GOUVERNANCE ET
SOCIT CIVILE
Andre Lajoie
(paru dans Gouvernance et socit civile, dans D. M. Hayne (dir.
ed.), La Gouvernance au 21e sicle, Actes d'un colloque tenu en novembre 1999
sous les auspices de la Socit royale du Canada,
London,
University of Toronto Press, 1999, p. 143-159)
Les concepts de gouvernance et de socit civile sont tous deux polysmiques le second davantage que le premier et
galement idologiques, le second maintenant plus souvent marqu droite: c'est la premire piste de rflexion
que je voudrais poursuivre avec vous aujourd'hui (I). Par ailleurs, au moins deux types d'intersection entre
gouvernance et socit civile sont actuellement prsents au Canada. Une premire intersection, majeure, se situe en terrain no-libral, o elle tente d'vacuer
l'tat au profit de mcanismes de domination favorables aux intervenants
auxquels profite le rapport de force
lire: le march. La
seconde, moins envahissante,
ancre dans un autre type de pluralisme, extra-tatique, vise au contraire
vacuer la domination qu'exerce l'tat de droit sur les populations
colonises. Il s'agira en second
lieu de tenter d'analyser les raisons et les consquences de ces intersections
(II).
Ce colloque est peine amorc et dj la
polysmie du concept de gouvernance est si manifeste qu' la fois elle me
dispense d'en faire la dmonstration et rend invitable pour chacun de nous le
choix d'un sens pour ce vocable, ne serait-il qu'heuristique. Mais malgr l'envie pressante de me
situer tout de suite l'gard de ce concept qui nous runit tous ici, il me semble prfrable de commencer
par examiner celui de socit civile,
plus ancien de beaucoup et dont l'histoire inacheve explique peut-tre
en partie l'mergence plus rcente de celui de gouvernance.
Dans une premire conception, la socit
civile le terme serait d'abord
apparu[1] chez les jus naturalistes classiques: Locke, Rousseau,
Hobbes rfre une socit
civilise caractrise, contrairement l'tat de nature, par la prdominance
de relations sociales rgies par le droit naturel. partir d'Hegel [2], la socit civile commence se
dfinir plus nettement comme privative du politique et consquemment de
l'tat. Ds cette poque, deux
courants se dessinent.
Le premier prend, droite, le relai des
naturalistes et voit la socit civile comme naturellement oriente par les
rgles qui mergent de la sphre conomique telle que conue par Hume, et plus
tard Ricardo et Smith, et que le capitalisme naissant dsignera comme l'abri
de l'action tatique, limite ce qui est strictement politique. Le march libral, tel qu'il va se
cristalliser au XIXe sicle, apparat donc comme un lieu
auto-rgul, distinct et indpendant des institutions politiques qui ont hrit
et pris le relais de l'imperium fodal.
Thoris, ce march, cette main invisiable, vus comme la rsultante
involontaire et incontrlable des intrts particuliers et comme la structure
de base naturelle et inaltrable du fonctionnement social, se traduiront dans
cette premire version du concept de socit civile. En droit, c'est sans doute
Hayeck qui assume le plus ouvertement cet hritage, en le reliant au surplus
la distinction public/priv[3].
Dans ce contexte l'expression ne connote
donc pas seulement le terrain social rsiduaire de celui qu'occupe de fait
l'tat, mais une opposition beaucoup plus fondamentale et normative qui fonde
son caractre idologique: la
socit civile serait, de par la nature mme des choses, le territoire clos que
ne doit pas franchir l'tat. Dans
cette polarisation classique, c'est la socit civile qui a la primaut sur
l'tat qui lui est asservi[4]. C'est Lochak
l'exprime parfaitement[5] la matrialisation exceptionnellement russie des intrts
dominants de l'poque.
On aborde ainsi le second courant,
marxiste, qui utilise la mme opposition socit civile/socit politique-tat
mais, on l'imagine, d'autres fins.
Il s'agit non plus cette fois de librer la socit civile et le droit
naturel qui la rgit de l'tat rpressif mais, pour Hegel [6], de confier l'tat la
rpression des abus du capitalisme, en attendant pour Marx et Engels[7] son remplacement par la dictature du proltariat. partir de l, et au del des nuances
internes au marxisme quant savoir si la socit civile appartient la
structure ou la super-structure, ce qu'il faut retenir, c'est que pour Marx
et Engels[8] comme pour Gramsci[9], la socit civile rfre un
tat social pr-tatique de dveloppement des relations conomiques antrieur
l'tape proprement politique o s'installe l'tat. C'est d'ailleurs un sens voisin que la gauche italienne
rcuprera le concept de socit civile dans les annes /80, o il sert de
repoussoir une socit domine par les partis politiques[10]. Et si l'effet final programm c'est pour le courant marxiste comme pour la
droite librale le retrait de
l'tat, ni l'objectif, ni l'orientation idologique ne sont videmment les
mmes.
