Gens du moi, gens du monde :

Reprsentations endognes et gouvernance mondiale

(prsent au Colloque Robert Jaulin, Cit des Sciences, 2004)

 

tienne LE ROY

Il nest pas besoin dՐtre grand clerc en anthropologie pour reconnatre dans lintitul une paraphrase de Gens du soi, gens de lautre de Robert Jaulin. Ce double dplacement du  soi  au  moi  et de  lautre  au  monde  nest ni un jeu sur les mots ni un artifice intellectuel mais une cote mal taille pour tenter de faire cohabiter deux propositions contradictoires mais pourtant complmentaires : lՎpoque contemporaine, trente ans aprs la publication de louvrage de Robert Jaulin, le problme de lethnocide est la fois radicalement nouveau et absolument identique.

Je ne suis pas arriv ce paradoxe directement et facilement. Litinraire brivement rsum tient au souhait exprim par les organisateurs de cette rencontre de rflchir aux conditions selon lesquelles un anthropologue se situe lՎgard de la recherche applique donc tente de concilier les demandes des bailleurs de fonds et autres dveloppeurs avec les exigences de reproduction des socits donc du respect des cadres notionnels et institutionnels dans lesquels ces socits sexpriment.

Michel Leiris disait ceci un peu avant (chronologiquement) que Robert ne soit chass du Tchad:  Nous qui faisons mtier de comprendre les socits colonises auxquelles nous sommes attachs pour des motifs souvent trangers la stricte curiosit scientifique, il nous revient dՐtre comme leurs avocats naturels vis--vis de la socit colonisatrice laquelle nous appartenons : dans le mesure o il y a pour nous quelque chance dՐtre cout, nous devons tre constamment en posture de dfenseurs de ces socits et de leurs aspirations, mme si de telles aspirations heurtent des intrts donns pour nationaux et sont lobjet de scandale  ..

 Jaime doublement cette formule selon laquelle lethnologue est  lavocat naturel  des socits o il intervient parce que tout dabord les ractions que provoque sa citation constituent toujours des tmoignages passionnants.

Mais aussi, en invoquant une fonction juridique dans la posture de lavocat, on cesse de voir le Droit comme un obstacle pour linvoquer en tant quinstrument de protection et de libration.

Anthropologue, je suis aussi juriste et cest ainsi que je prolongerai une exprience du vcu de lethnocide avec Robert Jaulin, lorsque nous introduisions par exemple lethnologie dans les lyces, en interrogeant les mutations de nos mythes et de nos institutions. Pour avancer je travaillerai en trois temps.

Jextrairais de Gens de soi, gens de lautre  quelques notations qui me paraissent les plus caractristiques de la problmatique des annes 1970 et je les confronterai  la vision quen a Claude Lvi Strauss.

Puis, recourant quelques figures servant de modles, jidentifierai en quoi la situation actuelle sest singulirement complique et quelles consquences doivent tre tires sous forme de scnarios.

Enfin, je commenterai lide quil puisse exister une gouvernance mondiale et sur la base dun pluralisme que jespre de bon aloi, je tenterai de dmontrer que les reprsentations endognes ont une place et un avenir si on matrise les enjeux de la gouvernementalit.

Linvocation du  soi , de  lautre  et du  moi , entre prsence et absence

Toute dmarche anthropologique doit matriser les relations entre trois polarits, le soi, lautre et le moi. Le titre de louvrage que je commente en privilgie deux sans sous-estimer le troisime. Campons le dcor puis situons les deux dimensions de la rflexion, les ples du  soi  et de  lautre  avant de rflchir sur la troisime dimension, le  moi , mi-absente, mi-prsente chez Robert Jaulin et quun extrait de Claude Lvi-Strauss, une fois nest pas coutume, viendra prciser.

Le  soi  contre  lautre  chez Robert Jaulin

 Depuis des millnaires, dj, un mouvement de mort des civilisations, un mouvement de mort va bon train; malgr des lots, des sursauts, des reculs, des mariages quivoques entre ce mouvement de mort et les civilisations quil treint, en gros, le processus est continu et plantaire. De Dieu au progrs, laffaire est bien mene, se mne. Le  dveloppement  la sauce occidentale ne se contente point de prendre pour du sous-dveloppement ce qui lui est diffrent, il brise et il mine les histoires propres, les  dveloppements  de ces autres, les  sous-dveloppements  multiples; il emprisonne, quel que soit le drapeau quil brandisse -ractionnaire ou rvolutionnaire. Apparemment, certes, lon minimiserait la casse en en restant  un moment donn, un tat donn du systme -lattitude traditionnaliste- puisque son extension (rvolutionnaire ou fasciste, Est ou Ouest) nest que celle du mal.  (1973, p. 16). 

Avec plus ou moins de violence, dexemples ou de priphrases, la question de lethnocide est ainsi pose comme tant consubstantielle non seulement lՎpoque moderne mais la civilisation occidentale (depuis au moins deux millnaires) et sa conception du monde qui, dans un raccourci interpellant met en cause  Dieu et le progrs, lun comme lautre, avec toutes les productions quils ont lgitim sont associes au  soi . Le  soi  est donc la culture dominante, ethnocidaire de  lautre . Peut-on sortir de ce face face ?

 Pour situer la discussion, repartons du triangle anthropologique

                 MOI

anthropos

SOI                                                           AUTRE

Figure 1 triangle anthropologique

NB : On dira par la suite indiffremment ethnographie, ethnologie et anthropologie pour traiter de cette science de lhomme en socit, les distinctions tant, somme toutes, surannes.

 

 

 

Pour Robert Jaulin, la conscience que nous avons de ces trois dimensions de lanthropos est biaise par un mode dՎnonciation dualiste o  nous sommes installs dans "leffort blanc", la rduction de lautre soi.  (1973, p. 21).

