Mondialisations et rŽsurgences culturelles

 au tournant du XXIĦ sicle

un point de vue anthropologique

 

(San Sebastian, Novembre 2005)

 

ƒtienne Le Roy

 

 

Introduction

Cette communication a pour objectif de conjurer lĠimage dĠune mondialisation apparaissant comme Ç le grand LŽviathan È, ou Ç la boire de Pandore È. Elle souhaite faire partager une vision plut™t positive de ce processus de mondialisation en illustrant son caractre rŽcurrent depuis les dŽbuts de lĠhominisation, hŽtŽrogne, enracinŽ dans nos pratiques du quotidien, ce qui nous autorise, en mobilisant une mŽthode qui nĠest plus celle de Descartes, car elle postule la pluralitŽ et la complexitŽ lˆ o le philosophe pensait en termes dĠunitŽ, dĠen envisager la ma”trise et dĠen gouverner les innovations de notre Žpoque.

Avant dĠaller plus avant, disons deux mots du cadre spatio-temporel sur lequel porte notre rŽflexion et sur le point de vue de lĠanthropologue qui le sous-tend.

- LĠespace-temps

La pŽriode qui nous intŽresse est celle de la quinzaine dĠannŽes qui, ˆ partir de 1989 a suivi la chute du mur de Berlin, lĠŽclatement de lĠempire soviŽtique, donc la disparition avec le deuxime monde de la notion de tiers-monde. DĠune bi-polaritŽ fondŽe sur la terreur, on est passŽ ˆ une autre bi-polaritŽ fondŽe sur lĠaccumulation du capital et une civilisation de la consommation, notre humanitŽ se trouvant scindŽe en deux parts, selon que ses membres accdent ou non au Ç grand banquet È quĠŽvoquait Malthus il y a deux cents ans (Malthus (1963 [1798]). Mais ils ont fait ou font lĠexpŽrience quĠils appartiennent tous ˆ un mme monde, les phŽnomnes gŽo-climatiques Žtant lˆ pour le rappeler. CĠest une innovation perue ˆ travers le sentiment partagŽ dĠune communautŽ de destin pour certains, par lĠampleur des changements Žcologiques ˆ lĠÏuvre pour le plus grand nombre.

La dŽsintŽgration du modle soviŽtique emportait sinon la fin de lĠutopie socialiste mais au moins la croyance dans la victoire du libŽralisme donc dans sa vocation ˆ sĠimposer Ç au monde È, cĠest-ˆ-dire ˆ tout le monde et dans toutes les parties du monde.  Si on ne peut sĠempcher dĠŽvoquer soit une grande na•vetŽ soit une rŽelle malignitŽ dans de telles affirmations, la communautŽ des riches, en particulier ceux regroupŽs au sein de lĠOCDE, nĠen a pas moins forgŽ une doctrine dont un des aspects saillants fut ce quĠon appela Ç le consensus de Washington È selon lequel une approche nŽo-libŽrale dŽterminerait la nouvelle Ç bonne gouvernance È des sociŽtŽs, ce qui Žtant valable pour le Nord devant sĠappliquer au Sud ˆ travers la gestion de la dette et les programmes dĠajustement structurel. Ce quĠil est intŽressant ˆ noter, ds maintenant, cĠest que la mondialisation est ici invoquŽe ˆ la manire de lĠuniversalisme posŽ comme principe fondateur des droits de lĠhomme. Mondialisation et universalisme sont ˆ la fois postulŽs comme une constituante irrŽductible de lĠhumanitŽ donc comme un acquis et comme un requis pour tous ceux qui en ignorent encore les bienfaits. UniversalitŽ et Mondialisation Ç sont È et Ç doivent tre È,. Paradoxalement, la mondialisation, universelle conceptuellement, nĠest pas perue comme mondiale dans la pratique. Il y a lˆ une contradiction ˆ approfondir (Policar, 2003, pour les droits de lĠhomme) mais quĠon peut Žclairer ds maintenant. Le suffixe Ç isation È, de mondialisation, avec son Žquivalent en anglais et en castillan, nĠexprime pas une situation acquise, un Žtat car on parlerait alors en franais de Ç mondialitŽ È. Il connote un mouvement, un processus, conduit par un objectif que lĠon conna”t ou quĠon prŽtend conna”tre et qui est celui, dŽjˆ ŽnoncŽ, de la gŽnŽralisation de lĠŽconomie de marchŽ et de ses principes de gouvernance Žconomique et politique. Notons seulement que cette analyse se situe sur le moyen terme et que les Žvolutions trs rŽcentes ne la confirment pas, mais ne lĠinfirment pas non plus. Nous sommes devant une situation ouverte. Ouverte par quoi et vers quoi ?

Pour proposer un dŽbut de rŽponse, il convient de sĠinscrire dans une pŽriodisation beaucoup plus large et finalement revenir aux dŽbuts du capitalisme o, en suivant Fernand Braudel (Braudel, 1949, 1979), on observe le passage de pratiques de capitalistes au capitalisme ˆ travers et en fonction dĠune gŽnŽralisation du marchŽ. Ce que nous appelons la modernitŽ rythme les phases de constitution et de dŽveloppement du processus avec une prŽ-modernitŽ des XIVĦ et XVĦ sicles, lĠouverture au monde au XVIĦ sicle avec les voyages de dŽcouverte et les premiers empires mondiaux des Espagnols et des Portugais, lĠimbrication des marchŽs locaux et centraux aux XVIIĦ et XVIIIĦ sicles et la double affirmation de la gŽnŽralitŽ du marchŽ, avec Adam Smith, et de lĠuniversalitŽ de la raison et des droits de lĠhomme durant la seconde partie du XVIIIĦsicle. Ensuite, avec la rŽvolution industrielle puis lĠimpŽrialisme nous sommes durant un bon sicle devant une modernitŽ triomphante qui sĠachve par le drame de deux guerres Ç mondiales È ou des guerres civiles dont la signification commune est de prendre conscience que ces drames sont lĠeffet logique dĠun modle sous-jacent dont on  peine ˆ prendre la mesure exacte. Un Ç plus jamais a È justifie la fondation dĠune sociŽtŽ dŽmocratique ˆ lĠŽchelle nationale, lĠintŽgration europŽenne puis lĠŽmergence dĠune communautŽ internationale autour de lĠOrganisation des Nations-Unies qui a eu au moins pour mŽrite dÔavoir Žviter, durant le second XXĦ sicle, le dŽsastre nuclŽaire. Pour caractŽriser cette Žvolution rŽcente, on a proposŽ, dans un contexte de travaux avec des chercheurs canadiens (Le Roy, 1998) de la qualifier de phase initiale de Ç sortie de modernitŽ È, entendant par lˆ que lĠexpŽrience de la flure du modle et de la finitude du systme porte ˆ sĠinterroger sur un devenir dont on a quelque peine ˆ caractŽriser les spŽcificitŽs. Car il est vu trop souvent comme une projection dĠun prŽsent ˆ gŽrer, de contraintes incontournables et non comme un dŽpassement des limites et des impasses antŽrieures, la prospective Žtant un art difficile.  Comme nous le verrons, lĠinventivitŽ des uns, gens des Sud, dont on parle peu, est ˆ la mesure des blocages des autres, comme le suggre une approche anthropologique.

            - Le point de vue anthropologique

Acceptons cette boutade : il y a autant dĠanthropologies que dĠanthropologues. On ne peut donc prŽtendre parler au nom dĠune corporation qui ne nous a pas mandatŽ ni selon une opinion commune ou dĠun savoir partagŽ, trop ŽclatŽs. LĠanthropologie est, selon nous, non une discipline mais un point de vue sur lĠhumanitŽ, une science de lĠhomme au sens le plus gŽnŽrique donc se prŽoccupant de ce qui fait la qualitŽ de lĠtre humain non point philosophiquement ou dŽductivement mais Ç maintenant et ailleurs, ici et plus tard È (Le Roy, 1999). LĠanthropologie est donc une Ç fentre È sur les problmes de sociŽtŽ, fentre que chaque anthropologue occupe de manire originale. En restant dans cette mŽtaphore, chacun, selon sa taille, la portŽe de sa vue, sa curiositŽ, sa position centrale ou non par rapport ˆ lĠobjet voit ou ne voit pas une fraction de lĠhumanitŽ et donc confronte avec ses pairs puis au sein de la communautŽ scientifique des points de vue ˆ chaque fois posŽs comme originaux et complŽmentaires. Il tente de conjuguer le singulier de chaque homme et le pluriel de lĠhumanitŽ par le privilge quĠil accorde au phŽnomne de lĠaltŽritŽ, lĠautre Žtant ˆ la fois semblable (en rŽcusant tout racisme) et diffŽrent.(en contestant son ethnocentrisme).

