Dieu
et mon droit. Robinson CrusoÉ
et l'appropriation du monde
par
François Ost
Facultés universitaires Saint-Louis
Introduction
Section 1. Mise en contexte. Robinson
Crusoé, mythe de l'individualisme bourgeois
Section
2. Le récit de Defoe
§ 1. Prologue
§ 2. Le séjour insulaire
A. Appropriation
B. Socialisation
§ 3. Epilogue, Nouvelles aventures et Réflexions sérieuses
§ 4. Success story ou imposture?
Section 3. Seul
comme un roi. Individualisme méthodologique et individualisme possessif
Section 4. Tout le
pays était ma propriété absolue. Ou comment la propriété se fonde sur la
loi naturelle tout en s'en affranchissant
Section 5. Aide-toi,
le ciel t'aidera. L'éthique protestante et l'esprit du juridisme
Section 6. La
postérité du mythe
§ 1. Robinson Crusoé, mythe littéraire
§ 2. Le temps des épigones
§ 3. Le désenchantement de
l'île. Le temps des désécritures
Introduction
- « Roman
expérimental des Lumières » ([1])
- « Mémoire de
notre civilisation » ([2])
- « Bible
des vertus marchandes et industrielles » ([3])
- « Epopée
de l'initiative individuelle » ([4])
- « Un des rares mythes dont ait été
capable la société occidentale moderne » ([5]).
… mais qu'est-ce qui vaut au récit des aventures du
naufragé Robinson Crusoé une telle avalanche de qualifications flatteuses? Sans
doute le fait qu'il se trouve placé au cœur même du projet moderne, au
croisement de deux de ce que J.-F. Lyotard appelle les « grands
récits » : le récit chrétien de la rédemption de la faute adamique, et le
récit libéral (mercantiliste, bientôt capitaliste) de l'émancipation de la
pauvreté par l'application au travail et la libre entreprise ([6]). Sous les dehors d'une simple aventure tropicale,
dans le style rude du livre de bord d'un marin anglais, cette histoire raconte
comment un homme seul parvient progressivement à se reconstituer une identité,
se réapproprier son environnement, maîtriser le cours des événements,
construire un embryon de société sur la base des principes individualistes et
la proposer ensuite au monde entier, avec la bénédiction de la Providence,
comme modèle universel de liberté et de prospérité. Une refondation du monde en
quelque sorte, à partir de l'individu souverain.
« Dieu et
mon droit » : la vieille devise des rois d'Angleterre ([7]) reçoit ici un sens nouveau et universalisé. Désormais
ce sera chaque individu qui, confiant dans les desseins de la Providence
(« in God we trust »), sera
roi en son domaine — un domaine auquel nulle limite a priori n'est fixée. Dès
lors, ce n'est plus la loi qui fonde le droit subjectif, mais l'inverse :
le droit subjectif est premier, comme l'individu; et la loi, limitée et
conditionnelle, a seulement pour rôle d'en garantir le libre exercice.
Six sections baliseront notre démonstration,
correspondant respectivement à l'étude du récit lui-même, à l’analyse de ses
résonances, et enfin à l’examen de ses réécritures. La première section propose
une « mise en contexte » du roman : son auteur, la société
anglaise de son temps, le « dilemme du puritanisme », en quoi il
représente un authentique mythe littéraire. La seconde section offre une étude
analytique du récit, en n'omettant ni son prologue, ni son épilogue, ni la
suite des aventures de Crusoé souvent négligés des critiques. Au chapitre des
« résonances », on étudiera successivement la place de
l'individualisme, méthodologique et possessif, à la racine du récit
(section 3), la conception conquérante et illimitée de la propriété qui
s'y développe, en harmonie avec les thèses de J. Locke, contemporain de Defoe
(section 4), et enfin la convergence décisive de ces conceptions avec la
vision puritaine tardive de l'éthique protestante — ici présentée comme esprit
du juridisme moderne (section 5). La sixième section sera consacrée aux
réécritures de l'aventure robinsonienne : on montrera comment la
robinsonnade devint, au lendemain de la parution du livre de Defoe, un genre
littéraire à part entière dont le succès ne s'est jamais démenti en trois
siècles, non sans connaître cependant des transformations significatives. C'est
que si le XIXe siècle sera celui de l'affadissement du mythe (au moment où il
connaissait cependant une éclatante confirmation historique avec, notamment, la
conquête américaine de l'Ouest et l'expansion maximale de l'empire
britannique), le XXe siècle, en revanche, sera celui de sa subversion. Comme si
le double ressort de son énergie mythologique (la confiance dans la Providence
et l'innocence de l'appropriation conquérante) s'était relâché, et que
l'individu était désormais en quête de son identité et de sa légitimité. Des
Robinsons désenchanté (Saint-John Perse), oisif et désœuvré (Valéry), frivole
(Giraudoux), muet et ensauvagé (Psichari, Coetzee), déshumanisé (Tournier),
violent et régressif (Golding)… au miroir du dernier siècle l'image du
solitaire triomphant s'est brisée, en même temps que son bon droit s'est
dissous. L'appropriation juridique du monde cesse en effet d'être légitimée,
soit qu'elle succombe au remords anthropologique de l'Occident, soit qu'elle
renonce devant les séductions de l'harmonie naturelle retrouvée, soit qu'elle
cède la place à une autre version de la genèse de la socialité humaine basée
cette fois sur la crainte et le crime. Il est significatif cependant que chacun
de ces discours alternatifs, aussi critiques soient-ils, s'expriment encore en
réaction au grand mythe occidental de l'individualisme conquérant : à leur
manière, ces anti-robinsonnades sont encore des avatars du mythe de Robinson.
Signe évident de ce que l'individualisme possessif continue à structurer notre
rapport au monde.
Section 1. Mise
en contexte. Robinson CrusoÉ, mythe
de l'individualisme bourgeois
Italo Calvino disait du grand livre de Daniel Defoe
qu'il était «la Bible authentique des vertus marchandes et industrielles,
l'épopée de l'initiative individuelle » ([8]). Il pointait ainsi d'emblée l'essentiel : la
tension, qui sera le véritable ressort de l'œuvre, entre exigence religieuse et
désir de profit, ascétisme puritain et arrivisme bourgeois. Cette tension, du
reste, caractérise la vie, elle-même profondément romanesque, de Daniel Defoe
(1660-1731). Né dans une famille de « dissidents » (ex-puritains en
lutte contre l'Eglise anglicane et, à ce titre, écartés des fonctions
officielles), il fut élève de l'Académie (dissidente elle aussi) du Révérend
Charles Morton qui préparait aux fonctions religieuses. Bien qu'il se lança
plutôt dans les affaires, Defoe ne cessera, toute sa vie, de rédiger des essais
moralisateurs empreints d'éthique puritaine (du reste, une part non négligeable
de son Robinson est de cette veine).
