Christoph Eberhard 16/10/1998

E-mail : c.eberhard@free.fr

 

 

 

LES POLITIQUES JURIDIQUES À L’ÂGE DE LA GLOBALISATION -

ENTRE ARCHÉTYPES, LOGIQUES, PRATIQUES ET

"PROJETS DE SOCIÉTÉ"

(paru dans Bulletin de Liaison du Laboratoire d’Anthropologie Juridique de Paris, numéro 24, 1999, p 5-20)

 

Nous tenterons dans cet article de contribuer à relever le défi que nous lance Etienne Le Roy (1998a : 2,3) dans la première approche de la plateforme scientifique du colloque "Quels projets de société pour les Africains du XXIème siècle ?", et qui consiste à "relancer une réflexion sur les choix de politiques juridiques en se coupant des présupposés développementalistes qui ont foisonné et en tenant compte de la double contrainte d’une inscription dans les rapports internationaux (mondialisation oblige) et de la préservation d’une identité nationale originale apparaissant comme une condition de pérennité du pacte social et politique pour les nations africaines en voie de stabilisation" et en portant tout particulièrement notre attention sur la dimension juridique de ces politiques qui "n’est presque jamais prise en considération, l’idée largement répandue mais fausse étant que le Droit n’est que le reflet de choix économiques."

Ainsi nous aborderons de front la question des politiques juridiques en Afrique à l’âge de la globalisation tout en étant conscient de l’insuffisance des approches qui peuvent être développées en quelques pages sur un sujet aussi vaste, d’autant plus que nous semblons invité à véritablement "repenser" non seulement les réponses à la problématique de politiques juridiques adaptées aux exigences de la "contemporanéité africaine" mais nos questionnements même. Nous prions donc le lecteur de garder en vue qu’il s’agira dans ce texte plutôt que d’apporter "des réponses", de suggérer des questionnements nouveaux, qui, nous l’espérons, pourront (re-) mettre en perspective (s) nos approches actuelles.

Pour ce faire nous bâtirons, en tentant de les enrichir, sur quelques intuitions majeures développées au Laboratoire d’Anthropologie Juridique de Paris (LAJP) au cours de ces deux dernières décennies et qui ont commencé à véritablement se cristalliser en 1981, lors d’un colloque organisé par le LAJP, "Le sacré et les conceptions du Pouvoir et du Droit". Michel ALLIOT (1981 : 627) en tira dans ses conclusions générales un enseignement principal qui était que "les conceptions du pouvoir, si diverses soient elles, sont intimement liées aux représentations du monde". C’est à partir de cette intuition qu’il développera sa théorie des archétypes sociétaux et des logiques et modèles juridiques. Ces intuitions plus "structuralistes" ont été complétées par le développement de plus en plus poussé d’une approche processuelle et dynamique du Droit qui nous semble avoir émergé à la fin des années 1980 et qui s’est surtout développée dans les années 1990. Elle marque maintenant profondément les démarches du Laboratoire comme en témoigne le titre évocateur du manuel d’anthropologie du Droit à paraître d’Etienne Le Roy : Le jeu des lois - une anthropologie "dynamique" du droit . L’enrichissement processuel de la théorie des archétypes a aussi permis de s’engager sur les traces d’Etienne Le Roy dans les voies de l’élaboration d’une théorie du "multijuridisme" (1998b). Celle-ci nous permet de penser le Droit de manière pluraliste, comme résultant d’un jeu entre différents ordonnancements sociaux et non plus comme la résultante d’un seul de ses ordonnancements, l’ordre imposé, que les juristes assimilent de plus au seul Droit de l’Etat, et de proposer des modèles juridiques interculturels.

Enfin notons que la démarche processuelle vise avant tout à l’élaboration d’une théorie des pratiques qui permettrait de "restituer le fonctionnement au quotidien des sociétés africaines et d’identifier les modalités de régulation qui peuvent, à partir de leurs vécus et de leurs représentations du jeu social, ‘faire autorité", puisque selon l’adage de Hobbes, ‘auctoritas, non veritas, facet jus’" (LE ROY 1996a : 188). Elle s’inscrit dans une épistémologie de l’opacité et de la complexité qui ne peut faire sens que dans un paradigme de "l’‘entre-deux’, espace complexe de constitution du sens, (qui) suppose le mouvement, l’interaction, la substitution des signes, la division interne des éléments en présence", tel que développé dans une perspective ludique par Michel van de KERCHOVE et François OST dans Le droit ou les paradoxes du jeu (1992 : 70). Enfin cette démarche cherchant à mettre en évidence "ce qui peut être" et non, comme de manière plus classique, "ce qui est" ou "ce qui doit être", doit donner une place importante au delà "de la part d’improvisation, de la marge d’incertitude que recèle tout jeu social et que doit transcrire le Droit sous la forme de règles et de normes" (LE ROY 1996a : 188) aux projets de société que le Droit est censé mettre en forme.

Nous avons maintenant rapidement fait le tour des notions dans lesquels nous aimerions inscrire notre réflexion et espérons ainsi avoir déjà un peu illuminé le titre de notre contribution qui pouvait apparaître un peu obscur au premier abord. Mais avant de nous lancer dans le vif du sujet en éclairant successivement notre problématique générale "Politiques juridiques à l’âge de la globalisation" à travers les quatre pôles constitués par les archétypes, les logiques, les pratiques et les "projets de société", il est peut être utile de donner au lecteur l’horizon implicite de notre démarche. En effet, le présent texte s’inscrit pour nous dans le cadre d’une réflexion plus vaste qui ne se limite pas à l’Afrique mais est relative à la problématique des Droits de l’Homme dans une perspective interculturelle. Notre recherche nous a mené à certaines prises de conscience et nous a donné l’occasion de développer un certain nombre d’intuitions quant à la manière d’aborder "une pratique interculturelle du Droit" qui sous-tendent notre propos mais que nous ne pourrons pas développer ici in extenso.