Chacun dĠentre nous pourrait approfondir et peaufiner de telles distinctions, selon son domaine de recherche. Le n™tre est le Ç droit È, un objet qui peut rebuter si on reste prisonnier dĠune conception qui rŽduit le juridique au judiciaire et le judiciaire au droit pŽnal  Notre approche personnelle a confrontŽ dans diverses parties du monde des expŽriences qui intgrent dans la vie juridique des phŽnomnes de rŽgulation qui nĠappartiennent pas au droit de lĠOccident mais en remplissent les fonctions, tels les systmes de dispositions durables ou habitus comme ŽlŽments substantiels de la coutume ˆ c™tŽ de modles de conduites et de comportements. Ces expŽriences nous ont conduit ˆ regarder la juridicitŽ derrire le droit et les logiques cachŽes derrire les normes affichŽes. Elles nous ont Žgalement amenŽ ˆ lire le rapport entre le droit et la culture (Le Roy, 2003) et cĠest de ce bagage thŽorique et ŽpistŽmologique dont on va sĠinspirer pour rŽpondre ˆ la question qui nous est posŽe En effet, si la mondialisation peut para”tre globalement homogŽnŽiser et appauvrir la culture, une lecture plus attentive et plus fine, sensible ˆ la complexitŽ des processus en cours  et passant du singulier au pluriel suggre que les mondialisations sont au contraire facteur dĠŽchange entre les cultures voire mme de lĠŽmergence de nouvelles cultures. Il peut y avoir innovation et crŽativitŽ lˆ nous craignions la destruction et lĠoubli ds lors que sous le terme culture ce nĠest pas un monolithe que nous cherchons ˆ observer mais une complexitŽ de rŽfŽrents et de pratiques nous obligeant donc ˆ conjuguer au pluriel ce que nous envisagions, trop simplement voire na•vement, comme singulier et univoque. Il faut ainsi dŽconstruire une image rŽductrice de la mondialisation pour penser ensuite les mondialisations comme le support de productions culturelles qui seront aliŽnantes ou libŽratrices selon lĠusage que nous en ferons et le contr™le dŽmocratique que nous exercerons dans la mesure o toute libertŽ doit tre organisŽe pour protŽger  les droits de tous.

On va donc consacrer une premire partie de cette communication ˆ aborder la mondialisation par ce quĠelle nĠest pas et examiner successivement quatre aspects de la mondialisation qui vont nous introduire au constat dĠun processus pluriel et complexe. Ce processus sera analysŽ en seconde partie et relayŽ par un modle anthropologique qui offre les moyens dĠen approfondir les implications

 La face cachŽe de la mondialisation

CĠest une procŽdure normale de la recherche scientifique dĠidentifier une problŽmatique par ce qui nĠen relve pas. Exclure avant dĠinclure est de bonne mŽthode surtout lorsque des stŽrŽotypes et des prŽsupposŽs interfrent avec lĠanalyse. On a retenu ici quatre questions qui relvent le plus souvent de prŽjugŽs, au sens Žtymologique de ce qui a fait lĠobjet dĠun jugement avant de disposer des informations suffisantes pour en Žvaluer la pertinence. Ces questions sont les suivantes. Premirement, la mondialisation serait un phŽnomne caractŽristique de notre Žpoque et lui donnant ainsi une part de son originalitŽ. Deuximement, la mondialisation serait synonyme de domination et dĠexploitation, les responsables Žtant le capitalisme ou lĠamŽricanisation des sociŽtŽs. Troisimement, la mondialisation concernerait des phŽnomnes sĠinscrivant dans des sphres de dŽcision et des logiques dĠacteurs ˆ lĠŽchelle internationale, supra-Žtatique, Žchappant ˆ tout contr™le et donc ŽloignŽs de notre quotidien. Quatrimement, la mondialisation serait un processus globalisant, homogne, uniformisant, une sorte de brouillard recouvrant la plante et menaant nos identitŽs, nos cultures et finalement les principes dĠorganisation sociale auxquels nous sommes les plus attachŽs. Et ce processus serait dĠautant plus violent quĠil se rŽalise au nom dĠune foi, dĠune idŽologie Žconomique, dĠune doctrine politique, ce que nous Žvoquions en ouvrant ce texte avec lĠimage de la bo”te de Pandore laissant sĠŽchapper tous les maux de lĠhumanitŽ.

 Face ˆ ces affirmations, nous allons dŽvelopper les explications suivantes :

- La mondialisation est un phŽnomne rŽcurrent qui nous fait remonter aux origines de lĠhumanitŽ.

- La mondialisation peut tre imposŽe mais elle peut aussi tre choisie et alors tre associŽe ˆ des bŽnŽfices que les individus et les sociŽtŽs vont trouver en changeant dĠŽchelle des problmes, donc de logique de dŽcision ainsi que nous le vivons dans lĠUnion europŽenne. Pour rendre compte de cette tension, on proposera de mieux distinguer entre globalisation et mondialisation.

- La mondialisation nĠest pas le seul fait des relations internationales mais sĠinscrit dans une dialectique local/mondial : il faut des racines ˆ tout processus.

- La mondialisation nĠest pas un phŽnomne unique et homogne. On peut distinguer de multiples mondialisations contemporaines et, on lĠa suggŽrŽ, il y a eu nombre de prŽcŽdents dans lĠhistoire des Empires et des religions.

La mondialisation est un processus aussi vieux que lĠhumanitŽ

Cette affirmation para”tra sans doute une vŽritŽ dĠŽvidence ds quĠelle est formulŽe. Le genre homo, devenant homo faber puis homo sapiens a occupŽ progressivement lĠensemble du globe ˆ partir dĠune origine gŽographique que les travaux actuels situent au cÏur de lĠAfrique, entre le Grand rif est-africain et le Tchad. LĠoccupation des aires anthropisŽes a ŽtŽ progressive et certains espaces nĠont ŽtŽ occupŽs quĠˆ des pŽriodes rŽcentes et parfois dans des conditions extrmes (Antarctique par exemple). Mais toute tentative de penser en termes de mondialisation ou de ses Žquivalents) suppose quĠau dŽpart on ait connu lĠexpŽrience du dŽplacement vŽcu ou rvŽ, possible ou fantasmŽ.

 Retenons deux conclusions.

 Premirement, ce sont les voyages, dŽplacements plus ou moins volontaires et migrations qui sont ˆ lĠorigine des phŽnomnes de mondialisation. Cette relation entre migration et mondialisation est Žgalement soulignŽe par lĠanthropologue indo-amŽricain Arjun Appadurai (2005) pour lĠŽpoque contemporaine. CĠest la mise en communication et les Žchanges quĠils autorisent qui procurent ˆ chacun lĠexpŽrience dĠune extension des relations au-delˆ du cercle proche de ses conditions de vie, donc qui permet dĠimaginer lĠexistence dĠun monde englobant, autre, et de vivre ainsi une mondialisation ˆ une Žchelle qui, mme rŽduite, signifie lĠinscription dans un rŽfŽrent plus vaste dont les signifiants bousculent ou dŽpassent ceux du quotidien. Le ChrŽtien des premiers sicles de notre re vit au sein de lĠempire romain une double mondialisation, celle de son inscription politique dans un ensemble englobant le bassin mŽditerranŽen et dont les limites semblent tre les bornes du monde, et celle dĠune foi qui se dira en grec catholicos, universelle. Dans ce cadre, la distinction entre le civis et lĠhomo, le citoyen et celui privŽ de droits, caractŽristique de la sociŽtŽ politique, est supposŽe dŽpassŽe par le partage dĠune foi et dĠune identitŽ (persona) communes  et une fraternitŽ face ˆ la rŽpression. Ce que rŽvlent les Žp”tres de Paul de Tarse aux communautŽs ŽparpillŽes aux quatre coins de lĠempire romain, cĠest bien la manire dĠembo”ter les trois identitŽs qui rŽsultent de lĠinscription du pŽrŽgrin dans sa citŽ dĠorigine et du rapport Ç mondial È au CŽsar romain et au Christos judŽo-chrŽtien. On peut faire des dŽveloppements analogues pour le musulman Žgyptien dans lĠempire ottoman, de communautŽs Ç ethniques È  en Asie du Sud-est (Evrard, 2002) etc.