Mais, fils de commerçant, Defoe n'allait pas résister aux séductions des
spéculations marchandes : il fut successivement bonnetier en gros,
assureur maritime, courtier dans le secteur du tabac et du vin, avant de fonder
une tuilerie et d'investir 800 livres dans le commerce des esclaves. Le tout
avec des fortunes diverses : tantôt riche, tantôt ruiné, sans cesse menacé
de prison pour dettes ([9]), et renaissant toujours de ses cendres. Cet homme
multiple s'implique aussi, à sa manière — tortueuse et masquée — dans les
conflits politiques de son temps : tantôt conseiller officiel du Prince
(on le voit dans le cortège triomphal de Guillaume d'Orange à Londres en 1688
lorsque l'Angleterre prend le tournant de la Glorieuse révolution), tantôt dans
l'opposition, n'échappant ni au pilori, ni à la prison (en 1702 lorsqu'avec la
Reine Anne recommencent les persécutions des dissidents). Prenant tour à tour
le parti le parti des whigs et celui
des tories, ne dédaignant pas les
fonctions d'espion et les missions secrètes, il développe parallèlement une
intense activité d'écrivain : dans le journal The Review qu'il fonde, dans une multitude d'essais et de
pamphlets, et bientôt dans ses grands romans. Parmi ces essais, on notera cette
publication prémonitoire : une proposition qu'il adresse en 1698 à
Guillaume III, en vue d'installer une colonie dans le bassin de l'Orénoque (il
la reprendra encore en 1718, soit un an avant d'en donner une version
romanesque dans son Robinson Crusoé).
« Il y avait en lui », écrit encore I. Calvino, « ce mélange
d'aventure, d'esprit pratique et de componction moralisante qui va devenir la
qualité de base du capitalisme anglo-saxon » ([10]).
Il y a, à cet égard, une correspondance très
significative entre la biographie de Daniel Defoe, la vie de son héros Robinson
et les événements troublés que traverse l'Angleterre au XVIIe siècle. Defoe
publie son Robinson en 1719, mais, on
le sait, il en situe l'action quelques décennies plus tôt, à un moment où
l'Angleterre, qui n'a pas encore réussi à stabiliser son régime, est en proie
aux convulsions politiques les plus violentes. Robinson, qui naît en 1632 ([11]), quitte l'Angleterre en 1650, soit le lendemain de
la condamnation à mort de Charles I et de l'établissement de la dictature de
Cromwell; il ne regagnera la métropole qu'en 1688, soit l'année même de la
montée sur le trône de Guillaume III au terme de la « Glorieuse
révolution ». On peut donc en déduire que Defoe éloigne son héros des
conflits de son temps, l'engageant à trouver sur mer la voie d'un monde nouveau.
Plus précisément, le séjour insulaire de Robinson (1659-1686) correspond à peu
près à la période de restauration des Stuart (Charles II et Jacques II,
1660-1688), comme si la longue quarantaine du solitaire devait évoquer la
parenthèse historique, en forme de pénitence politique, qui sépare la
république puritaine de Cromwell du parlementarisme libéral qui s'amorce en
1688. Par ailleurs, le parallèle est frappant entre l'exil de Robinson dans l'Ile du désespoir et la jeunesse de Defoe
qui naît en 1660 et « triomphe » en 1688 en participant au cortège de
Guillaume III. Ainsi s'établissent des convergences significatives entre
période de maturation de l'auteur, expérience de réinsertion sociale menée sur
son île par Robinson, et bouleversements politiques historiques de
l'Angleterre : comme si l'histoire du solitaire métaphorisait l'Histoire
de la mère-patrie, comme si la longue gestation insulaire (non sans résonance
dans la jeunesse même de l'auteur) devait accoucher de la révolution marchande
et libérale qui allait bientôt s'exporter dans l'univers entier.
C'est peu dire, dans ces conditions, que le roman
s'écrit dans le contexte d'une « société en mouvement » ([12]). Mouvement social : celui de la bourgeoisie
affairiste de la City londonienne, à
laquelle appartient Defoe qui ne supporte plus l'impuissance politique dans
laquelle la maintiennent les traditions de l'aristocratie terrienne anglaise et
les pesanteurs de l'Eglise anglicane. Détentrice du pouvoir économique que lui
procurent ses spéculations maritimes, mais dépourvue de titres et de
privilèges, cette bourgeoisie aspire à « s'élever » par tous les
moyens et lutte activement pour un changement de régime. Mouvement
économique : à l'heure des compagnies maritimes et des comptoirs
coloniaux, ce n'est plus la transmission de la terre qui fait les fortunes,
mais la conquête des marchés commerciaux. Bientôt la révolution industrielle et
la forme juridique du capitalisme par actions allaient consacrer, pour
plusieurs siècles, l'hégémonie de la classe moyenne, industrieuse et commerçante,
qui en contrôle les ressorts. Mouvement politico-juridique : pas d'essor
de la bourgeoisie ni de liberté des affaires sans un régime parlementaire
assorti d'une Déclaration des droits.
S'il est vrai que le roman est le genre bourgeois par
excellence — que le roman ne pouvait se développer que dans un contexte
bourgeois — on saisit l'importance historique du chef-d'œuvre de Defoe dont on
a dit qu'il était le « premier roman anglais » ([13]). Entre genre romanesque, bourgeoisie montante et
libéralisme de marché, les liens sont donc consubstantiels. Au cœur de ce
dispositif : Robinson, l'enfant rebelle qui aspire à s'élever, à l'image
de cette classe bourgeoise qui étouffe dans le carcan des traditions
aristocratiques et qui, à l'instar du naufragé, ira jeter au-delà des océans
les fondations d'un empire commercial. Ce n'est pas pour rien que Robinson est
le favori des enfants et le héros de la bourgeoisie : comme l'écrit M.
Robert, « pour l'enfant qui s'élève, comme pour le bourgeois qui monte, il
justifie les entreprises réalistes les plus subversives » ([14]).
Encore ne prendra-t-on l'exacte mesure de cette
entreprise « subversive » qui transformera le roman de Defoe en mythe
véritable, que si, au pôle « ascension sociale » et « réussite
matérielle » qu'on vient d'évoquer, on ajoute, pour le mettre en tension
avec celui-ci, le pôle « exigence religieuse » qui s'exprime avec
force dans le puritanisme anglais de la même époque. On développera plus loin,
dans la cinquième section, les linéaments de cette idéologie du travail et de
l'ascèse curieusement mêlée à une doctrine de la prédestination et de la
réussite (de la réussite comme signe
du salut). Qu'il suffise d'évoquer ici ce qu'on pourrait appeler le
« dilemme puritain » — un dilemme que le pasteur John Wesley, fondateur
du méthodisme (mouvement qui prône un retour aux sources du calvinisme),
exprimait de façon parfaitement claire, peu de temps après Defoe, dans les
termes suivants : « Je crains que, partout où les richesses ont
augmenté, le principe de la religion n'ait diminué à proportion (…). Car
nécessairement la religion doit produire industrie et frugalité et celles-ci, à
leur tour, engendrent la richesse. Mais lorsque la richesse s'accroît,
s'accroissent de même orgueil, emportement et amour du monde sous toutes ses
formes » ([15]). Comment surmonter cette sorte de fatalité qui
« nécessairement » fait déchoir la religion sous les coups de ses
propres résultats? Comment inverser ce cercle vicieux et concilier vocation
religieuse (calling : travail
saint, à la gloire de Dieu) et commerce profitable, ascétisme protestant et
entreprises spéculatives? A cette question, dont on peut penser qu'elle ne
cessera de tarauder l'Occident moderne tant qu'il se pensera chrétien (ou même,
tout simplement, humaniste), nous soutenons que Robinson Crusoé apporte une
réponse. Une réponse imaginaire sans doute, mais précisément c'est le trait qui
élève le roman de Defoe à la hauteur d'un grand mythe moderne : le mythe
de l'individualisme bourgeois fondé sur l'appropriation privée, bénie du ciel.
