Le paradoxe de la ngation de la misre :

savoir et non-savoir de lexpertise internationale[1]

 

Bruno Mallard

GRESAL/MSH-Alpes

 

 Son ignorance de la vie quotidienne des peuples est abyssale.

Sa matrise des mcanismes financiers internationaux, impressionnante. [2]

 

 

Dans lun de ses essais, le physicien Etienne Klein rappelait combien les paradoxes, loin dՐtre des obstacles la connaissance, peuvent stimuler la rflexion et conduire des dcouvertes majeures[3]. Lhistoire des sciences offre maints exemples de cette fcondit  paradoxale , porteuse, loccasion, de vritables rvolutions conceptuelles. Ces entorses au sens commun ou aux connaissances tablies doivent ainsi non pas tre contournes thoriquement mais faire lobjet dun examen attentif. Le constat valait pour les sciences de la nature mais il peut tre envisag de lՎtendre aux sciences de lhomme, o la construction des savoirs se nourrit aussi dun questionnement incessant.

Le livre Eradiquer la misre, publi rcemment par un collectif de lassociation ATD Quart Monde, ouvre des pistes intressantes dans cette optique. Xavier Godinot, coordonnateur de louvrage, y rapporte ces propos de Jeffrey Sachs, professeur duniversit et conseiller spcial du secrtaire gnral de lONU pour les questions de pauvret :  La pauvret existe dans les pays riches, mais pas lextrme pauvret, [quon ne trouve que] dans les pays en dveloppement [4]. Ce qui inspire aussitt lauteur ce commentaire :  Une telle affirmation est vritablement stupfiante sous la plume dun conomiste aussi inform, originaire des Etats-Unis, o lextrme pauvret tue tous les jours dans les quartiers les plus dshrits. [] Comment expliquer un tel aveuglement ? [5]. Il y a l, manifestement, un paradoxe majeur. On ne peut en effet quՐtre interpell par le fait quun expert rput semble mconnatre ce point un phnomne aussi grave et dont il est, de surcrot, cens tre spcialiste. Si lon admet que lon ne peut valablement sattaquer un problme comme celui de la misre si lon nen saisit pas ses manifestations les plus tangibles, il y a, lՎvidence, motif rflexion urgente. Dans ce qui suit, nous tenterons de montrer : 1) que la mconnaissance releve ne doit pas tre vue comme une ngligence isole, mais plutt comme le reflet dune tendance gnrale de la vulgate conomique et technocratique verser dans des simplifications abusives, voire des contresens sagissant des questions de pauvret ou de misre ; 2) que ce problme tient certes en partie lattitude personnelle des auteurs concerns, laquelle est influence et faonne par de nombreux facteurs (contraintes institutionnelles, manque dexprience directe, sociocentrisme, emprise du mythe progressiste) ; 3) mais quil trouve aussi son origine dans le cadre de pense associ la discipline de rfrence mobilise, lՎconomie, ce qui invite introduire un questionnement pistmologique et, par suite, (4) proposer une approche constructiviste apte renouveler le regard port sur les populations dites pauvres.

 

 

I – Elments pour une connaissance de la mconnaissance

 

1 – Des erreurs dapprciation rcurrentes

Au vu de la phrase cite plus haut, la premire ide qui vient lesprit est que lon a affaire une maladresse ponctuelle, un fait anecdotique valant peine que lon sy arrte. Il nen est rien. Cette phrase est bien reprsentative de la ligne gnrale suivie par lauteur :  Les dizaines de millions de personnes prisonnires de la misre nont pas de place dans les plans de Jeffrey Sachs , note ainsi Xavier Godinot[6]. Mais il y a chose plus frappante encore : une enqute plus pousse montre que ce type dapproche na, en fait, rien dexceptionnel.

Le livre Eradiquer la misre sarrte ainsi sur la rflexion dun autre spcialiste, le Britannique Paul Collier, auteur dun essai rcent sur la pauvret dans le monde : The Bottom Billion, Why the Poorest Countries Are Failing and What Can Be Done About It (Le milliard den bas. Pourquoi les pays les plus pauvres chouent et ce que lon peut y faire)[7]. Professeur dՎconomie lUniversit dOxford et ancien directeur du dpartement de recherche de la Banque mondiale, cet auteur semble galement minimiser les difficults des familles dmunies des pays riches ou revenus intermdiaires, estimant que leffort daide doit tre concentr sur les pays sans croissance conomique, soit 57 nations : le  milliard den bas [8]. Ce  recentrage de la cible , relve Xavier Godinot, exclut  les centaines de millions dautres familles  habitant ailleurs dans le monde[9].

Des commentateurs rputs pour leur sens critique versent aussi, peu ou prou, dans ce travers. Dtracteur clbre de la mondialisation librale, Joseph Stiglitz affirme ainsi sans grande prcaution au dbut de lun de ses essais :  La mondialisation [] a contribu sortir de la pauvret lAsie orientale . [] Le succs [de ces pays] a t clatant [] [et], il importe de le noter : leurs gouvernements ont fait en sorte que les bnfices de la croissance ne profitent pas quՈ quelques-uns et soient largement partags [10]. Le principal pays vis ici est bien sr la Chine, dont les performances conomiques rcentes, dignes de figurer dans les annales, ont entran la hausse des revenus dune large partie de la population. Cependant, la situation socio-conomique relle y est beaucoup plus contraste que ce que laisse entendre ce bilan sommaire. Le politiste Jean-Luc Domenach, spcialiste de ce pays, expliquait rcemment :  La Chine reste un pays globalement pauvre, et mme plus que pauvre sur la plus grande partie de son territoire []. Des poches de misre subsistent parmi les chmeurs et la population ge des villes, et plus encore dans les campagnes des provinces les plus recules et les moins favorises par la nature [11]. Lauteur prcisait encore :  La Chine est lun des pays les plus ingalitaires au monde [12]. Ce qui frappe effectivement est le caractre dsormais hautement htrogne de la population chinoise en termes de condition socio-conomique : le pays a vu clore de grandes fortunes (il y aurait quelque 440 000 millionnaires en euros[13]) et lՎbauche dune classe moyenne (tout au plus entre 10 et 20 % de la population[14]), mais il abrite galement plus dun demi-milliard de personnes disposant dun revenu infrieur huit dollars par jour, parmi lesquelles figurent quantit de laisss-pour-compte. Pour donner un aperu de la situation de la majeure  partie de la nation, quil suffise de mentionner que la simple admission dans un hpital reprsente gnralement lՎquivalent dun an de salaire moyen[15]. On ne peut donc nouveau que sinterroger : comment est-il possible den arriver escamoter lexistence de nombreuses populations (il sagit en loccurrence de dizaines, voire de centaines de millions dindividus) visiblement confrontes dimportantes difficults matrielles ?

En ralit, aussi surprenante quelle soit, cette position est au fond assez cohrente avec celle de la plupart des grandes organisations internationales qui traitent du sujet. On peut en prendre pour tmoignage la plaquette sur les  objectifs du millnaire , publie en 2000 par les Nations unies sous le titre significatif de : Un monde meilleur pour tous. Signe par les plus hautes autorits politiques, conomiques et financires de la plante – le Secrtaire gnral de lONU, le Secrtaire gnral de lOCDE, le Directeur gnral du FMI et le Prsident de la Banque mondiale –, elle commence sur ces phrases :  La pauvret sous toutes ses formes est le plus important dfi auquel doit faire face la communaut internationale. Une cause particulire de proccupation est le cas des 1,2 milliards dՐtre humains qui ont moins de un dollar par jour pour vivre, et des 1,6 milliard dautres qui ont moins de deux dollars. Le progrs cet gard passe ncessairement par la dfinition dobjectifs de lutte contre la pauvret. [] En les faisant siens, la communaut internationale sengage vis--vis des personnes les plus pauvres et les plus vulnrables du monde [] [16]. Mme si, compar dautres analyses, la  population cible  est ici largie avec un passage au seuil de deux dollars, les personnes trs dfavorises des pays du Nord, tout comme celles de beaucoup dEtats mergents ou  intermdiaires , se trouvent clairement exclues du champ dintervention (sauf exception, elles se situent au-dessus du seuil fix)[17]. Vivraient-elles donc dj dans le  monde meilleur  qui est annonc ? Doit-on vraiment considrer quelles ne sont pas une  cause particulire de proccupation  ?

En fait, on peut mme se demander si, en ralit, les autres, celle des  groupes cibles , le sont vraiment au regard de ce qui est parfois affirm. Par exemple, Jagdish Bhagwati, professeur dՎconomie lUniversit de Columbia et conseiller spcial lONU sur la mondialisation, nhsitait pas dclarer dans un entretien rcent :  Je viens dInde. Pendant des dcennies, lInde [] a stagn conomiquement avec pour rsultat une constante pauvret de masse. Puis nous avons engag de grandes rformes en ouvrant le pays au march et la mondialisation. Ce qui a sorti lInde de la pauvret. Voil mes yeux un progrs moral incontestable pour la collectivit [18]. Certes, le pays a vu, comme en Chine, une partie de la classe moyenne prosprer, de nouveaux quartiers daffaires et de luxe sՎdifier et le nombre de millionaires augmenter comme jamais. Pour autant, on ne peut pas ne pas savoir aussi que cette tendance ne touche quune fraction rduite de la population[19] et quelle ne change rien au fait quune part norme de la nation indienne est, aujourdhui comme hier, confine dans des bidonvilles insalubres et confronte quotidiennement un dnuement matriel patent. En 2005, le Programme des Nations unies pour le dveloppement (PNUD) admettait dailleurs dans son rapport annuel que lenrichissement du pays ne sՎtait  pas accompagn dun dclin spectaculaire de la pauvret [20]. Plus significativement encore, selon la FAO, quelque 200 millions dIndiens souffrent actuellement de faon permanente de la faim. Mais tout cela naffecte aucunement lapprciation porte, qui est, encore une fois, formule avec une dsarmante simplicit : il y avait nagure en Inde une pauvret de masse ; aujourdhui, elle nexiste plus. Au-del de laspect caricatural du propos, on voit transparatre ici la mme orientation gnrale de la pense que prcdemment. Tout se passe comme si, dans une partie au moins du discours technocratique, non seulement les enseignements dautres disciplines que lՎconomie taient ignors, mais le bon sens lui-mme tait mis entre parenthses, au point de permettre loccultation de pans entiers de la ralit[21].

 

2 – Difficults mthodologiques et dinterprtation

Bien sr, toutes les expertises ou tudes conomiques ne sont pas marques par de tels excs. En rgle gnrale, les ides avances sont plus nuances et les conclusions moins premptoires. Sur le fond pourtant, on retrouve souvent les mmes insuffisances dans lapprhension de la misre, de sa spcificit, et de ce qui la distingue de la simple pauvret. Un essai rcent, La nouvelle cologie politique, en fournit une illustration[22]. Ecrit par deux chercheurs de lObservatoire franais des conjectures conomiques (OFCE), il expose des ides intressantes sur la question des ingalits de richesse lՎchelle internationale. Nanmoins, le propos glisse aussi parfois dans des visions strotypes dont certaines ont un fondement discutable ou sont porteuses dambiguts embarrassantes. On se permettra ici dinsister sur cet aspect afin de prciser quelques points essentiels.

 Le niveau de vie moyen de lhumanit, est-il not en tte du rsum de quatrime de couverture, a davantage augment entre 1990 et 2000 quentre lan 1 de notre re et 1820. Plusieurs milliards dindividus sont ainsi sortis de la misre ou sont sur le point de sen extraire . Bien quadosse lautorit des chiffres, cette affirmation mrite dՐtre questionne. Ce ne sont pas les donnes quantitatives en elles-mmes qui posent problme, mais linterprtation que lon croit pouvoir en tirer. Les difficults se situent plusieurs niveaux. Le premier est dordre mthodologique. Selon le statisticien Daniel Verger :  Lapproche statistique de la pauvret pose des problmes conceptuels et de mesure, qui se trouvent dmultiplis dans le cas des comparaisons internationales ds lors que lon cherche mettre en perspective des socits trs diverses, tant sous langle des niveaux de vie actuels que par leur histoire conomique et politique [23]. Autrement dit, lorsque lon sintresse la condition humaine, qui sinscrit dans des socits et des poques diffrentes, il convient de se dfier de tout simplisme et de bien peser la signification que lon peut prter aux mesures effectues. Dans le cas voqu, ces prcautions sont manifestement ngliges. Avancer, par exemple, que des populations sont  sorties de la misre  suppose implicitement quun certain seuil de bien-tre et de confort matriel a t franchi. Or, tous les seuils statistiques destins faire la sparation entre  pauvres  et  non pauvres  sont le rsultat de choix comportant une grande part darbitraire. Qui plus est, le fait de relever ou, au contraire, dabaisser lgrement cette limite a souvent un impact considrable sur la part de la population totale classe comme  dfavorise [24]. Et il va sans dire que lorsquon passe dun critre de mesure un autre, les diffrences peuvent tre plus importantes encore. Des exemples saisissants en ont t donns par le pass. Deux analystes notaient ainsi dans une tude quen 1989 la Banque mondiale valuait le nombre dindividus  extrmement pauvres  630 millions travers le monde, pendant quun autre organisme, le World Watch Institute, avanait, lui, le chiffre de 1 225 millions, soit quasiment le double[25].

Dans ces conditions, soutenir, sur la seule base du critre ordinaire du  niveau de vie  (reprsente grosso modo par la quantit de biens et services disponibles) et du seuil international officiel d extrme pauvret  (1,25 dollar par jour et par personne), quau cours des deux ou trois dernires dcennies, des  milliards de personnes  se sont extraites de la misre ou pseraient sur le point dy arriver tient largement de laffirmation gratuite. Au demeurant, mme sans tre spcialiste, on ne peut manquer de nourrir des doutes ds lors que lon y rflchit  : une personne disposant quotidiennement non plus dun mais de deux ou trois dollars peut-elle tre dclare, sans plus dinformations, comme  sortie de la misre  ? Dans la pratique, les choses ne sont videmment pas si simples. Dautant que la diversit des socits humaines comme leur htrognit intrinsque sont souvent source de surprises. On rencontre ainsi des groupes sociaux qui, bien quՎmargeant officiellement sous le seuil montaire de la  grande pauvret , ne sont aucunement  dans la misre , et, inversement, des gens qui, quoique figurant au-dessus des seuils de pauvret absolue couramment utiliss, connaissent une situation dextrme prcarit et dexclusion sociale marque. Le cas est monnaie courante dans les pays du Sud. En Amrique latine par exemple, une communaut amazonienne isole pourra tout fait entrer dans le premier cas de figure ( pauvret  officielle, mais sans misre relle), et les habitants de certains quartiers urbains dshrits dans le second (pas de  pauvret  ou d indigence  officiellement dclare, mais misre bien relle). De mme, dans les rgions himalayennes, on peut encore rencontrer des communauts villageoises isoles qui vivent en quasi-autarcie avec peu de biens matriels. Leurs revenus tant trs faibles, elles sont officiellement classes parmi les trs pauvres. Cependant, les observateurs attentifs notent quelles ne connaissent pas la misre. Leur mode de vie peut, certes, tre extrmement rude, mais elles disposent du ncessaire pour vivre dignement. Plus encore, au dire de ceux qui ont partag leur quotidien, leur vie est souvent empreinte  de joie et de paix [26], au point que les troubles de la sant psychologique leur sont quasi inconnus. Dans ces conditions, qui est dans la misre et qui ne lest pas ? lՎvidence, les statistiques internationales ordinaires sur la  (grande) pauvret , souvent cites sans la moindre rserve, apparaissent fort peu pertinentes. LՎconomiste Serge-Christophe Kolm estime mme quelles  ne signifient rien  tant elles mlangent des situations de nature diffrente[27].

 

3 – Distinction entre  pauvret  et  misre 

Cette remarque conduit aborder un important problme conceptuel : dans la phrase examine, il nest pas fait de distinction entre  pauvret  et  misre . Or, si confondre ces deux notions est chose banale, cette facilit expose de srieux contresens. Comme y invitent dsormais diffrents auteurs, il ne faut pas voir entre pauvret et misre une simple diffrence de degr, comme si la misre marquait seulement un plus grand dnuement, mais bien considrer que ces deux notions renvoient des phnomnes sociaux de nature diffrente. Il convient dapporter ici quelques prcisions.

La misre peut prendre des visages diffrents, mais saccompagne toujours dune dgradation de la condition humaine. Elle concerne des populations trs varies :  parias  et autres victimes dostracisme dans les socits traditionnelles, familles sans ressources et prives de repres culturels plonges dans la drliction des bidonvilles dans les pays du Sud ; mais aussi, dans les nations industrialises, minorits exclues et en butte la discrimination,  sans domicile fixe ,  marginaux  divers, et, surtout, en trs grand nombre, mnages apparemment bien intgrs mais pigs par lՎvolution des contraintes conomiques ou sociales : chmage prolong, surendettement, rupture familiale Parfois appele aussi  extrme pauvret  ou  indigence , la misre condense un ensemble de privations et deffets dexclusion gnrateurs dune forte souffrance morale et matrielle. Autrement dit, elle voisine avec le malheur, la dtresse, linfortune, ainsi que le suggre lՎventail de ses acceptions recenses dans le dictionnaire. Il y a lieu de prciser nanmoins que, chez une personne, elle peut ventuellement cohabiter avec le maintien dun sentiment de gratitude lՎgard de lexistence, car elle nenvahit pas ncessairement toute lexprience individuelle de la vie. Cette dernire peut toujours avoir certains domaines prservs qui, linstar de la pratique spirituelle et religieuse, apportent soutien et espoir au quotidien. Pour autant, la misre reste videmment un tat foncirement ngatif dont il convient de sextraire le plus vite possible.