On nĠa pas nŽcessairement besoin que le processus de partage de conditions dĠexistence porte sur lĠensemble du globe pour vivre un phŽnomne du type de la mondialisation. Il suffit de percevoir que le monde dans lequel on vit sĠinscrit dans un monde plus vaste dont les limites internes et les configurations peuvent ne pas tre nŽcessairement connues mais dans lequel on peut se dŽplacer. CĠest ce quĠautorise la Ç nouvelle gŽographie È en se mondialisant du XVIĦ au XVIIIĦ sicles et qui conduit lĠexplorateur de lĠAfrique au XIXĦ sicle ˆ faire dispara”tre les dernires taches blanches de la carte du continent, en raison dĠune reprŽsentation gŽomŽtrique et dĠun positionnement cartographique des c™tes et des fleuves qui servent de repres dans les voyages de dŽcouverte, et de support pour les colonisations.

DĠo une seconde conclusion : lĠidŽe de mondialisation dŽpend non seulement de la position de la fentre dĠo on la considre mais de ce quĠon recherche (les quatre Ç C È) dans le paysage qui sĠoffre ˆ nous : ConquŽrir ? Commercer ? Convertir ? Conna”tre ? La mondialisation ne sĠentend que liŽe ˆ un ou plusieurs objectifs qui justifient la mobilisation des connaissances et des compŽtences pour constituer le maillage de relations et de connections qui reliera ici et lˆ-bas et sera lĠarmature de ce type de mondialisation.

La mondialisation peut tre imposŽe mais aussi proposŽe ou recherchŽe

Pour rendre compte de lĠextension de lĠexpŽrience dans un espace dŽpassant les frontires du quotidien ou de lĠinscription de nos pratiques dans des rŽseaux qui, par dŽfinition, transcendent les limites particulires dĠun groupe (famille, village, entreprise, ƒtat) et projettent les centres de dŽcision au-delˆ de nos sphres usuelles, nous disposons au moins de deux mots : mondialisation et globalisation. Le second terme appara”t plus frŽquemment dans la littŽrature de langue anglaise et, le plus souvent, les deux termes sont tenus pour Žquivalents. Certains auteurs expliquent que le terme mondialisation est une transposition dans le monde latin dĠune notion, globalization , dĠorigine ˆ la fois Žconomique et anglo-saxonne. Ces explications ne sauraient tre gŽnŽralisŽes mais ne doivent non plus faire perdre de vue la richesse possible des distinctions entre les divers processus recherchŽs ou rejetŽs. Comme il nĠexiste aucun Ç arbitre des ŽlŽgances sŽmantiques È susceptible dĠimposer un sens  particulier, le chercheur doit recourir ˆ lĠaxiomatisation, donc poser dĠune manire discrŽtionnaire que la mondialisation et la globalisation renvoient ˆ deux processus analogues mais de sens contraire. LĠun obŽit au principe de lĠinduction, celui du passage du singulier au gŽnŽral prenant en considŽration lĠextension progressive des propriŽtŽs observŽes en un lieu (au sens logique) dans dĠautres lieux et selon des Žquivalences qui permettent, indŽpendamment des distances et des conditions qui peuvent tre ma”trisŽes, de retrouver une unitŽ processuelle. On appelle par convention ce processus la mondialisation. La globalisation est un processus parallle mais contraire qui, posant la gŽnŽralitŽ dĠun phŽnomne, examine son application ˆ une situation singulire ou identifie les conditions qui la dŽterminent. Si la dŽmarche est de type dŽductif, la logique nĠest pas nŽcessairement convoquŽe lors de lĠexamen de la diffusion locale dĠun phŽnomne dont la nŽcessitŽ est posŽe a priori, ce qui associe plus facilement la globalisation ˆ un processus imposŽ de lĠextŽrieur, violent, dŽshumanisant, etc..

 Ce double jeu de lĠobservation des modes de gŽnŽralisation dans la mondialisation dĠune part, et des modalitŽs de concrŽtisation dĠune gŽnŽralitŽ existante dans la globalisation de lĠautre pourrait mettre en Žvidence des points dĠŽquilibre propres ˆ chacun des deux processus, voire des zones de recoupement qui, les uns et les autres, pourraient tre plus ou moins proches dans les domaines de lĠŽconomie ; ŽloignŽs dans celui de la culture. Retenons pour la suite de notre propos que sans opposer une globalisation qui opprime et une mondialisation  qui libre, celle-ci appara”t comme porteuse dĠune capacitŽ dĠinvestissements tant symboliques que matŽriels donc dĠun enrichissement (comme lĠuranium en plutonium) dont on reparlera avec les rŽsurgences culturelles. Les migrants ˆ la recherche de meilleures conditions de vie, sĠinscrivant dans des rŽseaux plus ou moins illŽgaux dĠinstallation dans les pays dŽveloppŽs, sont partie prenante de ce type de mondialisation qui autorise le maintien dĠune relation continue et quasi pendulaire (pour les Colombiens vivant en Europe, Gincel, ˆ para”tre) avec la communautŽ dĠorigine.

Pas de mondialisation sans localisation

Une autre opposition est caractŽristique de la littŽrature, plus journalistique que scientifique dĠailleurs, et qui peroit la mondialisation comme un processus abstrait et lointain, une sorte de nŽbuleuse auxquels on oppose les savoirs des terroirs, les autochtonies ou les ethnicitŽs, les relations humaines de proximitŽ et une sociŽtŽ civile active, soucieuse du bien commun. Ces clichŽs, comme toute caricature, ne sont pas faux, mais ont au moins trois inconvŽnients.

 - DĠune part, ils reproduisent un principe de prŽsentation sous la forme dĠune dichotomie qui, en sŽparant en deux ensembles (du type Ç eux È mondial et Ç nous È dĠici ), oppose ce qui est en relation.

-  DĠautre part, ce procŽdŽ dĠexposition, typique de la pensŽe moderne, tend ˆ devenir obsolte avec ce quĠon a appelŽ la Ç sortie de modernitŽ È (Le Roy, 1998) que nous vivons. Les modes explicatifs doivent, pour rendre compte de la redŽcouverte de la complexitŽ de toute sociŽtŽ, en respecter le caractre pluriel et, dans les pensŽes mythiques, le pluriel commence ˆ partir de trois ŽlŽments. Ceci nous conduit soit ˆ penser le local de manire large en distinguant en son sein au moins deux strates liŽes ˆ la proximitŽ et ˆ lĠŽloignement  (critres toujours relatifs du local proche et du local ŽloignŽ), soit ˆ tenir compte dĠun registre tiers, celui de lĠƒtat-nation, rŽintroduit ainsi ce dernier  comme la troisime dimension, le plus souvent incontournable actuellement, du jeu social. CĠest la solution que nous avons adoptŽe dans le modle anthropologique du Jeu des lois (Le Roy, 1999, infra) en distinguant les Žchelles locale, nationale et internationale.

Enfin, cĠest faire fi des pratiques des acteurs et supposer que les idŽes ont une vie propre ou que les phŽnomnes liŽs aux Žchanges ˆ longue distance sont dŽterminŽs par des principes de structure, coordonnŽs par un Ç big brother È lĠordinateur central dŽcrit par George Orwell dans  son ouvrage 1984 et manipulŽs par quelque docteur Folamour. CĠest oublier par exemple que le modle Žconomique de planification centrale de la sociŽtŽ soviŽtique a ŽtŽ, pour une part, dŽstabilisŽ par les buveurs de vodka et le marchŽ noir. Plus prs de nous, les observateurs du capitalisme de ce dŽbut de sicle sont frappŽs par le caractre erratique de nombre de choix, par exemple dans la politique ŽnergŽtique des pays dŽveloppŽs. CĠest une autre Žvidence que tous les acteurs de la mondialisation sont, par ailleurs, des femmes et des hommes avec des problmes de vie au quotidien. Et, sĠils peuvent dŽlŽguer la gestion de leur vie quotidienne ˆ des sociŽtŽs de service dĠun point de vue matŽriel, ils ne peuvent lĠtre dans leur dimension relationnelle, mme avec lĠaide dĠun psychiatre. Un banquier de Francfort, un informaticien de la Silicon Valley, un ingŽnieur russe de Ba•konour ou un membre de comitŽ central du parti communiste chinois sont des responsables de politiques mondiales dans leur domaine mais aussi des tres sensibles au Ôfacteur humainĠ. On pourrait multiplier les exemples qui, dans les sphres politiques, Žconomiques ou culturelles, illustrent la relation Žtroite entre les comportements les plus intimes et leurs incidences les plus mondiales. Au-delˆ de leur caractre ŽvŽnementiel, et avec lĠinterfŽrence des mŽdias, ces comportements ont pour point commun de provoquer des encha”nements de situations qui font quĠun fait singulier, local, peut prendre une dimension internationale, voire mondiale.