Pour en comprendre la porte, revenons une autre citation :

 LOccident fait plus souvent tat de  lAutre  dans le secret des spculations que dans la quotidiennet, nous taisons volontiers ce que nous croyons tre une lapalissade. Lautre est lennemi, ouvert ou cach, ou bien il nest rien, il nest pas. Certes, nous savons chaque moment son existence, mais chaque moment nos intentions loccultent, loublient ou le refusent. Ces intentions ne sont pas la ralit, bien sr, mais elles en constituent une ligne de force, un sens.

Quant au  Soi , et complmentairement, comment en parlerait-on puisque nous le croyons  tout ; ce  tout  est nanmoins multiple, il rfre des champs divers (...) Assurment , les  tout  pour un homme ou une population donnes, vont en chane, de plus chacun  deux appelle, par exclusion dautres qui sont prcisment  les Autres ;  (...)

Le  Soi  et  lAutre  sont ainsi apprhends  absolument , car ils connotent en nous le tout et le rien; ce Rien et de Tout sont toujours   tre , rpondent une dynamique, une prtention et une folie culturelle. Cette folie fabricante de rel, de savoir-faire, et de crime naime pas se dire, ou se dit masque; elle tend occulter une vidence, savoir que lautre et le soi sont multiples, ont des dimensions diverses; le soi ne peut se privilgier impunment au dtriment de lautre, ensemble ils constituent un systme dont la complexit fait vie pour chacun deux et est, par construction, suprieure celle de lun quelconque de ces termes   (1973, p. 20-21).

Mais comment dnouer lemprise du soi sur lautre si ce nest par un droutement du processus de domination en vue dun dsarmement  du systme ethnocidaire. Sur ce point, Robert Jaulin est paradoxal, exigeant la fois un engagement et un effacement, la lutte et une grande modestie. Et cest l o il construit,  en creux , sa position du  moi  par englobement de son moi dans dautres  moi , en fait dans un  nous .

 Son engagement sexprime par une force dimprcation reposant sur le constat dune impuissance individuelle, impuissance avec laquelle on doit faire levier collectivement pour changer le sens de lhistoire. Ainsi, il sinterroge :

 Comment donc sortir de lauberge ? Assurment pas en se planquant dans un recoin illusoire ou une anarchie sentimentale ; force est de se battre ; et lon se bat ncessairement dans un univers qui par l devient ou est celui de ladversaire autant que le ntre (...) le moyen de sortir de la baraque (cest) de savoir le got de lair, de la terre et la chaleur humaine. (...) Je plaide simplement quil ny a pas de coup de baguette magique, et que lon sort des choses pas pas. Si on le veut bien, si le vent souffle comme je le souhaite, alors ces pages ne devraient pas tre recupres mais au contraire favoriser une attention nouvelle aux actes et communications dexistence les plus fondamentales et les plus modestes  1973, p. 17) .

Quant la modestie de la posture donc de la construction de son  moi , on peut la reconstituer partir de deux dernires citations.

Dune part, sa dmarche consiste   favoriser une attention nouvelle aux actes et communications dexistence les  plus fondamentales et les plus modestes: ceux qui partagent ou/et changent lespace, les lieux de rsidence, les biens de consommation, les efforts de production, les crations de savoir-faire, les joies et peines amoureuses ou de procration () afin que la vie, au jour le jour, se saisisse et sinvente discrte, ouverte, gnreuse, pleine et lgre dunivers et dautrui  (1973, p. 17-18.) 

Et enfin il nonce ainsi son  ambition  :  (j)essaie de dissiper un air empuanti et dont jՎtouffe en usant de mots Ўcrits ou parls-, et je gagne ma vie et celles de qui jai la charge, en procdant ainsi. Je sais bien la contradiction entre la  stratgie  dont juse la comdie des mots, a fortiori savants- et la valeur du jeu propos : inventer, vivre, rinventer les discours dexistence. Cette contradiction nest pas mon seul fait, je la dois au  systme , lunivers occidental. Je ne puis jouer contre elle sans jouer avec elle ; il en est ainsi par construction mais je proteste que nous devions et puissions, pas pas, y chapper  (1973, p. 18).

Nous voyons ainsi apparatre une construction de la triangulation anthropologique fonde sur un  moi-nous  pour chapper tant au  soi  totalitaire quՈ labsorbtion/dissolution dans  lAutre .

Ce  moi-nous  sera une des dimensions de lՎquation anthropologique contemporaine mais sՎtait, ds les annes soixante-dix, affronte une conception plus mdiatique et fusionnelle de lethnographie. 

Le  moi  et  lautre  chez Claude Lvi-Strauss

loccasion du 250 anniversaire de la naissance de J.-J. Rousseau, Cl. Lvi-Strauss crit que  Rousseau ne sest pas born prvoir lethnologie : il la fonde () sur un plan thorique, en distinguant, avec une clart et une concision admirable, lobjet propre de lethnologie de celui du moraliste ou de lhistorien : "quand on veut tudier  les hommes, il faut regarder prs de soi ; mais pour tudier lhomme, il faut appendre porter sa vue au loin ; il faut dabord observer les diffrences pour dcouvrir les proprits" (Essai sur lorigine des langues, chapitre VIII)  1973, p. 46-47).

Lauteur indique ensuite, toujours propos de Rousseau  un double paradoxe : que Rousseau ait pu, simultanment, prconiser lՎtude des hommes les plus lointains, mais quil se soit surtout adonn celle de cet homme particulier qui semble le plus proche, cest--dire lui-mme ; et que, dans toute son uvre, la volont systmatique didentification lautre aille de pair avec un refus obstin didentification soi. Car ces deux contradictions apparentes, qui se rsolvent en une seule et rciproque implication, toute carrire dethnologue doit, un moment ou lautre les surmonter  (1973, p. 47).