Pour Claude Lévi-Strauss, un mythe est en effet un
récit des origines qui fournit une réponse narrative à une contradiction
idéologique qui traverse la société où il prend naissance ([16]). S'il est vrai, comme nous essayerons de l'établir,
que Robinson Crusoé fournit une
réponse (à la fois édifiante et vraisemblable) au « dilemme
puritain », alors assurément il remplit la fonction que Lévi-Strauss
assigne au récit mythique. Nous partageons à cet égard la thèse de J.-P.
Engelibert qui montre bien que les deux lignes d'interprétation traditionnelles
du livre de Defoe — l'interprétation « réaliste » qui voit dans Robinson, à la suite de I. Watt, le
mythe de l'homo economicus moderne ([17]), et l'interprétation « allégorique » qui,
dans la ligne des travaux de J.P. Hunter et G.A. Starr notamment, reconstruit
le roman comme l'histoire d'une conversion spirituelle sur le modèle faute -
expiation - rédemption ([18]) — doivent absolument être pensées ensemble, mises
sous tension et non pas opposées ([19]), la force même de l'écriture résidant dans cette
tension, comme en atteste le fait que le texte verse dans le prêche le plus
conventionnel ou le réalisme le plus plat dès que ces deux éléments sont
dissociés, comme c'est le cas pour les nombreuses pages « non insulaires »
qui composent les trois volumes de l'histoire de Robinson ([20]).
On peut faire un pas de plus et dégager les caractères
du mythe (littéraire) au-delà de sa fonction. Six traits définissent un mythe
littéraire, selon Ph. Sellier; chacun de ceux-ci s'applique sans peine au
récit de Defoe : (a) il est un récit fondateur qui raconte les origines
(le thème de l'île déserte suffirait à le prouver); (b) il n'a pas d'auteur
(Defoe se cache derrière la fiction de l'autobiographie); (c) l'histoire
racontée est tenue pour vraie (Robinson - Defoe met beaucoup d'effort à
persuader le lecteur de l'authenticité du récit) ([21]); (d) il propose des normes de vie et fait fonction
d'intégrateur social (le livre peut être lu comme une illustration de
l'« éthique protestante et l'esprit du capitalisme »; en résolvant
imaginairement une contradiction, il contribue efficacement à l'intégration
sociale); (e) sa logique est celle de l'imaginaire, de sorte qu'il échappe aux
contraintes du vraisemblable (l'histoire édifiante de Robinson, ponctuée de
multiples interventions de la Providence, est très éloignée du récit réaliste
du marin écossais Alexandre Selkirk dont l'aventure aurait, dit-on, inspiré
Defoe); (f) sa trame narrative, fortement structurée par un système
d'oppositions surdétermine chaque élément du récit (tout se joue ici dans la
tension entre travail et oisiveté, vice et vertu,
faute et expiation, île et continent, devoir et intérêt) ([22]).
Produit d'une société en mouvement et d'un auteur pour
le moins complexe, traversés l'un et l'autre de profondes contradictions, le
mythe de Robinson doit son succès durable — mieux : son inscription
immédiate au panthéon de l'imaginaire moderne, il est à cet égard selon le mot de Calvino, un
« livre-talisman », un livre total, un « équivalent de
l'univers » ([23]) — au fait qu'il offre une solution imaginaire (à la
fois édifiante et complaisante) à l'interrogation éthico-religieuse d'une
société en voie de « désenchantement » et en pleine ascension
économique. Il n'est pas jusqu'au style si particulier de l'œuvre qui ne contribue
à cet effet, au croisement de deux sources d'inspiration au départ franchement
antagoniques. D'un côté, la littérature puritaine, que Defoe connaissait bien
et à laquelle, du reste, il a apporté sa contribution (notamment, en 1715 et
1718, les deux volumes du Family
instructor) : des livres de direction de vie, des récits
autobiographiques introspectifs et édifiants, des Providence books ([24]). De l'autre, les récits de voyages et d'aventures,
rapportés notamment par les circumnavigateurs anglais, et chargés de tempêtes,
de pirates et d'explorations exotiques. Le génie de Defoe sera de combiner, de
façon totalement inédite, ces deux sources d'inspiration que tout devait
opposer : transformant ce qui devait être une austère pénitence sur une
île déserte en success story de la
colonisation tropicale. D'où ce style inimitable, à la fois vivant, spontané et
heurté — style à l'emporte-pièce de reporter,
a-t-on écrit, style peu dégrossi du commerçant de la City — qui, sans transition, passe de l'homélie au compte rendu
d'affaires. Alliant la « méticulosité d'un catalogue de
marchandises » ([25]) à la fougue du prédicateur dissident, le style de
Defoe est bien celui du colonisateur anglais partant à la conquête du monde, la
Bible dans une main et le coffre à outils dans l'autre, aussi persuadé de son
bon droit que du soutien de Dieu.
Section 2. Le rÉcit de Defoe
§ 1.
Prologue
Né à New York, en 1632, d'une « bonne
famille », Robinson Crusoé n'a de cesse que de rompre avec son milieu.
Alors que son père l'engage à embrasser un état — il souhaite pour lui la
profession d'avocat ([26]) — le jeune Robinson a la tête remplie de
« pensées vagabondes » : c'est d'aventures sur mer qu'il rêve,
et non de la médiocre « condition moyenne » que les siens lui
promettent, à l'abri tant de la souffrance des pauvres que de l'ambition des
riches. Transgressant l'injonction paternelle, bravant sa malédiction
(« J'oserais te prédire, si tu faisais ce coup de tête, que Dieu ne te
bénirait point », RC, 51), le
jeune Robinson s'enfuit à 18 ans de la maison paternelle pour une aventure sans
retour. A la différence du voyage d'Ulysse, dont l'Odyssée prendra la forme
d'une boucle, signe de la fidélité aux siens, le périple de Robinson est un
aller simple (même s'il repassera, des années plus tard, par l'Angleterre, il
ne s'y établira plus jamais) : le nouveau monde qu'il conquiert est censé
ne plus rien devoir à l'ancien. Lui qui s'est voulu le fils de personne,
« il sera le solitaire absolu qui s'engendre lui-même » ([27]).