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Sur la base de cette constatation, nous croyons pouvoir Žlargir cette relation en une bijection et nous postulons que la mondialisation ne saurait exister sans un ancrage local  de mme que tout ŽvŽnement local a vocation ˆ avoir un prolongement, un Žcho, une incidence ˆ lĠŽchelle mondiale.  Sans doute faut-il, pour en apprŽcier la pertinence, accepter dĠapprŽhender le Ç local È non seulement selon un rŽfŽrent territorial, le partage dĠun espace ou dĠun terroir, mais par tout savoir, savoir-faire ou savoir-penser qui privilŽgie une relation de proximitŽ, un contr™le personnalisŽ des systmes de dŽcision, une mŽmoire ou une histoire communes pŽriodiquement commŽmorŽes.

Retenons ainsi que la mondialisation nĠexistant que par les acteurs qui la font et par ceux qui y croient, les conditions de vie et de reproduction de ces acteurs les situent nŽcessairement ˆ la fois dans la sphre mondiale qui les identifie et dans une sphre domestique, dans une vie dĠimmeuble, de quartier, de village, de bureau qui prend en charge le quotidien, ne serait-ce quĠŽros et thanatos, lĠamour et la mort.  Sauf ˆ supposer une schizophrŽnie gŽnŽralisŽe, les acteurs de la mondialisation sont tant™t nos semblables, tant™t nous-mmes dans certains de nos emplois ou fonctions, donc amŽnagent leurs conduites en faisant combiner, au mieux, leurs appartenances mondiales et locales. Cette conclusion, essentielle pour apprŽhender cette nouvelle manire, transmoderne, de lire la sociŽtŽ, va tre traitŽe dans le dernier point. 

PluralitŽ des mondes et des mondialisations

Des chercheurs en sciences sociales, en France et aux ƒtats-Unis pour ce que jĠen sais, proposent un dernier postulat qui tient ˆ notre inscription dans une pluralitŽ de cadres rŽfŽrentiels, de Ç mondes , que les sociologues franais Luc Boltanski et Laurent ThŽvenot dŽnomment des Ç citŽs È  ou que lĠanthropologue indo-amŽricain Arjun Appadurai appelle des Ç paysages È.

La dŽmarche des sociologues  consiste

Ç ˆ considŽrer que les tres humains, ˆ la diffŽrence des objets, peuvent se rŽaliser dans diffŽrents mondes. Il sĠagit, disent-ils, dĠŽtudier la possibilitŽ dĠarriver ˆ des accords justifiables sous la contrainte dĠune pluralitŽ dĠaccords disponibles È(...). Il faut donc renoncer ˆ associer les mondes ˆ des groupes et ne les attacher quĠaux dispositifs dĠobjets qui qualifient les diffŽrentes situations dans lesquelles se dŽploient les activitŽs des personnes lorsquĠelles mettent ces objets en valeur. Or, dans une sociŽtŽ diffŽrenciŽe, chaque personne doit affronter quotidiennement des situations relevant de mondes distincts, savoir les reconna”tre et se montrer capables de sĠy ajuster È. (1991 p. 266)

Ces auteurs proposent ainsi de distinguer entre cinq Ç mondes È, dits aussi Ç citŽs È parce que liŽes ˆ des types de constructions politiques. Citons, de manire nŽcessairement elliptique, Ç la citŽ inspirŽe È des penseurs et des artistes, fondŽe sur Ç un principe de crŽativitŽ È, Ç la citŽ domestique È qui Ç renvoie ˆ lĠart des relations familiales, ˆ la tradition et au respect des rgles È, Ç la citŽ dĠopinion È qui Ç vise ˆ la reconnaissance sociale È. La quatrime citŽ est Ç civique È et lĠaction y est justifiŽe par Ç la recherche de lĠintŽrt gŽnŽral È. Enfin, la cinquime citŽ est Ç industrielle È, dominŽe par Ç lĠimpŽratif de lĠefficacitŽ et de la productivitŽ È. Ë ces cinq citŽs, Philippe Bernoux a proposŽ dĠen ajouter une sixime, la Ç citŽ marchande È qui Ç justifie son action par le donnant-donnant de lĠŽchange commercial È.(Bernoux, 1996, p. 48) .

Ces distinctions nĠont sans doute pas la gŽnŽralitŽ que les auteurs semblent leur prter et aucune typologie ne saurait Žpuiser la rŽalitŽ ds lors quĠelle sĠefforce dĠenfermer dans des catŽgories figŽes ce qui relve de la dynamique collective. Mais, constater que chaque tre humain voit sa vie partagŽe, mobilisŽe, parfois envahie par des facteurs et des acteurs qui relvent dans le langage courant du travail, de la famille, de la politique ou du syndicalisme, de lĠaction associative ou citoyenne ou, dans les sociŽtŽs africaines o je travaille, de la sorcellerie ou de la parentŽ, nĠest pas exprimer une banalitŽ. Cela relve dĠune opŽration de dŽconstruction dĠun principe structurel unitaire o la vie de chacun est ordonnŽe par un effet dĠenglobement dans une catŽgorie unique Ç la vie de X ou de Y È et obŽit ˆ un effet de rŽduction des divergences, de lĠaffirmation dĠune cohŽrence, voire mme dĠune rationalitŽ. Ë cette prŽtention unitarisme, on prŽfŽrera une lecture plurale selon un principe de complŽmentaritŽ des diffŽrences quĠon retrouvera illustrŽe dans la seconde partie de cette communication.

Arjun Appadurai,(2005[1996]) privilŽgiant dans ses analyses le r™le de lĠimagination, cherche ˆ dŽcrire, ˆ partir de la notion de Ç mondes imaginŽs È  de Benedict Anderson (Anderson, 1996), ce quĠil appelle des Ç paysages È(landscapes). Sa dŽmarche a pour objet de restituer Ç les multiples mondes constituŽs par les imaginaires historiquement situŽs de personnes ou de groupes dispersŽs sur toute la plante È. (p. 71) Il les considre aussi comme Ç des dimensions des flux culturels globaux È Il distingue ainsi

Ç les ethnoscapes, les mŽdioscapes, les technoscapes, les financescapes et les idŽoscapes. Le suffixe scape, tirŽ de landscape, permet de mettre en lumire les formes fluides, irrŽgulires, de ces paysages sociaux, formes qui caractŽrisent le capital international aussi profondŽment que les styles dĠhabillement internationaux. Ces termes portant le suffixe scape indiquent aussi quĠil nĠest pas question ici de relations objectivement donnŽes qui auraient le mme aspect, quel que soit lĠangle par o on les aborde, mais quĠil sĠagit plut™t de constructions profondŽment mises en perspective, inflŽchies par la situation historique, linguistique et politique de diffŽrents types dĠacteurs : ƒtats-nations, multinationales, communautŽs diasporiques (...) En fait, lĠacteur individuel est le dernier lieu de cet ensemble de paysages mis en perspective, car ces derniers sont finalement parcourus par des agents qui connaissent et constituent ˆ la fois des formations plus larges, ˆ partir notamment de leur propre sentiment de ce quĠoffrent ces paysages. È (p. 70-71)

Il prŽcise Žgalement : Ç Il ne sĠagit pas de dire quĠil nĠexiste pas de communautŽs, de rŽseaux de parentŽ, dĠamitiŽs, de travail et de loisir relativement stables, ni de naissance, de rŽsidence et dĠautres formes dĠaffiliation ; mais que la cha”ne de ces stabilitŽs est partout transpercŽe par la trame du mouvement humain, ˆ mesure que davantage de personnes et de groupes affrontent les rŽalitŽs du dŽplacement par la contrainte ou le fantasme du dŽsir de dŽplacement È. (p.71-72)

Ë la suite de cette double constatation dĠune pluralitŽ des mondes, proposons un commentaire puis une ouverture.