La pauvret, par contre, recouvre des ralits fortement contrastes et multiformes. Il est de ce fait trs dlicat dՎmettre son sujet des jugements de valeur tranchs et porte gnrale. On considre habituellement que la  pauvret  renvoie une situation subie et un tat de carence sur le plan matriel, ce qui correspond bien aux connotations vhicules notamment par le terme anglais de poverty. Une telle interprtation peut, bien sr, parfois se justifier. On peut ici penser entre autres aux nombreuses personnes qui, limage de certains  travailleurs prcaires , sont relativement bien  insres  socialement, mais demeurent confrontes une vidente gne matrielle, quoique pas aussi grave que dans les cas de misre dclare. Toutefois, sur un plan gnral, le concept de pauvret nest pas synonyme de dchance ou de privation douloureusement vcue. Autrement dit, mme si, dans certaines de ses formes, la condition de pauvre peut occasionner des difficults pour les personnes, elle na pas pour corollaires une dignit blesse, une souffrance physique ou une marginalisation sociale.

Figurent en effet en trs grand nombre parmi les  pauvres  des populations ou groupes sociaux qui ont simplement un mode de vie frugal. Il peut sagir de personnes ayant dlibrment opt pour une forme de sobrit matrielle, comme dans le cas des communauts monastiques et des diverses formes de  simplicit volontaire . Ces groupes sociaux constituent aujourdhui dinfimes minorits dans les pays occidentaux. Toutefois, ils taient plus largement reprsents dans le pass (et le seront peut-tre lavenir) et restent assez nombreux dans certaines rgions du monde, par exemple dans certains Etats asiatiques o la religion bouddhiste occupe une grande place dans la vie sociale (Npal, Bouthan).

Ensuite, sont galement ranges parmi les pauvres une grande partie des populations autochtones au mode de vie  traditionnel . Leurs normes de confort matriel peuvent tre situes trs en de de celles qui prvalent dans le  monde moderne . Cependant, dans une majorit de cas, et tout comme pour la premire catgorie mentionne, elles ne se dfinissent pas et ne se vivent pas dabord comme  pauvres , mme si elles apparaissent bien comme telles dans les statistiques. Les exemples de groupes ethniques entrant dans ce cadre sont lgion : communauts amrindiennes, peuples mlansiens, Inuits de Sibrie, socits rurales de lAsie tropicale Bien que rduits lՎtat de minorits dans leur pays dorigine et parfois en nette rgression dmographique, ces groupes sont loin dՐtre quantitativement insignifiants puisquils reprsenteraient, lՎchelle plantaire, quelque 500 millions de personnes[28].

Toutefois, les pauvres les plus nombreux, et de trs loin, sont ceux que lhistorien et sociologue Immanuel Wallerstein qualifierait de  semi-proltariss [29]. Ils sont surtout prsents dans les pays du Sud, dans les zones rurales, pri-urbaines et dans les faubourgs des villes. Leur particularit est de se trouver dans une sorte de situation intermdiaire : ils ont un pied dans des rseaux sociaux, culturels et conomiques  traditionnels  ou  no-traditionnels , et un autre dans le monde capitaliste contemporain. Leur mode dexistence et leur subsistance matrielle participent des deux univers, ou plutt dune hybridation complexe des deux. Ces populations sont trs proches, voire se confondent avec les gens vivant et uvrant dans la vaste nbuleuse de l informel , ce monde aux contours et aux caractristiques mal dfinis, voquant lide de quartiers dhabitat prcaire, et plus encore de micro-activits de production et dՎchange aux normes de fonctionnement atypiques et la reconnaissance officielle incertaine. On a affaire ici une ralit de masse qui rassemble une proportion trs large, souvent majoritaire, de la population dans les pays du Sud. Certes, une fraction importante de ces collectivits de l entre-deux  et officiellement dsignes comme tant  en dveloppement  connat en fait une situation de misre manifeste. Mais, pour dautres, prvaut une simple  pauvret  dont la nature est ambigu et variable, limage du rapport complexe quentretiennent ces personnes avec la modernit capitaliste. Il existe ainsi toute une palette de situations, allant de la prcarit difficilement vcue des tats plus stabiliss et de confort relatif, avec des niveaux de  bien-tre subjectif  parfois levs et une riche  socialit primaire  (amiti, liens familiaux, rapports de convivialit). Il importe dinsister sur cette ralit contraste et composite. Car si elle est assez banale dans les pays du Sud, elle peut surprendre lobservateur extrieur tant elle peut se rvler contraire ce que suggre spontanment lintuition : au cur de certains milieux trs pauvres, il est des cas o la  misre  au sens strict, cest--dire celle qui est proche du malheur, se rvle finalement peu prsente. Le scientifique et bouddhiste franais Matthieu Ricard en donnait un exemple extrme avec les conducteurs de tricycles (Rickshaw-Wallah) de Delhi, en Inde :  [Ceux-ci], crivait-il, nont pas la vie facile, loin de l, mais je ne peux mempcher de penser que leur ct bon enfant et leur insouciance les rendent plus heureux que bien des victimes du stress qui rgne dans une agence de publicit parisienne ou la Bourse [30]. Ce phnomne de pauvret sans misre vritable explique sans doute partiellement certains des rsultats tonnants auxquels parviennent les enqutes internationales sur le  bonheur ressenti  par les individus, en particulier le fait que le pourcentage dindividus se dclarant  plutt  ou  trs heureux  apparat plus lev, par exemple, dans certains pays latino-amricains que dans les Etats europens[31].

A lissue de cette brve revue densemble des mondes complexes de la pauvret et de la misre, on voit bien que lon a affaire des ralits trop disparates pour quil soit lgitime de les agrger et les traiter comme un tout. Se contenter didentifier les  populations en grande difficult  laide de certains montants de richesse prtablis est insuffisant, parfois franchement inadapt. En gnral, les chiffres produits ne permettent de se faire aucune ide du vcu rel des divers groupes sociaux concerns. Ils autorisent simplement affirmer que ces deniers nont pas, et ne peuvent adopter, le modle de consommation standard des pays industrialiss.

 

4 – Le travers de lanachronisme

Cette absence des distinctions ou des nuances dans la citation tudie mne au troisime point faisant difficult : le schma historique gnral qui sert de toile de fond au propos. Inspir pour le mythe du Progrs ncessaire et irrsistible, ce rcit suggre, grands traits, quil fut une poque, pas si lointaine, o les hommes taient en butte la raret et connaissaient pour la plupart une extrme pauvret. Puis, le progrs technique et lamlioration des conditions sociopolitiques aidant, est arrive lՏre du dveloppement conomique acclr. Une immense partie de lhumanit a ainsi pu senrichir dans des proportions sans prcdent, notamment au cours des dernires dcennies, faisant ainsi fortement reculer la misre.

Sur un plan comptable, il est indniable que le montant total des richesses matrielles produites dans le monde a connu un essor spectaculaire au cours du dernier demi-sicle. Cependant, on ne saurait en dduire a priori quautrefois, limmense majorit de la population humaine tait voue la misre et que, dsormais, il nen est plus ainsi. Une telle vision participe dune forme danachronisme consistant projeter nos rfrences actuelles sur des socits antrieures.  On aura beau de souligner que [les nouveaux] pauvres le sont bien peu, crit Denis Clerc, puisque nombre dentre eux disposent de plus de confort et de calories que la majorit des habitants de notre pays il y a deux sicles : cette comparaison na aucune valeur, car chacun de nous ctoie dans la rue ses contemporains et non les fantmes des sujets de Louis XVI. La consommation nest jamais un phnomne en soi : cest un phnomne social, le signe dappartenance une socit [32]. Une telle mise en perspective est essentielle. Sans elle, on ne peut comprendre, par exemple, que dans la France daujourdhui lestimation de la proportion de gens dmunis – environ 10 % de la population – puisse tre, si lon en croit les historiens, quasiment la mme que celle qui tait dj avance la fin du XVIIIe sicle[33].

Il apparat donc que sen tenir la seule croissance de la richesse conomique conduit surestimer lamlioration du sort des dfavoriss lՎpoque moderne et, inversement, sous-estimer la condition des hommes dautrefois. Cette ide est renforce par le fait que, si la misre a vraisemblablement exist toutes les poques et dans toutes les grandes socits, avec la constitution de minorits de  parias  plus ou moins visibles socialement, la cration systmatique dune misre de masse semble bien tre, elle, un phnomne historiquement assez rcent. Ce dernier apparat troitement li au dveloppement conomique moderne, et plus prcisment lexpansion dune organisation sociale focalise sur les rapports marchands et le principe de laccumulation indfinie. Selon Arturo Escobar :  Quelles quaient pu tre [les] formes traditionnelles [de vie frugale], et sans les idaliser, il est vrai que la pauvret massive au sens moderne nest apparue que lorsque la diffusion de lՎconomie de march a rompu les liens communautaires et a priv des millions de personnes dun accs la terre et dautres ressources. Avec la consolidation du capitalisme, la pauprisation systmatique est devenue invitable [34].

Deux dimensions doivent par consquent tre prises en compte dans lanalyse. La premire est que, ainsi quon la suggr, chaque poque et chaque socit a ses propres normes du bien-tre et sa conception de la vie bonne ou acceptable. Et la variabilit peut tre trs forte. Comme le note Bernard Maris[35], on ne pourra mme jamais affirmer avec certitude que les hommes sont plus heureux aujourdhui quau Moyen Age (mme si nous inclinons penser quil en est bien ainsi). Dautre part, il faut voir que jadis, dans une majorit de socits, les faibles ressources allaient de pair avec ce que certains dnomment, par opposition la misre ou  pauvret moderne , une pauvret  traditionnelle (ou  vernaculaire ), voire  conviviale [36] : une vie qui pouvait tre loccasion trs pre et difficile mais qui nimpliquait pas de complet dnuement et nՎtait pas synonyme dexclusion sociale, de frustration existentielle ou de dignit perdue. Ce  dracinement  social et  cologique  (cest--dire li au milieu de vie) est nglig par beaucoup danalyses, exclusivement focalises sur quelques paramtres matriels. Pourtant, ses consquences terme, favorables pour certains, ngatives pour beaucoup, constituent la trame de la vie des personnes. Sa prise en considration devrait donc donner lieu plus de questionnements et de nuances dans les amples survols historiques et gographiques qui sont parfois proposs. Pour paraphraser un proverbe chinois : il est indubitable que, dans les nations favorises tout au moins, on a ajout de nombreuses annes la vie ; mais on ne peut affirmer aussi catgoriquement que lon a ajout beaucoup de vie aux annes.

 

5 – Une anthropologie simpliste

La squence historique ici mise en cause nest que le complment dun prsuppos plus fondamental : la condition essentielle de lhomme serait dՐtre confront au problme de la  raret . Lide est que lՐtre humain souffre depuis lorigine de manques matriels multiples imposs par une nature avare. Il semploie djouer ce destin par ses activits de production ( 200 000 ans de lutte contre les forces de la nature [37]), trs imparfaitement et laborieusement dabord, puis avec des succs grandissants, jusquau triomphe final de la socit de consommation. Cette  loi naturelle  est classiquement mise en scne dans les cours dՎconomie, o elle joue un puissant rle de lgitimation. Elle relve cependant largement du mythe, ainsi que lattestent maintes tudes attentives la diversit des socits et cultures humaines. La  raret , cest--dire le constat de linsuffisance permanente des ressources disponibles respectivement aux besoins ressentis, nest pas une  donne naturelle , une condition immanente qui serait au fondement de lagir humain. Elle est au contraire une construction sociale et culturelle qui nat dun certain rapport entre les hommes et de ceux-ci avec leur environnement[38]. Traditionnellement, les peuples amazoniens ou les bochimans sud-africains ne possdent rien ou presque. Pour autant, ils nont pas pour autant le sentiment de manquer de quoi que ce soit, ni mme de livrer un quelconque combat contre une nature hostile. Cette dernire leur apparatrait mme au contraire plutt gnreuse et dispensatrice de vie, malgr les prils quelle fait courir et les preuves quelle impose[39]. Dans ces socits, le volume horaire consacr quotidiennement ce qui pourrait tre assimil un  travail  (les activits  de subsistance ) est dailleurs souvent fort rduit. Do lide provocatrice avance nagure par lanthropologue Marshall Sahlins, selon laquelle les socits de  lՉge de pierre  ne doivent pas tre considres comme marques par la pnurie, mais au contraire, paradoxalement, comme vivant un  ge dabondance , nonobstant leur austrit matrielle[40]. Rciproquement, les  socits dabondance  modernes apparaissent dans cette perspective comme de vritables socits du  manque , car incapables datteindre un quelconque tat de suffisance : il faut toujours consommer plus, produire plus Il en rsulte, on le sait, une disponibilit globale de biens et services prodigieuse et latteinte de niveaux de confort sans quivalent dans lhistoire. Mais, sur le plan social, cette  dynamique du progrs  prend la forme dune course permanente qui, si elle fait des groupes de  gagnants  indiscutables, engendre aussi un nombre considrable de  perdants . Perdants au Nord, avec les groupes plus ou moins larges de laisss-pour-compte, dexclus, de travailleurs pauvres et dindividus vous la prcarit permanente, mais surtout, du fait de lextension plantaire du systme, perdants au Sud, o, dans nombre de pays, une majorit dhabitants apparaissent comme de complets laisss-pour-compte de lՎconomie globale, certains connaissant un sort plus ou moins tragique, dautres parvenant tant bien que mal reconstituer un mode de vie aux marges ou en dehors du systme de lՎconomie moderne[41]. Cest dire si, dans ce contexte de trs forte polarisation, lopposition entre temps anciens  de disette et re actuelle de  prosprit  relative na gure de sens. Une fois encore, mme si elle est exacte, la seule comptabilit matrielle ne suffit pas tablir une vrit sociale.

 

6 – Non-concordance entre chiffres et ralit vcue

Ces remarques conduisent au dernier aspect problmatique de la citation tudie. Lembarras est ici dordre logique. Rappelons quil est prcis que  le niveau de vie moyen de lhumanit a davantage augment entre 1990 et 2000 quentre lan 1 de notre re et 1820 , avec le sous-entendu que cette volution est socialement prometteuse pour lavenir. La donne est assurment saisissante : au niveau mondial, vingt annes rcentes ont engendr davantage de richesses conomiques par habitant que plus de dix-huit sicles qui ont prcd (!). Mais, bien y rflchir, cet argument destin confirmer le caractre globalement vertueux du systme a tendance se retourner contre lui-mme. Avec laugmentation exponentielle des quantits considres, on est plutt frapp du fait que le recul de la misre soit si peu spectaculaire. Quil suffise de mentionner que prs dun milliard dindividus souffrent chroniquement de la faim, que, loin du rve caress par certains de voir merger une vaste classe moyenne mondiale loccidentale, la moiti des habitants de la plante dispose de moins de trois dollars par jour (tant entendu, comme on la expliqu prcdemment, que seule une partie de ces personnes sont effectivement dans la misre), ou bien encore que le phnomne durbanisation acclre corresponde pour une trs large part une bidonvillisation accrue des grandes agglomrations[42]. De mme, si lon fait le tour des problmes qui affectent les grandes masses humaines, non pas dans labstraction des donnes conomiques mais en sintressant au vcu concret des personnes, ainsi quy invitent certains observateurs de terrain[43], le constat de net  progrs global  au fil du temps ne simpose plus avec la mme clart. Il nest plus possible daffirmer comme un fait dՎvidence, comme le faisait encore rcemment un chroniqueur, que  ce systme conomique est loin dՐtre parfait mais tout de mme, depuis plusieurs dcennies, produit toujours plus de richesses et ne cesse damliorer le bien-tre des habitants de la plante [44]. Il faut renoncer superposer de faon simpliste le plan des valeurs conomiques celui des ralits sociales : le fait que le PIB augmente ne permet pas, lui seul, de tirer de conclusion quant lՎvolution du  bien-tre  des populations prises dans leur ensemble. Au demeurant, daucuns ne manquent pas darguments pour soutenir un point de vue inverse. Partant dune vision historique et anthropologique de la misre (laquelle est, encore une fois, distincte de la pauvret des socits traditionnelles), Majid Rahnema explique que celle-ci a en fait connu une nette expansion au cours des dernires dcennies[45]. Pour lՎconomiste Jacques Gnreux, lexpansion et le renforcement du capitalisme mondialis a conduit, particulirement au cours des dernires dcennies, une vritable  catastrophe anthropologique  :  Plus on sest approch dune conomie de march et dune conomie capitaliste, crit-il, plus se sont affirmes les manifestations dune rgression sociale et morale profonde []. Le primat absolu de la valorisation du capital a engendr la prcarit du travail, lexplosion des ingalits et la fin du progrs moderne, grce auquel chaque gnration attendait un sort meilleur pour la gnration suivante [46]. De son ct, Jean Ziegler estime, au vu des donnes disponibles et de ses nombreuses missions travers le monde, qu en ce dbut de IIIe millnaire, la misre a atteint un niveau plus effroyable quՈ aucune autre poque de lhistoire [47]. Enfin, pour Immanuel Wallerstein, rsolument attach l histoire longue  des socits,  il est tout simplement faux de dire que le capitalisme comme systme historique ait reprsent un progrs sur les diffrents systmes historiques antrieurs quil a dtruits ou transforms [48]. Quelles soient pleinement justifies ou non, ces rflexions sont un puissant rappel que nos certitudes ordinaires ne vont pas de soi. Le plus souvent, ces dernires reposent sur des bases fragiles – notre vcu immdiat ou les informations les plus rpercutes par les mdias ­– et ne prennent de ce fait en compte quune fraction de la ralit.