Tout d’abord il nous est apparu qu’il était impossible de s’engager dans une pratique interculturelle du droit si on ne commençait pas par "repenser" le Droit (phénomène juridique) de manière interculturelle. Ceci est parfaitement illustré par la manière dont s’est nouée au LAJP la problématique des Droits de l’Homme en relation étroite avec l’émergence et la constitution d’une "science non-ethnocentrique du droit" (voir EBERHARD 1998a). Le questionnement épistémologique de nos objets de recherche dans une perspective interculturelle nous semble absolument primordial et semble nous mener vers des ruptures épistémologiques assez radicales. Dans cette perspective le lecteur comprendra peut-être mieux la pertinence de notre approche plutôt théorique et qui peut parfois sembler un peu loin des préoccupations concrètes et des réalités immédiates. Mais si nous sommes conscients du temps que demande l’apprentissage d’une "autre manière de voir le monde", celui-ci nous paraît néanmoins primordial.

En deuxième lieu il nous semble indispensable que toute réflexion à prétention interculturelle sur la globalisation et les politiques juridiques (qu’elles soient nationales ou transnationales) doit s’enraciner dans une démarche pluraliste et dialogique (voir EBERHARD 1998b). Nous entendons par là à la suite de Raimon PANIKKAR (1984 : 3, 5) une démarche qui considère que :

"Il n’est pas de culture, de tradition, d’idéologie ou de religion qui puisse aujourd’hui, ne disons même pas résoudre les problèmes de l’humanité, mais parler pour l’ensemble de celle-ci. Il faut nécessairement qu’interviennent le dialogue et les échanges humains menant à une fécondation mutuelle. (...) je pose comme postulat que le paysage humain tel qu’il est aperçu à travers une fenêtre donnée est à la fois semblable à, et différent de la vision qu’en offre une autre fenêtre (...) élargir les points de vue autant qu’il sera possible et, surtout, faire prendre conscience aux gens qu’il y a - et qu’il faut qu’il y ait - une pluralité de fenêtres (...) est opter en faveur d’un pluralisme sain."

Troisièmement il semblerait que le paradigme pour une approche pluraliste et dialogique des politiques juridiques et de la globalisation devra être "communautaire" (EBERHARD 1997, 1998b), c’est à dire valorisant le partage, la praxis des acteurs et la complémentarité des différences plutôt que la soumission à un ordre donné et le principe de l’exclusion des contraires.

Enfin, quatrièmement, il nous semble que toute essai de théorisation et de modellisation interculturelles du Droit, indispensables pour l’invention et la mise en oeuvre de politiques juridiques interculturelles doit s’accompagner d’une "approche interculturelle du Droit" (EBERHARD 1998c). Si la première vise sur le plan théorique à permettre de traduire les enseignements interculturels dans le langage scientifique occidental, et sur le plan pratique de permettre une formalisation juridique qui donne sa place à l’interculturel mais dont le cadre reste le cadre occidental, la deuxième vise à nous émanciper du mythe du Droit à travers un dialogue dialogal avec d’autres cultures qui permettrait l’émergence d’un nouveau "mythe interculturel et pluraliste de la réalité" dans lequel on reconnaîtrait petit à petit aussi la pertinence d’autres équivalents homéomorphes au Droit comme la coutume, le dharma, le li et qui permettrait de sortir d’une simple réflexion en terme de "pluralisme juridique" pour s’ouvrir aussi à ce que pourrait nous enseigner un "pluralisme coutumier" , "dharmique" ou "liique". C’est uniquement à travers une telle démarche interculturelle que nous pourrions à notre sens entrer dans une praxis pluraliste et un partage interculturel véritables .

Nos présupposés méthodologiques étant clarifiés nous pouvons maintenant nous atteler à la problématique des politiques juridiques africaines à l’âge de la globalisation dans la perspective de la recherche de voies possibles à leur "refondation" (LE ROY 1997b) . Comme nous l’avons noté nous l’aborderons selon une épistémologie de l’opacité et de la complexité dans l’espace créatif ("entre-quatre" ?!) entre archétypes, logiques, pratiques et "projets de société" .

 

LES ARCHÉTYPES

La théorie des archétypes sociétaux a été certainement une des contributions les plus fécondes du LAJP à une réflexion interculturelle sur le Droit. D’ailleurs dans l’introduction à son texte fondateur "Anthropologie et juristique. Sur les conditions de l’élaboration d’une science du droit" Michel ALLIOT (1983a : 84) n’hésitait pas à annoncer son ambition de définir "les conditions de l’élaboration d’une science du Droit" non-ethno-centrique. L’enseignement essentiel de ce texte était qu’ "il n’y a pas d’universaux qui, appliqués aux phénomènes juridiques, en permettraient la connaissance complète" mais qu’il faut si l’on veut comprendre les institutions et les modes de fonctionnement d’une société les rapporter à l’univers visible et invisible de cette société, à sa vision du monde, et non pas aux institutions que l’on connait à partir de sa propre expérience juridique (ALLIOT 1983a : 90).

Ainsi Michel ALLIOT (1983a : 90-102) en prenant l’exemple des univers chinois, égyptien et africain, et ceux de l’Islam et de l’occident chrétien distingua trois manières fondamentales de "voir" le Droit, trois grands archétypes, qui sont respectivement ceux de l’"identification", de la "manipulation" (ou "différenciation") et de la "soumission". Dans le premier l’ordre est vu comme résultant de l’harmonisation spontanée des "individus" et de la "société" à l’ordre cosmique qui évolue selon sa dynamique interne (le Tao). Dans le deuxième, où l’univers est vu comme ensemble de forces différenciées et complémentaires l’ordre est perçu comme la résultante d’une négociation continue de consensus entre des groupes sociaux tous indispensables dans leur spécificité au fonctionnement du groupe. Enfin dans le dernier c’est la soumission à une instance extérieure et supérieure (Dieu, l’Etat) qui est perçue comme créatrice d’ordre.