La question est effectivement bien pose. Comment Cl. Lvi-Strauss croit-il pouvoir rsoudre ce paradoxe ?

 Dans lexprience ethnographique, par consquent, lobservateur se saisit comme son propre instrument dobservation ; de toute vidence, il lui faut apprendre se connatre, obtenir dun  soi qui se rvle comme autre au  moi  qui lutilise, une valuation qui deviendra partie intgrante de lobservation dautres soi. Chaque carrire ethnographique trouve son principe dans des "confessions", crites ou inavoues  (idem, p. 48). Tristes tropiques en est effectivement une illustration. Sous rserve de lusage du terme  soi , tantt comme un  moi  ddoubl tantt comme une catgorie autonome assimilable au ple du  soi  de notre triangle anthropologique, nous dcouvrons une dmarche plus philosophique quethnologique. Cette dmarche est centre sur le  moi-je  dans sa relation avec  lautre . Cette dmarche, sans ignorer la difficult, fait lՎconomie dune analyse de la capacit de sa propre civilisation percevoir, comprendre et respecter  lautre  dans sa diffrence culturelle.  Do la position de Sirius quon a reproch lacadmicien, en particulier lors de la guerre dAlgrie et de tous les combats politiques dans lesquels dautres se sont engags, parfois au risque de leur vie.

Sous cet angle, lhommage apologtique que lui a rendu Werber Spies lors de la remise du prix Matre Eckhart le 2 dcembre 2003 corrobore cette analyse, non sans un certain humour involontaire. Citons seulement cet extrait :  son uvre tout entire rvle une temporalit aigu qui, dans le contexte de la mission qui est celle de lanthropologue, du sociologue et de lethnologue quil est, apparat comme la confession dun homme qui na dautre choix que dexplorer et de dfinir son identit dans sa fragilit et dans ses doutes Cest cette exploration qui seule autorise son exceptionnel intrt pour lAutre. Le souci systmatique de lAutre lAutre qui sest teint ou disparat - voil ce qui confre luvre de Lvi-Strauss son nergie premire, totalement neuve et irremplaable 

Ces diffrents textes rvlent une conception  ego-centrique  de lethno-anthropologie o la posture de lanthropologue est construite partir dun  moi-je . Si une telle position est justifiable, donc constitue une des dimensions de lՎquation anthropologique, elle ne saurait rsumer le point de vue anthropologique, en particulier dans sa prise en compte de la complexit.

 

De la confrontation des pratiques lenrichissement des cadres pistmologiques

Je me propose, dans les lignes suivantes, de revenir au triangle anthropologique (figure N 1) pour en approfondir la complexit. Mais, pour des raisons dՎconomie dans largumentation, je recourre ici laxiomatique, citant un autre des complices de Robert Jaulin lors de la fondation de luniversit Paris 7, le logicien Andr Rgnier.

 Mathmatiser les sciences de lhomme ?  est un de ces petits bijoux quon ne cesse dadmirer et de citer depuis quil ma apport, sur les conseils de Robert Jaulin, larmature pistmologique de ma thse dethnologie.

Il nous parle des contraintes propres la construction des modles dans la perspective suivante :  en tant quobjet abstrait correctement dfini, le modle nous offre toutes les ressources du raisonnement logique  (1971, p. 20). Or, pour que le modle rponde cette exigence, il faut recourir une dmarche axiomatique.  Lorsquelle est possible, la dfinition axiomatique des termes et des relations permet dintroduire des notions entirement nouvelles de faon tout fait rigoureuses et de donner un sens bien dtermin, en les remodelant, des notions familires ambigus  (1971, 20).

Nous allons enrichir chacune des trois notions de notre triangle initial en proposant pour ces dveloppements nouveaux des dfinitions axiomatiques qui sinspirent du dictionnaire Le Robert.

Examinons successivement les dimensions de  lAutre , du  Moi  et du  Soi . 

Dcomposer Laltrit

Dans la perspective dune diversit de plus en plus marque, on peut distinguer les trois positions suivantes, celle du semblable, du diffrent et de lՎtranger.

Le semblable est  celui qui ressemble   et ressembler  est  avoir des traits communs avec, prsenter des traits identiques  . Dans le contexte dune altrit minimale, le semblable ne diffre que sous certains traits ou sous certains caractres qui, en leur absence, feraient de ce semblable un  mme , pour ne pas dire un clone. Mais cette problmatique du  mme  est intenable car, du fait du capital gntique originale de chaque tre humain, nous sommes tous, mais nous loublions parfois, des semblables et non des mmes. Si on est identique, on n'a pas d'identit.

Le diffrent met laccent sur deux paramtres : les traits comparatifs sont nombreux et les critres sont explicites. La distinction est donc sinon tranche au moins identifiable selon des critres qui permettent dintroduire des ressemblances et des diffrences car nous sommes dans lentre deux : ni dans le mme ni dans linconnu mais dans le registre propre de la culture

LՎtranger est  celui qui nappartient pas ou qui est considr comme nappartenant pas un groupe . On peut tre donc tranger sous des angles divers qui ne peuvent tres seulement saisis par le droit de la nationalit. Vu le nombre, ncessairement restreint, de groupes auxquels nous appartenons selon tel ou tel critre (consanguinit, affinit, statut politique, religieux, rapports contractuels etc.) et le nombre de groupes coexistant dans une socit, nous sommes plus souvent trangers dans notre propre socit que nous ne le croyons. On est donc toujours  lautre de  sur le registre dune exclusion qui peut tre dautant plus difficile supporter que les relations relvent de lintimit et que le critre de discrimination est peru comme arbitraire.

La figure N 2 intgre ces informations.

 

LE SEMBLABLE

LAUTRE

LE DIFFRENT                                                LՃTRANGER

Cette figure met en vidence trois couples susceptibles dՐtre exploits : semblable/diffrent, diffrent/tranger, semblable/tranger.