 

 

II – Tentatives dexplication du  paradoxe de lexpertise 

 

Au terme de ce tour dhorizon, linterrogation initiale sur le discours de certains experts est plus forte que jamais : propos en dcalage avec les ralits, dclarations oublieuses des prcautions lmentaires, comment cela est-il possible de la part de professionnels de haut niveau rompus au travail danalyse ? Faisant cho la pense de Joseph Wresinski, fondateur du Mouvement ATD Quart Monde, Xavier Godinot avance une explication, visant notamment les experts anglo-saxons : cest parce que ceux-ci nont jamais (vraiment) rencontr les mnages dshrits, et notamment ceux des pays riches, quils peuvent se laisser aller de telles omissions ou simplifications[49]. De fait, il est avr que dans les grandes organisations financires traitant de la question de la  pauvret , officient traditionnellement de nombreux macro-conomistes qui nont pas de vritable connaissance du terrain[50]. Et il est tout aussi indniable que le fait de prendre conscience concrtement du problme de la misre, de lapprcier en voyant personnellement ce quil signifie pour ceux qui le vivent tend inflchir la reprsentation que lon en a. Certains spcialistes livrent dailleurs cet gard des tmoignages loquents. La sociologue et statisticienne Christine Ruyters expliquait ainsi rcemment avoir profondment modifi son approche dans son travail la suite dune collaboration avec des personnes en situation de prcarit[51]. De faon plus saisissante encore, le prtre-ouvrier Francisco Van der Hoff, docteur en thologie et en conomie politique et pionnier du commerce quitable au Mexique, reconnaissait quil devait lessentiel de sa pense sociale non ses tudes thoriques mais aux trente annes quil avait passes travailler aux cts des plus dmunis[52].

Toutefois, dans la mesure o lon ne prcise pas davantage les modalits et la nature de la rencontre avec l autre , invoquer cette seule raison du  cloisonnement social , aussi pertinente soit-elle, semble insuffisant. En effet, parmi les experts glissant plus ou moins dans le travers critiqu, certains se rendent effectivement dans les pays analyss afin de mieux connatre la situation des populations :  Jai vu, explique ainsi Joseph Stiglitz, ce que [la pauvret] signifiait, pas seulement dans les statistiques mais dans la vie des habitants [de ces pays]. [Au cours de nos voyages de plusieurs mois avec mon pouse, celle-ci] ma aid voir comment la mondialisation touche les gens, [] voir au-del des troites limites o les disciplines universitaires enferment invitablement lesprit [53]. En outre, il est difficile de croire que les professionnels soient si mal informs de la ralit de la misre, alors que limmense majorit des citoyens ordinaires semblent, eux, au vu des sondages dopinion, bien conscients du caractre invasif de la grande prcarit, et ce jusquau cur des nations les plus prospres. Bref, des explications complmentaires doivent tre trouves.

 

1 – Des mondes spars

Au dtour dune phrase, Xavier Godinot suggre une autre piste : il se demande si l aveuglement ne serait pas utile, voire ncessaire [la] dmonstration [54]. Lide mrite quon sy arrte. Les commentaires que lon peut lire plaident en effet typiquement pour un rattrapage, de la part des pays du Sud, des nations industrialises ; do la ncessit de prsenter une image flatteuse de ces dernires. Lexistence dun aveuglement  fonctionnel  sur le plan du discours semble par consquent plausible. Il importe cependant de prciser le sens de cette hypothse.

La tentation premire est de penser que la mconnaissance nest quapparente et rsulte dune manuvre dlibre de la part des auteurs. Ces derniers feraient preuve dune certaine hypocrisie en vue de dfendre un statu quo institutionnel ou un intrt doctrinal. Cest l une voie classique de lexplication politique : on mobilise une idologie au service du maintien dun certain ordre social ou dune situation hirarchiquement avantageuse. En loccurrence, elle reprsente une possibilit qui ne peut tre compltement exclue. Cependant, il parat difficile de donner largument de la stratgie intresse une porte. Sil y avait duplicit et mise en uvre intentionnelle dun subterfuge, il est probable que ne se trouveraient pas autant dexemples daffirmations imprudentes et de torsions des faits non dissimules, surtout de la part dintellectuels brillants. De plus, on peut a priori penser que ces derniers, souvent trs impliqus dans le monde de la recherche, ambitionnent vraiment fournir un clairage pertinent sur le rel. Il est vrai quՈ compulser certains documents officiels des grandes institutions internationales, le doute peut parfois sinstaller tant la faiblesse de certaines analyses est patente[55]. Nanmoins, bien des observateurs avertis se disent convaincus de la sincrit de lengagement des fonctionnaires concerns.  Je ne crois pas la thorie du complot , confie ainsi Majid Rahnema, qui a eu lui-mme une longue exprience de haut fonctionnaire international.  Jai connu de trs prs de nombreux reprsentants de la Banque [mondiale] et dautres institutions semblables. La plupart sont trs comptents, et je dirais mme sincres et honntes dans leur intention denrichir un jour les pauvres [56].

Si cette ide est juste, et sachant par ailleurs quune bonne partie de ces spcialistes sont, ou ont t membres dinstitutions internationales spcialises dans la finance (Banque mondiale, Fonds montaire international), une explication diffrente peut tre propose. A suivre certains commentateurs, les institutions en question ne se distinguent pas seulement par le recrutement de candidats hautement qualifis. Elles ont aussi une remarquable capacit  formater  plus ou moins durablement les ides de leurs employs et mettre le discours de ces derniers en adquation avec certains  termes de rfrence [57], o figurent en bonne place les prceptes de lՎconomie librale anglo-saxonne. A propos de la Banque mondiale (mais cela vaudrait sans doute pour dautres institutions), lՎconomiste britannique Nicholas Stern crivait ainsi :  des recherches non conformes au style dominant sont rejetes demble. [] Les chercheurs ne sont pas libres de suivre leur inspiration intellectuelle. Ils sont sous la contrainte de priorits explicites [58]. Cette ambiance favorise une production intellectuelle qui est loin dՐtre toujours irrprochable dun point de vue scientifique. Selon le mme Nicholas Stern, les thses avances se fondent volontiers sur des  constatations limites, hypothtiques et partielles  et des  recherches qui ne rsisteraient pas une exposition la lumire et lexamen critique tablissent comme normales des mthodes et approches slectives, filtrent les explications possibles et lgitiment des orientations prcises . Et il ne faut pas compter sur une valuation ultrieure pour apporter, le cas chant, un correctif aux ides formules et aux politiques qui sen inspirent, la Banque  [nՎtant] dote daucun service charg de comparer a posteriori ses prvisions la ralit [59]. Il est vrai que, pendant longtemps, la ralisation dՎtudes sur le terrain semblent avoir peu intress les fonctionnaires de linstitution. A la fin des annes 70, un haut responsable tanzanien crivait ainsi :  [Les] experts [de la Banque] ont toujours la science infuse []. Lun deux a fait observer sans modestie aucune des collgues : Je sais ce que nous devrions faire en Tanzanie. Bien sr, je ny suis pas encore all, mais cela ne saurait tarder, et jy resterai le temps quil faut pour apprendre ce que jai besoin de savoir. Probablement deux semaines [60].

Certes, des volutions se sont dessines depuis lors. Par exemple, lՎchec de nombreux projets de dveloppement qui ont t mis en uvre de par le monde est plus volontiers reconnu. En tmoigne, parmi dautres, la rflexion critique mene par lՎconomiste William Easterly, lui-mme ancien employ de la Banque mondiale. Dans un essai publi il y a quelques annes, il dressait ce constat accablant : pas moins de 2 300 milliards de dollars ont t dpenss au cours des cinq dernires dcennies par les Etats occidentaux au titre de l aide au dveloppement , et ce pour des  rsultats dsastreux [61]. Plus gnralement, la multiplication des consquences indsirables de la suprmatie mondiale des seuls mcanismes du march ont suscit de vives remises en question, loccasion de la part dexperts connus entrs en dissidence, comme Herman Daly ou Joseph Stiglitz. Toutefois, comme on a pu le vrifier antrieurement, bien des propos rcents fournissent matire douter que les transformations aient t profondes au point de dstabiliser la trame gnrale de la pense de ces organisations. Au demeurant, cest bien linpuisable aptitude de lorganisation offrir lillusion du changement plutt que le changement rel qui frappe habituellement les observateurs critiques :  La Banque nest pas rformable , concluait de faon significative la branche amricaine de lONG Amis de la Terre, dans un document prsent au Comit snatorial charg du financement de linstitution[62].

 

2 – Lemprise de limaginaire du  dveloppement 

Lexplication par les contraintes institutionnelles et leur influence intellectuelle apparat ainsi solidement taye. Pour autant, on ne saurait non plus sen contenter. Les experts concerns ne sont pas tous passs par ces organisations, ou ne sont pas directement influencs par elles. De plus, cette interprtation laisse quasi entire lՎnigme de lacceptation publique et de la lgitimit officielle dont bnficient les propos voqus. A cet gard, on doit bien constater, par exemple, quoublier dans une tude savante sur la misre celle qui existe dans les pays riches ne saurait corner le moins du monde lautorit scientifique des auteurs concerns, ni mme occasionner de dbat majeur sur la place publique. La  ccit  persistante trouve donc salimenter une autre source encore, moins immdiate.

En reprenant une ide dj voque (cf. supra I, 4), on peut avancer lhypothse que la minimisation de la grande pauvret est aussi la consquence de la place minente quoccupe, dans limaginaire des socits modernes, le modle de dveloppement dominant et du caractre ncessairement vertueux qui lui est attribu. Ce modle est en effet peru comme sinscrivant dans le  sens de lhistoire  et comme lincarnation du progrs naturel de lhumanit, au point dՐtre rig en rfrence obligatoire pour le reste du monde. Il apparat ds lors inconcevable de pointer lexistence dune dfaillance majeure. Cest dans ce contexte quil faut comprendre que certains auteurs nhsitent pas  [prsenter] le modle de dveloppement occidental comme sil avait dj mis fin la grande pauvret et devait tre copi par les pays en dveloppement [63].

Cet argument relve du domaine de la symbolique collective et des mythes partags fondateurs dune vision commune, bref de l imaginaire social-historique  selon lexpression du philosophe Cornelius Castoriadis[64]. Porter le raisonnement sur ce terrain permet aussi de mieux analyser lide, prcdemment examine, dune  indigence originelle  des socits et du  Tiers Monde  en gnral, et, par opposition, celle dune prosprit matrielle promise tous grce la croissance conomique et au progrs technique. Il y a ici toute une mise en rcit de lhistoire universelle, la mobilisation dun  rgime de reprsentations  faisant sens pour les socits modernes. Culturellement, ces croyances fondamentales constituent, depuis le sicle des Lumires au moins, une raison dՐtre et un horizon social gnrateur de cohsion et dun vaste lan collectif vers lavenir.  Le culte de lavenir et la foi dans le Progrs [], crit Pierre-Andr Taguieff, reprsentent les deux piliers sur lesquels repose la religion civile des Modernes [65]. Ce mythe est si enracin dans les esprits que lon peut sans trop de peine le croire susceptible de favoriser loccasion de surprenants oublis, ou de fausser les perspectives danalyse en laissant entendre par exemple que la misre du monde devrait invariablement tre attribue des causes extrieures lordre socio-conomique en place (conjoncture dfavorable,  dysfonctionnements  imprvus, mauvais choix politiques locaux, etc.)[66].

Il ne faudrait cependant pas croire que cette puissance dattraction du  paradigme du dveloppement  tient seulement la fascination pour les qualits propres au modle de lՎconomie occidentale moderne, fascination assurment en partie lgitime mais peut-tre plus fragile quil ny parat. Elle se nourrit aussi et surtout de la logique dimitation qui sexerce au sein de la communaut internationale. Selon le principe du  mimtisme acquisif  dcrit par Ren Girard[67], au sein de toute collectivit senclenche une spirale du dsir ds lors que ce dernier trouve un point de focalisation : je dsire cet objet, en loccurrence ce modle de socit, parce que les autres le dsirent (et dautant plus quils le dsirent), et rciproquement. Il en rsulte une rplication et un approfondissement dudit modle travers le monde.  La culture occidentale, notait Jean Baudrillard, ne se maintient que du dsir du reste du monde dy accder. Quand apparat le moindre refus, le moindre retrait du dsir, non seulement elle perd toute supriorit, mais elle perd toute sduction ses propres yeux [68].

 

3 – Une adhsion contrainte

En fait, cette sduction semble aussi faiblir aujourdhui sous leffet de processus internes. La modernit capitaliste a montr trop de limites et contradictions sur le plan social : ingalits, exclusion, frustrations en tout genre Du coup, elle ne suscite plus, au moins dans les pays dit  avancs , le mme lan populaire que nagure. Dautant que son  programme de civilisation , son  utopie mobilisatrice  initiale, fonde sur lavnement de la consommation de masse, la mondialisation conomique ou encore linnovation technique acclre, a dj t  expriment . Lhorizon social quelle dessine dsormais ne peut donc tre quune surenchre dans lexistant : davantage de performance technique, davantage de comptition, davantage de produits disponibles, davantage dactivits marchandes. Bref, une rptition du mme  leve au carr  qui est impuissante sduire toutes les foules. Il reste cependant que ladhsion ce modle gnral demeure majoritaire et trs vive au sein des milieux dexperts et de dcideurs. Autrement dit, mme si lon ne croit plus ncessairement au mythe de labondance pour tous par la course la production, on ne renonce pas pour autant promouvoir celui-ci et agir comme sil conservait sa pleine validit.

Il est vrai que sengager sans restriction dans la dynamique actuelle prsente des avantages considrables : ce choix assure le maintien dun ordre social prouv et, au moins certains, de substantiels avantages matriels ; il est aussi et surtout le moyen ordinaire dՎcarter la menace de dclin que fait peser contexte de comptition gnralise sur tous ceux qui y participent. Cet aspect trs concret et immdiat est bien sr essentiel. Mais, toujours dans loptique des imaginaires sociaux ici voque, la dfense du modle actuel rpond sans doute aussi une autre motivation : le besoin imprieux, notamment de la part des lites, de ne pas se renier soi-mme et de prsenter cote que cote limage de la russite incontestable. Car, en dfinitive, reconnatre pleinement la misre et lexclusion, leur persistance et leur tendue travers le monde, les mcanismes qui les font perptuellement ressurgir avec des localisations et des intensits variables, quivaudrait laveu, par les spcialistes en dveloppement, non seulement de linsuffisance de leur expertise, mais aussi, plus largement, de la faillite dans ce domaine du projet de civilisation quils incarnent.

Cette reconnaissance est dautant plus difficile que sy oppose le phnomne dit d interaction spculaire , cest--dire d influence en miroir [69]. Ce principe de psychologie sociale renvoie une ide simple : un sujet agit en tenant compte notamment de lopinion quont les autres de lui, et rciproquement ; ou encore : le comportement dun individu dpend entre autres de la reprsentation quil a de lui-mme, et celle-ci dpend notamment de la reprsentation qua autrui de lui. Sous peine de perdre toute crdibilit et dՐtre  exclu du groupe , le sujet doit souscrire aux croyances dominantes du moment, au consensus en vigueur : en loccurrence, celui selon lequel il faut, en dernire instance, apporter sa caution aux structures socio-conomiques en place, quelles que soient leurs consquences.