C’est à partir de ces trois archétypes que s’est progressivement dégagé le modèle d’un droit tripode : loin d’être des réalités exclusives les unes des autres on s’est rendu compte qu’on retrouvait ces trois archétypes dans toutes les sociétés, de manière plus ou moins explicite et plus ou moins valorisée, sous la forme de trois ordonnancements sociaux. C’est à travers le jeu de ces trois ordonnancements, de ces trois pieds du droit, que constituent l’ordre accepté, l’ordre négocié et l’ordre imposé (correspondant respectivement aux archétypes d’identification, de manipulation et de soumission) plus celui de l’ordre contesté que s’effectue "de manière générale, la socialisation des êtres humains dans la perspective de reproduction de l’humanité" (LE ROY 1997a : 129) .

Le modèle théorique que nous venons d’exposer permet, comme le montre Etienne LE ROY dans "Contribution à la ‘refondation’ de la politique judiciaire en Afrique francophone à partir d’exemples maliens et centrafricains" (1997b : 320 ss), à travers la possibilité qu’il offre d’articuler différentes visions du Droit, de commencer à s’engager dans des politiques juridiques fondées sur un pluralisme judiciaire et qui permettent de "combiner les dispositifs endogènes et exogènes et une connaissance des modes pratiques de régulation des conflits permettant de proposer des solutions les plus proches possibles des besoins au quotidien."

Il nous semble cependant qu’il faille compléter cette approche si nous voulons aiguiser notre perception de la problématique des politiques juridiques en Afrique et rendre compte d’autres facteurs de complexité qui semblent apparaître lorsqu’on aborde cette question en l’inscrivant dans la perspective de la mondialisation. Il nous semble en effet que la typologie des archétypes doit être enrichie au moins sur deux points pour pouvoir répondre à l’exigence de dégager les "visions du monde et du droit" qu’il faut prendre en compte quand on veut réfléchir à l’émergence de politiques juridiques en prise avec la "contemporanéité africaine". Premièrement il nous semble qu’il faille distinguer l’archétype "moderne" de l’archétype de soumission. En effet, si le premier s’inscrit dans la continuité du second, la rupture des Lumières qui a placé la Raison au centre de nos représentations, semble lui avoir imprimé un changement qualitatif qui nous semble être un peu et injustement occulté quand on caractérise le droit occidental avant tout à travers l’archétype de soumission (1). Deuxièmement il nous semble nécessaire d’affiner l’archétype moderne en distinguant en son sein ses interprétations par les héritiers de la Réforme (tradition anglo-saxonne) et par les héritiers de la Contre-Réforme (tradition latine) (2).

(1) En liant les manières de penser le Droit avant tout aux cosmogonies dont elles originent, il nous semble que Michel ALLIOT n’a pas suffisamment explicité l’originalité de la transformation qui s’est opéré au sein de la vision "des enfants d’Abraham" à travers la révolution des Lumières. Celle ci a en effet abouti à travers sa restructuration autour de la "Raison" à un "désenchantement du monde" et à une manière originale d’aborder la question de "l’ordre". Les travaux de Zygmunt Bauman nous semblent particulièrement instructifs à cet égard. Dans Legislators and interpreters (1987) où il explore les conditions historiques qui ont formé la vision du monde et la stratégie intellectuelle modernes (qui continuent à fortement imprégner nos institutions et nos approches du droit !) et où il s’interroge sur l’émergence d’une vision du monde et stratégie alternatives "postmodernes", il note (1987 : 3, 4) que :

"La vision du monde moderne typique est celle d’une totalité fondamentalement ordonnée ; la présence d’un schéma de distribution inégale de probabilités permet une sorte d’explication des événements qui - si correcte - est simultanément outil de prédiction et de contrôle (si les ressources nécessaires sont disponibles). Le contrôle (la "maîtrise de la nature", la "planification" ("planning") ou le "designing" de la société) est presque perçu comme synonyme de l’action ordonnante, comprise comme la manipulation de probabilités (...) L’effectivité du contrôle dépend de l’adéquation entre le savoir et l’ordre ‘naturel’. Un tel savoir adéquat peut en principe être obtenu. L’effectivité du contrôle et l’exactitude du savoir sont intimement liés (le second explique le premier, le premier corrobore le second), qu’il s’agisse d’expérimentations de laboratoire ou de pratiques sociales. Dans leur relation ils offrent des critères qui permettent de classifier des pratiques existantes comme supérieures ou inférieures. Cette classification est - là aussi en principe - objective, c’est à dire, testable et démontrable chaque fois qu’on applique les critères mentionnés ci-dessus. Les pratiques qui ne peuvent être justifiées objectivement (par exemple les pratiques qui se justifient en référence à des habitudes ou à des opinions de lieux ou d’époques données) sont inférieures puisqu’elles faussent le savoir et limitent l’effectivité du contrôle. S’élever sur la hiérarchie des pratiques comme mesurées par le syndrome contrôle/savoir signifie aussi s’approcher de l’universalité et s’éloigner de pratiques ‘bornées’, ‘particularistes’, ‘localisées’."

Dans deux ouvrage consécutifs, Modernity and the Holocaust (BAUMAN 1991) et Modernity and Ambivalence (BAUMAN 1993) il continue à développer ses réflexions sur la vision du monde moderne et de ses implications.

