurs culturels, à la prise en compte des ressources humaines différentes et diverses des différentes sociétés.

Enfin, se font entendre des mises en garde contre les abus possibles de l’approche culturaliste, abus qui peuvent mener plus à fermer qu’à ouvrir la porte du développement.

L’évolution brièvement esquissée de la conception du développement peut faire apparaître la culture comme la clef du développement, la clef économique s’étant révélée inefficace car trop limitée. Pour bien comprendre en quoi la prise en compte de la culture a pu enrichir le débat sur le développement, voire a altéré la notion même de développement, je vais brièvement exposer la vue économiste du développement et ses limites. Puis je vais montrer comment ces limites ont rendu nécessaire un élargissement de la conception du développement par la prise en compte de la culture (terme qu’il me reste à définir). La définition du terme de culture nous mènera enfin à une réflexion sur les limites de la culture comme clef du développement.

 

 

1. La vue économique du développement

A la base de la vue économique du développement on trouve une interprétation économique de l’histoire. On y retrouve l’idée de Marx selon laquelle les sociétés seraient divisées en une base économique et une superstructure qui en résulte, et que c’est donc l’économie qui jouerait un rôle fondamental dans l’évolution des sociétés. Les plans de développement de l’après-guerre en Europe (le plan Marshall) reflètent bien cette idée de développement par le développement économique, par la maximisation et l’optimisation de la croissance économique. Elle est bien reflétée aussi dans la théorie des cinq phases de la croissance économique de Rostow : société traditionnelle, conditions préalables au décollage, décollage (take off), marche vers la maturité prolongeant la phase du décollage et enfin ère de consommation de masse.

Jusqu’à récemment cette vue du monde n’était pas sérieusement remise en question. Au contraire cette idéologie avait tendance à tout ramener à l’économique, à l’échangeable, au quantifiable, tout en perdant de vue le facteur humain. Par son objectivité proclamée, cette idéologie s’affirmait comme universelle. Par la mondialisation du marché suite aux colonisations, elle s’imposait aussi dans les faits. En intégrant les diverses parties du monde au marché mondial dans une logique de division internationale du travail , l’Occident a non seulement imposé aux diverses cultures de nouveaux modes de production, mais a à travers ces derniers remis en cause toutes leurs organisations sociales et a imposé sa vue du monde.

Les échecs des stratégies du développement économique dans les pays en voie de développement ont montré l’impossibilité des transferts purs et simples de stratégies de développement. La vision occidentale du monde et donc la manière dont elle organise ce dernier n’est pas universelle. Le développement ne semble fonctionner que par la prise en compte des logiques culturelles des sociétés en développement et l’adaptation du développement à ces logiques. Mais plus que cela, les échecs du développement, le retour de nombreux pays à des modèles endogènes de développement ont mis en question la notion même de développement. Pourquoi cette vue dichotomique du monde entre nations développées et nations sous développées comme si la différence des sociétés de notre monde consistait uniquement en une différence dans le niveau de développement économique atteint ? En Occident même, le développement est remis en question : sommes nous plus humains, plus heureux grâce à notre développement économique ? N’y a-t-il pas aussi un développement culturel et spirituel dont il faudrait tenir compte ?

Il a donc fallu élargir la conception de développement - l’économie est certes importante pour la survie de l’homme mais ce n’est pas l’unique base de sa vie. L’économie est une partie du " tout " de la vie. Ce n’est pas le " tout ". Il a donc semblé nécessaire d’élargir la conception de développement par la prise en compte de la culture.

 

 

2. La culture et le développement

Nous avons vu dans la première partie que la vision purement économique du développement était inefficace et qu’elle était le produit d’une vision occidentale du monde qui n’est pas universelle. Le mythe du développement est donc au départ un mythe occidental celui " du développement continu des forces productives, grâce à la maîtrise de la nature et à la rationalité scientifique, axée sur une conception du temps linéaire et de l’espace universaliste avec pour conséquence la division verticale, technique et sociale, du travail " (LE THANH KHOI 1992 : 9). Les contraintes de cette logique ont été imposé au monde entier. Deux questions se posent donc : (1) comment la culture peut-elle se révéler une clef du développement économique d’un pays, (2) dans quelle mesure la culture peut-elle être la clef d’un développement holiste dont l’économique ne serait qu’un aspect ?