- Un vocabulaire empruntŽ ˆ la physique semble ici sĠimposer : flux, forces, champs magnŽtiques, polaritŽs. Nous sommes devant des dynamiques immatŽrielles, issues de lĠimaginaire, produisant des reprŽsentations dĠespaces et qui peuvent se cristalliser dans les Ç espaces de reprŽsentation È (Crousse, Le Bris, Le Roy, 1986). Ces espaces sont plut™t  mentaux que physiques et peuvent tre appelŽ Wall Street quand on Žvoque la finance internationale, Hollywood pour le cinŽma, ou Harry Potter pour la mondialisation de la littŽrature, le web ou Rolland Garros en oubliant que ce fut un  pionnier de lĠaviation avant de donner son nom ˆ une des arnes du tennis mondial.

 

- Pour traduire cette idŽe de mondes imaginŽs selon des espaces mentaux construits individuellement ou collectivement autour dĠobjets symboliques, au sens du sumbolos grec, ce sceau quĠon partage et permet ˆ lĠun de reconna”tre lĠenvoyŽ de lĠautre, je propose la notion dĠethoscape . Cette notion ne diffre, on le constate, du concept dĠethnoscape dĠAdun Appadurai que par un Ç n È, un Ç  È en grec mais cette diffŽrence nous para”t importante ˆ travers son signifiant. Ethnos dŽsigne en grec une classe dĠtres humains selon un principe commun dĠorigine ou dĠidentitŽ alors que ethos  cĠest ce quĠon partage en termes dĠhabitudes, de reprŽsentations du quotidien, ce quĠon a coutume de faire et, plus largement, les usages. Le nŽologisme ethoscape nous para”t ˆ la fois maintenir, par le suffixe, cette rŽfŽrence essentielle aux espaces de reprŽsentations que conforte lĠapproche de lĠanthropologue indo-amŽricain mais aussi ordonner la dŽmarche selon lĠincidence des dispositifs dĠobjets et de comportements auxquels se rŽfrent nos deux sociologues. En outre, cette proposition non seulement rend complŽmentaires deux lectures sĠenracinant dans des traditions intellectuelles qui peuvent sĠignorer mais Žgalement peut sĠouvrir ˆ la thŽorie des habitus de Pierre Bourdieu ainsi quĠˆ celle des fondements de la juridicitŽ ˆ partir de lĠimage du tripode dont les habitus sont un des pieds (Le Roy, 1999).

Pour illustrer ces propositions, on donnera ici des exemples plut™t quĠune typologie car celle-ci sĠŽpuiserait dĠelle-mme en Žtant dans son principe contraire ˆ la nouvelle science de lĠhomme privilŽgiant les dynamiques et les processus lˆ o lĠancienne retenait les permanences et les faits de structure, donc les typologies.

En analysant les projets de sociŽtŽ que peuvent imaginer les Africaines et Africains de ce dŽbut de millŽnaire (Le Roy, 2001 25-26), on distinguait des expŽriences de mondialisation correspondant aux Žthoscapes suivants . Le premier est le financier, rendu sensible par la problŽmatique de la dette et la gŽnŽralisation des programmes dĠajustement structurel et du libŽralisme. Il est accompagnŽ de lĠŽcologique dont un des exemples est la confŽrence de Johannesburg sur le dŽveloppement durable comme tentative de rŽponse aux dŽgradations des milieux et de lĠhumanitaire, malheureusement dŽfrayant constamment la chronique ˆ travers guerres et famines. Un quatrime ethoscape est le bureaucratique associŽ au quotidien ˆ la corruption et au nŽpotisme et qui appara”t ˆ partir de Douala, Nairobi ou Antananarivo un trait essentiel de lĠƒtat contemporain. On y avait ajoutŽ la technologie et en particulier les moyens de communication par les cyber-cafŽs et les tŽlŽphones portables qui rŽvolutionnent, en Afrique Žgalement, les comportements politiques et les civilitŽs. La gouvernance est devenue, dans le contexte dĠune bonne gestion des affaires publiques puis des grandes entreprises, un ethoscape qui, aprs une diffusion dans lĠensemble des pays du Sud, a gagnŽ le Nord dŽveloppŽ.

 CĠest ˆ partir de ce Nord, et dans un contexte europŽen quĠont ŽtŽ identifiŽes par Boltanski et ThŽvenot les Ç citŽs È dites respectivement Ç inspirŽe È, Ç domestique È, Ç dĠopinion, ou du renom È, Ç civique È, Ç industrielle È  ou Ç marchande È. LĠautre lecture, proposŽe par Arjun Appadura et privilŽgiant la notion de landscape/paysage, repose sur son analyse des diasporas et sur la perception, par un migrant intŽgrŽ, du fonctionnement du Ç pot ˆ mŽlange È (melting pot) amŽricain. Relevons ici que les catŽgories dĠethnoscape, de mŽdiascapes, technoscapes, financescapes et idŽoscapes (1996,70) reposent sur des faits dĠexpŽrience mais ont plus un pouvoir Žvocateur quĠun effet explicatif. Les mŽdias, la finance, la technique et les systmes dĠidŽes ou dĠidŽologies sont effectivement partie prenante du sentiment puis de la rŽalitŽ de la mondialisation, mais il nous faudrait maintenant tre plus prŽcis. Prenons quelques exemples ˆ partir de nos vŽcus.

En effet, dans ce Nord que nous partageons avec les Espagnols au sein de lĠUnion europŽenne, dĠautres ethospaces sont prŽsents. En tant quĠuniversitaire, nous vivons actuellement celui de lĠuniformisation mondiale du systme de formation de lĠenseignement supŽrieur dit LMD cĠest-ˆ-dire  licence (bac +3 ans), master (bac + 5 ans), doctorat (bac + 8 ans). DĠautres vivent celui du ch™mage, voire dĠune misre ou au moins dĠune pauvretŽ malgrŽ un emploi rŽmunŽrŽ (working poor en Grande Bretagne).

 Et ajoutons quĠil y a aussi des ethoscapes  contestŽs, celui de lĠintŽgration politique dans de grands ensembles politiques au profit dĠune tendance inverse de balkanisation en espaces fermŽs selon des ethnospaces mal contr™lŽs. On pense en particulier ˆ lĠhŽritage yougoslave. DĠautres sont en Žmergence lente, difficile, telle, soutenue annuellement par un prix Nobel, cette  pacification balbutiante de sociŽtŽs fracturŽes par lĠhistoire ou la religion, pacification qui a connu des avancŽes notables (sortie honorable de lĠapartheid en Afrique du sud, destruction des stocks dĠarmes de lĠArmŽe RŽpublicaine Irlandaise) mais aussi des blocages (en Palestine, ici au Pays Basque) voire mme une rŽsurgence du terrorisme ˆ caractre fondamentaliste que les Madrilnes, aprs les Parisiens ou les New-yorkais et avant les Londoniens, ont subi dans leur chair. Et on pourrait continuer. La pornographie est ainsi un autre ethoscape mondial ainsi que la diffusion et la dŽpendance des stupŽfiants, le commerce informel ou la criminalitŽ organisŽe.

On a franais une expression  pour qualifier une liste aussi hŽtŽroclite de catŽgories. On parle dĠun Ç texte ˆ la PrŽvert È, Jacques PrŽvert Žtant cŽlbre pour associer successivement dans ses pomes une tour Eiffel, un Arc de triomphe ou  un PanthŽon., ˆ c™tŽ dĠun ballon rougeÉ

A chacun dĠy ajouter, selon son expŽrience, tel ou tel autre ethoscape, chacun original, mais tous complŽmentaires ˆ lĠŽchelle du dŽveloppement mondial des sociŽtŽs et de nos modes dĠinsertions dans les rŽseaux et les pratiques qui les relient. Comment, ds lors, vit-on la rŽfŽrence ˆ la culture ?

Les cultures, entre laminages et rŽsurgences

 

 

LĠintitulŽ des Ç JournŽes È qui nous rŽunissent fait lĠhypothse dĠun dŽclin de la culture sous la forme dĠune rŽgression, retour ˆ un Žtat antŽrieur quĠon doit supposer plus grossier et qui suggre la disparition dĠun certain type de culture, ˆ laquelle une communautŽ est attachŽe. Dans ce dessein, on recourt souvent ˆ un procŽdŽ dĠexposition simplificateur. Pour faire bref, et de manire sans doute provoquante, on risquerait, selon ce scŽnario, de passer, avec la ou les mondialisation(s), de sociŽtŽs aux cultures florissantes ˆ des formes plus frustes, dominŽes par la mercantilisation de produits culturels standardisŽs, homogŽnŽisŽs et, finalement, on aboutirait ˆ une dŽculturation, une perte progressive de notre patrimoine, donc de notre identitŽ.