Bref, il est symboliquement et socialement impossible dafficher clairement que la course lenrichissement conomique est intrinsquement ambivalente et simultanment gnratrice de richesses faisant lopulence des uns et de rarets faisant la misre des autres. Et il lest encore davantage davouer que, finalement, lobjectif conomique de la modernit – gnraliser au plus grand nombre le niveau de vie des classes moyennes occidentales prospres – est toujours aussi loign, sinon dfinitivement hors de porte. Sur ce dernier point, il peut tre rappel, en se situant dans loptique quantitative propre au capitalisme contemporain, que cette  classe moyenne mondiale , dont les membres sont considrs comme les vrais  gagnants  du jeu conomique et lidal social, est en ralit trs limite en proportion. Selon certaines estimations, elle reprsenterait quelque 500 millions de personnes, soit moins de 10 % de la population mondiale[70]. Et il va sans dire que la conjoncture mondiale ne laisse pas prsager une franche correction de ce dsquilibre, nonobstant la mobilit sociale ascendante de fractions significatives des populations des grands pays mergents (Chine, Inde, Brsil).

 

4 – Ralit de la raret systmique

Il importe de prciser quavec cette notion dambivalence, ce qui est vis nest pas simplement le constat dun tat prsent de trs forte ingalit entre groupes sociaux lՎchelle internationale[71], mais lexistence dune logique systmique dpassant les alas de la conjoncture et les orientations politiques du moment. Les mcanismes gnrateurs de lenrichissement de certains groupes scrtent paralllement, en dautres lieux, pauprisation et misre. Les logiques impliques sont diverses et entremles, mais elles se ramnent en dfinitive un principe gnral : celui de limpossibilit structurelle de se procurer en permanence les ressources ncessaires pour compenser la cration permanente de  manques , cest--dire la production de rarets induisant des  besoins  plus ou moins aigus. Ces besoins peuvent tre strictement matriels. Il sagit alors des  contraintes objectives  dachat associes au mode de vie (par exemple, les dpenses de transport imposes par lՎloignement du lieu de travail). Mais les besoins sont aussi bien de nature sociale et culturelle, et pas ncessairement en cela moins imprieux : ils sont alors lis aux codes de lintgration dans une socit donne et la possibilit daccder un statut  dcent . Selon Majid Rahnema et Jean Robert, cette logique autocontradictoire est bien [] au fondement de lՎconomie moderne  :  Pour la premire fois dans lhistoire, un systme techno-conomique offre aux socits de les conduire vers labondance tout en fomentant structurellement la production de rarets qui est lessence de la misre moderne [72]. Il est clair que dans le cadre de cette dynamique, il ny a jamais eu, et ne peut y avoir, de gagnants sans une proportion considrable de perdants plus ou moins caractriss. Le problme, prcisons-le, nest pas le phnomne de la croissance conomique en soi, mais linstitution de  socits de croissance , cest--dire dorganisations sociales tout entires structures et travailles par limpratif de croissance conomique et lexigence de comptitivit[73].

Cette ide est fondamentale et mrite dautant plus lattention quelle permet de se prmunir contre les confusions quentretiennent subrepticement certaines affirmations courantes. On entend ainsi souvent que :  dans les pays forte croissance dmographique, la croissance conomique est une condition ncessaire pour combattre la misre [] [74], ou bien quil y a un  consensus quasi universel selon lequel une croissance rapide et soutenue est cruciale pour rduire la pauvret dans les pays pauvres [75]. Sur un plan littral, ces assertions sont justes : il y a bien, dans nombre de rgions du monde, des pnuries matrielles aigus qui doivent tre combles. Nanmoins, cette prsentation des choses pose un problme dinterprtation, mme lorsque lon prend soin de prciser aussitt que la croissance est une condition ncessaire mais non suffisante . En effet, il est trs frquemment dduit de telles formulations que lobjectif prioritaire qui doit prsider lorganisation de la vie sociale est la croissance acclre, et donc au renforcement des structures de dveloppement productivistes qui la rendent possible. Cest ce que certains commentateurs ont appel la  prsomption de prsance de lՎconomique  : dabord lՎconomique, ensuite le social ; dabord on produit, ensuite on partage[76]. En tant quil vise exprimer une vrit gnrale, ce postulat implicite, pour raisonnable quil paraisse de prime abord, est en fait trs contestable. Lobjection classique est quil ne peut y avoir de dynamique conomique soutenue et cohrente sans une qualit minimale des interactions interpersonnelles et du tissu social en gnral (confiance mutuelle, respect par la majorit des normes tablies, stabilit des institutions) ; autrement dit, le social prcde toujours lՎconomique. Mais plus fondamentalement, lide nonce suppose que la rsorption des pnuries passe forcment par la mise en place de structures productivistes et du modle de socit occidental. En toute rigueur, cette dduction caractre gnral nest pas fonde : lhistoire offre maints exemples de socits pr- ou non capitalistes o il y a augmentation de certaines productions ncessaires la subsistance sans pour autant que soit mis en place un modle de  socit de croissance . Enfin, et surtout, en procdant, dlibrment ou non, ce raccourci de raisonnement, on nglige un fait central prcdemment voqu : cest le macro-systme productiviste dont on se propose dՎlargir lassise et linfluence qui engendre une grande part de la misre contemporaine.

 

5 – La prgnance du sociocentrisme

Naturalit, vocation universelle et supriorit du systme social dont on est issu Cet ensemble de croyances na, en soi, rien de surprenant. Sans avoir ncessairement des aspirations imprialistes, la plupart des cultures ont tendance tenir leur vision du monde comme vidente et se considrer comme privilgies entre toutes[77]. Toutefois, dans le cas des socits modernes, cette propension pose bien sr un problme particulier : elle dsamorce ou discrdite a priori les attitudes ou rflexions qui ne tiennent pas demble pour acquise la pleine lgitimit du mode de dveloppement actuellement hgmonique, alors mme que celui-ci engendre dcennie aprs dcennie de graves consquences sociales lՎchelle plantaire et ne laisse entrevoir nulle amlioration pour lavenir prvisible.

Couper court cette tendance na rien de simple, car cest tout un cadre de pense qui doit tre modifi. En outre, sagissant des phnomnes de pauvret et de misre, la tche est complique par cet autre facteur quest le sociocentrisme de  classe  :  [] Le discours sur le dveloppement et la pauvret est domin par le point de vue de ceux qui ne sont pas pauvres – professionnels, politiciens, fonctionnaires , reconnaissait en 2000 la Banque mondiale, au terme dune vaste enqute internationale. Les plus pauvres, dans toute leur diversit, sont exclus, impuissants, ignors et ngligs. Ils sont un angle mort du dveloppement [78]. Le fait est que, dans leur presque totalit, les experts en dveloppement sont, ou bien des ressortissants des pays riches, ou bien issus des classes leves des pays du Sud[79]. Ils sont donc, dans tous les cas, membres de groupes favoriss au sein du systme mondial. Or il existe toujours une tendance inconsciente survaloriser la situation que lon vit soi-mme ou que lon connat travers son propre groupe dappartenance, et, linverse, sous-estimer limportance de celle qui caractrise dautres segments de la socit. Dans le cas prsent, il en rsulte une inclination considrer que le systme socio-conomique actuel fonctionne de faon globalement satisfaisante malgr ses dfauts, et quil convient de persvrer en ce sens. Pour le dire autrement, la situation des personnes appartenant aux catgories conomiquement privigies compte bien davantage dans lapprciation qui est porte sur lordre international que celle des populations, pourtant incomparablement plus nombreuses, qui sont confines dans des quartiers dshrits.

Les perdants du systme passent ainsi au second plan, au point que leur exprience et la comprhension quils ont de leurs difficults et de leur destin sont couramment ignores ou dconsidres par les instances officielles. Il arrive mme, on la vu, que lexistence de certains dentre eux soit purement et simplement passe sous silence.

 

6 – Une conceptualisation inadquate des populations pauvres

Le plus souvent cependant, cest leur reconnaissance en tant que personnes, en tant que membres dՎgale dignit de la communaut humaine qui fait dfaut. Comme lont relev divers auteurs, trop de travaux dexperts, de projets technocratiques et de dispositifs administratifs font abstraction de leur qualit dՐtre, de leur humanit singulire, au profit dabstractions chiffres et dun tout indistinct essentiellement peru sous langle de la dficience : le dcompte de ceux qui disposent de moins de telle somme pour vivre, qui nont pas accs tel type de service ou de consommation  Actuellement, explique le Guatemaltque Otto Rivera propos de son pays, on parle [des familles pauvres et extrmement pauvres] sans savoir qui elles sont []. On ignore leurs rves, leurs aspirations et leurs dsirs. Les pauvres ne sont pas des statistiques. Ce sont des tres humains comme nous. Mais nous les reconnaissons rarement en tant que tels [80]. Pour le dire dans un langage plus thorique, la conceptualisation et la quantification qui sont ordinairement de mise apparaissent contestables dun point de vue pistmologique : non seulement elles visent connatre principalement  ce que ces personnes  ne sont pas  – pas intgres, pas riches, sans domicile –, cest--dire, en fait, ne pas les connatre, mais, de surcrot, les statistiques utilises vacuent des aspects qualitatifs essentiels et sans lesquels la comprhension de lexistence des sujets concerns est impossible. Par ailleurs, cette approche pose galement un problme dordre normatif, attendu quune prsentation mettant au premier plan une liste chiffre de  dfauts  ou de  manques  mne fatalement une dvalorisation statutaire des sujets concerns. Trs sensible la condition des plus dfavoriss, Majid Rahnema insiste particulirement sur ce point :  rduire la vrit dun pauvre un revenu dun ou deux dollars, crit-il, est en soi non seulement une aberration mais aussi une insulte sa condition. Les chiffres qui sont avancs ne peuvent donc rien nous dire, ni sur les milliards de personnes qui, pour des raisons diverses, se trouvent aujourdhui accules la misre, ni sur ce qui pourrait leur permettre de recouvrer leur puissance dagir. [] Ils ne nous apprennent rien sur les sources de richesses relationnelles, traditionnelles, culturelles et autres qui, jusquՈ la dsintgration de leurs propres moyens de subsistance, les avaient empchs de perdre leurs propres moyens de lutte contre la misre [81].

Tout cela passe-t-il inaperu aux yeux des experts mentionns ? Il est difficile dapporter une rponse univoque. On peut nanmoins avancer que, du fait du sociocentrisme voqu, certains dentre eux ne se sentent, au fond, pas trs concerns par le sort des plus pauvres, et donc peu enclins faire un effort de recherche particulier leur sujet. Un responsable de la Banque mondiale confiait jadis un journaliste :  [LՎvaluation de la pauvret] est un autre fardeau que nous devons porter alors que nous manquons de ressources, ce qui veut dire que nous allons y aller contrecur. Alors nous ferons un petit dplacement dans un quartier pauvre et rassemblerons quelques statistiques pour montrer que nous faisons quelque chose [82]. A couter ce commentaire, on est tent de penser, conformment aux intuitions de Joseph Wresinski, que le manque dempathie et labsence de sentiment dune communaut de destin peuvent avoir une incidence directe sur la qualit de ce qui est ralis au titre de la  lutte contre lexclusion . Toutefois, cette attitude de relative indiffrence est peut-tre moins imputable ici la personnalit des professionnels concerns quՈ leffet psychologique provoqu par la fragmentation des spcialits et des savoirs. Garante dune grande efficacit pour certaines tches, cette dernire prsente en effet linconvnient dencourager une focalisation de la conscience individuelle sur des aspects techniques circonscrits – financiers en loccurrence –, ce qui peut troubler loccasion le rapport dhumanit qui est entretenu vis--vis dautrui, rapport qui suppose ncessairement une vision intgrale de la personne.

 

 

III – Interrogations disciplinaires et pistmologie pluraliste

 

Tous ces lments aident mieux comprendre le  paradoxe de la mconnaissance  voqu au dpart. Cependant, celui-ci nest pas encore compltement clairci. On a bien vu comment les experts pouvaient, titre personnel, tre influencs dans leur discours par divers facteurs. Mais il reste quils font appel dans leurs commentaires aux ressources des sciences sociales, au premier rang desquelles lՎconomie. On doit donc se demander comment il est possible quune discipline scientifique puisse autoriser de telles entorses la ralit, ralit quelle a normalement vocation clairer.

 

1 – Abstraction et raisonnement circulaire

Comme le suggrent de nombreuses tudes critiques, une raison majeure en est la surenchre dans labstraction et le repli disciplinaire auxquels se livre la pense conomique orthodoxe depuis plusieurs dcennies. En dpit, ou, plus probablement, cause de leur arsenal mathmatique, la plupart des modles qui sont labors nentretiennent quun rapport assez tnu avec les ralits sociales. Ils relvent dune spculation thorique qui aboutit prendre de nombreuses liberts avec les faits tels quils sont connus. Ces derniers tendent ne plus tre perus comme une contrainte ou un critre majeur de validation. Dans ce contexte, il est courant de voir apparatre des raisonnements sommaires, ainsi quon la dj suggr. On a typiquement luvre un syllogisme du type : la misre recule grce au dveloppement conomique ; par consquent, si lon constate quil y a dveloppement conomique, cest que la misre recule. On part dun constat juste mais limit (il y a effectivement des situations o le processus de dveloppement conomique fait reculer la misre) que lon rige indment en rgle gnrale ( la misre recule grce  ) et dont on tire une conclusion a priori imparable ( par consquent ). Certes, ladite conclusion est habituellement confronte des donnes concrtes, prcises et chiffres. Le problme est que cette mise lՎpreuve est souvent trompeuse. En effet, au niveau international, pauvret et misre sont ordinairement values laide de critres relatifs au (non-)dveloppement conomique des individus (revenu, consommation), si bien quau lieu de vrifier la validit de la proposition centrale ( le dveloppement conomique fait reculer la misre ), on admet demble cette dernire. Cest le principe mme du raisonnement qui est ici en cause. Le champ dinvestigation restreint de la discipline induit une circularit, une tautologie qui empche une vraie vrification des propositions avances : lexistence ou non de la misre dans telle situation, son augmentation ou sa diminution au fil du temps

 

2 – La difficult de restreindre la place de lՎconomique

Pour se prmunir contre tout rductionnisme excessif, on pourrait envisager dassigner lՎconomie une place plus modeste dans la rflexion. Mais il nest pas simple de susciter pareille volution. Du fait de ses liens privilgis avec le pouvoir politique[83], le discours conomique occupe une position dominante dans la hirarchie des connaissances et des outils daide la dcision, notamment sagissant des questions de  dveloppement . Les autres savoirs sont gnralement subordonns lapproche gnrale quil dfinit et sans possibilit dinflchir significativement celle-ci. Certes, les effets pernicieux de cette forme dimprialisme sont aujourdhui mieux perus et reconnus. Pour autant, lorsquil est question de proposer une rforme des moyens de la connaissance en accueillant de nouveaux points de vue, le conservatisme semble encore souvent lemporter. Une anecdote rcente est cet gard instructive. Une commission internationale dexperts travaille actuellement en France lՎlaboration de nouveaux indicateurs synthtiques susceptibles de se subsistuer lomniprsent produit intrieur brut (PIB), dont linadaptation rendre compte tant de lՎvolution du bien-tre de la socit que de celle de la situation cologique est notoire. Membre de cette commission, le professeur Jean Gadrey rapporte dans son blog internet avoir suggr que les ONG pourraient tre invites la discussion[84]. Cette possibilit aurait t repousse par lun de ses collgues au motif que ces organisations sont  ignares en thorie conomique . Comme le fait remarquer lauteur en conclusion, on ne saurait avoir illustration plus loquente que nombre dexperts restent persuads que  leur thorie les rend autosuffisants et omniscients .

Cette suprmatie disciplinaire est dautant plus difficile contrecarrer quelle a deux solides points dancrage. Elle est dabord lhritage dune tendance ancienne. Comme le prcise lՎconomiste Pierre Grou, ds son origine, au XVIIIe sicle, lՎconomie politique a t conue comme  une science de base, une science-carrefour de lespace social  et t place  au centre des disciplines qui concernent la socit [85]. Cette conception demeure aujourdhui profondment enracine. Elle prend appui sur un fait indniable : les socits modernes – occidentales ou occidentalises – sont devenues des  socits conomiques  avant tout, au sens o elles sorganisent et fonctionnent principalement sur la base de critres conomiques. Bien que cela ne rende pas la plupart des analyses conomico-mathmatiques essentiellement plus pertinentes pour comprendre la dynamique sociale, il en est infr que lՎtude conomique est appele jouer un rle de premier plan dans la pense sociale.

La deuxime source de la place prpondrante prise du discours conomique est son caractre  autoralisateur , plus accentu que pour dautres champs du savoir. Il existe en effet dans le domaine conomique une interaction permanente entre pense et praxis : la manire dont une collectivit se pense et sexprime par lentremise de ses reprsentants et experts a une incidence directe sur la manire dont elle volue. Autrement dit, si lon  raconte  de plus en plus la socit en termes conomiques, celle-ci tendra effectivement sorganiser de plus en plus en fonction dune logique de march (moyennant lՎvolution des prfrences et des modles de comportement des individus, les dcisions arrtes par les pouvoirs publics, les initiatives prises par le secteur priv). Cest le phnomne dit d conomicisation  de la socit. Celui-ci nimplique que trs partiellement que la ralit sociale, toujours complexe, sen trouve globalement mieux dcrite par les modles abstraits de la science conomique. Il nen a pas moins des effets considrables. Il signifie concrtement que le calcul cot-bnfice, la recherche de lintrt individuel, le principe de concurrence et les rapports marchands occupent une place grandissante dans la vie des collectivits. En favorisant une telle transformation, le discours conomique renforce sa lgitimit : on parle  conomie  parce que les problmes dont on a traiter au quotidien sont de plus en plus souvent  conomiques . Plus encore : la rorganisation opre fait peser sur les collectivits un ensemble de contraintes matrielles nouvelles (impratif de rentabilit, de comptitivit) qui accroissent dautant la ncessit du recours au raisonnement conomique. Il en rsulte un surcrot dimportance accord lexpertise conomique qui se voit attribuer une forte dimension  normative , cest--dire une capacit noncer de ce qui doit tre. Cette forme de rtroaction positive, o la parole sur lordre marchand transforme le rel qui, son tour, renforce ladite parole, finit par confrer une autorit exceptionnelle au discours conomique et discrdite par avance les propositions visant amoindrir son influence.