Le voilà donc embarqué, menant bientôt le « vieux
train des gens de mer » : on s'enivre, au cours des nuits de
débauches (RC, 56), on mène une vie
« libertine », bien résolu qu'on est à étouffer ses remords dans les
plaisirs — le récit, rapporté par le Robinson de la maturité, adopte ici un ton
désabusé et réprobateur, laissant entendre que ces écarts de jeunesse, loin des
voies tracées par la Providence et bientôt durement sanctionnés, ne sont que le
prologue de l'histoire. Mais il faut que Robinson aille jusqu'au bout du destin
de malheur qu'il s'est choisi. Consommant le péché originel le plus grave aux
yeux de la morale puritaine — le refus de se fixer dans un état — il passe
d'une occupation à l'autre, chaque changement de situation se soldant par un
châtiment plus terrible ([28]). Son premier embarquement se solde par un premier
naufrage, dans lequel, aveuglé, il se refuse à voir le doigt de la Providence
(« mon mauvais destin m'entraînait avec une obstination
irrésistible » RC, 63). Après un
deuxième voyage qui lui rapporte quelque argent, il est fait prisonnier par des
pirates turcs et réduit en esclavage. Après bien des péripéties, il parvient
cependant à s'enfuir et est pris en charge par un marin portugais qui le
conduit au Brésil. Là commence une nouvelle vie pour Robinson qui se lance dans
l'exploitation d'une sucrerie et d'une plantation de tabac. Après quelques
années de labeur, ses plantations commencent à prospérer : Robinson
pratique le négoce avec l'Angleterre et s'entoure d'un serviteur indigène et
d'un esclave noir. Entrerait-il enfin dans la condition moyenne? Saura-t-il
saisir la chance que semble lui offrir la Providence? Il semble bien que
non : prenant toujours, par quelque fatale inclination, le « parti le
pire » — le voilà à nouveau gagné par des pensées de spéculation :
voulant « s'élever plus promptement que la nature des choses et la
Providence le lui permettent », il caresse derechef le dessein
« d'entreprises au-delà de sa portée » (RC, 99). Le voilà en effet convaincu qu'il serait du plus grand profit
pour les exploitations du nouveau monde d'y importer en grand nombre des
« esclaves nègres » — et ce en fraude du monopole royal de ce
commerce (système de l'assientos, ou
autorisation des rois d'Espagne et du Portugal, qui faisait « qu'on
achetait peu de Nègres, et qu'ils étaient excessivement chers », RC, 101). Un navire est donc affrété en
vue de l'expédition africaine destinée à ce trafic de main-d'œuvre bon marché.
Aventureux, mais pas fou, Robinson, avant de s'embarquer, prend diverses
dispositions pour la gestion de ses plantations en son absence et rédige avec
soin son testament. La légalité la plus tatillonne accompagne ainsi, au seuil
de sa grande aventure, le trafic le plus illégal. Ainsi s'achève le prologue du
récit, car, comme on le sait, c'est précisément ce navire qui fera naufrage,
lors de son voyage vers l'Afrique, au large de l'embouchure de l'Orénoque.
§ 2. Le
séjour insulaire
Voilà donc la rupture radicale pressentie depuis le
début : l'histoire de Robinson menait tout droit au naufrage; un naufrage
dont il sera le seul survivant, et qui sera pour lui comme une nouvelle
naissance (et aussi, il le comprendra bien plus tard, comme un nouveau
baptême). Jeté seul sur le rivage de l'île déserte, Robinson sera comme un
nouvel Adam ou un nouveau Prométhée : assigné à résidence dans une vallée
de larmes, rebelle condamné aux travaux forcés à perpétuité.
On ne trouve cependant guère de désespoir chez le
naufragé. Sans doute note-t-il, qu'ayant abordé la grève, il « courut
comme un insensé » (RC, 113),
mais ces marques de découragement sont exceptionnelles chez lui. Contre toute
attente, la folie et les tentations de suicide ne le gagneront jamais. Ce n'est
pas le réalisme de l'observation psychologique qui intéresse Defoe, mais bien
plutôt le programme d'une fantastique « opération survie » qui débute
par les recettes pratiques de la subsistance immédiate et culminera, des années
plus tard, dans l'opulence de la colonisation. Ce programme est celui de
l'appropriation et de la maîtrise progressive de l'île et de ses ressources ([29]); il commence par l'inventaire des ressources
disponibles : outils, marchandises et effets sauvés, par miracle, de
l'épave, ainsi que les productions naturelles de l'île — les unes et les autres
feront l'objet d'inventaires minutieux et d'entreposages méticuleux. Le
programme se poursuit par la mise en sûreté de tous ces biens au terme d'un
travail harassant de retranchement, de clôture et de fortification. On passera ensuite
au stade de la transformation : l'île sera progressivement aménagée, les
animaux dressés, les plantes cultivées, en même temps que toutes sortes
d'objets manufacturés entoureront bientôt Robinson. Finalement, le domaine
entier fera l'objet d'une appropriation juridique en bonne et due forme : successivement
entrepôt et atelier, l'île déserte sera alors devenue une colonie et bientôt un
Etat. Mais cette entreprise d'appropriation suppose elle-même que Robinson
redécouvre son propre : il s'agira de se reconstruire progressivement une
identité et d'orienter ainsi sa volonté. La rédaction de son journal,
accompagnée de nombreux bilans personnels des avantages et inconvénients de sa
situation, la tenue rigoureuse d'un calendrier seront autant d'étapes de cette
réappropriation du moi. Y contribue également, pour une part essentielle, la
conversion religieuse de Robinson dont le séjour insulaire sera
l'occasion : récapitulant son histoire, y découvrant enfin le doigt de la
Providence, le naufragé acceptera peu à peu son statut d'exilé comme la nécessaire
condition de l'expiation de ses fautes. Alors enfin, mais il y faudra plus de vingt
ans, pourra s'ouvrir la phase de resocialisation qui sortira progressivement
Robinson de son isolement.
Reprenons les différentes étapes de ce programme, en
commençant par le thème de l'appropriation.
A.
Appropriation
Lorsqu'il aborde le rivage à la nage, Robinson ne
dispose que du couteau et de la pipe à tabac qu'il portait sur lui. Pas assez,
assurément, pour reconstruire une petite Angleterre tropicale. Le salut viendra
de l'épave du navire miraculeusement drossée à quelques encablures de la côte.
Véritable « objet transitionnel » entre nature sauvage et culture, deus ex machina du récit, ressort caché
de l'histoire, l'épave s'avère être un prodigieux magasin de ressources pour le
naufragé : au prix de douze voyages, effectués avant qu'une nouvelle
tempête ne fracasse définitivement le navire, Robinson en retira quantité d'objets
utilitaires dont il ne se lasse pas de faire le décompte. On ne sait au juste
ce qui l'emporte ici de la satisfaction du commerçant passant commande de ses
stocks, ou du réflexe compensatoire du naufragé cherchant compulsivement dans
l'accumulation d'objets un substitut à la présence humaine. Au cours de son
dernier voyage se produisit un incident, apparemment insignifiant, mais dont la
portée symbolique se dégagera bien plus tard : fouillant la cabine du
capitaine, Robinson y découvre « la valeur au moins de trente-six livres
sterling en espèces d'or et d'argent ». Son premier réflexe est de laisser
couler cet argent : « ô drogue! à quoi es-tu bonne? Tu ne vaux pas
pour moi, non, tu ne vaux pas la peine que je me baisse pour te prendre! »
(RC, 129). Effectivement, le monde
qui attend Robinson est celui de la solitude, et l'économie qu'il pratiquera
n'est pas celle de l'échange. Et pourtant, comme s'il pressentait que son
séjour insulaire n'épuisait pas le sens de l'histoire, comme si celle-ci, comme
on le verra, se déroulait également sur un autre plan, le naufragé change
bientôt d'idée : « je ne ravisai cependant, je les pris » ([30]).
Nanti de ces premiers objets, Robinson entreprend —
bien avant d'explorer l'île, notons-le, — de s'aménager un espace conforme à
ses visées d'occupation et de transformation de son domaine : il se met en
quête d'une crique ou d'une rivière dont il pourrait faire usage « comme
d'un port pour débarquer son chargement » (RC, 120), il recherche « un endroit favorable pour ma demeure
et pour ranger mes bagages » (RC,
122). Pas un mot sur les beautés ou les horreurs de l'île, aucune approche de
son altérité, de ses mystères, de son étrangeté, sinon d'emblée le coup de
pioche de l'aménageur. Et le coup de fusil du prédateur : le premier
contact de Robinson avec une espèce vivante sur l'île prend la forme mortifère
et distanciée de l'abattage d'un oiseau : « c'était, je pense, le
premier coup de fusil qui eût été tiré en ce lieu depuis la création du
monde » (RC, 122) — le
fusil, « the ultimate western
tool » ([31]), le signe de la supériorité occidentale à distance,
cette distance respectable que Robinson saura si bien entretenir avec toutes
les créatures, animaux d'abord, hommes ensuite, qui prendront pied sur son île.