(1) Commençons par définir ce qu’on entend par culture dans le cadre du développement. Il ne faut pas comprendre ici la culture au sens étroit de production intellectuelle ou artistique (littérature, arts, etc. ) mais plutôt comme l’a défini l’UNESCO lors de la Conférence mondiale sur les politiques culturelles à Mexico City en 1982 comme la collection des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs qui caractérise une société ou un groupe social :

" Culture is the whole collection of distinctive traits, spiritual and material, intellectual and affective, which characterize a society or social group ".

La culture est donc la manière dont une société se pense, s’organise, assimile son passé, vit son présent et crée son futur. Un développement économique ne pourra donc se faire qu’en accord avec les logiques culturelles. Il faudra traduire les mécanismes occidentaux à la culture locale, faire émerger des mécanismes endogènes nouveaux et articuler mécanismes endogènes et exogènes. En ce qui concerne le droit, instrument privilégié du développement, beaucoup d’états en voie de développement se sont engagés dans cette direction, abandonnant un mimétisme de l’occident dévastateur et se replongeant dans leur propre culture. Remarquons ici que pendant longtemps les cultures locales " arriérées " étaient souvent vues comme un obstacle au développement dont il fallait se débarrasser au plus vite pour pouvoir accéder à la modernité.

(2) Mais nous l’avons vu : en se replongeant dans leur culture propre, la notion même de développement peut se trouver remise en cause. En effet, toutes les sociétés n’ont pas le même objectif économiste et individualiste que les sociétés occidentales. Leur projet de société peut être entièrement différent et peut privilégier davantage la vie harmonieuse entre les membres de la société, un rapport harmonieux et non pas dominateur avec la nature, voir avoir pour objectif l’épanouissement spirituel de ses membres. La modernité occidentale ne représente pas le summum du développement qui devrait s’imposer comme idéal à atteindre pour toutes les autres sociétés. D’ailleurs même les sociétés occidentales, comme je l’ai déjà indiqué plus haut, remettent en cause leur vue uniquement économique du développement et cherchent dans la culture une voie pour changer son orientation. Il faut bien garder à l’esprit ici que la culture n’est pas quelque chose de figée, d’ancrée dans le passé qui s’opposerait à tout changement , mais est au contraire une force vivante qui, prise en considération, peut permettre de cristalliser des projets de société holistes et donner ainsi une orientation au développement. Ceci permettrait aussi de rompre avec le " tout économique " en assignant à l’économique la tâche qu’il a à assumer dans le développement du " Tout culturel " dont il fait partie.

Dans ce sens, la prise en compte de la ou/et des culture(s) est certainement essentielle pour un développement futur harmonieux de l’humanité. La " culture " ne semble pas uniquement être une clef du développement au niveau des différentes sociétés à culture différente, mais elle semble même être la clef pour un développement de l’humanité qui au lieu de l’uniformiser en la soumettant à une rationalité économique occidentale (développement qui de toute manière semble de plus en plus démenti par les faits) pourrait permettre l’expression de sa diversité et de sa richesse en permettant de penser sa complémentarité.

Cependant, si les cultures ont un rôle crucial à jouer dans le développement des diverses sociétés, tant en ce qui concerne leur développement économique qu’en ce qui concerne leur développement dans une acceptation plus holiste, et qu’elles ont certainement un rôle primordial à jouer pour le développement actuel et futur de l’humanité, il faut cependant faire attention de ne pas tomber dans les pièges d’un " culturalisme " réducteur.