Dans Modernity and Ambivalence (BAUMAN 1993) il approfondit la notion d’ordre moderne en s’intéressant au scandale que représente pour la pensée moderne l’ambivalence. Il faut que les choses soient claires, définies, univoques. Il n’y a pas de place pour ce qui n’est ni ceci, ni cela mais qui à est à la fois ceci et cela. Le projet de la modernité c’est l’ordre, et note-t-il ce n’est qu’avec la cristallisation de l’idée d’ordre qu’apparaît corollairement la notion de chaos tel que nous l’entendons aujourd’hui. Cette notion d’ordre est profondément lié à la Raison puisque c’est cette dernière qui permet de rendre la réalité rationnellement intelligible et donc organisable. Comme le note BAUMAN (1993 : 4, 6, 7) :

"Ordre et chaos sont des jumeaux modernes. Ils ont été conçu dans le bouleversement et l’effondrement du monde divinement décrété, qui ne connaissait ni nécessité ni accident ; un monde qui simplement était - sans jamais réfléchir à une manière de se faire exister (...) La lutte pour l’ordre n’est pas une bataille contre un autre ordre, une manière d’articuler la réalité alternativement à une autre proposition. C’est un combat de la détermination contre l’ambiguïté, de la précision sémantique contre l’ambivalence, de la transparence contre l’obscurité, de la clarté contre le flou. (...) Le chaos, ‘l’autre de l’ordre’, est pure négativité. C’est un déni de tout ce que l’ordre aspire à être. (...) la négativité du chaos est un produit de l’auto-constitution de l’ordre : c’est son effet secondaire, son déchet, et pourtant la condition sine qua non de sa possibilité (réflective)."

Dans Modernity and the Holocaust Zygmunt BAUMAN (1991) se penche plutôt sur les conséquences de l’ordre moderne sur la morale et la responsabilité dans nos sociétés. Il s’y interroge plus particulièrement sur les enseignements de l’Holocauste pour les sciences sociales dans leur domaine central des théories de la modernité et du procès civilisationnel. Pour lui l’expérience de l’Holocauste recèle des informations cruciales quant à notre société moderne rationnelle et à son fonctionnement et il est trop facile de simplement l’expliquer, comme on a eu tendance à le faire, à travers "une régression dans la barbarie" ou la "résurgence d’un passé archaïque" (BAUMAN 1991 : vii-xiv). C’est bien la vision du monde moderne qui est en jeu. Dans ses conclusions où il traite du problème de la "production sociale de comportements immoraux", il (BAUMAN 1991 : 169) note que la suppression sociale de la responsabilité morale individuelle est rendue possible par une production sociale de distance que permet la vision moderne du monde en relation avec les infrastructures qu’a permis de mettre en place la civilisation moderne. La moralité, le sentiment de responsabilité ont leur origine dans la proximité avec l’autre et sont ainsi proportionnels à l’éloignement de l’autre. Plus on est éloigné de l’autre, déconnecté d’une situation moins on se sent responsable. Or dans nos sociétés modernes et à travers les progrès de la science, de la technologie et de la bureaucratie de plus en plus nous agissons "à distance". Ce qui prédomine ce sont des critères rationnels d’action qui prennent le pas sur tous les autres. C’est cette dilution des responsabilités à travers une gestion ("technocratique") de la société qui se fait de plus en plus à distance et selon des critères rationnels qui a rendu possible l’Holocauste (BAUMAN 1991 : 184-200).

Il nous semblait important d’expliciter cette spécificité moderne d’un ordre rationnel et de ses conséquences et de proposer ainsi la prise en compte spécifique d’un archétype moderne rationaliste s’inscrivant dans la continuité de l’archétype de l’ordre imposé car on semble assister aujourd’hui à son actualisation et au grossissement de ses implications (positives comme négatives) par un effet d’échelle à travers la mondialisation du marché. Cette dernière, qu’on assimile souvent à La globalisation, réorganise en effet le monde à l’aune de l’archétype moderne, l’ordre économique paraissant être le plus apte à l’incarner. Pour Serge LATOUCHE (1998 : 10) il n’y a plus de doute que "la raison rationnelle, unique en son principe, est marchande puisque calculatrice" ce qui peut expliquer l’"omnimarchandisation du monde" à laquelle nous assistons - et qui nous semble souligner fortement le caractère rationaliste de l’archétype moderne, plus que son caractère d’ordre imposé. En effet, ce à quoi on se soumet pour déterminer les politiques économiques (impliquant des choix juridiques) ce n’est plus "Dieu", ni l’"Etat". C’est bien aux "lois" de l’économie et de la finance qu’on se soumet. Les plans d’ajustement structurel imposés aux états africains par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International relèvent avant tout d’une logique de gestion rationnelle recherchant l’efficacité dans l’organisation et le contrôle du réel qui s’inscrivent directement dans la vision moderne du monde évoqué ci dessus. Il y a ainsi glissement progressif vers une vision de plus en plus "gestionnaire" du monde et des sociétés qui évacuent les acteurs réels, leurs aspirations, leurs conflits et ne permet plus de véritables débats quand à des choix de société. Nous n’approfondirons pas d’avantage ici cette réflexion mais il nous semble primordial d’approfondir la vision du monde rationalisatrice qui sous-tend la globalisation et que celle-ci véhicule pour trouver des voies pour composer avec elle à défaut de pouvoir à court terme la modifier .