Commence alors le stade du retranchement : au
propre comme au figuré, Robinson se « retranche », comme s'il devait
défendre son bien contre le monde entier. Propriété et sûreté sont ainsi
intimement liées, à chaque appropriation correspondant une « alarme »
proportionnée à sa valeur. « J'avais toujours peur d'être attaqué »,
dira-t-il (RC, 156). Robinson n'aura
de cesse, tout au long de ces vingt-huit années sur l'île, que de multiplier
clôtures, palissades, fortifications et autres murailles afin de
« transporter dans cette forteresse toutes mes richesses » (RC, 132). Plus tard, il aura à défendre
ses premières moissons contre « divers ennemis », n'hésitant pas à
appliquer aux oiseaux qui picorent ses semailles les mesures qu'on adopte en Angleterre
à l'égard des « indignes voleurs » : « je les pendis à un
gibet pour la terreur des autres. On n’imaginerait pas quel bon effet cela produisit » (RC, 217). A la fin du récit, Robinson
n'hésitera pas à appliquer le même sort au chef des mutins pendu à une vergue
du grand mât.
Mais la contemplation des richesses à l'abri de ses
murailles ne suffit pas à un tempérament industrieux comme celui de Robinson.
L'économie dont il est l'archétype n'est pas celle de la rapine, à la manière
des conquistadors espagnols :
elle vise à la transformation des données naturelles par le travail et la
technique. Ainsi verra-t-on Robinson s'exercer successivement à tous les
métiers, comme si, sur son île déserte, il était appelé à récapituler toute
l'histoire de l'humanité, redécouvrant tous ses actes, réinventant toutes ses
techniques, fabriquant un à un tous ses objets. « Donnez-lui une caisse à
outils, et il reconstruit la civilisation » écrit M. Baridon ([32]). Cet affairement ne procède pas seulement de
l'ascèse protestante du travail, il résulte aussi de l'application résolue des
principes de la raison mécanique — quelque chose comme un nouveau condensé du
« Discours de la méthode »
cartésien à usage des naufragés : « Je me mis donc à l'œuvre; et ici
je constatais nécessairement cette observation que la raison étant l'essence et
l'origine des mathématiques, tout homme qui base chaque chose sur la raison, et
juge les choses le plus raisonnablement possible, peut, avec le temps, passer
maître dans n'importe quel art mécanique » (RC, 144) ([33]). On ne résiste pas au plaisir d'emprunter à la
parodie qu'en fera Jean Giraudoux, deux siècles plus tard, la description de
l'activisme de Robinson : « Il s'était entêté aux besognes pauvres
qu'on assigne à l'énergie et au sexe fort dans les îles désertes : ici, où
tout est abondance en fruits et en coquillages, il avait défriché et semé du
seigle; ici, près de deux grottes chaudes la nuit et fraîches le jour, il avait
coupé des madriers et bâti une hutte; ici, où l'on apprend à grimper en deux
heures, il avait construit des échelles (…); ici, où les ruisseaux coulaient à
une vitesse différente pour étancher les soifs les plus diverses, il avait
amené des conduites en bambou jusqu'à sa case » ([34]).
N'en doutons pas cependant : cet acharnement au
travail, cette philosophie du do it
yourself, s'inscrit dans une véritable ontologie transformatrice du réel
tout entier : il s'agit d'assigner une place à chaque chose et
d'ordonnancer progressivement le monde selon une logique classificatrice et
productiviste qui ne laissera bientôt plus aucune place au hasard. Le triomphe
de Robinson consiste dans la fabrication de ses étagères « pour poser mes
clous, mes outils, ma ferraille, en un mot assigner à chaque chose sa
place » (RC, 144). Ce « bel
ordre où il avait mis toutes ces choses » lui arrachera même le premier
sentiment de plaisir : « j'avais ainsi si bien toutes choses à portée
de ma main que j'éprouvais un vrai plaisir à voir le bel ordre de mes effets,
et surtout de me voir à la tête d'une si grande provision » (RC, 144). Cet aveu de bonheur nous livre
le premier indice de l'ambivalence de ses sentiments — et plus radicalement, de
l'ambivalence du récit tout entier — alors que, trois pages plus loin, il
baptisera son île « Ile du désespoir » (RC, 147).
Mais l'appartenance et la maîtrise des choses n'est
rien sans la réappropriation de soi-même. Plusieurs entreprises vont
progressivement permettre à Robinson de reprendre pied dans l'existence. La
rédaction de son journal tout d'abord, qu'il écrira tant que durera sa réserve
d'encre et qui, tel un récit dans le récit, permet à Defoe de reprendre et
d'approfondir le sens des événements : ainsi les premiers jours dans l'île
qui feront l'objet de non moins de quatre versions différentes. Sans compter
que le redoublement de l'écriture en première personne (par le narrateur et par
l'auteur du journal) ne manque pas de renforcer l'illusion autobiographique du
récit à laquelle Defoe est si attaché. L'établissement d'un calendrier
contribue également à la réhumanisation de Robinson : façon pour lui de se
réinscrire dans une durée signifiante, ponctuée de jours de repos et
d'anniversaires (Robinson, très sensible aux signes du destin — et bientôt de
la Providence — ne manque pas de relever divers anniversaires symboliques, tel
le fait que le jour du naufrage, seconde naissance, correspond avec celui de
son anniversaire). Enfin, la pratique régulière de bilans personnels — bien
dans la manière des pratiques puritaines d'introspection — lui permet de
balancer les biens et les maux, et d'en tirer la leçon que, même dans la plus
affreuse des conditions, il est toujours possible de placer quelque bienfait au
crédit de son compte. Où la comptabilité morale, après les inventaires
matériels et le calcul des jours et des saisons, contribue à la restauration de
l'humanité de l'« homo calculans »
qu'est Robinson. Est-ce un hasard si le Robinson de Paul Valéry est représenté
muni d'une table de logarithmes dont il ne manque pas de faire divers usages ([35])?
Progressivement réassuré dans son moi et dans son
bien, Robinson entame, très lentement il est vrai, une timide resocialisation
comme s'il lui était donné enfin de sortir de son autisme. Celle-ci commence,
comme de juste, par la société animale : ses animaux domestiques, sa
« famille », que le solitaire n'aura pas de mal à façonner à sa
guise. Ainsi, le chien qu'il va « dresser » et qui sera son
« serviteur fidèle » et le perroquet auquel il va apprendre un
rudiment de langage : « je lui appris à m'appeler familièrement par
mon nom » (RC, 206)… converser
avec un perroquet dont l'essentiel du propos consiste à vous rappeler votre
patronyme, convenons que Robinson a encore du chemin à parcourir pour
s'affranchir du solipsisme.