Dans les situations dethnocide au quotidien cest bien le troisime couple qui est privilgi selon le mode opratoire de ce que Louis Dumont dnomme lidologie moderne : le principe de lenglobement du contraire.  Schmatisons ici un paradigme beaucoup plus labor par Louis Dumont . Les socits individualistes qui, en affirmant lide dՎgalit, cherchaient rompre avec le principe de hirarchie la base de toutes les socits humaines, nont pas pu en ralit sen abstraire. Elles ont donc d faire cohabiter deux principes contradictoires : tenir compte du principe dՎgalit par lidentification dun critre denglobement et dautre part, en exprimant inconsciemment la supriorit de leur culture, rintroduire leffet de hirarchie en traitant ceux qui nen relvent pas,  les Autres  donc le solde de lhumanit, comme le contraire de leur propre culture.

Rintroduire la tierce dimension de la diffrence et du diffrent puis travailler les conditions dՎnonciation des couples semblable/diffrent et diffrent/tranger dans chaque construction culturelle sont des chantiers prioritaires de lanthropologie contemporaine, si on veut chapper au folklore ou lexotisme et soumettre nos propres socits aux protocoles de recherche expriments ailleurs. Mais ce nest sans doute pas la difficult majeure de notre exercice.

Dcrypter la place du  moi  dans la pratique anthropologique

Nous entendrons ici le  moi  comme ce qui constitue lindividualit, la personnalit dun tre humain et plus particulirement la forme que prend cette personnalit dans le contexte de la pratique de lanthropologie. Aller plus loin est dlicat. On sait quil faut des qualits et des dfauts particuliers pour sengager dans la voie de lanthropologie mais chacun dentre nous diffrons sur leur nonc. De mme que la marche se prouve en marchant, seule la pratique de lethno-anthropologie sur le terrain (voir infra) permet dapprcier la pertinence ou non de la  posture , comme on dit maintenant, de lanthropologue donc de lintrt de sa dmarche pour la communaut (scientifique ou non).

Nous avons, dans le premier point, identifi deux de ces postures, celle de Claude Lvi-Stauss valorisant un  moi-je  et celle de Robert Jaulin sinscrivant dans un  moi-nous .  Un bref rappel nous autorisera dgager une troisime posture qui me semble caractriser notre pratique contemporaine.

Le  moi-je  exprime donc la forme que prend la personnalit dans la tendance ne considrer que soi-mme. Cest, au sens littral, un ego-centrisme mais son expression individuelle est aussi lexpression de la tradition dans laquelle lanthropologue sinscrit, laquelle est  monologique  ( rationalit unique) et, comme lillustrent les thories volutionniste et diffusionniste, se considre la manire de lomphalos, grec, comme le nombril du monde. 

Le  moi-nous  est plus fusionnel, la limite de lempathie. Michel Maffsoli parlait au sujet des comportements des jeunes de modernes  tribus  entendant par l des collectifs dans lesquels des critres didentification reposent sur les formes dhomognisation langagires, des marques corporelles partages, des rituels dagrgation etc. On peut regretter la rcupration ou le dtournement de la terminologie ethnologique mais lide que la pratique de lethnologie est plus ou moins directement associe lappartenance des collectifs peu ou non institutionnaliss est assez bien perue dans nos milieux. Que lon parle de tribus, de clans, dՎcoles, dՎcuries, de mafias, de clientles, chaque pratique danthropologue sinscrit dans un  nous  qui peut tre plus ou moins ouvert, slectif, hirarchique et qui influence, plus ou moins totalement, la manire selon laquelle se posent les questions du chercheur.

Ajoutons que ce qui est grave cest de sous-estimer ce type de dtermination ou de sy enfermer en ignorant les enjeux politiques ou idologiques plus globaux, deux reproches quon ne pouvait, en aucune manire, adresser Robert Jaulin.

Mais il me semble pourtant que la pratique actuelle des anthropologues tend prendre quelque distance avec ces phnomnes collectifs et que cet effet de distanciation conduit la troisime posture.

Le  moi-ils  nest pas totalement une dcouverte car la citation de Michel Leiris considrant les ethnographes comme les  avocats naturels  des socits dans lesquelles ils travaillent nous avait familiaris avec cette situation. Lavocat dfend une cause en tant que reprsentant de lAutre dont il doit avoir compris les motivations et dont il va dvelopper la logique dans les formes techniques du procs. Mais, prcisment, cest par le respect scrupuleux des rgles du jeu judiciaire que lavocat peut esprer faire admettre la pertinence des arguments de son client. En anthropologie, cela veut dire mobiliser une sympathie avec lautre mais aussi les conditions en fonction desquelles le  soi , donc la culture dominante, pourra le recevoir et lintgrer dans son dispositif notionnel. En terme judiciaire, une plaidoirie de rupture gagne rarement. En terme anthropologique, si  les Bororo sont des araras  selon la clbre formule de Claude Lvi-Strauss dans Tristes tropiques, les anthropologues ne peuvent se confondre, mme symboliquement, avec ceux avec qui ils partagent la vie quotidienne :  eux cest eux . Nous ne sommes que des passeurs de frontires.

 

Nous pouvons maintenant, nouveau, associer ces trois postures dans un modle commun. Mais, dans ce contexte, cest chaque point qui doit tre trait de manire distinctive, pour ce quil reprsente de possibilits de faire ou de contraintes conceptuelles ou techniques.

Remarquons seulement que si la posture du  moi-je  apparat comme excluant les deux antres, en raison de son gocentrisme, il nen va pas ainsi pour les deux autres approches dans la mesure o le  moi-nous  nest pas contradictoire avec le  moi-ils  car il reflte un phnomne dagrgation commun toutes les socits et que son caractre nocif nest associ quՈ la ngation de sa prsence ou de son incidence.