 

(2) Après avoir affiné l’archétype de soumission en précisant en son sein la particularité d’un archétype moderne marqué par le rationalisme il nous semble maintenant nécessaire de distinguer au sein de cet archétype moderne son interprétation respectivement par les héritiers de la Réforme (traditions anglo-saxonnes) et par ceux de la Contre Réforme (traditions latines). En effet, quand nous tentons d’aborder la problématique des politiques juridiques en Afrique, et tout particulièrement en inscrivant notre réflexion dans une perspective tenant compte des phénomènes de globalisation, nous ne pouvons pas rester aveugle au fait qu’en Afrique francophone il n’y a pas uniquement confrontation entre visions du monde africaine et occidentale mais bien entre visions du monde africaines et occidentales. Nous venons d’évoquer plus haut les plans d’ajustement structurels de la Banque Mondiale et du FMI. Or si les systèmes juridiques des Etats africains francophones se sont inspirés du modèle français, reflétant une certaine vision du monde, les politiques d’ajustement structurels imposés aux Etats africains par le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale au contraire reflètent une vision anglo-saxonne voir américaine du monde, la première valorisant l’Etat là où le seconde valorise le Marché. Etienne LE ROY (1998g : 12) note aussi, dans une réflexion sur "Les rapports entre la Justice et la société globale", que "la loi a pris dans cette tradition puritaine (américaine) la place de l’Etat dans la tradition latine, l’une et l’autre étant des avatars du Dieu judéo-chrétien et la première trouvant dans le décalogue biblique puis dans la figure du juriste (...) ce que l’autre trouve dans l’omnipotence et dans l’omniscience du pouvoir incarné dans l’Etat."

Il nous semblerait primordial d’approfondir les différences de ces deux vues du monde qui s’articulent autour de la relation justice/Etat et d’en dégager les implications pour une réflexion sur des politiques juridiques. Ce n’est qu’ainsi qu’on pourra dégager des voies à une possible articulation en vue des "projets de société" souhaités.

Elizabeth GIANOLA-GRAGG a apporté des éclaircissements intéressants sur ce sujet dans une thèse récente sur la sécurisation foncière. Elle y montre (1998 : 349) que le choix d’un modèle juridique, celui des "property rights" d’inspiration anglo-saxonne ou "patrimonial" d’inspiration française, pour assurer la sécurité foncière implique le choix d’un modèle sociétaire, le premier semblant être plus axé sur un développement économique (basé sur la diffusion de la propriété privée) et le second plus sur un développement humain privilégiant l’exigence de justice sociale sur un décollage immédiat de l’économie (GIANOLA-GRAGG 1998 : 347-348 ; LE ROY 1998f : 57).

Notons que l’approfondissement de ces deux visions du monde ne paraît pas uniquement pertinente dans le cadre de politiques juridiques particulières mais aussi pour éclairer le débat plus général sur la "gouvernance" et la "décentralisation" (voir LE ROY 1997d).

Pour résumer notre réflexion sur les archétypes disons qu’il s’agira de prendre en compte dans une réflexion sur les politiques juridiques en Afrique francophone au minimum quatre visions du monde : la vision indigène, les deux visions importées de l’extérieur et s’inscrivant dans un archétype moderne et la vision dominante de la globalisation.

 

LES LOGIQUES

"Les logiques sont, au plus simple, des justifications pour l’action, la relation cause-conséquence, pas simplement des rationalisations, mais des manières d’expliquer et de justifier les cohérences des actions." (LE ROY 1995 : 42). Au LAJP ce sont surtout les deux logiques institutionnelle et fonctionnelle qui ont été approfondies à la suite des développements proposés par Michel ALLIOT dans "Anthropologie et Juristique" (1983). Ce dernier (ALLIOT 1983a : 103 ss) y distingue deux logiques principales, celle des "sociétés responsables d’elles-mêmes" et celle des "sociétés qui remettent leur destin à un pouvoir supérieur", la première s’inscrivant directement dans la continuité de l’archétype de différenciation (ou manipulation), la deuxième dans celle de l’archétype de soumission. Pour lui il y a "parfaite continuité entre l’univers mental et le modèle sociétal" dans le cas des sociétés africaines traditionnelles et des sociétés occidentales modernes. En ce qui concerne les sociétés traditionnelles africaines "la logique plurale s’inscrit directement dans la vision de la création incessante par division de ce qui existe" et pour les sociétés occidentales "la logique unitaire de l’Etat providence, extérieur à la société, des citoyens sujets et de la loi par laquelle l’Etat les guide s’inscrit directement dans la vision d’un Dieu unique et radicalement distinct de ses créatures, d’une création qui n’existe à chaque instant que par ce Dieu et des lois par lesquelles il gouverne cette création." (ALLIOT 1983a : 113). Cependant il note que plusieurs logiques peuvent coexister au sein d’un même archétype. Dans ce cas celles qui ne sont pas dans la continuité directe de cet archétype se trouvent dévalorisées, elles sont honteuses et sont tues. Les autres par contre sont valorisées et sacralisées. (ALLIOT 1983a : 114). Cette coexistence de logiques est d’autant plus évidente dans des situations où se confrontent explicitement différentes visions du monde tel que c’est le cas pour les Etats africains contemporains. Si les travaux du LAJP ont largement montré que le transfert de la vision du monde occidentale en Afrique à travers l’importation de sa logique organisationnelle sous forme du mimétisme institutionnel a rendu "honteuses" les logiques et représentations indigènes et a profondément déformé leur perception, il reste encore beaucoup de travail à faire en vue de proposer des modèles qui permettraient d’articuler ces logiques et ces visions du monde en permettant de penser leur complémentarité .

C’est en approfondissant l’originalité de la coutume africaine et en dégageant les différences entre sa logique et celle de la loi occidentale en les rapportant à leurs archétypes fondateurs respectifs, que Michel ALLIOT (1985) ouvrit véritablement la voie à une réflexion en termes de logiques fonctionnelle et institutionnelle. Il écrit (1985 : 84, 86, 87) :

"Au Dieu de Moïse qui se définit comme l’Etre s’oppose (...) le Dieu animiste qui n’est peut-être qu’une fonction, la fonction animatrice de l’univers sans laquelle celui-ci n’est pas rationnellement compréhensible. A l’image de ce Dieu, fonction absolue au-delà de l’être, l’univers n’est pas un ensemble d’êtres mais un ensemble de fonctions qui déterminent des êtres. (...) En Occident la fonction ne définit pas des êtres, mais les champs (...) dans lesquels ils se situent et évoluent : l’espace politique, l’espace juridique (...) Les espaces peuvent aussi rester vides. (...) Dans les Droits originellement africains ces vides n’existent pas : le primat de la fonction sur l’être entraîne la coïncidence des espaces et des êtres, les uns et les autres produits par elle. (...) C’est donc bien toujours la fonction qui prime l’être et lui imprime des déterminations variées, à la différence des Droits occidentaux qui considèrent qu’une fonction ne peut être remplie que par un être indépendant d’elle. C’est aussi la fonction qui prime et détermine les rapports."