Un tel scŽnario nĠest pas faux et la Convention sur la protection et la promotion de la diversitŽ culturelle adoptŽe par lĠUNESCO en octobre 2005 (prŽcitŽe en note 3) va courir ˆ en prŽvenir les excs. Mais ce scŽnario contient aussi beaucoup de pathos et, lˆ encore, des idŽes convenues quĠil convient de corriger si on veut mobiliser toutes les crŽativitŽs dans une renaissance de nos sociŽtŽs. On retiendra dans la suite de cette communication deux idŽes.

Premirement, on expliquera que lĠidŽe mme de culture pose problme et que ce qui est en question ce nĠest pas la rŽgression des cultures en gŽnŽral mais de certains domaines de la production ou de la consommation culturelles selon des problŽmatiques qui doivent intŽgrer non seulement les avis dĠexperts ou dĠesthtes mais  aussi ceux des citoyens qui profitent de lĠŽpanouissement de la vie dŽmocratique ou  de lĠenrichissement matŽriel des sociŽtŽs pour intervenir dans le dŽbat pour des raisons quĠon ne saurait tenir pour des rŽgressions et qui permettent dĠŽlargir le nombre des bŽnŽficiaires de lĠoffre culturelle. Comme en astronomie nous avons lˆ un problme dĠaccommodation. Quelle lunette doit-on choisir, sans Žlitisme ni populisme ? Lˆ aussi, lĠŽquilibre est dŽlicat ˆ trouver.

Deuximement, la prise de conscience de notre appartenance ˆ une pluralitŽ de mondes ˆ partir de la multiplicitŽ des mondialisations qui nous impliquent ou nous affectent, emporte au moins une consŽquence essentielle : ˆ la pluralitŽ des mondes correspond celle des productions culturelles et, ainsi, plus Ç les mondes È vont se multiplier, plus les Ç cultures È vont sĠŽpanouir au moins en nombre et, pourquoi pas, en qualitŽ. Comme une rivire dont le cours dispara”t dans la montagne et rŽappara”t en rŽsurgence identique et diffŽrente, de mme les Ç cultures È saisies par les phŽnomnes de mondialisation, peuvent resurgir diffŽrentes et semblables, ainsi que lĠillustre lĠhistoire de lĠhumanitŽ depuis ses origines.

RŽviser nos reprŽsentations de la culture

Examinons ici deux affirmations : Ç la È culture nĠest pas dŽfinissable gŽnŽralement et la rŽfŽrence ˆ Ç une È et une seule culture nĠest plus concevable conceptuellement.

-          LĠimpossibilitŽ de dŽfinir Ç la È culture

Les anthropologues sont, parmi tous les chercheurs en sciences sociales et humaines, ceux qui ont le plus spŽcialisŽ leurs travaux sur les phŽnomnes culturels. On peut mme rappeler quĠentre les annŽes 1920 et 1950, la diffusion des traits culturels (diffusionnisme) puis lĠanthropologie culturelle nord-amŽricaine ont reprŽsentŽ une des trois branches des sciences de lĠhomme ˆ c™tŽ de lĠanthropologie sociale britannique et de lĠethnologie europŽenne continentale. Les investissements scientifiques nord-amŽricains sont, dŽjˆ ˆ lĠŽpoque, considŽrables et certains concepts, comme celui de pattern of culture, dĠune si grande richesse quĠon ne peut le traduire mais seulement en proposer des Žquivalents, sont des apports dŽcisifs ˆ la recherche anthropologique. En liaison avec la psychanalyse, une Žcole dite Ç culture et personnalitŽ È sĠest proposŽe dĠobserver lĠensemble des idŽes et des comportements socialement donc culturellement acquis, dŽveloppant ainsi un prŽsupposŽ culturaliste mais rencontrant la difficultŽ imprŽvue de perdre au fil de lĠaccumulation des donnŽes la capacitŽ ˆ dŽfinir son objet. Gilles FŽrrŽol (2003,81) rappelle quĠen 1952, deux des plus illustres tenants de ce courant, Kroeber et Kluckhohn, avaient relevŽ plus de cent soixante dŽfinitions diffŽrentes dans la seule production scientifique britannique supposŽe marginale par rapport ˆ lĠamŽricaine. JĠen envisageais le double vingt ans aprs ˆ lĠŽchelle anglophone. Un autre auteur amŽricain Žminent, thŽoricien de lĠanthropologie culturelle, Melville J. Herskovits, reconna”t que :

Ç les dŽfinitions de la culture abondent È puis considre qu È(u)ne des meilleurs dŽfinitions de la culture, quoique dŽjˆ ancienne est celle dĠE.B. Tylor qui la dŽfinit  comme Ôun tout complexe qui inclut les connaissances, les croyances, lĠart, la morale, les lois, les coutumes et toutes les autres dispositions et habitudes acquises par lĠhomme en tant que membre de la sociŽtŽ È.( Herskovits, 1967,5)

MalgrŽ lĠintŽrt de la liste proposŽe qui date de 1871, ceci est cependant tout sauf une dŽfinition dĠun objet scientifique : trop vague, trop redondant pour offrir les cadres dĠune analyse comparative de la diversitŽ des rŽponses humaines. Ainsi, plut™t  que dĠen proposer une nouvelle, acceptons  quĠon ne puisse pas dŽfinir la culture mais quĠon doive plut™t tenter dĠen penser les implications scientifiques et politiques. Dans ce sens, G. FŽrrŽol conclut sa notice Ôculture È sur les remarques suivantes :

Ç (si) la civilisation est ˆ la base dĠaccumulation et de progrs, la culture -nous rappelait Paul RicÏur dans Histoire et vŽritŽ- repose sur une loi de fidŽlitŽ et de crŽation. Loin de considŽrer avec suffisance lĠapport des sicles passŽs, comme un dŽp™t intangible, elle donne lieu ˆ toute une sŽrie de rŽ-interprŽtations possibles qui, en retour, la maintiennent, la consolident ou lĠactualisent, tradition et innovation nĠŽtant pas antinomiques mais complŽmentaires È. (FŽrrŽol,2003-83)  

Cette rŽfŽrence ˆ la philosophie de Paul RicÏur nous servira de transition pour dŽvelopper la seconde affirmation annoncŽe : lĠidŽe dĠune culture 

            LĠimpossibilitŽ de continuer ˆ concevoir lĠexistence dĠÇ une È seule culture

Ce qui en question ici cĠest le principe dĠunitŽ  qui nous obligerait ˆ penser lĠensemble des productions humaines, telles celles inclues dans la dŽfinition prŽcŽdente de Tylor, dans un cadre unique susceptible dĠautoriser une qualification particulire des comportements et de lĠassocier ˆ un groupe dont il serait un ŽlŽment central, voire structurel, de son identitŽ.

Est en jeu ici lĠidŽe mme dĠunitŽ qui prŽside ˆ lĠŽlaboration des concepts-recteurs de la pensŽe politique, juridique et Žconomique des sociŽtŽs occidentales modernes. LĠapport de lĠanthropologie juridique est en ce domaine particulirement explicite. M. Alliot , fondateur de lĠŽcole franaise dĠanthropologie du droit, nous interrogeait : Ç dis moi comment tu penses le monde, je te dirai comment tu penses le Droit È, cette dŽmarche sĠappliquant, on le verra, aux autres  productions Ç culturelles È, lĠƒtat, le MarchŽ etc. Quand, en effet, confrontant les cosmogonies des grandes traditions humaines, Michel Alliot analyse les relations entre leur vision de lĠorigine du monde et des principes mis en valeur par leurs cosmologies, il peroit des archŽtypes permettant de distinguer trois Ç familles Ç  de sociŽtŽs , les sociŽtŽs judŽo-chrŽtiennes qui pensent le monde ˆ partir dĠun nŽant initial et dĠune crŽation a nihilo par une instance unique, Dieu, les sociŽtŽs animistes o le monde est organisŽ ˆ partir du chaos par une pluralitŽ de dŽitŽs comme instances fŽcondantes et les sociŽtŽs confucŽennes o le monde est incrŽŽ car on nĠa de preuves ni de son origine ni de sa fin et qui est rŽgi par lĠinterfŽrence duelle, cumulŽe et ritualisŽe, des forces telluriques et de lĠempereur. La premire tradition, judŽo-chrŽtienne, en a dŽduit une architecture monologique : elle sera monothŽiste, monocratique, monarchique et le principe dĠunitŽ va progressivement, surtout avec les Lumires et la la•cisation de la sociŽtŽ, sĠŽtendre progressivement en sĠassociant au mouvement de modernitŽ. DĠun seul Dieu et dĠun seul souverain, voire dĠune monogamie incontournable, on va passer ˆ un seul espace, le Territoire, une seule population, la Nation, un seul pouvoir organisŽ, lĠƒtat, un seul Droit, codifiŽ, un seul espace dĠŽchanges, le MarchŽ. Le temps, les mesures de poids et de superficie sont ainsi unifiŽes et la notion de culture Ç une È appara”t, en liaison avec lĠabsolutisme et en particulier ce Ç sicle de Louis XIV È qui a provoquŽ la domestication des productions culturelles au service dĠune idŽe Ç absolue È, parce quĠunitaire, dĠun pouvoir absolu.parce que sans opposant. (Cosandey et Descimon, 2002)