Figure N 3

                MOI/JE

MOI

MOI/NOUS                                 MOI/ILS

Un des enjeux actuels dans le dveloppement de nos pratiques est dapprofondir les conditions de lengagement de lanthropologue-avocat-naturel, donc dapprcier comment ce  moi-ils  doit sinscrire dans ce quon appelle, globalement, de  nouvelles cultures citoyennes , loin des spculations de Sirius mais aussi sensible lintervention de lanthropologue comme acteur de la rencontre et du dialogue des cultures aux chelles locale, nationale et internationale.

Le  soi  entre globalisation et mondialisation

Nous arrivons, avec ce troisime palier de notre rflexion, lobjet singulier de la communication, la place reconnue aux reprsentations endognes dans la gouvernance mondiale.

La mondialisation, sorte de  Ssame ouvre-toi  des nouveaux Ali Baba, nest pas un phnomne original et propre la priode contemporaine. La notion de  monde  doit tre associe la reprsentation dun espace topocentrique o sexerce une puissance ou une influence du centre vers la priphrie. L, cette force sannule soit par dprissement soit en rencontrant une force adverse en un point ou une ligne quon appellera une frontire. Les empires chinois, romain, arabo-musulman mais aussi les empires coloniaux (britannique ou franais avec limprialisme du XIX sicle) ou post-coloniaux (Russie sovitique) sont des exemples parmi dautres de tentatives de contrler le monde connu  et de repousser les frontires de leur civilisation jusque l o cette influence tait possible, gographiquement, politiquement ou culturellement.

Ce qui est neuf, cest  la concidence  entre lide de monde et celle de matrise de la plante par leffet conjugu des progrs techniques, des modes de communication et de laccumulation des connaissances.

Mais, linverse des emplois usuels de la notion de mondialisation, on ne peut se contenter du singulier : il ny a pas et il ne saurait y avoir vue humaine un seul monde et ceux qui y font rfrence, souvent avec insistance, ne le font pas de manire innocente, car cest l o le nouvel ethnocentrisme trouve ses racines et lethnocide ses justifications. Jy reviendrai. 

nouveau, nous pouvons ici rencontrer au moins trois approches du  soi  qui, rappelons-le, na dans les usages anthropologiques rien voir avec des emplois psychologiques, philosophiques ou psychanalytiques. Le  soi  est ici un ensemble, ncessairement flou et fluctuant, de valeurs, de reprsentations, dhabitus etc. qui constituent le cadre dinterprtation du rapport des membres dune socit avec leur environnement physique et social. Cet la  culture  au sens de Herriot :  ce qui reste quand on an tout oubli . Mais cet agrgat de connaissances et de comptences dtermine notre tre au monde et nos horizons sociaux. La conception du monde, dans une perspective archtypique comme le montrent les travaux de Michel Alliot, peut se construire sur une base unitaire, binaire ou plurale.

Le  soi unitaire li un processus de globalisation  est historiquement associ aux conceptions monothistes des trois religions du livre. Il sagit en fait dune conception monologique qui naccepte donc quun seul discours, quil porte sur Dieu, lՃtat, le March, la Morale, la Culture, la Justice ou le Droit, la majuscule tant de rigueur. Techniquement, il serait judicieux de qualifier le processus actuel de  globalisation  en francisant ainsi la notion centrale de globalization  des travaux conomiques amricains. Il sagit de lextension lensemble de la plante dune conception du monde et de la vie en socit fonde sur un mode de production, une hgmonie politique et une efficacit conomique. Actuellement ce processus est associ lempire amricain et lamerican way of life.

Mais il est aussi lhorizon de tous les fondamentalismes, comme il fut celui des totalitarismes.

Le  soi binaire associ un processus didentification  a t expriment par la culture confucenne, sous la forme dune recherche de lharmonie et de la compltude par lautodiscipline et lapprentissage des rites (li) toujours prfrs au droit (fa). Cette matrise de soi a cd face la violence individuelle et collective en Chine et ailleurs. De ce fait, le contexte de la construction de ce type de monde ne relve plus dune morale mais dune adaptation de phnomnes de domination et dexploitation lՎchelle de la plante.  Nous nous trouvons ainsi en face de processus de construction des identits qui se dterminent sur un mode binaire, par ddoublement, pour tenter dassocier des rfrents culturels endognes la culturemonde, prtention unitaire et hgmonique dont nous venons de traiter.

Il sagit l dune situation largement observe en Afrique, dabord chez les lites qui se prtendaient accultures dans la civilisation occidentale puis chez tous ceux qui doivent sinsrer dans lՎconomie et la socit modernes, ruraux ou urbains. Cette dissociation de la personnalit entre deux mondes, moderne et traditionnel pour simplifier, peut tre vcue sur un mode schizophrnique de ngation dune ralit endogne qui continue pourtant influencer le subconscient ou linconscient. Cest l o lethnocide est pouss sa plus grande perversit puisque ce sont les bnficiaires supposs des transferts de connaissances qui sont les acteurs de la destruction de leur propre identit.

Le  soi diffrenci selon la problmatique de la pluralit des mondes  nous est familier partir de deux types de travaux sans relation directe.

Dun ct le principe de diffrenciation a t considr dans la vision thorique de Michel Alliot comme la clef de larchtype des socits animistes et mes travaux personnels en ont largement vrifi la pertinence dans des contextes africains et non africains.

Dautre part, le pluralisme normatif et singulirement juridique a fait lobjet depuis les annes 1930 dimportant travaux sociologiques puis anthropologiques. Citons pour lapproche sociologique Georges Gurvitch et plus rcemment Boltanski et Thvenot, le premier parlant de paliers en profondeur et les seconds de pluralit des mondes. Pour lanthropologie, le collectif surtout anglophone autour du  Folk Law and Legal Pluralism  et de John Griffiths capitalise les recherches depuis une trentaine dannes. Enfin, les approches francophones viennent de faire lobjet dune synthse qui en illustre toute la fcondit.

