GOUVERNANCE ET DÉCENTRALISATION
ou le dilemme de la légitimité
dans la réforme de l'État africain
de la fin du XX° siècle
(paru dans GEMDEV (éd.), Les avatars de lÉtat en Afrique,
Paris, Karthala, 1997, p 153-160)
Étienne Le Roy
LAJP-Paris 1 & GEMDEV
Le présent texte a pour objectif de clarifier certaines propositions qui ont fait l'objet de débats dans le cadre de la préparation de ce colloque entre les équipes parties prenantes du pôle GEMDEV.
Sur la base d'une structure tri-fonctionnelle associant à chaque échelle internationale, nationale et locale un type de "besoin d'Etat" spécifique, notre groupe a posé qu'à l'échelle nationale c'est un besoin de légitimité qui apparaît comme le premier facteur à prendre en considération à l'époque contemporaine. Outre le besoin d'efficacité émis à l'échelle internationale et le besoin de sécurité recherché ardemment par les acteurs locaux, il y a un déficit fondamental de légitimité à combler pour que les sociétés retrouvent à l'échelle de la nation en construction leur capacité à se situer dynamiquement dans l'histoire.
Ce besoin de légitimité des formules d'encadrement des populations va être examiné à propos de ce qu'on appelle conventionnellement la "décentralisation". En fait, il faut entendre par là les politiques de redistribution des compétences administratives de l'Etat post-colonial au profit d'instances ou de pouvoirs locaux. L'Afrique francophone sera choisie comme le cadre géo-politique de cette analyse, non seulement par simple commodité d'un accès à un champ de recherche "protégé" (la Francophonie) mais surtout parce que ce processus de redistribution des pouvoirs ou des compétences est l'occasion d'un affrontement entre deux philosophies réformatrices. L'une est d'inspiration américaine et se présente sous le vocable de "governance" ou de "good governance," que je traduirai ici en reprenant le terme du français médiéval "gouvernance" mais qu'on pourrait également traduire, en reprenant Foucault ou J.-F. Bayart, par "gouvernementalité". Cette philosophie réformatrice est principalement diffusée par les interventions de la Banque mondiale dans le cadre des programmes d'ajustement structurel et de ses plans sectoriels. L'autre philosophie réformatrice est caractéristique d'une manière "française" (mais en fait latine) de réorganiser les relations administratives entre le centre et les périphéries régionales ou locales et qu'on dénomme la décentralisation. Dans cette "chasse gardée" que constituent les pays "du champ" pour reprendre une catégorie qu'on espère voir disparaître du langage de la coopération française, l'intervention des options réformatrices de la Banque mondiale ou de l'USAID est apparue tantôt comme un sacrilège, tantôt comme une aggression à l'égard des héritages institutionnels, tantôt comme une tentative d'américanisation faisant fi des choix culturels et linguistiques.
Je souhaite ici mettre en évidence deux propositions :
D'une part, si ce débat a beaucoup d'aspects d'une guerre picrocoline c'est moins en raison du caractère stérile et aberrant des nationalismes en cause que de la très réelle complémentarité des options que mettent en exergue les deux démarches : plutôt qu'inéluctablement concurrentes, ces deux approches réformatrices sont en fait potentiellement complémentaires.
Mais, ces nationalismes réformateurs cachent un autre débat, plus fondamental. Dans quelle mesure ces deux approches, réunies dans une même esquisse d'une politique de redistribution des pouvoirs, peuvent-elles contribuer à assurer la légitimité des instances anciennes et nouvelles impliquées dans les processus de décentralisation et de bonne gouvernance? Leur apparente modernité suffit-elle à masquer leur exogénéité et, surtout, leur "étrangeté" par rapport aux mécanismes de légitimation endogènes encore largement référés par la grande majorité des Africains ? Ces politiques ne seraient-elles alors que de la poudre aux yeux ou un emplâtre sur une jambe de bois ?
I - Deux nationalismes réformateurs pour une seule politique
Je synthétise ici des travaux concernant les réformes foncières et de gestion des ressources renouvelables en Afrique. Dans l'attente d'un ouvrage à paraître chez Karthala en 1995-1996 sous le titre "La sécurisation foncière en Afrique noire; pour une gestion viable des ressources renouvelables", on peut référer à un rapport au ministère français de la recherche.