 

 

3. Les limites de la culture comme clef du développement

Le grand danger quand on passe d’un paradigme (ici le paradigme économique) à un autre (ici le paradigme culturaliste) c’est de rejeter celui d’avant et de surestimer la valeur du nouveau. N’oublions pas que ce nouveau paradigme pourra aussi se trouver remis en question, dans notre cas par exemple par un paradigme spiritualiste. D’autre part ce n’est pas uniquement le paradigme de l’économique qui est remis en question par le paradigme culturel. On pourrait en effet voir les choses sous un autre angle : on est passé d’une vue un peu simpliste du développement qui était supposé être linéaire, universel et exprimable dans une théorie globale en l’analysant d’un point de vue économique, à la constatation que les choses sont beaucoup plus complexes que ce que l’on a bien pu penser, qu’il est extrêmement hasardeux de construire des théories générales sur le développement, que les situations sont multiples et ne peuvent être comprises que dans une approche interdisciplinaire mettant à contribution analyses anthropologique, sociologique, juridique, politique, économique etc. Bien sûr, on peut désigner une telle démarche comme étant celle d’un " développement culturel ". N’avons-nous pas défini la culture comme le " tout " qui caractérise une société dans sa manière d’assimiler son passé, vivre son présent et créer son futur ? Mais il faut se méfier des termes trop généraux pour désigner une réalité concrète. Il ne faut pas perdre de vue que l’idée du développement par la culture est une idée incitant à remettre en cause une vue simpliste et uniformisante du développement en prenant en compte différentes logiques, en adoptant plusieurs points de vue. A défaut, on risque de retomber dans un autre paradigme uniformisant, simpliste et figé, celui culturaliste du " tout culturel ". Et dans ce cas, la vue culturelle du développement peut être autant un frein au développement que la vue économique. Prenons le mobutisme au Zaïre comme un exemple parmi tant d’autres : A quoi n’y est on pas arrivé sous couvert d’authenticité, de retour aux racines ? La culture n’existe pas abstraitement. Elle n’est pas vécue tout à fait de la même manière par tous les membres appartenant à une même société, même si on peut dégager pour chaque société des caractéristiques culturelles générales. Et surtout elle n’est pas statique mais dynamique et changeante. Et c’est sous cet aspect dynamique, créatif et par là vivant et diversifié qu’elle me semble être une clef essentielle pour le développement, ou disons plutôt pour : "  l’invention du présent d’une société et sa création du futur à travers un appui sur son passé ".

 

Dans la situation actuelle la culture peut, me semble-t-il, être vu comme une clef du développement dans la mesure où sa prise en considération peut permettre de sortir du paradigme du " tout économique " simpliste et évolutionniste et de remettre l’homme et ses manières de penser, de sentir et de faire au centre de la problématique du développement et non pas un déterminisme uniformisateur extérieur à lui. Un prochain pas pourrait consister à remettre l’idée même de développement en question : le développement n’est-il pas tout simplement la création par les hommes de leur futur en vivant leur présent et en y intégrant leur passé, chose qu’ils ont fait de tout temps et continueront certainement à faire à tout jamais ? N’est-il pas " comme la prose chez monsieur Jourdain de Molière, ces pratiques réalisées sans le savoir et qui ont été mobilisées depuis des millénaires par les sociétés qui se refusaient de disparaître. " (LE ROY 1994 : 446) ?

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

CHOQUET C., DOLLFUS O., LE ROY E., VERNIERES M., 1993, Etat des savoirs sur le développement - Trois décennies de sciences sociales en langue française, Paris, Karthala, 229 p.

LATOUCHE Serge, 1992, L’occidentalisation du monde, Paris, La Découverte, Col. Agalma, 143 p.

LE ROY Etienne, 1994, " Droits humains et développement`: des visions du monde à concilier ", Revue Générale de Droit, vol. 25, p 445-454

LE THANH KHOI, 1992, Culture, créativité et développement, Paris, L’Harmattan, 1992, Col. Espaces interculturels, 223 p.

SCHAFER D Paul, 1995, " Cultures and economies : irresistible forces encounter immovable objects ", Man and Development, March, vol. XVII, n°1, p 1-17