Pour tre en cohrence logique avec ces prsupposs, et donc viter de penser le pluralisme de manire unitaire comme on le fait frquemment, les travaux du LAJP, tels ceux de Christoph Eberhard, reprennent lide quil faut penser en terme de  plurivers  et non plus dunivers. Je parle personnellement de multijuridisme dans le domaine du  Droit  (Le Roy, 1999).

Il apparatra vident au lecteur que seule cette troisime approche st susceptible de nous faire chapper lethnocentrisme.                 Figure N 4

MONDE      UNIFI

SOI

         MONDE DDOUBL                                             PLURALIT DES MONDES

partir des figures 2, 3 et 4,  nous pouvons proposer un modle restituant , au moins a mimina, la complexit des phnomnes prendre en considration.

Figure  N 5

INTGRATION DES DONNES :

 

 

     JE

                MOI

        ILS                            NOUS

 

         DEUX                                        DIFFRENT

      MONDES

       SOI             TROIS        TRANGER                    AUTRE

                                   UN                                                                      SEMBLABLE

 

 

Les divers lments ainsi identifis pourraient tre abordes comme appartenant des systmes galactiques dont on peut particulariser certaines caractristiques. Dans les lignes suivantes, je propose trois configurations comme particulirement oprationnelles pour la suite de mon propos.

 

1)        SCNARIO OPTIMISTE  OU LA BONNE POSOLOGIE  : LE  MOI  COMME  ILS , LE  SOI  COMME PLURALIT DES MONDES,  LAUTRE  COMME DIFFRENT ET COMPLMENTAIRE. 

           

 

     JE

                MOI

        ILS                            NOUS

 

         DEUX                                        DIFFRENT

      MONDES

       SOI             TROIS        TRANGER                    AUTRE

                                   UN                                                                      SEMBLABLE

 

 

 

                                        

2) SCNARIO PESSIMISTE FAVORABLE LETHNOCIDE : LE  MOI  COMME  NOUS  APPARTENANT UN COCON, LE  SOI  COMME DUALIT (SCHIZOPHRNIQUE ?),  LAUTRE  COMME SEMBLABLE DONC ASSIMILABLE (NI COMME DIFFRENT).

                                                                                  

 

     JE

                MOI

        ILS                            NOUS

 

         DEUX                                        DIFFRENT

      MONDES

       SOI             TROIS        TRANGER                    AUTRE

                                   UN                                                                      SEMBLABLE

 

 

 

 

 

 

 

3)        SCNARIO CATASTROPHE : LE  MOI  COMME UN  JE  GOCENTRIQUE , LE  SOI  COMME UN SEUL MONDE DOMIN PAR LE CAPITAL,  LAUTRE  COMME TRANGER DONC ENNEMI POTENTIEL DTRUIRE PRVENTIVEMENT.

 

     JE

                MOI

        ILS                            NOUS

 

         DEUX                                        DIFFRENT

      MONDES

       SOI             TROIS        TRANGER                    AUTRE

                                   UN                                                                      SEMBLABLE

 

 

 

 

 

 

Comment grer les consquences de la mise en uvre de ces trois scnarios, en particulier dans la perspective qui est la ntre ici de la prise en compte des reprsentations endognes face lՎmergence possible dune  gouvernance mondiale  ?

Les enjeux de la gouvernementalit face la mondialisation de lethnocide

Nous avions indiqu, dans lintroduction, quen ce dbut du XXI sicle le problme de lethnocide est la fois radicalement nouveau et absolument identique. Justifions ce paradoxe en analysant les continuits et les ruptures.

La permanence dune vision impriale de lOccident

Cest le scnario trois, que nous avons qualifi de  catastrophique , qui prvaut tant dans les relations internationales ou que dans les pratiques scientifiques, mme si ces pratiques ne sont   plus celles du temps de Robert Jaulin. Ce scnario influe directement sur la dmarche de lanthropologue par lhyper-individualisme et le consumrisme : pour exister scientifiquement il faut exister mdiatiquement. Il faut donc sinscrire dans un march en particulier en terme de publicit, concevoir un produit facilement consommable (pour ne pas dire jetable aprs usage) et grer un vedettariat  qui obligera rapidement  aligner nos pratiques de communication sur celles de la littrature , voire du cinma, en confiant lavenir de nos  uvres  des agents chargs de les valoriser. Quand nous nen avons pas le got, nos maisons dՎdition nous y obligent contractuellement, avec  promo  lappui.

Ensuite, lanthropologue travaille dans lambivalence, au moins sous un double aspect. Dune part, il sait que les conditions de sa pratique, au moins pour ce qui concerne ses publications comme nous venons de le voir, sont ventuellement contradictoires avec les exigences de lՎthique anthropologique. Disons quil doit grer pour ce qui concerne sa posture le scnario  catastrophe  o il est un  je  en gardant lidal du scnario  optimiste  de distanciation en adoptant le statut du  moi-ils . Par ailleurs, il travaille le plus souvent, mme sil poursuit ses recherches en mtropoles ou sur des socits  du Nord , avec des interlocuteurs dits  informateurs  qui se situent dans un double rfrent culturel et comportemental, dici et dailleurs. Cet  ici  nest pas toujours familier, par exemple si on travaille sur une culture dentreprise ou une administration publique et cet  ailleurs  nest pas ncessairement exotique mais le produit de mtissages quon peut saisir par exemple travers le rap ou le hip-hop mlant danses et chants sur un registre langagier original.  On est aux marges de la dualit et de la pluralit des mondes dans un cadre qui, lui, est unitaire.