 

3 – Une ouverture disciplinaire ambigu

A dfaut de pouvoir rduire la place prise par la discipline, une solution pourrait tre de ramanger lapproche adopte par cette dernire. De fait, diffrents chercheurs prconisent dՎviter tout abus rductionniste et de donner aux tudes menes une perspective plus large.  Selon nous, explique par exemple Philippe Hugon, lՎconomie du dveloppement nest pas seulement lapplication un champ particulier des outils danalyse conomique universels (gestion de la raret, allocation des ressources sous contraintes) ; elle est aussi un questionnement de ces outils obligeant ouvrir la bote noire des structures sociales et avoir le regard de la longue dure. Luniversalisme quimpose une pense scientifique nest pas la transposition de concepts forgs dans certains contextes sociohistoriques dautres socits mais la mise lՎpreuve des catgories gnrales au regard des contextes. LՎconomie comme mthode a vocation universelle. LՎconomie comme objet (change marchand, capitalisme) doit tre relativise [86].

Leffort pour mettre en avant une dmarche rflexive et douverture la variabilit historique et sociospatiale est ici remarquable. Cependant, il y a lieu de douter que ce souci de questionnement, quoique potentiellement fcond, puisse aller au bout de ses ambitions. En effet,  la mise lՎpreuve des catgories gnrales  de la discipline et la relativisation de celle-ci en fonction des contextes implique ncessairement le recours une approche  extra-conomique , passant par lanthropologie/sociologie ( ouvrir la bote noire des structures sociales )[87] ou lhistoire ( le regard de la longue dure ). Adopter un tel point de vue surplombant sur la discipline quivaut donc, en ralit, une sortie de lՎconomie comme mthode, ft-elle une  conomie du dveloppement . On dbouche donc sur une aporie : soit on prend au srieux les logiques dinterprtation venant dautres disciplines, et lon quitte alors la sphre conomique ; soit on reste dans cette dernire, mais au prix du renoncement toute rforme en profondeur du cadre dinterprtation. Quant linterrogation et la restructuration de la discipline par elle-mme, cest--dire par un examen de soi travers une dmarche mta-conomique, elle est impossible, car un discours mta-conomique nest, par dfinition, pas conomique : le regard conomique ne peut pas se regarder lui-mme.

 

4 – La prgnance de la matrice conomique

Toutefois, il est peu probable que la dmarche cite aille jusquՈ la mise en vidence de cette impasse. Dans la mesure o il est pos comme prmisse que lՎconomie est une  mthode vocation universelle , conformment sa vise  scientifique , on peut prsumer que le schma explicatif finalement retenu sera bien le produit de la  matrice disciplinaire  de lՎconomie, ventuellement complt et nuanc par les connaissances manant dautres domaines de connaissance. Un problme demeure alors. La  matrice  ou schma de pense voqu correspond un certain mode de questionnement de la ralit. Comme tout mode de questionnement, il se fonde, par ncessit, sur une conception gnrale pralable de ce quoi il sapplique, cest--dire quil slectionne certaines  questions  et certaines manires de les formuler, et, ce faisant, conditionne un certain degr les rponses qui sont apportes. Seulement, il nest aucunement garanti que ces rponses, qui sont un dcoupage et une premire  mise en forme  de la ralit, soient en adquation avec la nature du problme que lon se propose dՎclairer. En dautres termes, on peut bien  solliciter  un phnomne pour quil livre des informations, mais ces informations ne sinscrivent pas ncessairement dans une cohrence faisant sens au regard de la nature relle dudit phnomne.

Largument est ici expos sous une forme abstraite, mais il renvoie des expriences vcues prcises dans la production et la communication des savoirs. Il y a quelques dcennies, une universitaire africaine notait par exemple :  Notre histoire, nos cultures et nos pratiques, bonnes ou mauvaises, sont dcouvertes et traduites dans les disciplines spcialises du Nord et nous reviennent reconceptualises dans des langages et des modles o tout semble diffrent et nouveau [88]. La mthode utilise pour aborder les ralits humaines peut donc lourdement influencer la reprsentation que lon btit de ces dernires, au point, parfois, de les transfigurer compltement.

 

5 – Le  mur du sens 

Ce dcalage est li au fait que lՎconomique na, dune part, pas vocation traiter du  sens , cest--dire du domaine symbolique qui est le propre des socits humaines. Lanthropologie simpliste sur laquelle il sՎtaye en dernire analyse – celle de lHomo conomicus, individu calculateur (inter)agissant sur des marchs – opre une rationalisation trs artificielle de la ralit sociale et aboutit une conception du monde hautement idalise, cest--dire largement imaginaire. Cette limite nempche certes pas les tudes conomiques de livrer des donnes utiles pour traiter certains problmes techniques ou valuer certaines situations en lien avec les questions de pauvret ou dexclusion[89]. Mais elle interdit de faire de lanalyse conomique une base principale de rflexion pour aborder ces dernires, qui sont totalement immerges dans la complexit humaine. Gloser sur les mcanismes du march et la production de richesses par des agents abstraits ne renseigne pas, ou mal, sur la vie des individus concrets. Il y a, dans ce cas, dbordement ind du registre technique sur le domaine existentiel et social ; ou, pour le dire dans le langage savant de lՎpistmologie, le  positivisme nomothtique , qui procde lՎnonc de rgles scientifiques universelles sur la base de la formalisation et de la quantification, supplante ici illgitimement la mthode  idiographique , qui souligne la singularit des phnomnes sociaux et cherche en dgager une connaissance par induction analytique, cest--dire par lidentification de leurs qualits essentielles.  LՎconomie, note encore Marcel Gauchet, a, dune certaine manire, dvor la connaissance. Elle lui a impos un modle qui en fait une machine produire des rsultats dans lindiffrence la comprhension et lintelligibilit des phnomnes [90].

 

 

IV –Principe de relativit et approche interculturelle

 

Il simpose par consquent dadopter une approche diffrente. On ne peut sen tenir un certain registre de reprsentation dfini une fois pour toutes, un bornage de la pense quelques catgories abstraites prfabriques. Cette ide vaut pour toute recherche en sciences sociales, mais sa pertinence est encore accrue lorsque lon entend traiter dun phnomne comme celui de la misre. Cette dernire, fruit de lexprience dune privation matrielle associe lexclusion, doit tre, rappelons-le, comprise dabord et avant tout en termes de condition sociale :  Cest, disait Joseph Wresinski, lՎtat de lhomme qui ses frres nont pas laiss les moyens lmentaires de se sentir et de se montrer un homme [91]. Or, ds lors que lon aborde lhumain et le social, on entre dans un domaine de mises en relation multiples, cest--dire dans un ordre de la  relativit . Il y a la relation soi-mme (que dit la personne de sa propre condition ?), la relation aux autres (quen disent les personnes qui la connaissent et la voient vivre ?), la relation un espace gographique (dans quel pays, quelle rgion vit-elle ?) et la relation une poque (dans quel moment historique sinscrit-elle ?)[92]. Cette ide de relativit pourrait tre conue, avec les prcautions qui simposent, comme une forme dՎquivalent, dans les sciences sociales, de celle qui a t introduite dans la physique au dbut du XXe sicle. Etant donn limportance de cette pense, il convient de donner un aperu de la logique qui la sous-tend et de sa porte dans le domaine de la connaissance.

 

1 – La relativit en physique

Dans les sciences de la nature, le principe de relativit pose quun mme vnement donne lieu des observations diffrentes selon le systme de rfrence (li la situation dans laquelle se trouve lobservateur) au sein duquel celles-ci sont ralises[93]. Cest ainsi, par exemple, que lon ne peut parler de la position dun objet dans labsolu, cest--dire dans un espace vide. De mme, parler de vitesse dans labsolu na pas de sens. On peut seulement prciser la position dun objet par rapport un autre, ou sa vitesse par rapport un autre objet (ou un point de rfrence quelconque). Seules, donc, ont une signification les inter-positions (les positions relatives), les inter-vitesses (les vitesses relatives). Il est vrai que dans la conversation ordinaire, on ne mentionne pas le deuxime terme de la relation, cest--dire le repre utilis, mais celui-ci est sous-entendu : cest la plante Terre o lon se trouve[94].

Il est intressant de voir que le principe de relativit peut dstabiliser des notions trs intuitives et familires, comme lespace et le temps. Celles-ci ne renvoient pas non plus des ralits absolues, des phnomnes autonomes. Par exemple, pour un objet en acclration rapide par rapport un autre, le temps sՎcoule moins vite (par rapport au temps propre de lautre objet). Les physiciens parlent de  dilatation du temps . Il ny a pas dans la nature dhorloge universelle qui fixerait un temps dans labsolu. De manire similaire, les distances se modifient. On parle de  contraction des longueurs  dans le sens du mouvement, lide tant toujours ici que lobservateur, situ dans un rfrentiel donn, examine un phnomne relevant dun autre rfrentiel. La mme logique sapplique la gravitation, cest--dire la chute des corps. Contrairement la vision courante, celle-ci ne doit pas tre interprte comme une proprit interne aux objets – une force attirant les corps et qui serait lie leur masse –, mais comme la manifestation dune modification de la gomtrie de leur environnement. Plus prcisment, les objets restent anims dun mouvement inertiel, cest--dire un mouvement libre, o aucune force extrieure ne sexerce, mais leur trajectoire est inflchie par la courbure locale de lespace-temps. Si lon peroit leffet de la gravitation, cest parce que lon se trouve dans un repre particulier, qui a pour caractristique dՐtre bloqu par le sol de la Terre.

Ces exemples ne doivent cependant pas laisser penser que lide de relativit se limite ncessairement en physique la clbre thorie du mme nom, axe sur lՎtude de linfiniment grand. Si lon va au-del de son formalisme mathmatique traditionnel qui la lie effectivement une partie du corpus thorique standard, on peut y voir un principe cognitif (et philosophique) dot dune porte trs gnrale. On peut en proposer une illustration dans le domaine microscopique, qui relve, sur le plan thorique, de la mcanique quantique. Cet exemple mobilise quelques notions techniques, mais la conclusion qui en est tire est saisissante. Une particule est dcrite par une fonction donde (principe de la  dualit onde-particule ) qui implique quavant quil lui soit appliqu une mesure et donc quelle interagisse avec un instrument, sa localisation (entre autres proprits) est intrinsquement indtermine. En dautres termes, la particule nest pas  matrialise  et lon peut simplement calculer sa probabilit dapparition en tel ou tel point sur toute lՎtendue de londe (cest la proprit dite de  non-localit ). Linterprtation classique qui est donne de cette situation est quau niveau microscopique la ralit est de nature purement alatoire, livre un hasard fondamental nautorisant quune approche probabiliste[95]. Cependant, une interprtation alternative est dsormais concurremment propose, plus satisfaisante pour lesprit en ce quelle minimise la place du hasard, mais plus radicale conceptuellement : si la position nest pas dfinie, ce nest pas que la particule nexiste pas encore dans un lieu prcis, cest que  le concept de lieu ne renvoie aucun phnomne rel  et quil est, selon les mots de lastrophysicien Marc Lachize-Rey,  une construction mentale ou culturelle non pertinente en physique [96]. Cest donc bien, l encore, un changement de rfrentiel conceptuel qui est propos, avec, au passage, labandon de notions aussi familires que celle d tre quelque part .

Comme lont not certains scientifiques, cette pense de la relation correspond troitement, sur le plan philosophique, aux concepts bouddhistes de vacuit et dinterdpendance, selon lesquels aucun phnomne nexiste par lui-mme et ne possde de proprits autonomes[97]. Sous certaines conditions, elle peut tre transpose aux domaines qui intressent en propre les socits humaines.

 

2 – Extension au domaine de lhomme

On peut avancer lide que ce qui spare le domaine des  sciences de lhomme  de celui des  sciences de la nature  est lintervention, dans le second cas, de la conscience humaine[98]. Cette dernire assigne un signification aux phnomnes, elle reprsente le monde symboliquement. On est donc fond dire que les tres humains vivent et sorganisent en fonction du sens (tant entendu que cette institution de lexistence collective sՎtaye aussi sur une strate matrielle et saccommode de contraintes physiques)[99].  Lhomme est un animal mtaphysique, note le juriste Alain Supiot. Chez lui, la vie des sens se mle un sens de la vie, auquel il est capable de sacrifier, donnant ainsi sa mort elle-mme un sens. [] Tout tre humain vient ainsi au monde avec une crance de sens, du sens dun monde dj l, qui confre une signification son existence [100].

Cette dimension cruciale et minemment variable du vcu humain est toujours dpendante dun contexte sociohistorique ou dun milieu culturel donn. Cest donc ce contexte qui tient lieu de systme de rfrence. Par exemple, en psychologie clinique, un symptme ne peut, en principe, tre correctement apprci en lui-mme, cest--dire dans labsolu. Le symptme, qui peut tre la souffrance qui est exprime, est cod par le contexte qui est propre au patient. Il est bien le produit de la personne, dans sa singularit, mais toujours dans une relation intersubjective, autrement dit en lien avec autrui, et dans un contexte collectif, cest--dire social et culturel[101]. On peut donc dire quil a, en quelque sorte, une  histoire  et  gographie . Le syndrome dpressif en est une bonne illustration. On dispose apparemment dune liste universelle de critres pour lidentifier. Il nen est rien. Selon les cultures, cette liste varie : le sentiment de tristesse est, en Occident, un lment majeur didentification de cette pathologie ; mais en dautres lieux, on relve seulement le phnomne du ralentissement psychomoteur (une apathie physique et mentale). Dans le domaine philosophico-religieux, le mme principe trouve sappliquer. En Occident, il est tenu pour une vidence que la vie soppose la mort ; mais dans certaines socits orientales, on estime que cest la naissance qui est linverse de la mort, la vie, dans sa dimension profonde, ne relevant pas du mme ordre de ralit et nՎtant pas directement concerne par cette alternance des contraires[102]. Les notions renvoyant aux expriences humaines les plus fondamentales ne prennent ainsi leur vritable sens que rapportes un contexte dtermin, un certain rfrentiel socio-culturel.

 

3 – Pense sociale et choix du rfrentiel

En appliquant la mme perspective au champ social proprement dit, il apparat tout aussi clairement quune analyse qui dissocie le phnomne tudi du contexte qui lui prte sa signification est une aberration qui a toute chance daboutir des mprises. Autrement dit, tout comme dans le monde physique, le choix du  rfrentiel  est dcisif pour la rflexion. Il faut prendre la mesure du fait que chaque culture ouvre une  fentre  diffrente sur le monde et dessine son propre paysage. Dun continent lautre, dune rgion lautre, mais aussi, souvent, au sein dun mme pays, chaque collectivit ou communaut a sa propre faon de se relier ce qui existe et de construire la ralit.

Une premire illustration peut en tre donne avec les minorits indiennes traditionnelles Mapuche du Sud du Chili. Ceux-ci sont officiellement classs parmi les (trs) pauvres, bien quils ne le soient pas toujours leurs propres yeux. Limportant pour eux est de vivre pleinement le moment prsent et conformment ce quil peroivent tre le rythme de la nature, et plus prcisement celui du territoire quils habitent. Si on leur demande pourquoi ils ne cherchent pas accrotre leur rcolte pour tre sr de pas avoir de difficults conomiques lanne suivante, ils rpondent typiquement que sils ont suffisamment pour vivre lanne en cours, ils nont pas de raison de vouloir plus[103]. Mais il y a plus surprenant encore. Leur vision du monde comporte classiquement lide dune prsence du mal, celui-ci entrant en tension avec le bien. Cependant, selon eux, les tres humains nont pas vocation livrer un combat pour vaincre le mal et faire triompher le bien. Il leur appartient plutt de rechercher un quilibre entre ces deux polarits inhrentes la dynamique vitale, de manire assez analogue ce que prconisent certaines philosophies orientales comme le taosme[104]. Sans pousser plus loin linvestigation, on se doute quune telle reprsentation des choses puisse imposer de concevoir lexclusion et la misre ainsi que la rponse possible celles-ci dune manire spcifique.