Par la suite, on le sait, en dpit des
checs du marxisme et malgr l'efficacit indniable de l'idologie librale,
sinon la faveur mme de ses contradictions internes qui postulent la ncessit de l'tat comme garant et
promoteur des conditions optimales de fonctionnement du march en mme temps
qu'elles restreignent la lgitimit de ses interventions dans le secteur
priv la sphre d'intervention de
l'tat s'est accrue jusqu'aux limites de l'tat-providence. Pour emprunter le langage de
l'idologie librale, l'tat a ainsi envahi la socit civile. Il devenait difficile de conserver,
dans ces circonstances, ce sens hglien, partag par les libraux et les
marxistes, de l'expression socit civile prcisment dfinie comme
spcifiquement tanche l'tat.
On aura compris que dans les annes /70,
et mme dans la phase no-librale actuelle o l'tat-providence s'estompe, une
conception aussi tranche de socit civile que celle que je viens de dcrire
parat mythique. Quelque soit le
retrait actuel de l'tat, il n'est plus possible de voir la frontire socit
civile/tat comme infranchissable puisque, de fait, elle a t franchie: il n'est pas ncessaire d'avoir habit
un pays rput totalitaire pour le constater. En consquence, l'expression socit civile en est venue
dsigner non pas l'espace qui doit naturellement, en vertu d'une dfinition
essentialiste ou prescriptive, rester l'abri de l'tat, mais celui qui, de
fait, tel que dcrit
phnomnologiquement, n'a jamais t ou: n'est pas, au moment choisi par l'observateur rgi par l'tat.
La porte exacte de l'expression,
l'extension mme de la socit civile, n'est pas facile cerner dans ces
circonstances: car contrairement ce qui fut peut-tre le cas au XIXe sicle ou
sous l'empire Romain, ni la sphre domestique, ni la famille, ni mme
l'intimit personnelle n'chappent maintenant l'emprise des rgles de
l'tat. Cette prsence de l'tat
(ou cette action, cette intervention, cet envahissement, suivant les contextes
idologiques que trahissent ces variantes langagires) a t abondamment
documente et dcrite par les commentateurs de l'tat-providence et suffirait
accrditer la vision contemporaine et plus raliste des rapports socit
civile/tat, plus proche de la compntration et de la confusion que d'une
opposition polarise. Mais il
revient notamment Habermas[11] et Jalbert[12] d'avoir montr que ce mouvement
n'tait pas unidirectionnel, et d'avoir soulign l'effet de symbiose et
d'interconnection ainsi dclench sur la frontire socit civile/tat: la pntration des intrts privs dans
les mcanismes rgulateurs de l'tat, par le biais de la consultation, du lobbying,
de l'exportation
des modes de gestion prive et des concepts participationnistes dans
l'administration tatique, va donc instaurer un mouvement parallle de retour
de la socit civile vers l'tat, accentuant ainsi la porosit d'une
frontire dj crible par les excursions de l'tat dans ce qui aurait t,
dans un pass mythique, le territoire exclusif de la socit civile.
Tant et si bien que c'est la gauche
communautariste qui va, partir des annes rcentes, rinvestir le concept de
socit civile par le biais du pluralisme, notamment juridique. Elle partage avec les libraux le
principe de la primaut de la socit civile sur l'tat, dfini par ses organes
centraux. Mais elle s'en distingue
deux gards. Dabord, elle voit
le pouvoir comme pluriel et dcentralis dans la socit et le droit comme
produit aussi par d'autres sources que l'tat[13]. Au droit public et priv manant de l'tat libral, on
substitue le droit tatique et non tatique, de chaque ct d'une frontire
pour le moins analogue celle qui spare la socit civile hglienne de
l'tat. Ensuite, tous les tenants de ce courant n'adhrent pas, du moins
explicitement, au concept de socit civile, mme si l'existence de normes
non-tatiques postule ncessairement, en contrepartie, celle d'un espace social
l'abri de l'tat, d'o elles puissent merger. Mais, qu'ils rfrent expressment ou non la socit
civile, les participationnistes de la deuxime gauche comme les tenants du
pluralisme juridique ne la confondent pas avec le march, dont les intrts ne
se traduisent videmment pas pour eux en rgles naturelles et ncessaires. Leur oasis est celui des solidarits
sociales.