La conversion religieuse, dont les signes sont
soigneusement disposés tout au long du récit ([36]), constitue un pas important dans cette voie. Ebranlé
par un songe, Robinson repasse le fil de sa vie antérieure dont il comprend
rétrospectivement le sens : l'avertissement de son père était
prémonitoire, et c'est consciemment qu'il s'est enfoncé dans une vie de péché,
en dépit des multiples avertissements de la Providence. Aussi bien l'existence
misérable qui est la sienne maintenant n'est-elle que le juste châtiment de
cette faute (RC, 173-176). Ouvrant
alors, pour la première fois, la Bible sauvée du naufrage, il tombe sur ce
passage des Psaumes dont les termes ne manquent pas de le bouleverser :
« Invoque-moi au jour de ton affliction, et je te délivrerai, et tu me
glorifieras » (RC, 183)… Se
pourrait-il donc? Une prière monte aux lèvres de Robinson. Et chaque jour, il
s'imposera désormais, à la manière puritaine, un exercice de lecture de la
Bible. Non sans effet positif, dès lors que la repentance le gagne peu à peu.
Au point même que du passage des Psaumes qui l'avait tant frappé, la délivrance
souhaitable lui apparaît moins maintenant le sauvetage de l'île que le salut de
son âme et la rémission de ses péchés (RC,
187). Et voilà que son esprit se calme, délivré de la concupiscence de la chair
et des yeux (RC, 234), abandonné aux
dispositions de la Providence, et préférant la conversation avec le Créateur à
celle de ses semblables (RC, 245).
Ainsi un palier semble-t-il atteint, une manière
d'équilibre est retrouvé qui culminera dans le sentiment d'appropriation
juridique de l'île. Avant d'aborder celui-ci, une remarque importante s'impose
cependant. Les étapes de l'appropriation progressive de l'île (inventaire,
aménagement, retranchement, transformation) liées aux différentes phases de
réappropriation du soi (le journal, le bilan moral, le calendrier, la
conversion religieuse) ont détourné l'attention du lecteur de deux attitudes
qu'on serait normalement en droit d'attendre d'un marin abordant une île
déserte de taille modeste : le désir d'en faire rapidement le tour pour en
prendre la mesure, et ensuite le désir de la quitter pour tenter de gagner une
terre voisine. Or, aussi étonnant que cela puisse paraître, ces deux attitudes,
pourtant raisonnables et réalistes, sont absentes du récit. Ou, plus
exactement, il n'y est fait que des allusions furtives et comme embarrassées.
Sans doute Robinson s'engage-t-il, à l'une ou l'autre reprise, dans une
expédition de découverte, mais il s'agit toujours de parcours limités destinés
seulement à relever les « productions » de l'île (RC, 134 et 189) ([37]). Quant à un voyage maritime qui lui aurait permis de
faire le tour de l'île et de tenter de gagner une terre voisine, le solitaire
n'y songe que tardivement et comme avec réticence, alors même que, de son
propre aveu, une terre se laisse deviner à l'horizon les jours de bonne
visibilité (RC, 228). Finalement lui
vient l'idée de renflouer le canot qu'il avait sauvé du navire, mais en
vain : lui d'ordinaire si habile ne parviendra jamais à le mettre à flot (RC, 230). Aussi infructueuse sera sa
tentative de mettre à l'eau la trop lourde pirogue qu'il a creusée dans le
tronc d'un grand arbre… au cœur de l'île (RC,
233). Plus tard, il construira encore une autre embarcation qui, cette fois, se
révélera trop petite pour le mener au large de l'île (RC, 246). Impossible de ne pas voir dans ces trois échecs une
succession « d'actes manqués » révélateurs du fait que Robinson ne
cherche en réalité ni à connaître l'île, ni à la quitter (après onze ans de
séjour dans l'Ile du désespoir, il déclarera
ne pas encore en avoir fait le tour : RC,
263). Qu'on y voie dans son chef l'acceptation des arrêts de la justice divine
([38]), ou la jouissance du propriétaire anticipant la
rentabilité à venir de son bien (ou encore, plus vraisemblablement, un mélange
de ces deux motivations), le fait est là, aussi paradoxal qu'irrécusable :
le solitaire ne tient pas réellement à quitter sa solitude.
Il suffit, pour s'en convaincre, de noter la manière
de jouissance que lui inspire le sentiment de propriété auquel son dur labeur
lui donne maintenant accès : le thème reviendra, de façon insistante, à
trois reprises : « … Songeant avec une sorte de plaisir secret —
quoique mêlé de pensées affligeantes — que tout cela était mon bien, et que
j'étais Roi et Seigneur absolu de cette terre, que j'y avais droit de
possession et que je pouvais la transmettre comme si je l'avais eue en héritance,
aussi incontestablement qu'un Lord anglais dans son manoir » (RC, 192). L’appropriation de l’île est
ainsi menée à son terme; la possession de fait est devenue maintenant une
appropriation de droit; appartenance-maîtrise évoquée en termes
« absolutistes » (« Roi et Seigneur absolu ») qu'on
retrouvera dans le double superlatif (cas unique dans le Code civil) qui sert à
décrire la souveraineté du propriétaire à l'article 544 du Code civil :
« user et jouir de son bien de la manière la plus absolue ». Plus loin, le solitaire notera, après avoir
évoqué son absence de concupiscence de la chair : « j'étais Seigneur
de tout le manoir : je pouvais, s'il me plaisait, m'appeler Roi ou
empereur de toute cette contrée rangée sous ma puissance; je n'avais point de
rivaux, je n'avais point de compétiteur, personne qui disputât avec moi le
commandement et la souveraineté » (RC,
234) : et voilà la propriété mise à la place de la chair, la puissance du
souverain substituée à la puissance sexuelle, et le triomphe du moi sans rival
préféré aux risques de l'altérité. Plus loin, le tableau psychologique du
propriétaire s'enrichit encore d'un trait, à vrai dire le plus refoulé et le
plus inquiétant : parlant désormais de lui à la troisième personne ([39]), Robinson écrit : « là régnait ma Majesté
le Prince et Seigneur de toute l'île : — j'avais droit de vie et de mort
sur tous mes sujets; je pouvais les pendre, les vider, leur donner et leur
reprendre leur liberté. Point de rebelles parmi mes peuples! » (RC, 262).
L'histoire pourrait s'arrêter sur cette sorte
d'apothéose solitaire. Mais, maintenant qu'il a réappris à vivre, Robinson doit
affronter une nouvelle épreuve : la socialisation.
B.
Socialisation
A vrai dire, le retour à la réalité est brutal :
en fait de présence humaine, c'est une trace de pied, aussi unique que
mystérieuse, que Robinson découvre un jour sur la plage. Ce pied unique (non
sans symbolisme démoniaque) déclenche en lui une terreur irrémissible :
voilà que l'autre a fait irruption dans son univers — un autre inconnu et
menaçant, sans doute un de ces cannibales dont on dit que les Caraïbes sont
peuplées. La première société qui s'offre au solitaire prend donc la forme de
l'état de nature hobbésien : un enfer où l'homme est un loup pour l'homme.
Et voilà Robinson replongé deux années durant (deux années!) dans une intense
activité de fortification et de retranchement : il érigera un double
rempart, percé de meurtrières et hérissé de mousquets, de façon à lui permettre
de « faire, en deux minutes, feu de toute mon artillerie. (…) Je ne me
crus point en sûreté qu'il ne fût fini » (RC, 280).