Ainsi en réfléchissant aux politiques juridiques africaines on peut noter que si les logiques institutionnelles "entendent stabiliser le jeu social autour du dispositif qui fait autorité ("Dieu", l’ "Etat", la "Raison"), les logiques fonctionnelles se préoccupent non de la cause mais des conséquences. Elles subordonnent ainsi le mode et le degré d’organisation à l’objectif à poursuivre, à la fonction à assumer. (...) On n’en a jamais tenu compte dans les choix de politique coloniale tant nous nous sentions confortés par notre rationalité cartésienne. En Afrique nous l’avons rencontrée dans l’organisation des filières et des réseaux, dans l’économie dite ‘informelle’ et plus généralement dans toutes les instances qui concourent à l’organisation de la société ou à la pacification des rapports sociaux sur un mode ‘indigène-endogène’. De ce fait, depuis la période coloniale, la tension entre logiques institutionnelle et fonctionnelle a été caricaturée et ses ressorts pervertis, produisant ces situations critiques, voire chaotiques que nous observons. Cependant, si les ‘forums’ de gestion foncière se déterminent selon une logique plus fonctionnelle qu’institutionnelle, il faudra bien rendre justice à ces modes spécifiques de justification et de légitimation." (LE ROY 1996a : 197)

En continuité avec l’affinement de l’archétype de l’ordre imposé que nous avons proposé plus haut nous pensons qu’il serait aussi utile ici d’apporter une nouvelle distinction. En effet, outre l’aspect de l’ordre imposé, nous avons noté précédemment que l’archétype moderne était profondément marqué par la place central qu’il accordait à la Raison. Il engendre ainsi outre une logique institutionnelle une logique rationaliste qui nous semble contraster avec une "logique" plus "pragmatique" des sociétés traditionnelles africaines.

Nous entendons par "logique rationaliste" une logique idéaliste favorisant l’abstraction, l’articulation et la manipulation rationnelles de concepts (eux aussi par définition abstraits) et une finalité instrumentale visant à réaliser l’"ordre" et à contrôler le réel (voir les citations de BAUMAN plus haut). Par "logique pragmatique" nous entendons une logique qui reste lié à son environnement visible et invisible et ne s’en abstrait pas mais tient compte dans son déploiement de la dimension vécue de la Réalité (d’où par exemple l’importance accordée aux différents "statuts" que peuvent avoir des lieux, des personnes, des objets avec lesquels est entretenu plus une relation de "sujet à sujet" que de "sujet à objet" et qui fait contraste à l’ objectivation et l’instrumentalisation des hommes, des lieux et des choses dans la logique moderne).

Cette distinction nous semble extrêmement importante dans une réflexion sur des approches interculturelles au Droit, surtout dans le contexte d’une mondialisation qui par la diffusion du marché, du droit, des sciences et des technologies occidentales, tous porte paroles de la logique rationaliste (et étrangère aux sociétés "traditionnelles"), semble avoir rendu impensable un droit autre que "rationnel", voir la prise en compte des droits traditionnels autrement qu’à travers leur rationalisation et leur inscription dans le système dominant.

En outre il nous semble clair que la logique rationaliste est une logique spécifique à l’archétype moderne qui se distingue de la logique institutionnelle qui le caractérise aussi. Notons avec Etienne LE ROY (1992) que logiques institutionnelles et fonctionnelles peuvent toutes les deux se jouer dans un contexte occidental (rationaliste) : on peut selon les situations avoir intérêt à s’inscrire dans une logique institutionnelle (pour pérenniser une situation) ou alors dans une logique fonctionnelle si l’accent est plutôt mis sur un objectif à atteindre. S’il est possible de "jouer" ces deux logiques d’une manière qui est pourtant perçu comme spécifiquement "moderne", c’est bien que cette modernité résulte d’un autre facteur, qui nous semble-t-il est sa logique rationaliste.

Il est intéressant de noter que tout en ayant à nos yeux implicitement explicité ces deux "logiques" en distinguant "l’esprit de la coutume" et "l’idéologie de la loi" (voir par exemple 1984), et tout en continuant d’y faire référence, Etienne LE ROY ne les a jamais explicité comme logiques différentes mais a plutôt insisté sur la nécessité de penser "un droit des pratiques" dans l’entre deux de la "tradition" incarné par la coutume (et marqué selon nous par une "logique pragmatique") et la modernité (marqué selon nous par une "logique rationaliste") que prétend assurer le droit/loi (par ex : HESSELIG, LE ROY : 1990).