Au terme de ces analyses, le concept
contemporain de socit civile apparat donc comme un instrument polysmique
destin revendiquer et promouvoir un espace social idalis la manire d'un
moi idal collectif,
si l'on autorise cette transposition[14], un espace libr de la prsence
de l'tat pour permettre, selon les lieux idologiques d'o on l'interpelle, la
rsurgence d'un march no-libral ou, au contraire, l'mergence d'institutions
issues de modes participationnistes de rgulation sociale.
Comme le concept de socit civile auquel
il est d'ailleurs souvent reli, le terme gouvernance fait partie de la
langue de bois des sciences sociales contemporaines dont il est l'un des buzzwords
les plus frquents. Utilis des fins idologiques
disparates, voire opposes, depuis son apparition au milieu des annes
soixante-dix de ce sicle, beaucoup plus rcente que celle de socit civile,
il revt lui aussi une multitude de sens diffrents selon les contextes et les
finalits. Dans un document indit prpar en 1998 pour la Commission du droit
du Canada, Tim Plumptre de l'Institut sur la gouvernance le campe sans doute
dans sa conception la plus large: la gouvernance concerne tout ce qui a trait
aux institutions, aux processus et aux traditions qui interviennent dans les
dbats d'intrt public[15], o il inclut le gouvernement,
le secteur public (qu'il nomme quasi-gouvernement), la socit civile, le
secteur priv, les citoyens, les traditions, l'histoire, la langue, la culture,
les mdia. Ce concept pour le
moins englobant et dont tous les lments constitutifs ne sont pas toujours
clairement mutuellement exclusifs ni du mme ordre logique, lui sert ainsi
d'instrument pour reformuler, autour des citoyens dont la participation active
au processus est au coeur de sa dmarche, une dmocratie o la distinction
entre pouvoir et influence est volontairement estompe.
Il note cependant que ses recherches
documentaires dans diffrentes banques de donnes lui ont permis de dgager, de
la masse de prs de 1,000 titres relatifs la gouvernance repre depuis
l'apparition de ce terme en 1974, quatre principaux sens: corporate governance, connotant les entreprises
prives (environ 60% des titres[16]); educational governance, relative aux commissions scolaires et la gestion des universits (10% [17]); local governance, dans le domaine municipal[18] et, enfin, self-governance, dans le cadre de la
dcolonisation[19], ces deux dernires acceptions
totalisant environ 10% des occurences. Aprs ce colloque, il faudra sans doute y ajouter la
gouvernance de la science, de la sant et de l'arme... sans parler de celle du fdralisme,
idologie canadienne oblige!
Pourtant, la prpondrance des usages du
terme lis aux entreprises prives indique bien son origine idologique
premire, visant attnuer le rle de l'tat en soulignant son retrait dj
amorc dans la foule de la mondialisation du march. En dplaant le forum dcisionnel public vers les organes
non lus administration et tribunaux
et en multipliant les centres de dcision politiques l'extrieur de
l'tat ainsi dcentr, il s'agit de construire de nouvelles architectures de
pouvoir prsumment plus souples, plus proche des citoyens, mieux adaptes,
notamment, la mondialisation.
Tant que l'on reste dans la premire
hypothse: glissement du pouvoir
lgislatif vers l'administration et surtout les tribunaux, le contrle
dmocratique continue d'oprer[20]. Mais la chose est moins claire quand il s'agit de dplacer
les dcisions affectant l'ensemble de la collectivit vers des ples dcisionnels privs ou moins
reprsentatifs, sur lesquels seuls les groupes intresss ont prise. On fait comme si on changeait par l le
caractre intrinsquement public de ces dcisions, alors qu'on en occulte
simplement la dimension politique, ds lors soustraite au contrle
dmocratique.
Comment expliquer cette volution des
structures politiques et ce concept nouveau pour l'accompagner? On voque confondant par l la cause avec l'effet la crise de l'tat,
-nation ou -providence.
Ou la mondialisation, comme si le commerce international et la
dlocalisation des emplois n'avaient pas prospr l'intrieur du rseau des
tats. Se rapprochant du but, on
rfre au changement des mentalits, (idologies?) dont tmoignent les nouveaux
rcits[21] articuls autour de cinq
lments-cls: l'individu, le
march, l'"quit", l'entreprise et le capital[22].