Un jour pourtant, Robinson est confronté à la preuve
incontestable d'une intrusion humaine dans son île : la plage est jonchée
des sinistres reliefs d'un festin cannibale. Colère et horreur mêlées le
submergent : des semaines durant, il fait le guet, rêvant d'en anéantir
vingt ou trente. Le cannibalisme n'est-ce pas en effet l'antihumanité absolue,
l'homme ravalé au niveau de la bête (on sait à cet égard la répulsion
entretenue dans les cercles puritains à l'égard de toute forme de consommation,
y compris la consommation symbolique du corps du Christ dans l'eucharistie)?
Cependant, le temps passant, le solitaire en revient à plus de raison,
s'avisant, de façon très moderne cette fois, que Dieu les a sans doute voulus
ainsi, qu'ils ne l'ont pas offensé personnellement, qu'à leurs propres yeux ce
comportement n'est pas criminel, que lui, Robinson, n'a aucun titre particulier
à leur faire la morale, et puis aussi que les chrétiens ont parfois fait
pire : ainsi, les atrocités des Espagnols en Amérique « où ils ont
détruit des millions de gens » (RC,
292-294). Par ailleurs, que gagnerait-il à se comporter en justicier, sinon la
colère des autres et une ruine certaine? « Je conclus donc que, ni en
morale, ni en politique, je ne devais en aucune façon m'entremettre dans ce
démêlé » (RC, 295). Passage
intéressant qui révèle comment, chez l'Anglais moderne qu'est Robinson, le
premier sentiment de colère, basé à la fois sur l'indignation morale et
l'horreur instinctive, est bientôt jugulé par l'emprise de la raison
raisonnante inspirée cette fois autant par des considérations strictement
utilitaristes (qu'y gagnerais-je sinon des ennuis supplémentaires?) que par une
mentalité résolument moderne marquée par le pluralisme et la tolérance. On aura
noté que cette attitude est présentée comme supérieure à elle des colons
espagnols dont le fanatisme religieux et l'appât du gain avaient conduit à la
disparition de millions d'Indiens. Dans ses rapports avec les peuples
« sauvages » du Sud, l'Occident saurait désormais emprunter des voies
plus détournées, génératrices de profits supérieurs au prix de moins de sang
versé.
Il reste que cette première forme de socialisation
négative et virtuelle (après 18 ans de séjour sur l'île, Robinson n'a toujours
pas adressé la parole à un être humain) allait préparer le terrain à une
rencontre véritable, l'arrivée de Vendredi. Mais comme à Robinson le solipsiste
rien ne saurait arriver qu'il ne l'ait personnellement et préalablement voulu
ou du moins pressenti, tout commencera par un songe. En rêve, le solitaire
imagine qu'un prisonnier des cannibales s'enfuirait, et que lui Robinson
parviendrait à le recueillir et le sauver. Ainsi il pourrait « s'acquérir
un sauvage », voire deux ou trois « et m'en faire des esclaves, me
les assujettir complètement et leur ôter à tout jamais tout moyen de me
nuire » (RC, 330-333).
C'est exactement ainsi qu'un an et demi plus tard les
choses se déroulèrent : l'arrivée des cannibales, la fuite de leur
prisonnier, l'intervention providentielle de Robinson ([40]). Les choses du reste allaient se passer encore plus
aisément que dans le scénario onirique : c'est spontanément que le sauvage
allait s'assujettir : « il s'approcha de moi; puis, s'agenouillant
encore, baisa la terre, mit sa tête sur la terre, prit mon pied et mit mon pied
sur sa tête : ce fut, il me semble, un serment juré d'être à jamais mon
esclave » (RC, 337). Le geste
sera répété le lendemain et est complaisamment rapporté par le narrateur :
« comme il l'avait déjà fait, il m'adressa tous les signes imaginables
d'assujettissement, de servitude et de soumission pour me donner à connaître
combien était grand son désir de s'attacher à moi pour la vie » (RC, 341).
Entre les deux hommes, une relation de type
paternaliste allait d'emblée et définitivement s'établir, qui commence par la
nomination réciproque, ou plus exactement par la fixation de leurs deux noms
par Robinson : « je lui fis savoir que son nom était Vendredi (…) je
lui enseignai de m'appeler maître » (RC,
341). L'idée ne viendra jamais à Robinson de s'enquérir du nom propre de son
compagnon, du nom dont il disposait dans sa propre communauté. Ce Vendredi si
complaisant se révèle l'élève idéal pour Robinson le pédagogue : dépourvu
de volonté propre, mais doué et dévoué, il excelle bientôt dans la pratique de
tous les arts mécaniques, tandis que son éducation religieuse fait de rapides
progrès. « Nous vécumes trois ans ensemble complètement et parfaitement
heureux » (RC, 362), conclut
Robinson, qui prend soin d'ajouter « nous avions la parole de Dieu à lire
et son Esprit pour nous diriger, tout comme si nous eussions été en
Angleterre » ([41]).
Une fois de plus, un palier est atteint et un
équilibre retrouvé; la réalité va cependant une fois encore rattraper Robinson
sous la forme de l'intrusion progressive de nouveaux personnages, prélude à sa
rentrée dans le monde. Rien pourtant ne parviendra plus à le
déstabiliser : solidement campé sur son propre et sa propriété, assuré
d'un modèle de socialité dont il détient seul toutes les clés, il parviendra à
reproduire, à chaque étape de sa resocialisation, des rapports humains de type
contractuel, c'est-à-dire exactement conformes à ses intérêts et ses
prévisions.
Ce sont les cannibales qui, une fois encore, vont
servir de truchement entre l'Ile du
désespoir et le monde extérieur : cette fois, les prisonniers qu'ils
s'apprêtent à dévorer et que Robinson et son compagnon vont délivrer sont un
marin espagnol … et le propre père de Vendredi. L'île du solitaire commence
donc à se peupler, et le triomphe de Robinson approche : après avoir
assuré son empire sur les choses et les animaux, voilà maintenant qu'il est en
passe d'établir sa souveraineté sur les hommes. Dans une de ces tirades
grandiloquentes non dénuées d'auto-ironie (consciente ou inconsciente, on
laissera la question ouverte), Robinson s'écrie alors : « Je fais
souvent l'agréable réflexion que je ressemblais à un Roi. Premièrement, tout le
pays était ma propriété absolue, de sorte que j'avais un droit indubitable de
domination; secondement, mon peuple était complètement soumis. J'étais
souverain seigneur et législateur; tous me devaient la vie et tous étaient
prêts à mourir pour moi si besoin était » (RC, 393). Assuré de son pouvoir, Robinson peut même s'offrir le
luxe de garantir la « liberté religieuse » à ses sujets (et ce, bien
entendu, à la différence, nettement soulignée, des Espagnols) : moderne et
magnanime, le solitaire accorde « la liberté de conscience dans toute
l'étendue de ses Etats » (RC,
393); ainsi cohabiteront pacifiquement Vendredi le protestant, son père
idolâtre, et l'Espagnol papiste.
Les choses maintenant ne vont pas tarder à
s'accélérer. C'est que l'Espagnol appartient lui-même à un groupe d'une
vingtaine des siens retenus prisonniers des cannibales sur le continent. Le
projet est étudié de monter une expédition en vue de les libérer. Ce qui est
frappant cependant, c'est que toute l'attention de Robinson se concentre non
sur les préparatifs tactiques de l'opération mais sur la mise au point
minutieuse des rapports juridiques qui, au lendemain de leur délivrance,
s'établiront entre le solitaire et ceux qu'il considère évidemment comme ses
nouveaux « sujets ». Pas question ici de partir à l'aventure.