Enfin le Monde dans lequel nous avons t form, dans lequel nous vivons, pour lequel nous travaillons est toujours  monologique . Je le qualifie peronnellement dunitariste. Sa logique rduit en effet la diversit du social lunit impose dune instance qui intgre, domine et phagocyte lensemble des productions sociales. Limage du Lviathan de Hobbes pour caractriser lEtat moderne peut sappliquer aux artfacts qui, sur le mme registre, rgulent toutes les dimensions de la vie en socit, ce que jai dj brivement voqu en associant Dieu, lՃtat, le March, la Morale, la Culture, la Justice ou le Droit, la liste de ces reprsentations tant naturellement incomplte.

Ces quelques notations peuvent conduire, en revenant aux propos liminaires de Robert Jaulin, considrer que la machine de la  paix blanche , celle des cimetires, continue son processus inexorable de destruction des cultures et des socits avec quelques raffinements supplmentaires lorsque, par exemple, la couverture de lensemble du monde par les mdias, peut conduire faire acheter des cacahutes amricains par un paysan sngalais !

En premire approximation, la domination du capitalisme, de la dmocratie reprsentative, dun culte de la loimonopole-de-lՃtat, de la bureaucratie, dune conception  de lacteur comme personne et bien dautres inventions de la modernit peuvent conduire effectivement postuler lՎmergence dune gouvernance mondiale. Chacune de ces inventions tant justifiable dans son domaine par les services quelle rend et auxquels nous pouvons tres lgitimement attachs, la domination de ce modle  moderne  apparat ds lors non contestable puisque ce jour sans alternative crdible pour le plus grand nombre. Si on ajoute en plus que ce modle est port par une superpuissance  avec des relais dans les organismes tels le Fonds montaire international et la Banque mondiale, dont la capacit dinfluence ou de nuisance est considrable on peut tre amen soit accepter en bloc ce dispositif institutionnel et les enjeux civilisationnels quil emporte, en particulier lethnocide de tout ce qui le contrecarre, soit  le contester, radicalement .

 Le choix est politique, comme le soulignent les altermondistes. Ce qui est vrai. Pourtant les choses ne sont pas si simples parce que la ralit est beaucoup plus complexe et que cest de cette ralit quil convient de repartir si on ne veut pas intervenir de manire brouillonne en dnaturant les bonnes et justes causes quon sest donn pour mission de dfendre.

Linvention plurale du quotidien et les nouvelles ethnognses

Il est banal de constater que si les cultures peuvent mourir dautres aussi naissent continment et toutes voluent. Lobjet de notre recherche ne peut tre, sous peine dՐtre ractionnaires, seulement de protger les cultures menaces de destruction. Cest une obligation morale, souvent politique, qui peut impliquer des engagements lgitimes  mais notre dmarche et nos combats ne sauraient se limiter une dfense et illustration de ces cultures. La part de crativit qui rend notre poque radicalement originale par rapport celle que nous avons connue il y a trente ans fait partie, prioritairement mes yeux, de lanthropologie actuelle  qui est une anthropologie des faits et gestes du quotidien. Cest dailleurs lobjectif quassignait Robert Jaulin sa propre approche dans une des citations liminaires. Laltrit, notre objet anthropologique commun, doit se proccuper des trois registres dgags ci-dessus, o un mme  autre  peut apparatre comme semblable, diffrent ou tranger selon les contextes o il intervient. Il doit donc inscrire ses interlocuteurs dans leurs mondes donc dans leurs logiques. Semblables dans un monde, nous serons diffrents ou trangers dans dautres mondes. Quant la posture du chercheur, lanthropologue devra adapter sa dmarche en tant plus ou moins impliqu selon les contextes. Cest un fait dexprience partag par nombre de collgues quil nexiste plus, si cela a jamais exist, un mode opratoire unifi et commun nos pratiques. Les rflexions et publications relatives la notion mme de  terrain , qui est pourtant le trait diacritique de notre approche, sont l pour en tmoigner.

Ainsi, si le modle rfrentiel dominant est unitaire, nos postures danthropologues, le statut de nos interlocuteurs et leurs contextes culturels relvent tous de la pluralit.

Nous, anthropologues, devons en tirer deux consquences.

Dune part, cette pluralit dj inscrite dans les processus de mondialisation devra se reflter dans les modes de gouvernementalit des socits ou, au moins, dans la perception que nous en avons. Concrtiser cette exigence et partager la crativit des acteurs associs autour de linvention de rponses adaptes au quotidien du XXI sicle est mes yeux aussi prioritaire que de dfendre les cultures menaces. Cest lautre face du mme problme, celui de laltrit.

Car, dautre part, de nouvelles ethnognses sont en cours dՎmergence, mettant en vidence la dynamique et la plasticit des productions culturelles.

-Sur le premier point, rappelons quil nexiste pas  une  mais  des  mondialisation(s). Dans un travail rcent, je distinguais quatre mondialisations : financire, cologique, humanitaire et bureaucratique, sans prtendre puiser la diversit des processus en cours. Chacun de ces processus entrane des modalits de gouvernementalit (au sens de Foucault) spcifiques en relation avec les enjeux qui les orientent. La proccupation de rentabilit de la mondialisation financire nest pas celle de durabilit de la mondialisation cologique, voire se rvle contradictoire. De mme en est-il de lempathie de la mondialisation humanitaire et du souci defficacit et de gestion rationnelle de la mondialisation bureaucratique o est apparue initialement la rfrence  la bonne gouvernance . Mais cette approche de la gouvernance nՎpuise pas les autres registres o elle pourrait tre applique, ce qui signifie que, comme pour la mondialisation, il nexiste pas une mais des gouvernance(s).

Sur la base de travaux sur les politiques foncires africaines javais propos la description suivante :

 Quelle que soit lorigine de sa lgitimit, une autorit charge de diriger et danimer les conduites collectives doit dune part assumer toutes les responsabilits qui doivent tre les siennes, dautre part laborer et appliquer sa propre rglementation. La gouvernance, cest ainsi lexercice dune matrise sur les choses, lorganisation des prrogatives qui y sont associes et la rglementation des relations de tous ceux qui y sont associs, plus ou moins volontairement, en termes de droits et dobligations  .