Mais il semble bien que Ptrella mette le
doigt sur les facteurs les plus lourds de cette conjoncture qui entraine la
fois la rcusation de l'tat, providence ou nation et les changements de mentalit qui l'ont permise. Dans cet article[23] dont je vous recommande la
lecture entire, il en numre trois, dont le premier (nouvelles rvolutions
scientifiques et technologiques) est connu, mais les deux autres valent
mention:
[...] incitent participer la conception d'une nouvelle
narration de la socit et du monde: [...] la baisse du taux de profit du
capital dans le cadre d'une conomie occidentale en perte de vitesse face la monte de nouveaux
concurrents extrieurs; la crise
de plus en plus vidente des pays dits "socialistes"[24] en tant que possible modle de
rechange crdible. (J'ai
soulign).
On comprend mieux maintenant en quoi le
concept de gouvernance
vient complter celui de socit civile, dont les carences rendaient l'apparition ncessaire. Car en postulant l'existence d'une
socit civile distincte de l'tat et mme en la posant comme tanche son
gard, on n'arrivera toujours, au mieux, qu' prserver un espace auto-rgul,
l'abri des interventions tatiques.
Pour que les dcideurs privs retrouvent leurs profits en rgissant
aussi d'autres domaines identifis depuis
longtemps au secteur public, il fallait fagociter activement l'tat de
l'intrieur, supprimer son rle social de providence et de
redistribution. Pour cela un autre
instrument idologique tait ncessaire qui, abolissant la frontire
public/priv, disloque l'tat lui-mme et l'engouffre dans la socit civile
o, dpossd de la puissance publique dsormais pulvrise travers le
secteur priv, il ne serait plus que gouvernance. Mais le retour du refoul surtout du politique refoul toujours invitable, n'est
jamais trs loin: renvoyer ainsi
la socit civile les dcisions de gouvernance dont on croyait par l
occulter le caractre public, on n'a russi qu' repolitiser la socit civile,
en retournant ds lors la case dpart du jus naturalisme...
Ainsi les concepts, une fois lancs,
semblent-ils avoir une vie autonome, et la droite, comme l'indique bien les
usages multiples qu'a relev Plumptre du terme de gouvernance, n'a pas conserv
le monopole de celui qu'elle avait fabriqu pour chasser l'tat-providence de
son demaine priv et surtout l'envahir son tour. dmanteler et, surtout, dlgitimer ainsi
l'tat-providence qui l'encombrait dans sa chasse aux profits, elle a donn des
ides d'autres, qui se sont empresss de s'attaquer l'tat-nation: des
groupes brims par sa majorit (ou sa minorit dominante) comme les femmes, les
gais et lesbiennes, mais aussi, au Canada, les Autochtones, sans oublier les
Qubcois.
Si la raction des trois premiers
groupes que l'on peut qualifier
de minorits sociales au sens o elles ne cherchent pas sortir de l'tat,
mais y obtenir un traitement galitaire la porte de certaines formes de
gouvernance classique n'avait pas
de quoi inquiter outre mesure les tenants libraux de la gouvernance, il n'en
va pas ncessairement de mme des deux derniers, qui constituent par contraste
des minorits politiques, pour lesquels le territoire et le pouvoir politique
eux-mmes sont des enjeux qui appellent la self-governance.
Dans ce contexte de dcolonisation
inacheve, le concept de gouvernance perd son caractre inoffensif, mme pour
ceux qui l'ont construit au dpart:
les apprentis sorciers sont par dfinition inconscients... comme nous allons le voir en examinant
les deux intersections les plus visibles au Canada entre gouvernance et socit
civile.
C'est ce mme lien dcel entre les concepts de socit
civile et de gouvernance et expliquant, comme par
autopose, leur apparition successive
qui claire galement les rapports entre les deux intersections pourtant
dissemblables observes entre ces deux concepts. La premire, repre au Canada mais sans doute prsente
mondialement l'chelle des dmocraties librales, superpose, en terrain
no-libral, le concept de gouvernance
aux deux acceptions successives de l'expression socit civile qu'a proposes la droite. La seconde, plus spcifiquement
canadienne, se retrouve sans doute analogiquement dans d'autres pays
no-coloniaux. Elle prend appui ici, partir d'une socit qui n'est civile
que suite au refus de la majorit de la reconnaitre comme politique, sur le concept mancipateur de self-governance.
C'est surtout pour discuter de la
premire de ces deux intersections, coextensive au champ politique tout entier,
que nous avons t convis ici, celle qui runit, en terrain no-libral, la
gouvernance (nationale, continentale, internationale) et une socit civile nagure
rsiduelle mais aujourd'hui en train d'investir l'tat travers la frontire
poreuse qui ne l'en spare plus.