Dans ces travaux, j'avais réalisé deux types d'observations :
- d'une part, ces notions et les options qu'elles représentent sont affichées comme alternatives mais,
- d'autre part, les fonctions remplies ne sont pas contradictoires et pourraient être rendues complémentaires si on avait une compréhension plus large des problèmes à résoudre pour assurer l'efficacité des objectifs poursuivis à l'échelle internationale et concrétisés à l'échelle nationale.
A - Des options apparemment alternatives.
Dans ce jeu d'influences entre les divers protagonistes de la coopération internationale, toujours à la recherche d'un label pour assurer de manière discursive leur prééminence dans les dispositifs internationaux de coopération ou pour justifier leur efficacité (à l'égard de leur opinion publique en particulier), les notions de gouvernance et de décentralisation ont été avancées successivement. La notion de gouvernance l'a été au début des années quatrevingt pour remédier aux dysfonctionnements des administrations africaines (d'où la recherche d'une good governance). Puis la décentralisation, après le bilan peu flatteur qui avait été réalisé par l'AFETIMON des premières expériences des années soixante-dix lors de son colloque d'Oran en 1982, a été utilisée pour concrétiser les aspirations à une gestion démocratique et à des politiques respectueuses des droits de l'homme dans le sillage de la conférence francophone de La Baule. Ces deux réponses s'étagent dans le temps et ont chacune au moins une vingtaine d'années d'existence dans leur formulation actuelle. Répondant au double besoin de remédier à des dysfonctionnements des appareils administratifs et de rapprocher l'administration des administrés, ces politiques sont aussi vieilles que la centralisation du pouvoir, tout en se proposant de répondre de manière plus globale que par le passé aux contraintes ou contradictions de l'Etat africain. Elles se proposent surtout, mais implicitement, d'effacer les faiblesses de la politique antérieure en remplacant les solutions admises par d'autres règles du jeu : le gouvernance doit remédier aux échecs des premières politiques de décentralisation. Puis, la décentralisation revisitée (spécialement à l'occasion des travaux d'une commission ad hoc du Ministère français de la coopération en 1994-1995) pourrait être considérée comme la voie "politiquement correcte" de fonder des solutions locales aux problèmes que la Banque mondiale n'a pu solutionner.
B - Des options en fait non contradictoires, au moins dans leurs objectifs
Si la décentralisation offre une nouvelle géographie de la répartition des pouvoirs ou une "architecture" renouvelée des attributions dévolues aux pouvoirs centraux et locaux, en particulier par la redistribution des compétences financières (et malgré des insuffisances notoires bien identifiées à propos de l'expérience ivoirienne par A. Yapi Diahou), la gouvernance prend en charge la manière de mettre en oeuvre ces compétences par le choix des élites, les styles de gestion et le nécessaire réglement des conflits. La gouvernance offre une "carte du coeur" là où la décentralisation propose une planisphère.
Dans la mesure où gouvernance et décentralisation s'inscriveraient dans une même philosophie de l'action, leurs interventions seraient cumulables car elles répondent à deux facettes complémentaires de la réorganisation administrative et politique des sociétés africaines.
Y aurait-il là matière à un faux débat...?
Pourtant, il y a un vrai problème de culture juridique et politique qui, pour être occulté, n'en existe pas moins. Derrière la "modernité" affichée de ces deux modes de gestion, derrière leur commune occidentalité, il reste des différences qui tiennent à des héritages conceptuels et institutionnels différents :
- d'une part l'héritage protestant de la Réforme et ses usages puritains anglo-saxons dans le domaine de la philosophie politique (séparation des pouvoirs) et dans la méfiance affichée à l'égard des conceptions unitaires de l'Etat et du Droit ;
- la Contre-Réforme, de l'autre, avec sa vision politico-juridique unitariste, sacralisée et centralisée justifiant l'intervention des médiateurs politiques à la lumière des intermédiaires cléricaux de l'Eglise catholique...