 

LES PRATIQUES ET L’ÉMERGENCE DE NOUVELLES CULTURES COMMUNES

Il semble qu’à l’époque contemporaine si le facteur principal à prendre en compte dans la réflexion sur l’Etat en Afrique au niveau international est son besoin d’efficacité, au niveau national et local ce sont respectivement les besoins de légitimité et de sécurité qui apparaissent comme centraux (LE ROY 1997d : 153). Or si un regain de légitimité de l’Etat africain au niveau national et de sécurité aux niveaux locaux doit certainement passer par une réflexion sur l’"Etat de Droit", cette réflexion ne peut pas se limiter à la question de la soumission de l’appareil étatique et de son fonctionnement au Droit conçu comme normes générales et impersonnelles préexistantes aux conflits, mais doit prendre en compte les pratiques, représentations et aspirations des populations et ainsi s’ouvrir à leurs "droits vivants", "pratiques". Il s’agit donc d’effectuer dans nos approches théoriques une véritable "rupture épistémologique" pour repenser les politiques juridiques et l’"Etat de Droit" non plus à travers uniquement une approche institutionnelle reflétant "le Droit des manuels" (ALLIOT 1983b) mais en privilégiant une approche du droit à partir des pratiques et permettant de refléter les visions endogènes (HESSELING, LE ROY 1990 : 10, 11). Il nous semble que Babacar SALL (1996 : 174) illustre bien les enjeux de ce changement de perspective si nous l’étendons au champ juridique quand il écrit :

"Un autre fait marquant, c’est que le contexte politique et économique est tel que tous les mots dérivés de la modernité dominante tels que ‘développement’, ‘démocratie’, ‘Etat’, ne veulent plus rien dire socialement, parce que justement, ils n’ont pas réussi à améliorer le social dans sa relation problématique aux besoins fondamentaux. Ce qui compte, par conséquent, n’est pas la longue durée, le programme, le sens de l’histoire, mais le quotidien avec son impératif alimentaire et sanitaire. On est en présence d’un contexte de controverse et d’inversion où le social se dépolitise et où le politique se désocialise sans que la rupture ou la déperdition de l’un en l’autre ne ruine définitivement le global. Il y a là, manifestement, une rupture structurelle entre ces deux pôles dominants du sociétal qui fait que le social se pense, se dit et se fait sans le politique et vice-versa."

Outre des réflexions sur la pertinence de réfléchir aux politiques juridiques et à "l’Etat de Droit" en termes de "projets de société" et à laquelle nous nous intéresserons dans notre prochaine partie , cette situation souligne l’importance d’arriver à dépasser la rupture profonde existant entre "le politique" et "le social" et ajouterions nous entre les visions étatiques et "sociales" du droit. Il nous semble falloir plonger dans l’ "entre-deux" des droits de la pratique et dans son contexte de l’émergence de nouvelles cultures communes pour arriver à dégager des articulations possibles. Etienne LE ROY (1990 : 118-120), qu’il semble ici pertinent de citer in extenso, en s’intéressant à la redécouverte par le justiciable africain d’un voie négociée de règlement des conflits note :

"La montée en puissance d’une tierce voie négociée et arbitrale, mais reconnue officiellement en raison de l’engagement personnel de chefs d’Etats et des hommes politiques a également pour avantage de sortir les rapports aux institutions de dichotomies stériles, du type formel ou informel, officiel ou officieux, etc. N’étant ni traditionnelles ni modernes, ni légales ni illégales, ni spécifiquement populaires, ni particulièrement monopolisées par une corporation (...), souvent peu visibles et se prêtant à toutes les stratégies , des plus nobles aux plus occultes, ces arbitrages et ces médiations reflètent l’Afrique d’aujourd’hui. En transition entre des formes pré-coloniales et l’invention d’une société et d’un droit post-coloniaux, l’Afrique ne marie pas seulement les contrastes ou ne joue pas seulement les oppositions. En privilégiant la négociation et en orientant le justiciable vers la recherche d’un consensus qui ne se soucie pas de dire le droit mais de concilier les points de vue et les intérêts, les sociétés inventent un nouveau type de droit qui n’a pas besoin de s’exprimer dans la forme canonique du code juridique et d’être énoncé par une instance législative. (Ce ‘droit de la pratique’) s’inscrit dans un contexte sociétaire nouveau et fort intéressant : de nouvelles cultures communes. (...) La wolofisation du Sénégal paraît, parce que la plus anciennement analysée, exemplaire à plus d’un titre. (...) C’est bien une véritable culture qui émerge et que l’on dit commune non point parce qu’elle serait seulement populaire mais surtout parce qu’elle partage des traits communs avec les cultures antérieures. Enracinées dans les valeurs du terroir comme les cultures natives dont elle est issue, sensible à un islam tolérant et ouvert au monde, se voulant immédiatement efficace et soucieuse de performances, au moins politiques, comme dans les sociétés modernes, cette culture wolophone est à la fois une synthèse, et donc un métissage de cultures antérieures et la manifestation d’une postmodernité. Culture de l’action, de la débrouillardise (...), de la gestion tensionnelle des contradictions, la wolofisation (...) exprime les modalités de vie en société sans se soucier de sacrifier au culte de la modernité. (...) De moins en moins sensibles à nos fictions et à nos mythes juridiques, les sociétés africaines disent crûment que la justice d’Etat n’est qu’une arène de négociation parmi d’autres, souvent moins efficace que la gestion en face à face du conflit (...) A défaut de justiciable on a donc découvert l’émergence d’une nouvelle aspiration à la justice sociale et à la réconciliation de l’Afrique avec son histoire."

Dans une synthèse récente et en dépassant la notion de "transition juridique et institutionnelle" telle qu’elle est envisagée par exemple par la Banque mondiale et qui reflète une inspiration évolutionniste ne tenant pas compte de la contemporanéité africaine entre "tradition" et "modernité" , Etienne LE ROY (1997a : 135-137), note qu’à travers les droits de la pratique, qui peuvent prendre une tournure plus "pragmatique" ou plus "savante", émergent "des solutions juridiques et judiciaires qu’il s'agit maintenant d’organiser institutionnellement si l’Afrique veut s’inscrire dans l’exigence de l’Etat de droit." (137) .

Il nous reste donc maintenant à nous intéresser aux "projets de société" dans lesquels inscrire de telles institutionnalisations.

 

 

 

LES PROJETS DE SOCIÉTÉ

Dans la première approche à notre contribution il nous semblait que tous les développements précédents devaient aboutir à une conclusion sous forme de la perspective de "projets de société" pour les Africains du XXIème siècle. Cependant au fur et à mesure que nous réfléchissions, cette démarche nous semblait de plus en plus problématique car la notion de "projet de société" nous apparaissait graduellement comme fortement ancrée dans la vision moderne du monde et n’ayant pas forcément sa pertinence dans le contexte d’une réflexion sur la "contemporanéité africaine". Ou du moins, si elle peut en avoir une, il nous semblait nécessaire de préciser laquelle.