Pour s'en convaincre, il suffit de consulter le programme, o il n'est
question que de gouvernance prive, fdrale et internationale, applique des
domaines concrets comme la sant, la science ou l'arme.
Si l'on en doutait encore, il faudrait se rapporter aux
propos rcents de Gilles Paquet au
Devoir. M. Paquet qui c'est tout son honneur m'a nanmoins invite ici en
connaissance de cause puisqu'il m'a dit l'avoir fait la suite de la lecture
de mon article de /91 sur le sujet, confiait au journal que la Rvolution
tranquille (lire: la version
qubcoise de l'tat-providence) aurait rduit le capital social du Qubec,
form de la riche trame d'institutions traditionnelles (famille, religion,
communaut), qu'il faudrait maintenant tenter de reconstruire en enray[ant]
autant que possible l'action corrosive sur la socit civile de l'tat
centralisateur et homognisateur... Rien de moins!
En pleine nostalgie de la version
hglienne d'une socit civile distincte de l'tat, et qui doit y rester
tanche, on s'oriente nanmoins vers la pntration de l'tat par les citoyens
producteurs de gouvernance, dont il faut sans doute comprendre qu'ils y
importeront, force de politesse et de civilit
je cite
le journaliste qui cite Gilles Paquet
la consultation, le lobbying, la sous-traitance, la dreglementation et
d'autres modes de gestion prive: ai-je entendu dficit zro? Non content de cette hmorragie interne
o il a abandonn le systme public de sant qui constituait nagure sa
principale distinction identitaire l'gard des tats-Unis, l'tat canadien se
videra aussi latralement travers l'ALENA qui a supprim pratiquement sa
frontire sud, et par le haut o il exporte, dfaut d'autre ressources, sa constitution, qui devient
progressivement supra-nationale[25].
C'est bien l'tat providence, avec ses
effets redistributeurs nfastes aux profits corporatifs, qu'il s'agisait
d'abattre en privatisant tout ce qui bouge. Les services de sant et la Socit Radio-Canada par le retrait des investissements
publics, la recherche non
mdicale par l'imposition des partenariats financiers, le transport routier par la dreglementation, le transport ferroviaire et arien par la privatisation et bientt
l'exportation pure et simple aux USA en ont t les premires victimes.
Quelles seront les prochaines? Les
prisons, o le processus est dja amorc? L'enseignement suprieur? Comme je l'ai dj crit au dbut des
annes /80 quand le lgislateur qubcois a chang la dsignation des
bnficiaires de services de sant (antrieurement: patients, autrefois:
malades) pour citoyen en alternance avec contribuable: pleurera bien qui pleurera le
dernier!
Mais la droite a fait d'une pierre deux
coups, dont pourtant seul le premier tait intentionnel: parodiant la chanson,
elle visa le noir, tua [aussi] le blanc... En abattant l'tat-providence, les no-libraux qui ont
suscit cette premire intersection de leur socit civile avec la
gouvernance ont
atteint ce qui tient lieu d'at-nation au Canada, bref, l'tat tout court. Tour tour, la privatisation a dtruit
les lments constitutifs de l'identit canadienne: chemins de fer, Radio-Canada, systme de sant, frontires,
et cela dans un contexte de fragilit particulire . Car pendant que les autres tats modernes, chargs de
l'unit de l[eur] socit et investis de son identit[26], construisaient l'hgmonie
culturelle et matrielle qui allait servir de base leur tat-nation, le
Canada, pig par son adoption de l'idolgie multiculturaliste en raction au
rapport de la Commission Laurendeau-Dunton[27], allait devenir, sans
transition, l'tat post-moderne par excellence[28], dsormais priv de sa
lgitimit traditionnelle et bien en peine de s'en dcouvrir une autre...
Ce faisant, les no-libraux n'ont sans
doute pas peru clairement qu'en affaiblissant un tat dsormais priv de sa
lgitimit et, par l, de ses dernires chances de devenir un vritable tat,
investi de l'identit construite pour la socit dont il est issu, ils le
privaient en consquence de son effectivit dans des champs o ils auraient
pourtant souhait que sa majorit continue de dominer[29], ouvrant ainsi la porte la
gauche anti-colonialiste, qui allait introduire la seconde intersection
observe au Canada entre socit civile et gouvernance.
C'est galement la double polysmie
idologique qui traverse pareillement
socit civile et gouvernance, sur laquelle je me suis attarde, qui
permet la survenance de cette seconde intersection nettement moins envahissante pour n'tre pas moins
importante entre ces deux concepts
dans une partie du mme champ social.