Cette lecture monologique de la culture va ensuite quitter la personne du souverain pour devenir un attribut de lĠƒtat, reproduisant cinq sicles aprs la fiction des Ç Deux corps du roi È (Kantorowitzs, 1989), fiction qui avait permis lĠŽmergence du concept dĠƒtat dans les sociŽtŽs anglaise et franaise des XIIIĦ et XIVĦ sicles. Ds lors que lĠƒtat unitaire sĠimpose comme seule source de pouvoir, lĠunitŽ de la culture ˆ son service en sort lŽgitimŽe, mais au prix de nombreuses simplifications, voire de falsifications. Les reprŽsentations antŽrieurses ˆ ce grand mouvement dĠŽtouffement de la diversitŽ culturelle ne furent toutefois pas toutes absorbŽes ou Žteintes et, surtout, la remise en question, comme en Espagne, du modle de lĠƒtat-nation unitaire au profit de formes fŽdŽratives remet paralllement en cause la reprŽsentation unitaire de la culture, au risque de faire croire quĠavec la rŽfŽrence unitaire cĠest lĠidŽe mme de culture qui va dispara”tre. CĠest sans doute un des enjeux de ces JournŽes.

Enfin, lorsque lĠidŽe mme de culture comme entitŽ homogne sera contestŽe par des mouvements de type post-modernistes, cĠest lĠensemble des productions conceptuelles fondŽes sur le principe dĠunitŽ qui en est ŽbranlŽ. Bref, on tente alors de passer dĠun paradigme de lĠunitŽ ˆ celui dĠun pluralisme dont on dira quelques mots dans le dernier point puisquĠil est le fondement mme du processus de rŽsurgences culturelles dont on doit maintenant sĠexpliquer. 

Le pluralisme des cultures, entre rŽpŽtition et innovation

Pour introduire cette idŽe de pluralisme des cultures, on Žvoquera un autre apport de lĠanthropologie amŽricaine associŽ ˆ une dŽmarche de type processuel. Cet apport conceptuel est ce que lĠanthropologue Sally Falk Moore (Falk Moore, 1973) avait appelŽ des champs sociaux semi-autonomes qui sont les cadres de notre sociabilitŽ au quotidien. LĠintŽrt dĠun tel concept est quĠen renonant ˆ distinguer les groupements selon le critre de leur institutionnalisation ou de leur reconnaissance de la personnalitŽ morale et juridique, en plaant sur le mme plan les familles, les associations, les groupes informels, des maffias ou des Žglises, il permet de mettre lĠaccent sur ce qui constitue lĠessence de la sociabilitŽ. Le trait diacritique de la sociabilitŽ para”t tre en effet la capacitŽ ˆ produire des rgles et ˆ les faire respecter a minima, lĠexistence de rgles Žtant la condition mme de la reconnaissance de la spŽcificitŽ dĠun champ social et de sa capacitŽ ˆ se reproduire. De ce fait, les anthropologues du droit partisans dĠune lecture Ç radicale È du pluralisme juridique (CAD, 2003) en ont tirŽ pour consŽquence que tout groupe Žtant producteur de son droit, le monopole que revendique lĠƒtat sur le droit au nom de celui de la violence physique quĠil dŽtient Ç lŽgitimement È nĠest pas justifiŽ. Ainsi, on doit reconna”tre autant d ÔexpŽriences du droit que de groupes, chaque groupe faisant et dŽfaisant son droit et seul lĠacteur Žtant lĠarbitre de ce multijuridisme (Le Roy, 1998). On se propose dĠen dŽvelopper deux consŽquences.

- La premire consŽquence est dĠappliquer ˆ la Ç culture È cĠest-ˆ-dire ˆ lĠensemble des productions culturelles la proposition relative au pluralisme dans le droit, lui-mme production culturelle particulire. Chaque groupe en tant que champ social semi-autonome produit sa propre culture, entendue comme ce quĠil imagine pour sĠorganiser, se dŽvelopper et se reproduire. Ceci peut recouvrir une large panoplie de productions qui vont, selon un distinguo de la science moderne, de lĠesthŽtique ˆ la morale et qui font du groupe un fabriquant de normes mme si ce qui relve des systmes de dispositions durables ou habitus et que nous qualifions de micro-normes nĠa pas le mme statut social et ŽpistŽmique que les macro-normes dĠune loi ou dĠune convention pour ce qui concerne le droit, dĠune production architecturale ou thŽ‰trale pour ce qui relve de lĠesthŽtique. Mais il nĠy a pas de petite et de grande cultures. Il y a des groupes de taille et de poids diffŽrents et des ethoscapes .disponibles ou mobilisables qui permettent de faire reconna”tre et partager plus ou moins gŽnŽralement  ce que le langage courant dŽnomme une production culturelle mais qui est en fait, pour chaque groupe producteur plus quĠun produit, un vecteur de sa vision du monde, de la structure de la personnalitŽ qui sĠy affirme et de lĠidentitŽ qui sĠy transmet. Je songe ici autant ˆ Pablo Picasso, Claude Debussy, ou aux dŽcorations pariŽtales de Lascaux quĠˆ ce quĠon appelle, avec brutalitŽ et dŽdain , lĠart brut  des paysans et Žleveurs de lĠouest africains o on a travaillŽ.

Dans un tel contexte, la concurrence entre ce quĠon pourrait appeler les artistes, les artisans et les bricoleurs est de rgle et il est de bonne guerre que les tenants dĠune conception Žlitiste de la culture adossŽe aux pouvoirs dĠƒtat et aux forces Žconomiques dominantes cherchent actuellement ˆ nier cette polyphonie pour tenter de maintenir leur monopole qui, faut-il le rappeler, nĠest pas seulement esthŽtique, de lĠordre du signifiant, mais aussi financier pour le contr™le du marchŽ de la culture.

- Une deuxime consŽquence peut en tre tirŽe : la production culturelle ne se rŽduit pas ˆ lĠart et ne se dŽfinit pas seulement en termes esthŽtiques, surtout si celle-ci est manipulŽe et que les critres du beau  sont conservŽs par les gardiens de quelque sŽrail. Pour mieux comprendre comment on pourrait rendre compte des productions culturelles qui vont resurgir des mondialisations en cours, nous proposons dĠexposer en quelques mots le cadre thŽorique qui pourrait le faciliter.

Se donnant pour objectif de rendre compte de la complexitŽ et dĠune dynamique de changements,  ce dispositif se prŽsente comme un modle dĠun jeu qui Žtait initialement le jeu de lĠoie de notre enfance, ˆ soixante trois cases dŽcorŽes, pour devenir un Ç jeu des lois È o la dixime et dernire case permet au joueur dĠidentifier les  rgles et la manire de les pratiquer, Pour en rŽsumer la prŽsentation, nous nous rŽfŽrons ˆ un ouvrage en cours de publication (AFAD, ˆ para”tre)

Ç Pour entrer dans le jeu, il convient dĠafficher son topos, sa position statutaire ou sa fonction dans le contexte considŽrŽ .

1             Statuts des acteurs. Il sĠagit des positions des intervenants rŽsultant de leurs r™les sociaux. On pose ici la multiplicitŽ des appartenances ˆ des groupes diffŽrenciŽs, donc la pluralitŽ des statuts et Ç des mondes È dans lesquels ils sĠinscrivent.

2.           Ressources. On entend par lˆ les moyens utilisŽs et les supports de lĠaction pour y parvenir. Les ressources peuvent tre matŽrielles, humaines ou intellectuelles comme connaissances, compŽtences, etc.

3.           Conduites. Les actions peuvent tre anticipatives, se projeter selon des enjeux (case 9) dont on espre un gain (stratŽgies), ou rŽactives ou adaptatives (tactiques).