Sans vouloir faire un inventaire de l’utilisation du concept de "projet de société" au LAJP, il nous semble qu’il n’a pas jusqu’à récemment été utilisé de manière très rigoureuse et a été parfois plus ou moins assimilé à la vision du monde d’une société, à son attitude envers le droit. Peut-être est ce dû au fait qu’avant de caractériser les manières de penser le Droit par référence aux "visions" du monde où elles s’inscrivent (ALLIOT 1983a), Michel ALLIOT s’exprimait en termes de "projet" et que la transition d’un concept à l’autre n’a nulle part été, du moins à notre connaissance, clairement explicitée .

Etienne LE ROY dans son Jeu des lois s’est néanmoins attelé à la clarification de ce concept (1998a, 5 ss). Il y tire cinq enseignements quant à la notion de "projet de société" en tant que "possible projection dans un futur plus ou moins bien maîtrisé" : premièrement que "tout projet est inscription dans un ordre archétypique", deuxièmement qu’"un projet de société ne peut saisir que des potentiels, alors qu’une planification ne repose que sur des données quantifiées", troisièmement que "tout projet doit garder une part d’improvisation", quatrièmement que "le droit, par lui même, ne peut rien" et enfin que "tout change, même le Droit, même les juristes".

Dans son sens ainsi défini, comme projection vers le futur s’inscrivant dans un archétype et avec une grande place laissée à l’aléa et à l’improvisation qui permet de "rester en prise" avec la vie, la réflexion sur des projets de société apparaît comme nécessaire et souhaitable voir comme incontournable lorsqu’on veut réfléchir à l’élaboration et à la mise en oeuvre de politiques juridiques. En effet ce n’est qu’à partir de projets que des politiques peuvent être élaborées. Nous aimerions cependant noter que si une telle réflexion est nécessaire par la nature même des politiques juridiques qui sont toujours élaborées et menées à travers la perspective étatique, elle est néanmoins profondément enracinée dans l’archétype moderne dont la logique est fondée sur le principe de la réalisation d’un certain "ordre", voir de l’"Ordre" à travers la Raison. C’est avec l’archétype moderne qu’on a commencé à réfléchir à la vie en termes de "projet" et de "société". Robert VACHON (1997 : 16) note que la "notion de societas n’est apparue qu’avec la modernité, à la fin du Moyen Age. Elle est née avec l’Etat-Nation, du dépérissement de la vie communautaire et de la réduction de l’être humain à un être rationnel, qui ne croit qu’il vit que lorsqu’il pense." Et Zygmunt BAUMAN (1996 : 163) précise que "nous pouvons concevoir la modernité comme le temps où l’ordre - du monde, de l’habitat humain, du ‘soi’ humain, et de la connexion entre tous les trois - est une affaire de pensée, de préoccupation, de pratique consciente d’elle même."

Ainsi s’il nous semble qu’au niveau étatique et en vue de dégager et de mettre en pratique des politiques juridiques il faille se poser la question du projet de société, il nous semble que nous devons faire attention de ne pas nous faire piéger par cette notion. L’analyse exclusive dans ses termes ne paraît pas pertinente lorsque nous réfléchissons à l’émergence de nouvelles formes de "vivre ensemble" dans l’horizon d’une ouverture aux pratiques et en nous inscrivant dans le paradigme de la "contemporanéité" - surtout si nous gardons à l’esprit que c’est l’archétype de différenciation, fondamentalement plural, qui caractérise les pensées juridiques africaines endogènes !

En outre si le "projet de société" et l’importance qu’on lui accorde semble plus particulièrement lié à l’archétype moderne et à sa logique rationaliste nous avons noté au long de cet article qu’en Afrique se côtoyaient plusieurs archétypes, plusieurs logiques. Nous avons aussi souligné l’importance des pratiques et de leur évolution dans l’émergence de nouvelles cultures communes.

Il nous semble que nous ne pouvons pas légitimement réduire ce pluralisme à une quelconque unité à travers sa synthèse en "projet de société" - ce qui ne ferait que réintroduire de façon discrète la réduction à l’unité dans notre raisonnement et valoriserait par là l’archétype du modèle unitariste importé sur le modèle plural endogène. Peut-être l’Afrique voit-elle émerger des modèles sociétaux qu’il reste à comprendre et qui se situent entre différents pôles dont les "projets de sociétés" n’en forment qu’un et peut-être pas le plus important ? Et peut-être pouvons nous tirer des enseignements de cette situation pour notre "situation globale" ? Peut-être, en suivant Raimon PANIKKAR (1982 : 6, 7, 13, 14),

"(...) le moment est-il venu de commencer à déceler une post-histoire et que la période ‘historique’ (...) touche à sa fin. Avoir l’esprit suffisamment détaché et l’intellect suffisement libre pour pouvoir comprendre cette vision d’ensemble, me paraît important, si l’on veut commencer à poser quelques points de repère en vue de ... je n’ose pas dire un ordre nouveau, ni une alternative, car ... Il n’y a pas une alternative (...) Il n’y a pas de paradigme et donc pas de conseils précis à donner à priori. Je n’ai donc rien à vous proposer, excepté peut-être de penser à la possibilité de créer un espace où la créativité puisse se développer, un espace où les solutions même partielles, relatives, petites et imparfaites, soient possibles. Cette tâche de créer un espace où des petites choses puissent croître d’elles-mêmes (et ce n’est pas un laisser-faire), s’accomplit à tout les échelons de la vie humaine. Il y a place ici pour tout le monde."

 

 

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