Il s'agit en effet d'une autre socit
civile: non plus l'agrgat individualiste des corporations et des intrts
privs, mais le champ communautariste des solidarits sociales, o les
identits collectives se dveloppent autour d'lments sociaux, culturels et
mme ethniques: c'est de cette socit, mal nomme civile, que se rclame
l'autochtonie, cette entit foncirement politique qui refuse de se dissoudre
dans les formes colonisantes que le droit canadien tente de lui imposer par
communauts interposes.
Et d'une autre gouvernance. En effet, mme si le concept impliqu
dans cette seconde intersection comprend tous les lments qu'y inclut Plumptre
(institutions, processus et traditions qui interviennent dans les dbats
d'intrt public: gouvernement, secteur public, secteur priv, citoyens, histoire,
langue, culture, mdia), il les range dans un autre ordre et en reformule
quelques uns pour dboucher sur une intgration diffrente du tout.
Ainsi, il est certain que, pour les
Autochtones, la tradition, la culture, l'histoire, la langue sont des sources
de normativit aussi importantes que les institutions gouvernementales et
para-publiques. Mais, dans le
contexte du mouvement contemporain de self-government autochtone, cette intersection
rfre au concept de self-governance, li davantage la dcolonisation que
de la version de Plumptre, dont il diffre d'autres gards.
En effet, ce ne sont pas tant les
citoyens individuels qui le polarisent que les groupes/institutions,
traditionnels et mergents: l'accent est donc mis galement sur l'organisation
du pouvoir normatif et politique (y compris les institutions non-tatiques) et
sur l'influence et les mdias; sur le dveloppement social et politique autant
qu'conomique, sans pour autant instituer les corporations prives en pouvoir
public.
On peut ainsi tenter d'organiser,
travers la self-governance,
d'autres architectures de pouvoir qui soient mieux suceptibles d'agencer les
rapports entre les Autochtones et les autres Canadiens. Ces agencements se sont d'ailleurs dj
amors spontanment dans le cadre intra-tatique aussi bien qu'extra-tatique.
Au plan interne de l'tat canadien, on
note en effet dj un glissement qui se stabilise au point de sembler
permanent entre le pouvoir
lgislatif/xcutif d'une part et la Cour suprme de l'autre. Parce que notre constitution est rigide
et que le conservatisme des mentalits locales qui pse plus lourdement sur les lus que sur le
judiciaire n'encourage pas non
plus prciser les droits ancestraux et issus de traits constitutionnaliss en
1982, les Autochtones s'adressent de plus en plus souvent aux tribunaux non pas
pour rgler dfinitivement les conflits qui les opposent au pouvoir blanc en
cette matire, mais pour amener ce dernier ngocier les solutions qui
tardent. Les arrts Delgamuukw[30] et Marshall[31] en sont les exemples les plus
rcents. Cet agencement de pouvoir
est nouveau non seulement parce qu'il opre un glissement du politique vers le
judiciaire, mais parce qu'il s'agit moins d'un pouvoir dcisionnel que d'une
influence des tribunaux sur le processus de ngociations.
Plus caractristiques encore de la
gouvernance sont les moyens employs par les Autochtones pour arriver ce
rsultat: non seulement l'introduction de pourvois judiciaires, mais
l'utilisation de stratgies internationales de persuasion qui passent aussi
bien par la narrativit devant l'ONU[32] que par les mdia trangers et
les manifestations des moments bien choisis[33]. Ce type de solution demeure dmocratique non seulement parce
que formellement c'est la constitution qui investit la Cour du contrle de la
constitutionnalit des lois, mais parce que les tribunaux sont surdtermins
par les mmes valeurs que le lgislateur et ne peuvent pas plus que lui en
intgrer au droit qui seraient inacceptables la majorit[34].
Les architectures de la self-governance extra-tatique que constituent
les ordres juridiques traditionnels co-existant avec les Conseils de bande dans
les communauts autochtones ont avec la lgitimit des rapports moins simples,
analyss ailleurs[35]. Il suffira de rappeler ici que, selon nos observations,
l'effectivit des normes qu'ils mettent dpendrait de trois conditions qui ne
sont pas souvent runies, et ne risquent surtout pas de l'tre quand le territoire
sera vraiment en jeu: les ressources financires, la lgitimit interne et la
crdibilit externe.