4.           Logiques. Elles sont abordŽes ici comme des rationalisations de lĠaction et pour la conduire ou la justifier. Depuis les travaux de M. Alliot, on distingue, au plus simple, entre logiques institutionnelles (É) et logiques fonctionnelles.

5.           Les Žchelles spatiales. On parle le plus souvent dĠŽchelles spatio-temporelles, la relation entre lĠorganisation de lĠespace et celle du temps Žtant trs gŽnŽrale. La distinction entre les Žchelles locales, nationales et internationales est basique car ces trois Žchelles recoupent des diffŽrences de rŽprŽsentation  On distingue anthropologiquement trois reprŽsentations diffŽrentes. LĠune est moderne, de nature gŽomŽtrique en ce sens quĠelle est basŽe sur la capacitŽ de mesurer (metros) le globe terrestre (gŽ/geos) et quĠelle est ˆ la base de la propriŽtŽ privŽe et de la souverainetŽ politique. Les autres sont des relations prŽ-modernes et post-modernes, fondŽes sur des conceptions topocentrique et odologique, o ce sont un point (topos) ou un cheminement (odos) qui dŽterminent les formules dĠorganisation de lĠespace.

6.           Les Žchelles de temps et processus. Les processus sont des ajustements de conduites selon une durŽe et pour produire un rŽsultat. Ils peuvent tre approximativement de court terme (moins dĠun an), moyen terme (cinq ans), long terme (trente ans), trs long terme (cent ans et plus). De ce fait, on parlera respectivement de microprocessus, mŽsoprocessus, macroprocessus et mŽgaprocessus.

7.           Les forums. Ce sont les lieux dĠŽchange, de confrontation, de dŽcision et de rglement des conflits. Le forum romain en est lĠexemple type en rŽpondant aux trois fonctions : Žconomiques (marchŽs), politiques et judiciaires (tribunal de la plbe), sociales (places de rencontre).

8.           Ordonnancements sociaux. Ç Mettre en forme et mettre des formes È (Bourdieu) est une exigence que partagent toutes les sociŽtŽs qui doivent produire des ordonnancements particuliers. On distingue ici les ordres sociaux imposŽ, nŽgociŽ, acceptŽ et contestŽ, les sociŽtŽs en privilŽgiant un mais en combinant plusieurs selon la complexitŽ de leurs montages sociaux. LĠordre imposŽ est Žvidemment lĠessence du modle occidental-moderne.

9            Enjeux. Ç En È Ç jeu È, ce qui est mis dans le jeu, ˆ la manire dĠun pari, donc peut tre gagnŽ ou perdu. Les enjeux impliquent des rgles (the game en anglais) mais aussi une connaissance et un art de la pratique (the play). On Ç joue È ici sur les distinctions entre lĠimmŽdiat et le diffŽrŽ, le matŽriel et le symbolique, lĠorganisationnel et le pragmatisme, en les combinant ˆ nouveau

10.         Rgles du jeu. La connaissance des enjeux et leur Ç mise en musique È permettent dĠanalyser dynamiquement les contraintes et les potentialitŽs du fonctionnement des sociŽtŽs. On peut distinguer des rgles du jeu diffŽrentes selon les acteurs impliquŽs, ce qui rend explicite, naturellement, une Ç fracture È de la sociŽtŽ.

Le modle formel du jeu des lois est spiralŽ, ˆ la faon dĠun escargot. On peut lĠexploiter en partant  des statuts (1) pour aboutir aux  rgles du jeu (10), de dŽbuter ˆ cette  case 10,  ou de toute autre case ds lors que ce sont bien les rgles du jeu que nous recherchons et que toute modification dĠun des paramtres  entra”ne lĠajustement rŽciproque de tous les autres. È

Prenons ensuite la production dĠun objet culturel tel que lĠaffiche publicitaire, un jouet dĠenfant comme une poupŽe Barbie, un CD musical ou lĠŽcriture dĠun pome. Ce sont tant™t les acteurs, les ressources ou les logiques, les destinataires ou les modes de gestion des conflits qui vont particulariser les ethocsapes qui vont donner force et visibilitŽ aux Ç rgles du jeu È mises en Ïuvre. Et toute modification dĠun paramtre induit la modification de tous les autres ou lĠobligation dĠen contr™ler lĠimpact. Ainsi pour la poupŽe Barbie. Face ˆ la concurrence dans une logique dĠun marchŽ capitaliste, ses concepteurs ont dž introduire un personnage masculin, Ken, puis sophistiquer la reprŽsentation de Barbie sur le modle du mannequin, de la star ou de la princesse. Mais dĠautres productions culturelles, dĠorigine japonaise par exemple, tentent dĠimposer dĠautres rgles du jeu donc dĠautres produits qui nĠexistent que parce quĠils sont mondialisŽs. 

Tournant le dos aux rŽfŽrences esthŽtisantes, nous proposons au lecteur de sĠaventurer dans ce jeu des lois pour comprendre le sens et la portŽe des productions culturelles, prendre leur mesure si on veut. La mŽthode nĠest pas relativiste car toutes les productions ne sĠŽquivalent pas. Au contraire, chacune est originale, incomparable, tout en Žtant le produit dĠun hŽritage commun en interaction avec les modes dĠexpression contemporains. Ë nouveau, lĠimage de la rŽsurgence sĠimpose : diffŽrent et semblable. Ce qui est intŽressant avec cette approche, cĠest de mettre lĠaccent sur lĠincidence dŽcisive du topos, ce point de vue de lĠacteur ˆ partir du statut quĠil assume ˆ un moment donnŽ parmi tous ceux quĠil peut mobiliser. Cette incidence du point de vue, que lĠanthropologie privilŽgie de plus en plus, pourrait tre partagŽe avec les autres chercheurs et dŽcideurs pour fonder une lecture pluraliste des productions culturelles.

On peut prŽfŽrer le Ç divin È Mozart ˆ la House music, ou au rap, les robes de Christian Dior ou les tailleurs Chanel  ˆ la mode beatnick ou les empanadas ˆ une pizza etc. Comme le dit lĠexpression populaire, Ç tous les gožts sont dans la nature È. Mais, ce qui est culture et donc qui relve de notre prŽoccupation ici cĠest de comprendre comment lĠhomme pose sa marque sur le monde, quel tre-au-monde sĠy dessine et, finalement, quelle humanitŽ sĠy rŽvle, donc quel avenir attend les gŽnŽrations futures.


Comme on lĠa suggŽrŽ en introduction, on ne peut accepter dĠavoir des lectures pessimistes de la mondialisation car ce serait faire injure ˆ la capacitŽ de lĠhomme ˆ prendre la mesure des Žvolutions et ˆ sa libertŽ dĠen choisir les moyens. NĠest-ce pas lˆ des leons de lĠhumanitŽ depuis ses origines que nous devons maintenant transmettre ˆ nos hŽritiers ? Sans doute faudra-t-il mettre ˆ distance le mythe du progrs, lĠŽvolutionnisme qui lĠa vulgarisŽ et lĠethnocentrisme qui accompagne trop souvent notre perception de mutations en cours et que synthŽtise, abruptement, la notion de mondialisation. Mais cĠest lˆ o sĠouvre une nouvelle phase de lĠhistoire de lĠhumanitŽ et elle est finalement toute stimulante. Elle propose des nouvelles perspectives ˆ la libertŽ, au risque de la permissivitŽ. Elle ouvre le champ de nos responsabilitŽs, ˆ condition dĠassumer les obligations correspondant aux droits ainsi reconnus.  Les nouvelles Ç offres culturelles È et les processus de mondialisation peuvent nous enrichir mais doivent tre organisŽs. On doit pouvoir en dŽbattre, dans des forums dŽmocratiques, en prenant le risque, dans certains contextes, dĠaccepter une Ç discrimination culturelle positive È pour faire en sorte selon une expression savoureuse du reprŽsentant de la Jama•que ˆ lĠassemblŽe gŽnŽrale de lĠUNESCO dĠoctobre 2005 que Ç les ŽlŽphants et les aigles (puissent) dialoguer avec les souris È. Les instances politiques aux Žchelles locales, nationales et internationales sĠy emploient, mais leur engagement sera inutile sans les investissements que chacun dĠentre nous consentira ˆ rŽaliser pour promouvoir derrire Ç les cultures È lĠŽgale dignitŽ des femmes et des hommes, donc lĠŽducation aux Ç droits humains È comme on dit au Canada.

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