Cette question de la pluralit des visions du monde peut aussi tre aborde travers la thmatique dlicate des droits de lHomme. Reconnus par limmense majorit de Etats de la plante, ces derniers sont infiniment prcieux, et y faire appel est souvent dcisif pour dfendre la cause des plus dmunis et de ceux qui sont bafous dans leur dignit. Quelques observateurs ont cependant fait remarquer que le raisonnement fond sur les droits ne correspondait pas certaines traditions non occidentales, plutt enclines privilgier la notion de devoirs. En faisant abstraction des cas, certes non ngligeables, o ce type dargument manait de rgimes totalitaires peu srupuleux, il a pu tre rpondu quen ralit tout droit correspond un devoir, et donc que les deux points de vue reviennent au mme : si, au sein dune socit donne, jai officiellement droit un logement correct pour ma famille, alors on peut dire que la socit a le devoir de sassurer que jobtienne ledit logement. Ce raisonnement est exact sur un plan logique. Cependant, sa transposition sur un plan social ne va pas de soi. Il y a, en effet, tout lieu de prsumer quentre une socit fonde sur la revendication des droits individuels et une socit attache aux devoirs de la collectivit lՎgard de ses membres, le vivre-ensemble finalement cr nest pas le mme, y compris du point de vue de lՎtendue de lexclusion et de la misre. La raison en est tout simplement que les modes dՎducation et socialisation des personnes sont diffrents dans lun et lautre cas, et que, de ce fait, les attitudes juges naturelles ou lgitimes changent. Par exemple, comme le suggre Alain Supiot, la prfrence systmatiquement accorde loptique individualiste des  droits   tend in fine favoriser linstitution dune forme de comptition[105] :  jai mes droits ; tu as tes droits ; que le meilleur gagne  Par consquent, il faut se garder de faire dborder un registre de raisonnement sur un autre (en loccurrence, la logique formelle sur la logique sociale) ; bref, de verser, l encore, dans une forme de confusion des rfrentiels.

Toutefois, le plus important est ailleurs. Ce quil faut voir, cest que le binme  droit-devoir  ou l ordre juridique  au sens ordinaire, ne permettent pas dinterprter et dՎvaluer la totalit les contextes sociaux. Autrement dit, il peut arriver que ces notions fondamentales ne soient pas le  systme de coordonnes  appropri pour saisir ce qui, en certains lieux, fonde ultimement la dignit humaine et lordre social, et donc pour comprendre la nature de la misre et de lexclusion qui sont susceptibles dapparatre. On peut penser, entre autres, lexemple de la culture indoue, ou bien celle des ethnies amrindiennes. Dans ces deux cas, ce qui fonde la socit nest pas la Loi ou le droit individuel, mais  un sentiment et une responsabilit de reconnaissance et de solidarit cosmique [106]. Cette ide se traduit par le mot de Svadharma dans lInde indoue et, chez les Indiens Mohawk dAmrique du Nord par exemple, par celui de Kayanerekowa, cest--dire : principe de la  Paix cosmique [107].

La rflexion sur lhumanit, dans sa diversit et sa richesse, exige donc de ne pas prendre trop vite pour universellement partages certaines notions ou catgories dinterprtation. La rflexion sur lhumanit, dans sa diversit et sa richesse, exige un regard plus aiguis et nuanc. Et cela ne vaut pas seulement quand on sintresse des peuples la culture loigne de lhritage intellectuel europen. Dans des contextes apparemment beaucoup plus familiers, comme le sont les quartiers populaires des villes latino-amricaines, joue parfois toute une palette de nuances socioculturelles qui peuvent inviter redfinir, au moins partiellement, les notions d exclusion , de  pauvret  ou, inversement, de  vie satisfaisante [108].

 

4 – Recherche sur le monde contemporain et interdisciplinarit

Une tche prioritaire de la recherche consiste donc combler les amples lacunes qui demeurent dans la connaissance de la relation quentretiennent les diffrentes populations pauvres avec leur socit dappartenance[109]. Les donnes empiriques manquent pour fournir des typologies internationales plus prcises que la classification tripartite propose par certaines tudes[110] et pour apprhender les diffrentes  situations limites au-del desquelles les personnes passent dun  statut  lautre (par exemple, de la simple  pauvret  la vritable misre) au sein de leur socit ou leur communaut de rfrence[111].

Mais lՎtablissement de diagnostics et de tableaux descriptifs ne sont quun aspect du travail. Il faut en outre lucider lorigine des situations de misre constates, cerner au plus prs les processus et logiques qui conduisent leur mergence et leur reproduction. Cela suppose de prendre toute la mesure du fait que la situation des populations dfavorises a un rapport direct avec le fonctionnement de la  socit de march  contemporaine. Il y a ici toute une tude mener pour offrir une vision claire des impasses existantes et de la profondeur des changements systmiques requis pour que des progrs significatifs et durables puissent tre accomplis. Quelques travaux de synthse sensibles cette vaste problmatique ont vu le jour dans les annes rcentes, faisant suite une srie de travaux pionniers[112]. Les domaines particuliers examiner sous un angle critique sont dj bien identifis : la sphre de la consommation, avec le dveloppement incessant des contraintes dachat  objectives  ou  subjectives  ; la sphre de la production, avec lhgmonie du principe concurrentiel et un fonctionnement par lexclusion ; la tendance la rationalisation des diffrents secteurs de la vie sociale avec lapplication tous azimuts dun modle gestionnaire passablement dshumanis et la propension envahissante au classement et la hirarchisation sociale systmatiques ; la fragilit des systmes hautement interconnects et mondialiss, dont les volutions, soubresauts et effondrements soudains imposent des restructurations incessantes, gographiques et sectorielles, auxquels les socits ne peuvent jamais totalement sadapter, en particulier leurs composantes les plus vulnrables et lemployabilit la plus faible.

Etant donn que, dune part, on a affaire, avec les questions de pauvret et dexclusion, une problmatique  complexe  au sens quEdgar Morin donne cet adjectif, cest--dire des phnomnes constitus du tissage de plusieurs logiques[113], et que, dautre part, il est impratif de construire une connaissance adapte son objet, il est clair que la recherche envisage ne peut sappuyer sur un seule discipline, ni mme sur la simple association de deux ou plusieurs spcialits (anthropologie, sociologie, gographie, histoire). Linvestigation passe ncessairement en partie par une certaine interdisciplinarit, autrement dit par une vision globale, comprhensive des choses. Cette position est renforce par lide plus gnrale selon laquelle le dcoupage disciplinaire traditionnel, quoique producteur de donnes et dՎlments danalyses utiles, nest pas tant une aide quun obstacle lavance de la rflexion. En effet, lactuelle division du travail dans lՎtude de la ralit sociale est avant tout un hritage de la ralit internationale du XIXe sicle, caractrise par la prsence dun Occident dominateur et dune srie de colonies et sous-colonies[114], mais elle na pas de relle justification pistmologique.  [On peut soutenir] lide, crit Immanuel Wallerstein, quil nexiste pas aujourdhui, du moins en sciences sociales, de raison intellectuelle suffisante pour faire une distinction quelconque entre les disciplines et que toute recherche devrait tre considre comme relevant dune seule discipline [] [115].

 

4 – La problmatique interculturelle

Toutefois, selon la perspective de relativisation expose, pour laquelle le milieu socio-historique et le contexte culturel constitue la variable dcisive, linterdisciplinarit napporte pas une rponse totalement satisfaisante au problme de la connaissance. Elle ne touche pas dans sa profondeur le problme des modalits et de la forme que peut adopter la rflexion. Plus prcisment, les socits modernes peuvent bien, on la dit, mener une autocritique constructive, en particulier sur la base de linterdisciplinarit prcdemment voque, mais ce mode danalyse, mme adoss des concepts trs gnraux, garde lempreinte dune mme mthode  locale , un  langage  particulier reli un certain modle dintelligibilit et une certaine  cosmologie  (entendue ici au sens de schma gnral dinterprtation du monde, de rapport symbolique la ralit).

Il faut ici rappeler que le principe de relativit a pour consquence que la misre ou tout autre phnomne nest en fait jamais analys ou valu  dans labsolu . En termes philosophiques, on dirait quune telle conception participe dune illusion  objectiviste , dun ralisme rudimentaire rig sur le principe trompeur du  phnomne en soi . Autrement dit, il nexiste pas et ne peut exister de point de vue  mtaculturel  ou  universel [116] partir duquel on pourrait apprhender les ralits humaines[117]. En tant quil appartient la communaut humaine, lobservateur ou lanalyste parle bien partir dun  lieu  (un cadre de rfrence) dtermin. Une question majeure se pose alors : sil nexiste pas de perspective situe  au-dessus  des socits et des cultures, de position  dobjectivit , de quel lieu peut partir la rflexion ? Sur la base de quelle approche, de quel mode de comprhension lobservateur peut-il passer de lՎtude de la misre au Paraguay ou en Bilorussie celle de la grande pauvret en France, aux Etats-Unis ou au Mali ? Et, aussi bien, au sein dune mme nation, comment peut-il franchir les diffrences culturelles qui sparent des catgories ou groupes sociaux trs loigns ? Comment peut-il acqurir une connaissance adquate et suffisante des diffrentes ralits, savoirs et expriences de vie des diffrentes collectivits et les retranscrire de telle sorte quils deviennent accessibles dautres ? Ladoption consquente dune vision diffrentialiste aboutit fatalement un tel questionnement.

 

5 – Mrite et limite de lanthropologie

Pour continuer filer le parallle avec les sciences physiques, et en particulier avec la thorie de la relativit gnrale, on pourrait dire que lenjeu est de concevoir une sorte danalogue aux  transformations de Lorentz , qui sont les relations qui permettent de passer dun rfrentiel un autre, de relier diffrents points de vue. Cette comparaison a lavantage de montrer que la problmatique ne se borne pas rpertorier des  diffrences culturelles , mais porte sur linstrument de la connaissance face une pluralit de contextes. En dautres termes, ce dont il sagit ici est de dfinir une science, ou plutt un art dinterprtation  diatopique , cest--dire qui permette dassurer le passage dun lieu culturel lautre, dun  site symbolique  lautre[118].

Lanthropologie, qui a pour objet lՎtude de la diversit humaine travers les diffrentes cultures, semble a priori la discipline la plus mme dengendrer cet  oprateur  du passage dun contexte un autre. Elle aide au dcentrement de lobservateur, saisir l autre  dans sa spcificit. Il importe cependant de prciser les limites du rle quelle peut avoir dans la dmarche envisage. En effet, daprs ce qui a t dit, il est clair quelle nest pas, et ne peut tre, une perspective mtaculturelle. Comme on la vu pour lՎconomie, son mode de construction du savoir se rattache un contexte dtermin ; il rsulte dun certain dcoupage de la connaissance universitaire et de lՎlaboration dun certain rpertoire de concepts li au dveloppement historique des socits modernes, notamment occidentales. Elle ne peut donc prtendre un statut hgmonique dans la dfinition du cadre au sein duquel vont sexprimer les diffrentes expriences humaines.

La prudence simpose dautant plus que si, historiquement, la discipline a su parfois faire montre dune remarquable capacit dinterrogation de laltrit et dautoquestionnement, elle na, en dautres circonstances, pas su se dprendre totalement des biais ethnocentriques quelle avait pourtant vocation dvoiler. En matire danthropologie conomique notamment, nombre de spcialistes se sont, dans leurs crits, faits de facto les complices du modle de  rationalisation  – au sens de forme dinterprtation de la ralit – de lՎconomie moderne. Comme nont pas manqu de le souligner certains analystes, ceux-ci  ont contribu naturaliser lҎconomie, la politique, la religion, la parent et autres comme fondations de toutes les socits [119], alors mme quil conviendrait, linverse, de  se demander quels processus symboliques et sociaux font que ces domaines apparaissent vidents en eux-mmes, voire comme des domaines dactivit naturels dans toute socit [120]. Et si cette voie a t suivie, cest prcisment parce que, au sein notamment du courant de pense dit  formaliste , a prvalu la croyance en lexistence de  modles universels , de paradigmes interprtatifs gnraux que les donnes  objectives  de lethnographie devaient permettre de valider[121].

Cette critique dun certain dveloppement de la discipline doit tre garde lesprit afin doprer les rectifications opportunes. Toutefois, ces prcautions ne peuvent supprimer toutes les difficults. Lanthropologie se heurte une limite plus gnrale et radicale. Comme tout savoir acadmique vocation scientifique, sa mthode est purement  objective , au sens o elle consiste tudier lautre comme un objet de savoir. Or une culture nest pas seulement ce quon sait delle objectivement, les informations que lon peut runir son propos, mais  aussi et surtout ce qui rend possible que lon en prenne conscience (sa dimension mythique) [122]. Autrement dit, ce que je pense de lautre nest pas suffisant, il faut aussi que je saisisse, autant que faire se peut, ce que lautre pense et que je puisse partager sa vision du monde, sa sensibilit aux choses. Les thories, mthodologies et concepts des sciences sociales ont un intrt indniable, mais ils ne conduisent pas au tout de la connaissance. Ils peuvent mme y faire obstacle sils transforment lexcs ce qui est une ralit vivante et personnelle, une exprience qui touche au plus profond de lՐtre, en donnes abstraites et en pur objet dintelligibilit. On retrouve ici ce qui a t dit antrieurement sur le rapport du sujet connaissant au rel (cf. supra III, 4).

En dernire analyse, cette limite peut tre nouveau rattache au caractre  situ  de lanthropologie dun point de vue civilisationnel. Plus prcisment, on peut y voir en filigrane lempreinte des  mythes primordiaux  de la socit occidentale, son  imaginaire social-historique  selon la terminologie de Cornelius Castoriadis. Il sagit essentiellement de soubassements culturels inconscients qui donnent forme et sens ce qui est peru du monde. Entre dans cette catgorie le  mythe de lhistoire , selon lequel un vnement nest rel que pour autant quil sinscrit dans le temps historique. Mais pour ce qui concerne le prsent propos, on doit surtout penser au  mythe de la rationalit  ou  mythe scientifique , qui postule que lapproche  objective  est garant dune connaissance exhaustive et que la science, dans sa forme ordinaire, est le  tout  du savoir sur le monde. Ces croyances ou prsupposs originels ont t prodigieusement fconds certains gards et relvent du gnie propre dune civilisation. Cependant, les tropismes quils engendrent peuvent aussi, on la vu, devenir des entraves pour lesprit ds lors quil sagit de dcouvrir de la faon la plus authentique le pluralisme de la ralit humaine.

 

6 – Lapproche interculturelle

A ce stade, le bilan que lon peut tirer est que, sil ny a videmment pas de possibilit datteindre une connaissance satisfaisante de lautre si lon raisonne conformment aux codes de sa culture dorigine, on ne peut pour autant passer par un plan dintelligibilit situ au-dessus ou au-del des cultures. Comme la encore suggr lexemple de lanthropologie, il est impossible daccder un tel lieu dobservation. Toute pratique ou pense prtendue mtaculturelle est en fait ncessairement, pour autant quelle est humaine, une ralit culturelle.

Il ne faudrait toutefois pas conclure que labsence de cadre ou de modle universel mne fatalement une impasse. Car sil ny a pas doprateur mtaculturel, rien ninterdit denvisager une dmarche de comprhension passant entre les cultures, cest--dire interculturelle[123]. Une approche faisant appel un dialogue interculturel rigoureux est susceptible de conduire les participants dcouvrir des  quivalents homomorphiques , cest--dire des correspondances, dun univers social lautre, entre des notions existentielles qui ne sont pas identiques mais remplissent des fonctions comparables au sein de leurs systmes culturels respectifs[124]. On en a vu prcdemment un exemple avec les notions de  droit  ou de  Loi  : celles-ci sont fondamentales dans le contexte occidental, mais nont pas de synonymes directs, dՎquivalents  substantiels  pourrait-on dire, dans dautres traditions. On ne peut leur trouver que des quivalents fonctionnels (Svadharma, Kayanerekowa). Dans la mme optique, ce qui, dans une socit industrialise, est couramment dsign sous le nom de  misre  peut, dans telle communaut rurale dun pays du Sud, ne pas tre saisi au moyen dun vocable ou dune ide unique, mais en faisant appel une srie de notions approchantes ; ou bien, on peut, dans le premier cas, se reprsenter la misre comme une condition ne recouvrant que partiellement lՎventail des situations envisages dans le second (ou inversement). Il en va a fortiori de mme pour la  pauvret , dont on a plusieurs fois soulign que la diversit des formes prtait des malentendus. Enfin, cela vaut bien sr aussi pour la notion trs gnrale de  qualit de vie  (le  bonheur ) :  aucune culture, explique Robert Vachon, na et ne peut avoir le monopole de la notion de bonheur [125] ; il nexiste pas un seul  paradigme pour formuler la dignit et le bien-tre des peuples [126], et lon ne saurait confondre htivement  le dynamisme dune personne ou dune communaut avec sa modernisation [127]. Laccs de lhomme la plnitude de son tre ou la simple  vie bonne  connat ainsi toute une palette de formes dexpression concrtes. La tche consiste donc mettre au jour les points de convergence interculturels et, plus gnralement, crer la base dune intercomprhension propice une interprtation correcte des similitudes et des diffrences.