On mesure ds lors les limites
intrinsques l'intersection, en contexte canadien, entre self-governance et socit civile communautarienne: ces nouvelles architectures de pouvoir,
utiles pour amnager les relations intra-tatiques entre des groupes sociaux
qui s'inscrivent volontairement dans ce cadre, deviennent impuissantes ds que
les enjeux se dplacent vers l'exclusivit du pouvoir politique et du contrle
du territoire.
Or quand on s'aventure sur le terrain de
cette intersection, chez les Autochtones comme chez les Qubcois, on ne sait
jamais quel moment cette frontire sera franchie. Non plus d'ailleurs que
l'on peut dterminer quand sera franchie celle qui retient les populations,
coinces par le chmage rsultant de la premire intersection entre la corporate
governance et la
socit civile no-librale, de mettre fin ce rgime comme elles l'ont fait
dans les annes /30. Il n'y a pas de panace, et les solutions formelles ne peuvent
pas remplacer les solutions de fond.
[1] Selon Norberto BOBBIO, Gramsci and the concept of Civil Society, (traduction: C. Morterra), dans John KEANE, dir., Civil Society and the State, London (N.Y.), Verso, 1988, pp. 78-99, auquel j'emprunte en partie ce dveloppement sur Hegel. Grard BERGERON, Petit trait de l'tat, Paris, P.U.F., 1990, p. 93, retrace cependant l'expression, dans le sens plus restreint o elle vise tablir une distinction avec la socit religieuse, chez Marsile de Padoue qui publia Defensor Pacis en 1324. Sur l'volution du concept, voir galement Danile LOCHAK, La socit civile du concept au gadget, dans Jacques CHEVALIER,dir., La socit civile, P.U.F. 1968, p.44-75 et mon texte antrieur sur le mme sujet, dont je reprends ici certains passages en les dveloppant: Andre LAJOIE Contributions une thorie de l'mergence du droit., I- Le droit, les droits, l'tat, la socit civile, le public, le priv: de quelques dfinitions interrelies, (1991) 25 R.J.T. 103-143.
[2] Voir BOBBIO, id., p. 79.
[3] Fdeidrich August von HAYECK, Droit, lgislation et libert: une nouvelle formulation de principes libraux de justice et d'conomie politique, Paris, P.U.F., 1980, pp. 104-105.
[4] Bien que pour Hegel, semble-t-il, l'inverse demeure souhaitable, dans l'intrt mme du libralisme. Id., p. 53.
[5] Id. p. 52.
[6] Voir BOBBIO, prcit note 1, p. 79.
[7] Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Hegel's Philosophy of Right, trad. Knox, Oxford, 1965, comment par BOBBIO, prcit note 1.
[8] Fredrick ENGELS, Ludwig Fuerbach and the end of classical German philosophy dans Marx and Engels, Selected Works, vol. 1, Moscou 1973, pp. 38, 76.
[9] Antonio GRAMSCI, Prison Notebooks, dir. et traduction: Q. HOARE et G.N. SMITH, Londres, 1971.
[10] Corrado STAJANO, Losing sight of Civil Society, Herald Tribune/Italy Daily, 15 septembre 1999, p. 2.
[11] Jrgen HABERMAS, L'espace public: archologie de la publicit comme dimension constitutive de la socit bourgeoise, Paris, Payot, 1978.
[12] Lisette JALBERT, ҃tat-providence et dynamique des droits : un mode de rgulation circonscrit, communication au Colloque ҃tat-providence et socit civile, Ottawa, 27 fvrier 1989.
[13] Roderick A. MACDONALD, Pour la reconnaissance d'une normativit juridique implicite et infrentielle, Sociologie et socits, vol. XVIII, n 1, p. 47-58; Robert Alan DAHL, Polyarchy, Participation and Opposition, New Heaven, Yale University Press, 1971; Jacques VANDERLINDEN, Le pluralisme juridique, essai de synthse dans John GILISSEN, directeur d'dition, Le pluralisme juridique, Institut de sociologie, ditions de l'Universit de Bruxelles, Bruxelles, 1972, pp.19-56; Jacques VANDERLINDEN, Vers une nouvelle conception du pluralisme juridique, Revue de la recherche juridique Droit Prospectif, 1993-2, 573; Sally Falk MOORE, Law and Social Change, The Semi-Autonomous Social Field as an Appropriate Subject of Study, (1973) 7 Law and Society Review 719-746; Jean-Guy BELLEY, L'tat et la rgulation juridique des socits globales: pour une problmatique du pluralisme juridique, (1986) Sociologie et socits, vol. XVIII, no 1, 11-32.