Mais, ces différences internes sont moins essentielles que la divergence existant entre ces interventions exogènes et les "manières endogènes" de légitimer le pouvoir. C'est donc là où le vrai débat sur l'indigénisation de l'Etat devrait être posé.
II - Une politique encore largement étrangère aux sociétés africaines.
Je vais tenter de vérifier cette seconde assertion en montrant d'une part, spécialement pour la décentralisation, que les choix réformateurs présupposent des réalités qui n'existent pas. Ensuite, je réfléchirai à la crise de légitimité qui reste au moins latente et qui suppose sans doute d'autres remèdes que ceux envisagés.
A - La décentralisation et le syndrome du réverbère
Le syndrome du réverbère désigne cette tendance d'un individu, ayant perdu sa clef dans l'obscurité, à la rechercher dans la clarté, plus ou moins diffuse, du révèrbère le plus proche. Cette tendance est largement partagée par les politiques de développement et les options réformatrices y échappent rarement. On applique à des problèmes insuffisamment analysés les solutions empruntées à des politiques qui paraissent "avoir fait leur preuve", le critère de choix tenant à une "proximité" thématique ou étant lié à un dispositif livré "clef en main".
Or, la décentralisation, de même que la gouvernance dans le domaine de l'individuation et de la responsabilisation des acteurs, repose sur l'axiome que le pouvoir d'Etat est centralisé et que la solution à son mauvais fonctionnement est de décentraliser. Mais, au moins dans les pays africains où j'ai travaillé, le pouvoir d'Etat n'était pas centralisé, mais concentré entre les mains d'un homme, d'une clientèle ou d'un parti unique ou dominant. La solution à cette concentration est, tout naturellement, la déconcentration, non la décentralisation. De même qu'en matière de propriété on ne peut "exproprier" quand il n'y a pas matière à propriété, de même en va-t-il pour le pouvoir qu'on ne peut décentraliser quand le pouvoir est concentré. Dans ce cas, les pseudo-procédures de décentralisation n'aboutissent au mieux qu'à une déconcentration, l'exemple du Sénégal l'ayant illustré depuis 1972.
Mais il y a des difficultés beaucoup plus fondamentales à résoudre pour concrétiser de telles politiques. Il faut en effet prendre en considération et concilier des visions du monde endogènes et exogènes, ce qui n'a guère été tenté jusque maintenant.
B - Des visions du monde à concilier, mais sont-elles conciliables ?
S'il n'est pas aisé de réduire la diversité des expériences humaines, au nord comme au sud de la Méditerranée, à des formules institutionnelles prenant en compte la complexité des situations et des sociétés, au moins est-il possible de dégager certaines différences, en tentant d'échapper aux réductions et à la caricature.
Les politiques de gouvernance ou de décentralisation sont fondées sur une vision judéo-chrétienne du monde exprimée dans le livre biblique de la Genèse qui contient notre cosmogonie. La légitimité de toute organisation, du monde comme des sociétés, est associée à l'intervention d'une force extérieure, supérieure, omnipotente et omnisciente qui donne sens et cohérence à la formule d'organisation retenue. Sur le modèle de Dieu, l'Etat moderne a été conçu en Occident comme cette force "providentielle" organisatrice du néant originel.
Pour les communautés africaines, la société sort du chaos, non du néant, et les principes d'organisation doivent émerger de l'intérieur de la société et non de l'extérieur, par une recherche progressive et toujours tensionnelle d'un équilibrage entre des exigences ou contraintes différentes.
La place et le rôle de l'Etat "occidental" n'ont ainsi pas d'équivalent pour les Africains qui ne se sont pas "convertis" à la modernité. Cet Etat reste indifférent à des traditions qui pensent l'organisation politique dans le cadre de pouvoirs multiples, sépcialisés et interdépendants. L'Etat reste ainsi doublement étranger puisqu'il est d'origine occidentale et qu'il est associé, selon des représentations anthropologiques encore prévalantes à un "extérieur" toujours menacant et source d'aggression. Ces différentes considérations conduisent les Africains à donner des explications plus "instrumentalisées" que "substantielles" de cette organisation. On oppose ainsi parfois l'Etat-Providence des Occidentaux à l'Etat-garde manger des Africains, en y associant, parfois trop systématiquement, les thèses néo-patrimonialistes.