Sur le plan des valeurs, il y a lieu de prciser que lapproche interculturelle nexclut pas la possibilit dՎtablir, dans des domaines dtermins, une hirarchie entre les diffrentes traditions. Cependant, elle postule quune telle hirarchie ne saurait tre dfinie unilatralement, cest--dire tre nonce par une seule culture et en faisant abstraction des autres manires de comprendre le monde et de se relier lui. Linterculturalit est ncessairement le fruit dun dialogue, dans lacception profonde du terme, et la vrit quelle engendre est non pas plurielle (ce qui serait autocontradictoire) mais pluraliste, au sens o elle rsulte de la fcondation mutuelle de diffrentes perspectives[128]. Dun certain point de vue, ce dialogue se situe aux antipodes du  dbat contradictoire  qui est ordinairement de mise dans les situations o sexpriment des avis diffrents. Dans ce dernier cas, lobjectif principal de chaque participant consiste dfendre, grce aux ressources de la dialectique (argumentation, rfutation), un certain corpus dides tenues pour acquises. Lexercice peut avoir son intrt, mais a une pertinence limite dans la perspective ici envisage : chacun campant sur ses positions initiales, il ny a pas de mise en relation vritable, de qute dapports mutuels susceptibles de faire merger un domaine de vrit partag. En outre, lopposition frontale, terme terme, est toujours susceptible de faire entrave lՎmergence de lindit, du singulier :  Plus on soppose, note le philosophe Michel Serres, plus on demeure dans le mme cadre de pense []. Une ide contre une autre ide est toujours la mme ide quoique affecte du signe ngatif [129]. En suivant ce raisonnement, il sensuit que le dbat contradictoire, au moins dans sa forme rudimentaire, risque de striliser la pense en bloquant cette dernire sur un terrain dtermin et, par le jeu de lantagonisme, reproduire de part et dautre le mme moule conceptuel[130]. Au contraire, il sagit ici de faire place la crativit de lՎchange, de se laisser questionner sur un plan existentiel, daccepter dՐtre parfois dstabilis dans ses certitudes pour finalement dcouvrir la ralit dun il neuf et pouvoir mieux accueillir lautre.

Concrtement, si lon suit les tudes qui y ont t consacres, cette dmarche interculturelle doit idalement procder par tapes successives[131]. Le participant au dialogue commence par une comprhension fidle, mais aussi critique, de sa propre tradition ou culture au moyen des diverses mthodes dinvestigation disponibles : empirique, historique, philosophique Puis, il cherche comprendre sur le mme mode et tout aussi loyalement lautre tradition. La comprhension quil acquiert ainsi progressivement de cette dernire finit par se muer en conviction personnelle. A lintrieur de chaque personne participante samorce alors un dialogue intraculturel entre les deux traditions qui cohabitent dsormais, dialogue qui doit aboutir lՎlaboration dun langage commun, un mode dinterprtation apte exprimer la vrit des deux cultures. Cette interprtation est ensuite expose au reprsentant de lautre tradition, ce qui est la pratique du dialogue interculturel proprement dit. Enfin, les interprtations avances sont values par chacun des interlocuteurs, qui vrifient leur conformit avec lesprit et les contenus de la culture dont ils sont les porteurs originels. Si elles sont juges inadquates, le processus est repris lՎtape du dialogue intraculturel jusquՈ ce que les partenaires tombent daccord sur les formulations proposes.

Notre intention nest pas de dtailler plus avant cette dmarche laquelle divers travaux ont dj t consacrs[132]. Lide tait de montrer quelle trace une voie qui sՎcarte, par son esprit, du discours ordinaire sur le  dveloppement  et, surtout, quelle est ncessaire pour apprhender les problmatiques humaines, dont celle de la grande pauvret, dans une perspective authentiquement internationale.

 

 

Conclusion

 

Sinterroger sur la mconnaissance paradoxale du phnomne de la misre dont font preuve certains propos peut ainsi mener fort loin sur le plan thorique. Le chemin parcouru mne toutefois quelques ides centrales qui peuvent tre brivement rsumes. Il apparat dabord que si la ngation de la misre – dans son ampleur ou sa nature – rsulte de causes multiples, le  sociocentrisme  des auteurs concerns et, plus profondment et subtilement, de leurs instruments de rflexion joue un rle dterminant. Cette tendance a donc des origines profondes et hrite en fait de toute une tradition de pense. On comprend ainsi quelle puisse perdurer anne aprs anne, dcennie aprs dcennie, alors mme que nont cess de saccumuler faits et donnes invitant au contraire une rvision de la perspective dominante.

En second lieu, si le problme voqu ici est bien de lordre des ides, leffort qui a t engag pour lՎlucider nest pas, on laura compris, un simple exercice intellectuel sans incidence concrte potentielle. La vision que lon a du monde a des effets directs sur la faon dont nous agissons sur lui et pouvons remdier aux problmes qui sy posent. Si nous ne voyons pas la misre o elle est, si nous ne poussons pas la  rflexion jusquՈ en cerner les vritables sources et si nous confondons sous des concepts gnraux ( la  pauvret) les situations les plus dissemblables, il ny a videmment gure despoir de faire advenir des changements positifs la hauteur des enjeux. En revenant aux citations qui ont initialement motiv la rflexion, on peut avancer que tant que des affirmations de cet ordre auront cours dans les  milieux autoriss  et seront tacitement valids par le public, un statu quo global sera maintenu et aucun progrs significatif pour saper la misre dans ses fondements ne pourra tre accompli.

Pour sortir de cette impasse, il faut bien sr tenter de mettre nu les contresens, mprises ou oublis plus ou moins involontaires qui peuvent tre commis. Mais, quoique indispensable, la mise en place dun dispositif critique ne saurait suffire. Le travail de recherche – et cest l le dernier point souligner – se doit galement de fournir les lments ncessaires un renouvellement en profondeur de la connaissance, prenant vritablement en compte les savoirs  autres , et en particulier celui des plus dmunis et des plus oublis. Autrement dit, un savoir interculturel  positif  doit pouvoir se construire, savoir destin aux auteurs danalyses  savantes . Car cest partir dun  sens commun  clair, de significations partages et, au-del, de lՎlaboration collective dun  schma narratif  permettant aux socits de se comprendre elles-mmes et de se rendre disponibles au changement que peut tre ouverte la voie vers un autre destin[133].

En dfinitive, cest donc rien moins quՈ une mutation culturelle que les socits sont convies en vue de se donner les moyens de dsamorcer les ressorts de lexclusion qui les mine. Il sagit certes dun processus de longue haleine et lissue incertaine, comme toute aventure historique. On notera cependant quun nombre croissant de travaux sinscrivent dans cette perspective[134] et que la priode trouble que le monde traverse aujourdhui semble propice aux remises en question radicales. Gageons donc que lhorizon propos nest pas hors datteinte. A lavenir, un signe, peut-tre, indiquera quune tape dcisive aura t franchie : lapparition dun discours international plus lucide sur les ralits de la pauvret et de la misre.



[1] Les principales ides de ce texte ont t prsentes au sminaire international Campus ATD Quart Monde  Grande pauvret, violence et paix, liens sociaux , Pierrelaye, aot 2009.

[2] Jean ZIEGLER, propos dun haut fonctionnaire international (cf. LEmpire de la honte, Fayard/Livre de Poche, Paris, 2007, p. 239).

[3] Etienne KLEIN, Conversations avec le sphynx, Livre de Poche, Biblio, Paris, 1997.

[4] Jeffrey SACHS, The End of Poverty: Economic Possibilities for our Time, The Penguin Press, New York, 2005, p. 18 et 20, cit dans Xavier GODINOT (coord.), Eradiquer la misre. Mondialisation, dmocratie et droits de lhomme, PUF, Paris, 2008, p. 364.

[5] Xavier GODINOT (coord.), op. cit., p. 365.

[6] Ibid., p. 364.

[7] Paul COLLIER, The Bottom Billion, Why the Poorest Countries Are Failing and What Can Be Done About It Oxford University Press, Oxford, 2007.

[8] Xavier GODINOT (coord), op. cit., p. 366.

[9] Ibid., p. 365.

[10] Joseph STIGLITZ, Un autre monde. Contre le fanatisme du march, Fayard/Livre de Poche, Paris, 2006, p. 78-79.

[11] Jean-Luc DOMENACH, La Chine minquite, Perrin, coll.  Tempus , Paris, 2009, p. 70. Le fait que la proportion de personnes disposant de moins de 1 dollar par jour soit passe de 64 % en 1981 16 % en 2001 (Joseph STIGLITZ, op. cit., p. 490) est certes trs remarquable mais ne change pas le constat ici formul.

[12] Ibid., p. 177.

[13] Ibid., p. 42.

[14] Il sagit dune estimation large, car cette  classe moyenne  encore mal dfinie dans le pays nest gure comparable la classe moyenne occidentale. Quil suffise de prciser que seules 60 millions de personnes, sur une population totale de plus dun 1 milliard 300 millions, auraient un revenu mensuel suprieur 1 300 euros environ (calcul personnel sur la base des chiffres de Jean-Luc DOMENACH, op. cit., p. 43).

[15] Jean-Luc DOMENACH, op. cit., p. 235.

[16] Cit par Marie-Dominique PERROT,  Mondialiser le non-sens , in Gilbert RIST (dir.), Les mots du pouvoir : sens et non-sens de la rhtorique internationale, Nouveaux cahiers de lIUED n 13, coll.  Enjeux , 2002, p. 48.

[17] Cet aspect avait dailleurs, lՎpoque, t dnonc de faon vhmente par plusieurs ONG.

[18]  Le capitalisme corrompt-il le sens moral ? , Philosophie magazine, n 26, fvrier 2009.

[19] Elle reprsenterait entre 180 et 250 millions de personnes, sur une population nationale dpassant 1 milliard 100 millions dindividus. Cf.  Hyundai est devenu le deuxime acteur du march indien , Le Monde, 12-13 juillet, 2009. En 2006, Joseph Stiglitz crivait lui-mme que :  Pour [les autres habitants], lՎconomie ne brille vraiment pas . Joseph STIGLITZ, op. cit., p. 71.

[20] PNUD, Rapport mondial sur le dveloppement humain, p. 32.

[21] A vrai dire, ce phnomne na rien de nouveau. Il tait reprable ds les annes 50, lors de lՎmergence de lՎconomie du dveloppement en tant que spcialit acadmique. Pour une illustration loquente travers le cas de la Colombie, voir Arturo ESCOBAR, La invencin del Tercer Mundo, Ed. Norma, coll.  Vitral , Bogota, 1996, p. 22.

[22] Jean-Paul FITOUSSI et Eloi LAURENT, La nouvelle cologie politique, coll.  La Rpublique des ides , Seuil, 2008, quatrime de couverture.

[23] Daniel VERGER,  Bas revenus, consommation restreinte ou faible bien-tre : les approches statistiques de la pauvret lՎpreuve des comparaisons internationales , Economie et statistique, n 383-385, 2005, p. 7.

[24] Ibid.

[25] cit par Susan GEORGE et Fabrizio SABELLI, Crdits sans frontires. La religion sculire de la Banque mondiale, La Dcouverte, coll.  Essais , Paris, 1994, p. 226. Pour donner un exemple plus rcent et limit un pays : en 2000, la Banque mondiale valuait la proportion dindividus  extrmement pauvres  en Inde 30,2 % (sur la base dun seuil de pauvret qui, ajust en parit de pouvoir dachat, sՎlevait seulement 25 cents de dollar par jour). Le bien-fond de cette donne a t vivement contest par certains spcialistes. Parmi ces derniers, Utsa Patnaik, de luniversit de Jawaharlal Nehru de New Dehli, sest attache effectuer un calcul plus raliste, tenant compte notamment des besoins nutritionnels de la population. Elle a abouti au chiffre de 74,5 %, soit deux fois et demie la proportion officielle. Olivier BONFOND et Stphanie JACQUEMONT,  Des chiffres et des hommes. Ou de lusage trompeur des statistiques, en Inde et ailleurs , CADTM, 27 avril 2008, <http://www.cadtm.org/Des-chiffres-et-des-hommes-Ou-de-l>.

[26] Peter MATTHIESSEN,  Introduction, in Helena NORBERG-HODGE, Quand le dveloppement cre la pauvret. Lexemple du Ladakh, Fayard, Paris, 2002, p. 17.

[27] Serge-Christophe KOLM,  The Human Person in Normative Economics , in Edmond Malinvaud et Mary Ann Glendon (coord.), Conceptualization of the Person in Social Sciences, The Pontifical Academy of Social Sciences, Proceedings of the Eleventh Plenary Session, 18-22 November 2005, Vatican City, 2006, p. 26.

[28] Pramod PARAJULIL,  Intgrer les communauts dans les cologies : proprits mergentes des diversits biologique, linguistique et culturelle , InterCulture, n 157, octobre 2009.

[29] Immanuel WALLERSTEIN, Le capitalisme historique, La Dcouverte, coll.  Repres , Paris, 1985.

[30] Mattieu RICARD, Plaidoyer pour le bonheur, Nil, Paris, 2003, p. 270.

[31] Richard LAYARD, Le prix du bonheur, Armand Colin, Paris, 2005.

[32] Denis CLERC, Dchiffrer lՎconomie, La Dcouverte/Poche, coll.  Essais , Paris, 2004, p. 69.

[33] Jacques MARSEILLE,  Comment la pauvret est devenue un scandale , LHistoire, n 349, janvier 2010, p. 56.

[34] Arturo ESCOBAR, op. cit., p. 53.

[35] Bernard MARIS, Antimanuel dՎconomie 2, Bral, Rosny-sous-Bois, 2006, p. 18.

[36] Majid RAHNEMA, Quand la misre chasse la pauvet, Actes Sud, Arles, 2003.

[37] Jean-Paul FITOUSSI et Eloi LAURENT, op. cit.

[38] Majid RAHNEMA,  La pauvret globale : une invention qui sen prend aux pauvres , InterCulture, n 111, 1991 ; Alain CAILLE, D-penser lՎconomie, La Dcouverte/MAUSS, Paris, 2005 ; Alfredo DE ROMAA,  LՎconomie autonome  I -II, InterCulture, n 104-105, 1989.

[39] Une autre illustration de cette notion importante est offerte par les socits peulhs dAfrique subsaharienne. Selon Yaya Diallo, prvaut chez les paysans de cette communaut lide que  la nature sera toujours productive , quelle est  un rservoir sans limite  et  le meilleur grenier  ; en un mot, que  Mre nature donne la vie ceux qui lui demandent [] . Yaya DIALLO,  Au seuil de lՉme africaine : la voie peulh-minianka. Parole dun villageois , InterCulture, n 141, octobre 2001, p. 36.

[40] Marshall SAHLINS, Age de pierre, ge dabondance, Gallimard, Paris, 1976. Divers travaux dethnologie (ceux de Franz Boas, de Marcel Mauss et dautres) ont abouti au mme constat.  Retenons la leon de cette tradition ethnologique, rsumait le journaliste Herv Kempf : le rgime naturel des socits nest pas la gne ; elle peuvent aussi bien connatre une abondance permettant le gaspillage dun surplus considrable  (Herv KEMPF, Comment les riches dtruisent la plante, Seuil,  Points/Essais , Paris, 2007, p. 78).

[41] Serge LATOUCHE, La plante des naufrags, La Dcouverte, coll.  Essais , Paris, 1991.

[42] En 2007, environ 40 % des citadins vivaient dans des bidonvilles selon les Nations unies. Toutefois, selon certains commentateurs, ce chiffre officiel repose sur une dfinition restrictive du bidonville qui conduit sous-estimer fortement le problme li aux mauvaises conditions de logement. Cf. Mike DAVIS, Le pire des mondes possibles, La Dcouverte, Paris, 2006.

[43] Voir par exemple Jean ZIEGLER, op. cit.

[44] Pierre-Antoine DELHOMMAIS,  Le poisson rouge et lhyperinflation , Le Monde, 15-16 mars 2009.

[45] Majid RAHNEMA, op. cit., 2003.

[46] Jacques GENEREUX, Le socialisme nomoderne, ou lavenir de la libert, Seuil, Paris, 2009, p. 347-348.

[47] Jean ZIEGLER, op. cit., p. 48.

[48] Immanuel WALLERSTEIN, op. cit., p. 96.

[49] Xavier GODINOT,  Eradiquer la misre par la dmarche Wresinski , Revue Quart Monde, n 209, fvrier 2009, p. 58-61.

[50] Susan GEORGE et Fabrizio SABELLI, op. cit, p. 228.

[51] Christine RUYTERS,  Lenjeu politique des indicateurs de pauvret , colloque international  La dmocratie lՎpreuve de lexclusion. Quelle est lactualit de la pense politique de Joseph Wresinski ? , Sciences Po, Paris – ATD Quart Monde, AFSP, CEVIPOF, 17- 19 dcembre 2008.

[52] Francisco VAN DER HOFF, Nous ferons un monde quitable, Flammarion, Paris, 2005, p. 150.

[53] Joseph STIGLITZ, op. cit., p. 12 et 33.