[14] Chez Freud, le moi idal, individuel il va sans dire, se dfinit comme l'instance imaginaire reprsentative de la premire bauche du moi investie libidineusement... Dictionnaire de psychanalyse, Roland CHEMAMA, dir. , Larousse, Paris, 1993.
[15] Tim PLUMPTRE, Vers un plan de recherche sur la gouvernance, document indit prpar pour la Commission du droit du Canada, Ottawa, 1998.
[16] Notamment: Wane M. MARR,Special Issue: Aspects of corporate governance, (1994) 15 Managerial and Decision Economics 279; Dan R. DALTON, Focus on corporate governance, (1989) 32 Business Horizons 2; CANADIAN BUSINESS REVIEW EDITORIAL BOARD, Special report: Trends in cooporate governance, (1995) 22 Canadian Business Review 16.
[17] Notamment: Nolan J. ARGYLE, The impact of collective bargaining on public-school governance, (1980) 28 Public Policy 117; Edward MORGAN, Technocratic v. democratic options for educational policy [Lay versus professional control of educational decision-making, and localism versus centralization in educational governance], (1984) 3 Policy Studies Review 263.
[18] Notamment: Henry TERINE, Local governance around the world, (1995) 540 Annals of the American Academy of Political and Social Sciences 11; Katherine A. GRAHAM, et Susan D. PHILLIPS, Urban governance in Canada: representation, ressources and restructuring, Toronto, Harcourt Brace Canada, 1998.
[19] Notamment: tienne LEROY, Le jeu des lois, Paris, L.G.D.J., Coll. Droit et socit, 1999; Audrey D. DOERR, Building new orders of government: the future of aboriginal self-government, (1997) 40 Can. Pub. Adm. 274; James S. WUNSCH et Dele OLOWU, The failure of the centralised state: institutions and self-governance in Africa, Boulder, Westview Press, 1995; Lyman H. LEGTERS et Fremont J. LYDEN, American Indian policy: self-governance and economic development, Westport, Greenwood Press, 1994.
[20] Andre LAJOIE, Jugements de valeurs, le discours judiciaire et le droit, Paris, coll. Les Voies du Droit, Presses universitaires de France, 1997.
[21] Sur les thories de la narrativit, voir: Ioannis PAPADOPOULOS, Guerre et paix en droit et litttature, 1999 (42) R.I.E.J. 181-196.
[22] Ricardo PETRELLA, La dpossession de l'tat, Monde diplomatique, aot /99, p. 3.
[23] Id.
[24] Il aurait pu ajouter: et dont la rintgration au capitalisme exigeait ce cadre conceptuel...
[25] Stephen CLARKSON, The meaning of Continentalism and Globalism for the Nation State: NAFTA and the WTO as Canadas External Constitution, paratre en 2000 dans les Actes du Colloque de lAssociation italienne dՎtudes canadiennes: Le Canada et les cultures de la mondialisation, Bologne, septembre 1999.
[26] Gilles GAGN, Les transformations du droit dans la problmatique de la transition la post-modernit, (1992) 33 C. de D., 701.
[27] Kenneth McROBERTS, Misconceiving Canada : The Struggle for National Unity, Toronto, Oxford University Press, 1997.
[28] Peter J. KAZENSTEIN, (dir.), The culture of National Security: Norms and Identity in World Politics, New York, Columbia UP, 518, no. 48, 1996.
[29] Le cas du Canada nest pas isol cet gard: lUnion europenne semble avoir un effet analogue dans les tats-nations europens. Marlise SIMONS, In Europe, a Lingual Hodgepodge, New York Times International, 17 octobre 1999, p. 4.
[30] Delgamuukw c. C.B., [1997] 3 R.C.S. 1010.
[31] R. c. Marshall, C.S.C. Ottawa, no. 26014, 17 septembre 1999.
[32] Isabelle DUPLESSIS, Quand les histoires se font globales: lexemple de linternationalisation des revendications autochtones, Rapport de recherche CRDP, Montral, 1999, paratre dans Droit et culture en 2000.
[33] Je pense ici notamment la raction autochtone l'inaction fdrale suite l'arrt Marshall, prcit, note 31, au moment de la confrence internationale sur le fdralisme, convoque par les autorits fdrales. Mais il faut admettre que c'est la Cour suprme qui avait choisi la date de la publication de son jugement...
[34] Andre LAJOIE, Jugements de valeurs, prcit note 20.
[35] Andre Lajoie, Henry Quillinan., Rodrick A. MACDONALD, Guy Rocher, Pluralisme juridique Kahnawake?, (1998) 39 C. de D., 681-720.