Je nen dirai pas plus dans la mesure o un nouveau programme de recherche en cours de ralisation au Laboratoire dAnthropologie Juridique de Paris doit renouveler largement les connaissances des annes 1990.

Sur le second point, je serai galement synthtique car le sujet prte des dveloppements de grande amplitude.

Tout dabord il est incontestable pour les chercheurs, au moins africanistes, que les faits de culture psent directement sur les maux qui accablent ce continent, en particulier par linadquation du dispositif institutionnel exogne aux conduites endognes.

Une courte citation de mon collgue angolais Jos Conalves rsume bien lopinion commune :   tous les conflits en Afrique subsaharienne depuis lindpendance ont la culture comme facteur dcisif, quils se manifestent  sous les bannires politiques ou religieuses () Aussi gnral quil soit, le problme doit tre trait de  faon transparente, cest--dire quil faut avant tout accepter son existence. Pour vivre avec lui il faut lui enlever les prtextes explosifs .

Par ailleurs, il est galement vident que lAfrique manifeste une crativit dans de multiples domaines.  Selon le mme auteur,  Ces faits placent les cultures mergentes, cultures ayant eu moins  dexpression ou nouvelles cultures de synthse, dans une position pas trs diffrente  des Ԏconomies mergentes : la matrise de la science et de la technologie est irremplaable, tant pour ce qui est de laffirmation des communauts culturelles que pour tablir les lignes dՎquilibre  (1997, p. 218). Depuis le milieu des annes 1980 jai suivi et analys la place rserve de nouvelles  cultures communes  dans les pays dAfrique occidentale. Jai ainsi fait une relation entre  ces tats qui, tels le Sngal, le Mali ou le Burkina,  ont trouv un certain consensus politique et dmocratique depuis une dizaine dannes et ceux qui, tels la Cte dIvoire ou le Libria, ont  implos, labsence de culture commune paraissant alors un facteur dclencheur important.

 Ces cultures, produit de multiples changes politiques, conomiques et sociaux, portes par des langues africaines de large diffusion, sont des productions endognes largement ouvertes sur lextrieur dont  elles intgrent les innovations lexicales, notionnelles, techniques et pour une part idologiques. Ce sont les creusets des no-modernits en train dՎmerger et il me semble, sous rserve de contre-preuves, que cest un phnomne dampleur gnrale dont jai t le tmoin tant dans nos banlieues quen Amrique du Nord.

Conclusion 

 Au terme  dune analyse bien courte par rapport lampleur des questions sous-jacentes, je tirerai deux conclusions relatives dune part la problmatique de la mondialisation, dautre part lethnocide et la place des reprsentations endognes.

Quant la mondialisation :

-          On ne peut comprendre les comportements des  gens du monde  sans se prononcer sur ce quon peut entendre par  gens de moi  dans le contexte considr. Toute mondialisation appelle en mme temps une relocalisation. On ne peut avoir la tte dans les nuages sans avoir aussi les pieds sur terre.

-          Mais on ne peut lire et comprendre cette relation entre les  gens du monde  et les  gens du moi  que par la problmatique de laltrit donc par lobservation des attitudes des  gens de lautre .

-          Cest la raison pour laquelle dans les problmatiques des sciences humaines et sociales actuelles lapproche anthropologique connat un tel impact. La connaissance des postures individuelles (topoi) et des points de vue ou des visions du  monde (muthoi) gnre un autre discours scientifique marqu par la confrontation entre ces positions individuelles et collectives et une tentative de les dpasser selon des contraintes diatopiques et diamuthiques ( Le Roy, 1999).

-         

Quant aux reprsentations endognes et lethnocide :

-          La question de lethnocide na pas chang parce que la conception dominante du  soi  reste monologique et ne sest pas substantiellement modifie dans les socits du Nord puis dans toutes celles qui ont adopt sa vision du monde ou qui la contestent radicalement en inversant son paradigme.

-          Mais la question de lethnocide sest dplace, enrichie et complexifie. On reconnat que toutes les socits sont un degr ou un autre ethnocentriques, sinon elles acceptent de disparatre. On accepte aussi lide que la modernit occidentale na pas eu et na pas actuellement le monopole de lethnocide. La question traverse donc toutes les socits, tous les collectifs, voire mme tous les individus puisquelle pose le problme du statut de lautre, lequel statut ne peut tre que contextuel.

-          On ne peut plus, comme le faisait Robert Jaulin il y a trente ans, prononcer  des diatribes  ex cathedra car il ny a plus de rponses gnrales o la paix serait  blanche  ou  noire . Il y a des embryons despoir et des droutes amres, des avances ici et l des reculs angoissants o les reprsentations endognes et les savoirs ancestraux ou locaux sautent comme baril de poudre. Mais ce nest pas ncessairement la grisaille qui lemporte  car le dialogue au sens du dia-logoi, de la rencontre des logiques fondatrices des rapports en socit fait des progrs, ne serait-ce que grce "la toile".

-          Enfin, la rfrence la gouvernance, malgr le caractre strotyp de son invocation, apparat maintenant comme une bonne question, un enjeu stratgique dterminant la manire de rgler  la bonne vie  au sein de chaque socit. Mais pour que cette invocation soit crdible, il fait accepter que ce qui est valable dans un  monde  ou selon un type de mondialisation ne lest par ailleurs, donc que la  globalisation  dune logique dans toutes les sphres de la vie sociale est non seulement impossible mais impensable.

De l naissent des espaces de libert et de crativit amnager dans le fil de cette expression de Saint-Exupry :  Si je diffre de toi, loin de te lser, je taugmente .