[54] Xavier GODINOT (coord.), op. cit., p. 365.

[55] Au sujet de la littrature officielle des principaux organismes du systme des Nations unies, lanthropologue Marie-Dominique Perrot  crivait :  La langue mondiale obtient un rsultat (le consensus plantaire) au prix dun sacrifice exorbitant arrach au langage. Celui de renoncer au sens, de faire comme si les acteurs sociaux nexistaient pas, de prtendre que linvraisemblable a mme valeur que lexprience, que le nimporte quoi convient mieux que le rien quil recouvre et que le mpris de lintelligence que supposent ces procds est ignorer comme tel. [] Y a-t-il des lecteurs pour ce genre de littrature ? Comment se fait-il que ce type de documents continue foisonner alors que leurs auteurs institutionnels ne croient pas vraiment ce quil crivent ? Qui est dupe dans cette affaire ? Qui y croit ?  (art. cit., p. 44 et 65). A la dcharge des rdacteurs des rapports et autres documents dinformation ici viss, il faut reconnatre que psent sur eux de fortes contraintes, dordre diplomatique notamment.

[56] Majid RAHNEMA et Jean ROBERT La Puissance des pauvres, Actes Sud, Arles, 2008, p. 27.

[57] Ibid.

[58] Nicholas STERN,  La Banque comme acteur intellectuel , cit par Susan GEORGE et Fabrizio SABELLI, op. cit., p. 219 et 225.

[59] Susan GEORGE et Fabrizio SABELLI, op. cit., p. 94.

[60] Amon J. NSEKELA,  The World Bank and the New Economic International Order , Development Dialogue, 1977, 1, p. 76, cit par Susan GEORGE et Fabrizio SABELLI, op. cit., p. 136.

[61] William EASTERLY, The White Mans Burden, The Penguin Press, New York, 2006, cit par Xavier GODINOT, op. cit., p. 358.

[62] Cit par Susan GEORGE et Fabrizio SABELLI, op. cit., p. 261.

[63] Xavier GODINOT (coord.), op. cit., p. 424.

[64] Cornelius CASTORIADIS, Linstitution imaginaire de la socit, Seuil, Paris, 1978.

[65] Pierre-Andr TAGUIEFF, Du Progrs. Biographie dune utopie moderne, E.J.L./Librio,  Essais , Paris, 2001.

[66] Plus que tout autre, le discours des grandes organisations internationales a frquemment recours ce procd d extriorisation  des causes de lextrme pauvret. Cette dernire est typiquement attribue des dysfonctionnements inopins, de mauvaises politiques, une conjoncture dfavorable et autres impondrables toujours trangers au mode opratoire du systme mondial. Par exemple, la plaquette onusienne Un monde meilleur pour mentionne ple-mle parmi les  obstacles  dans la  lutte contre la pauvret  :  une faible gouvernance, des politiques mal conues, les atteintes aux droits de la personne, les conflits, les catastrophes et autres chocs externes, linaction face aux ingalits  Cit par Marie-Dominique PERROT, art. cit., p. 53.

[67] Ren GIRARD, Des choses caches depuis la fondation du monde, Grasset/Livre de Poche, paris, 1978.

[68] Jean BAUDRILLARD, Libration 18 novembre 2005, cit par Alain GRAS dans Le Choix du feu, Fayard, Paris, 2007, p. 254.

[69] Yves COCHET, Antimanuel dՎcologie, Bral, Rosny-sous-Bois, 2009, p. 130-137.

[70] Cette estimation trs basse est propose par le journaliste Herv KEMPF (op. cit., p. 90). Il est cependant intressant de noter quelle est identique celle quavanait lՎcologiste allemand Wolfgang Sachs au milieu des annes 90 sur la base du critre proxy de la possession dune automobile (cf.  Lanatomie politique du dveloppement durable , InterCulture, n 130, hiver 1996, p. 18).

[71] Jean ZIEGLER (op. cit., p. 49 et 52-53) relve par exemple quaujourdhui, lՎchelle de la plante, 1 % des habitants les plus riches gagnent autant que 57 % des personnes les plus pauvres.

[72] Majid RAHNEMA et Jean ROBERT, op. cit., 48.

[73] Takis FOTOPOULOS, Vers une Dmocratie gnrale, Seuil, Paris, 2002.

[74] Susan GEORGE et Fabrizio SABELLI, op. cit., p. 366.

[75] Masood AHMED,  La lente mondialisation des pays faible revenu , Problmes conomiques, n 2965, 18 fvrier 2009, p. 33.

[76] Bernard MARIS, op. cit., p. 368.

[77] Cela vaut y compris pour les cultures primordiales des chasseurs-cueilleurs. Voir par exemple, pour le cas dun peuple dAmazonie, Andr-Marcel DANS, Le dit des vrais hommes, Gallimard, Paris, 1991.

[78] Deepa NARAYAN et alii, Voices of the Poor. Crying out for change, World Bank, 2000, cit par Xavier GODINOT (coord.), p. 26.

[79] Pour ce qui est de la Banque mondiale, au milieu des annes 90, 60 % des jeunes cadres (young professionals) venaient des pays riches. Les autres avaient t pour 95 % dentre eux forms partiellement ou totalement dans les pays du Nord, la moiti tant diplms des universits amricaines ou britanniques les plus prestigieuses (Harvard, MIT, Oxford). Susan GEORGE et Fabrizio SABELLI, op. cit., p. 133.

[80] Otto RIVERA,  Les plus pauvres en tant quacteurs politiques. Un regard prospectif depuis le Guatemala , colloque cit.

[81] Majid RAHNEMA et Jean ROBERT, op. cit., p . 26.

[82] Susan GEORGE et Fabrizio SABELLI, op. cit., p. 229.

[83] Immanuel WALLERSTEIN, op. cit. ; Andr LEBEAU, Lenfermement plantaire, Gallimard, coll.  Le dbat , Paris, 2008, p. 203-204.

[84] Jean GADREY,  O en est la commission Stiglitz ? , http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/2009/04/15/ou-en-est-la-%25C2%25AB-commission-stiglitz-%25C2%25BB/ consult le 15/05/2009.

[85] Laurent NOTTALE, Jean CHALINE et Pierre GROU, Les arbres de lՎvolution, Hachette, Paris, 2000, p. 194.

[86] Philippe HUGON, LՎconomie de lAfrique, La Dcouverte, coll.  Repres , Paris, 2009, p. 5-6.

[87] Cest en effet prcisment lune des premires tches que se donne lanthropologie conomique que de neutraliser  limpulsion spontane trouver dans toute socit des institutions et des relations conomiques sparables des autres relations sociales, comparables celles de la socit capitaliste occidentale  (Maurice GODELIER, The Mental and the Material, Verso, Londres, 1986, p. 18, cit par Arturo ESCOBAR, op. cit., p. 125).

[88] Catherine NAMUDDU, Problems of Communication Between Northern and Southern Researchers in the Context of Africa, World Congress of Comparative Education, Montral, 1989, cit par Arturo ESCOBAR, op. cit., p. 97.

[89]  LՎconomie, une arme contre la pauvret. Entretien avec Esther Duflo , La Recherche, mai 2009.

[90] Le Monde, 23/04/2009.

[91] Joseph WRESINSKI, Les pauvres, rencontre du vrai Dieu, 1986, cit par Xavier GODINOT (coord.), op. cit., p. 23.

[92] Xavier GODINOT (coord.), op. cit., p.252.

[93] Valrie CHAROLLES, Et si les chiffres ne disaient pas toute la vrit ?, Fayard, Paris, 2008, p. 240.

[94]  Lespace-temps fractal. Entretien avec Laurent Nottale , in Rda BENKIRANE, La complexit, vertiges et promesses, Le Pommier Poche, Paris, 2006, p. 317-340.

[95]  Hasard, chaos et mathmatiques. Entretien avec Ivar Ekeland , in Rda BENKIRANE, op. cit., p. 258.

[96] Marc LACHIEZE-REY,  Les interprtations de Bohr et dEinstein sont toutes deux possibles , Science & Vie, hors-srie La matire et ses ultimes secrets , n 244, septembre 2008, p. 43.

[97] Laurent NOTTALE, art. cit ; Michel BITBOL, De lintrieur du monde. Pour une philosophie et une science des relations, Flammarion, coll.  Bibliothque des savoirs , Paris, 2010 ; Matthieu RICARD et TRINH XUAN Thuan, Linfini dans la paume de la main, Nil/Pocket, Paris, 2000.

[98] Dautres critres discriminants sont frquemment mentionns dans les crits savants. Cest le cas en particulier de la ncessaire  rflexivit  des sciences de lhomme : si lՐtre humain sanalyse lui-mme, il doit en rsulter une connaissance moins objective que dans les sciences de la nature, tant donn limpossibilit radicale dadopter un  point de vue extrieur . Cependant, ce critre semble moins convaincant, car, comme on la suggr, l objectivit  des sciences de la nature, cest--dire la mise au jour des  choses en soi , des proprits autonomes des objets, peut elle-mme tre remise en cause en dernire analyse. Il a galement pu tre suggr (Valrie CHAROLLES, op. cit.) que les sciences de lhomme ont pour particularit dengendrer une connaissance du systme social qui, en retour, tende tranformer ledit systme (alors que la connaissance dun phnomne physique – lorbite dune plante par exemple – na, en principe, aucune incidence sur son comportement). Largument est pertinent, mais peut tre interprt comme une consquence de la mise en jeu de la conscience : nous  rtroagissons  sur nous-mmes parce que nous  savons .

[99] Cornelius CASTORIADIS, op. cit.

[100] Alain SUPIOT, Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Seuil,  Points/Essai , Paris, 2005, p. 7.

[101] Marie-Rose MORO,  Par-del les cultures , Les Grands dossiers des Sciences Humaines,  Les psychothrapies , n 15, juin 2009 , p. 36-37.

[102] Il est bien question ici de lempreinte laisse dans les attitudes dominantes par les traditions religieuses. La prcision est importante, car sagissant du binme vie–mort au sens biologique, la pense chrtienne originelle nest peut-tre, au fond, pas si loigne de la tradition orientale que ce qui est ici suggr. En effet, les textes des vangiles traduisent la notion de  vie  soit par le terme grec de bios (la  vie , au sens physique), soit par celui de zo (la  vie , comme exprience intrieure). Or, le message transmis se concentre sur la zo (la  vie  qui est promise  en abondance  et est  ternelle ), laquelle nentre pas en opposition directe avec la mort physique et nest pas rductible une existence inscrite dans un temps historique. Dailleurs, certains thologiens traduisent lexpression de  vie ternelle  (aonios : ternel) par  vie infinie , ce qui souligne que ce dont il est question ici ne se situe pas dans le registre de lexistence temporelle. Il ne sagit pas dune autre continuation  aprs la mort physique , mais de la dimension en profondeur de la vie ; et celle-ci est prsente ds aujourdhui. Raimon PANIKKAR, Entre Dieu et la cosmos, Albin Michel, Paris, 1998.

[103] Mal SIERRA, Mapuche. Gente de la tierra, Editorial Sudamericana, Santiago du Chili, 2000, p. 47.

[104] Ibid., p. 74-75.

[105] Alain SUPIOT, op. cit., p. 279.

[106] Robert VACHON,  LՎtude du pluralisme juridique. Une tude diatopique et dialogale , InterCulture, n 144, avril 2003, p. 35.

[107] Robert VACHON,  La nation Mohawk et ses communauts (chapitre 2) , InterCulture, n 114, hiver 1992, p. 7.

[108] Gustavo ESTEVA,  Une nouvelle source despoir : les marginaux , InterCulture, n 119, printemps 1993.

[109] Xavier GODINOT (coord.), op. cit., p.253-254.

[110] Cf., parmi dautres, Jos BENGOA, La comunidad perdida, Ediciones SUR, coll.  Estudio Sociales , Santiago, 1996, en particulier le chapitre 7 :  La probreza de los modernos .

[111] Ibid.

[112] Cf., parmi dautres, Stphane BONNEVAULT, Dveloppement insoutenable, Editions du Croquant, coll.  Turbulences , Broissieux, 2003.

[113]  Le complexus, ce qui est tiss ensemble. Entretien avec Edgar Morin , in Rda BENKIRANE, op. cit., p. 21-35.

[114] Immanuel WALLERSTEIN, Comprendre le monde, La dcouverte/Poche, Paris, 2006 (rd. 2009), p. 118-119.

[115] Ibid., p. 160-161.

[116] Il est significatif que lexpression elle-mme apparaisse comme une contradiction dans les termes.

[117] Ou, pour le dire selon les mots du philosophe et thologien Raimon Panikkar,  il ny pas duniversaux culturels, cest--dire de contenus concrets de signification valables pour toutes les cultures, pour lhumanit de tous les temps. [] Il existe assurment des invariants humains.  [] Mais le mode selon lequel chacun de ses invariants humains se vit et sexprimente dans chaque milieu culturel est distinct et distinctif dans chaque cas . Raimon PANIKKAR,  Religion, philosophie et culture , InterCulture, n 135, octobre 1998, p. 110.

[118] Robert VACHON,  LՎtude du pluralisme juridique : une approche diatopique et dialogale , InterCulture, n 144, avril 2003, p. 34-41.

[119] Arturo ESCOBAR, op. cit., p. 125. Voir aussi Jean BAUDRILLARD, Le Miroir de la production, Galile/Livre de Poche, Paris, 1994.

[120] Silvia YANAGISACO et Jane COLLIER, Gender and Kinship, Toward a Unified Analysis, Stanford University Press, Stanford, 1989, p. 41, cit par Arturo ESCOBAR, op. cit., p. 125.

[121] Stephen GUDEMAN, Economics as Culture, Models and Metaphors of Livelihood, Rouledge and Kegan Paul, Londres, 1986, p. 28, cit par Arturo ESCOBAR, op. cit., p. 125-126. Francis DUPUY, Anthropologie conomique, Armand Colin, coll. Cursus, Paris, 2001, p. 13-15. Comme le rappelle Arturo Escobar,  tout modle [] est une construction du monde et non une vrit objective et irrfutable sur celui-ci  (p. 126) ; ou encore, selon Francis Dupuy :  [] la posture anthropologique doit nous inviter relativiser la donne conomique qui se pose de plus en plus comme un en-soi apodictique []. Elle doit nous permettre dՎviter la naturalisation de lՎconomique. Nulle immanence dans ce que les hommes laborent en socit, mais bien plutt le fait de choix culturels []  (p. 5). Ces remarques visent particuliment, on la dit, la position  formaliste , trs marque par le modle de lHomo conomicus. Cependant, les travaux rattachs dautres courants (par exemple, celui dinspiration marxiste) ne sont pas pour autant pargns. Le biais peut exister sur un mode plus subtil, en particulier travers lusage dun appareillage conceptuel connot (p. 23). Il nest pas jusquՈ certains manuels dintroduction lanthropologie qui norientent dj la pense vers un rgime de discours et des catgories qui nont rien vident en elles-mmes (cf. Bernardo BERDICHEWSKY, Antropologa social: introduccin, LOM, Santiago du Chili, 2002).

[122] Robert VACHON,  LՎtude du pluralisme  , art. cit, p. 38-39.

[123] Dans la mesure o il nexclut pas la possibilit dՎtablir des vrits interculturelles (quoique non absolues ou universelles), le principe de relativit et de pluralisme ici voqu apparat comme une sorte de  voie moyenne  entre le  relativisme agnostique , qui postule la sparation et lՎgalit a priori de toutes les cultures, coutumes et traditions, et  labsolutisme dogmatique , qui impose a priori une certaine conception de la vrit. Robert VACHON,  Droits de lHomme et Dharma , InterCulture, n 144, avril 2003, p. 20.

[124] Raimon PANIKKAR, art. cit., p. 104.

[125] Robert VACHON,  LIIM et sa revue : une alternative interculturelle et un interculturel alternatif , InterCulture, n 135, octobre 1998, p. 18.

[126] Ibid.

[127] Ibid.

[128] Ibid

[129] Michel SERRES, Eclaircissements. Entretiens avec Bruno Latour, Franois Bourin, Paris, 1992, p. 123.

[130] Nous avons montr ailleurs quil existait des indices clairs de cette tendance sur des sujets aussi importants que la formulation des projets de  dveloppement alternatif . Cf. Bruno MALLARD,  Proyectos de desarrollo alternativo en Amrica Latina: una autntica alternativa? , Revista venezolana de economa y ciencias sociales (Caracas), vol. 9, n 1, janvier-avril 2003, p. 29-51.

[131] Ce qui suit est la transposition du rsum de la pense de Raimon Panikkar propos par David KRIEGER,  Fondements mthodologiques du dialogue interreligieux , InterCulture, cahier n 135, octobre 1998, p. 100.

[132] Un panorama dune partie dentre eux est prsent dans InterCulture, n 135, octobre 1998.

[133] Pour reprendre lide gnrale dveloppe par Alain GRAS, op. cit., p. 246.

[134] Parmi les plus marquants rcemment, figure lessai dj cit de Majid RAHNEMA et Jean ROBERT, op. cit.