On doit cependant aller plus loin et relever que les différences sont non seulement dans les interprétations mais dans les logiques. La conception de l'organisation occidentale trouve sa cohérence dans une logique institutionnelle où, sur le modèle de Dieu qui préexiste à ses créatures, l'institution préexiste à ses fonctions, ce qui explique les représentations de l'Etat dans sa permanence (idée de continuité affirmée depuis l'époque médiévale par la théorie des deux corps du roi), l'incidence de l'idée d'uniformité si fondamentalement liée à la valeur d'égalité et garante de l'homogénéité du dispositif organisationnel etc.
Dans les sociétés africaines, nous avons identifié une logique "fonctionnelle", où c'est le résultat à atteindre qui détermine la forme et le degré d'organisation. Cette conception, très pragmatique, de l'organisation sociale rejaillit sur la question de la légitimité. C'est moins la "beauté" de l'épure institutionnelle que les avantages pratiques tirés d'un dispositif organisationnel qui légitiment, aux yeux des acteurs, l'intérêt ou non des réformes envisagées. Cette logique fonctionnelle a fait l'objet de discussions au sein du groupe GEMDEV à propos d'une communication de Babacar Sall parlant de "groupes problématiques", c'est-à-dire de groupements qui se constituent autour d'un problème à résoudre et qui se maintiennent en gérant cette fonction sociale sur des bases plus ou moins collectives ou individuelles, tant que le besoin s'en fait sentir.
De telles questions mériteraient dêtre plus largement débattues et analysées puis reliées à des données plus anciennes sur la structuration du communautarisme en Afrique. J'avais, par exemple, distingué jadis chez les Wolof du Sénégal, les communautés de vie et celles reposant sur la recherche des intérêts particuliers.
En conclusion
La conséquence que j'en tire est que l'indigénisation de l'Etat africain dans ce domaine de la redistribution des pouvoirs est nécessairement liée à l'adoption d'une logique plus fonctionnelle qu'institutionnelle. C'est ainsi qu'un véritable pluralisme juridique et judiciaire peut être fondé parce qu'il prend en considération la pluralité des formes d'organisation et permet d'éviter une approche trop uniformisante pour répondre à l'ensemble des problèmes des sociétés en mutation. Ce défi, difficile à relever dans le contexte contemporain, doit mobiliser nos capacités scientifiques pour offrir la lisibilité attendue par les responsables des politiques de développement. On peut en effet se demander si, derrière cet effet "poudre aux yeux" que nous signalions dans l'introduction, ces politiques de redistribution des pouvoirs ne fonctionneraient pas, toujours, comme un "leurre", ainsi que nous l'avions déjà diagnostiqué à Oran en 1982. Si un leurre est un piège destiné à se saisir d'une victime, si possible vivante, quel est alors le piège tendu aux sociétés africaines ? Est-ce seulement la modernité ? Doivent-elles ou peuvent-elles s'en défendre par une indigénisation de leurs dispositifs de régulation ? Peuvent-elles continuer à refuser d'être capturées (à la manière des thèses défendues par Goran Hyden au milieu des années quatrevingt à propos des paysanneries tanzaniennes) ?
En fait, la méfiance n'est plus de mise si on peut maîtriser les facteurs géo-politiques et il me semble donc que ces questions doivent être dépassées par une politique fondée sur le pluralisme administratif et dont le principe est celui d'une architecture à géométrie variable, apte à se saisir différentiellement des divers problèmes et de les mettre en forme juridique de manière originale. A ce jour, seul le Mali tente de concrétiser une telle option, avec des difficultés que connait sa "mission de décentralisation", partagée entre des choix contradictoires à propos du conflit du nord, du poids des déterminismes militaires, ou de la faiblesse du pouvoir d'Etat. C'est donc une "affaire à suivre" de manière tout à fait prioritaire car c'est là, d'abord, que se joue la légitimité de l'Etat africain du XXI° siècle.