Robinson ne bougera que lorsque l’Espagnol, accrédité ambassadeur auprès des
siens, aura ramené leur acte d'allégeance rédigé en bonne et due forme et signé
par chacun d'eux. « Ils devraient jurer sur les saints sacrements et
l'Evangile d'être loyaux avec moi, et d'être soumis totalement et absolument à
mes ordres » (RC, 399) ([42]). Tel est donc désormais le modèle de socialité du
solitaire : à toute personne rencontrée, Robinson offrira l'alternative
suivante : ou la guerre, ou une signature au bas d'un contrat ([43]). Parti de l'état de nature hobbesien — la terreur
cannibale — Robinson s'en sort à la manière lockéenne : non pas en se
soumettant à la toute-puissance du Léviathan
tutélaire, mais en négociant pied à pied des rapports contractuels à son
avantage. Exactement comme il avait réussi à programmer, au cours de la
première partie de son séjour insulaire, ses récoltes, le croît de ses
troupeaux, la prospérité générale de son « établissement », de même
s'avère-t-il en mesure de réduire les aléas du commerce humain en coulant tous
les rapports sociaux dans des formes contractuelles prédéterminées.
Ce ne sont pourtant pas de nouvelles surprises qui
seront épargnées à Robinson. Plutôt que l'expédition des Espagnols, c'est un
navire anglais qui aborde l'île. Robinson comprend vite que l'équipage s'est
mutiné, dès lors que trois hommes (dont le capitaine) sont conduits dans l'île
pour y être abandonnés (RC, 413).
Nullement décontenancé, le solitaire adopte la stratégie qu'il a maintenant
bien rodée : ce sera, pour les trois malheureux, la délivrance en échange
d'un assujettissement complet : « Ecoutez, Messieurs, lui dis je [au
capitaine], si j'entreprends votre délivrance êtes-vous prêts à faire deux conditions
avec moi? » (RC, 414). Comme on
se l'imagine, le capitaine se rend à toutes les conditions de Robinson.
Aussitôt dit, aussitôt fait : maître du terrain et disposant de l'effet de
surprise, les insulaires ont bientôt repris le commandement du navire et obtenu
la reddition des mutins. A noter que durant toute cette affaire, Robinson se
tient à distance, comme il convient maintenant à un homme de son rang :
« je me tiens hors de leur vue pour des raisons d'Etat » (RC, 433) — c'est par personne interposée
que Robinson négocie la reddition des mutins, comme l'aurait fait le commandant
d'une garnison anglaise, gouverneur de la colonie insulaire.
Usant désormais du langage, des procédures et des
institutions du droit public, il fait conduire les rebelles « en
prison », en même temps qu'il instruit leur « procès » (RC, 442). Ici encore, la décision
prendra la forme d'une négociation : ce sera ou le renvoi en
Grande-Bretagne où les meneurs n'échapperont pas à la pendaison, ou l'abandon
dans l'île (on comprend à ce moment que Robinson est enfin résolu à regagner le
monde). Le gouverneur dût se montrer persuasif, car les mutins acquiescent avec
reconnaissance à cette manière de « peine alternative » avant la
lettre. Ils resteront donc dans l'île, poursuivant l'œuvre civilisatrice de
Robinson dans l'espoir de bénéficier, à son image, des vertus de la
régénération par le travail et la pénitence. L'île du désespoir, comme l'Australie dans la réalité, se peuplera
donc de convicts promis à une
nouvelle naissance : la boucle est ainsi bouclée et peut se refermer la
partie authentiquement « mythique » des aventures de Robinson Crusoé.
Quittant l'île le 19 décembre 1686 (soit 28 ans, 2 mois et 19 jours après y
avoir pris pied), Robinson, dit le texte, quitte l'île avec « quelques
reliques » : son chapeau, son parasol et son perroquet (RC, 447) — comme si Defoe préparait déjà
pour la postérité les attributs mythologiques de son propre personnage :
Robinson venait d'entrer dans la légende.
§ 3.
Epilogue, Nouvelles aventures et Réflexions sérieuses
Si le mythe de Robinson se termine avec son
embarquement pour l'Angleterre, sa vie réelle, si on peut dire, ne s'arrête pas
pour autant. Un élément contribue à faire le lien entre le plan désormais
mythologique de l'île et le niveau de la réalité quotidienne : la somme de
trente-six livres en monnaie que Robinson avait conservée durant tout son
séjour et que, toujours avisé, il emporte avec lui ([44]). C'est que désormais toute la suite de l'histoire
sera mise sous le signe de l'argent et de la prospérité retrouvée.
Rentré en Europe, Robinson apprend que ses plantations
brésiliennes ont prospéré et ont été très habilement gérées selon les
dispositions de son testament. Il entreprend alors des démarches notariales
complexes en vue de se faire remettre ses comptes de gestion et de rentrer en
possession de ses biens. Il apprend à ce moment qu'il se trouve à la tête d'un
capital très important et d'une exploitation des plus prospères :
« 5.000 livres sterling en espèces, et au Brésil, maître d'une demeure
d'environ 1.000 livres de revenu annuel ». Lui qui a résisté à toutes les
affres du séjour insulaire faillit bien mourir de joie : « le cœur me
tourne » et sans l'assistance d'un cordial apporté par un ami « je
crois que ma joie soudaine aurait excédé ma nature, et que je serais mort sur
place » (RC, 457).
La suite manque sans doute totalement d'intérêt
littéraire, mais est néanmoins nécessaire pour recadrer le mythe et en
comprendre les arrière-plans. Rentré en Angleterre, Robinson prend diverses
dispositions pour assurer la rentabilité de son capital, ainsi que la
récompense des quelques rares personnes qui l'avaient soutenu au cours de ses
premiers voyages. Il entreprend alors de « fonder une famille », mais
ce détail ne semble pas beaucoup préoccuper Defoe-Crusoé puisqu'il réussit
l'exploit de signaler en une seule et unique phrase qu'il se maria —« non
pas à mon désavantage et à mon déplaisir » — qu'il eut trois enfants, que
sa femme mourût et qu'il reprit ses voyages (RC, 486). (On appréciera, au passage, la place que tient
« l'autre » dans la vie de Robinson : 400 pages pour décrire une
vie solitaire, une phrase pour résumer huit ans de vie conjugale ponctuée de la
naissance de trois enfants).
Comme si Defoe avait compris que la place de son héros
était dans son île, et non sur le continent où il ne pouvait que déchoir au
rang de l'homme ordinaire, il a tôt fait de le réexpédier dans sa colonie. Dans
l'Ile du désespoir, Robinson trouve
une communauté en pleine expansion : les Espagnols dont il avait été
question avant l'arrivée des mutins se sont regroupés, emmenant avec eux des
femmes, de sorte que l'île comptait désormais une vingtaine d'enfants. Quant
aux mutins anglais, « ils devinrent très honnêtes et très diligents après
qu'on les eût domptés ». Toujours préoccupé d'ordre et de prospérité,
Robinson, qui se fait désormais appeler par tout le monde
« gouverneur », s'emploie à partager le territoire de son
domaine : se réservant pour lui-même la propriété du tout, il donna en
occupation aux colons « telles parts qui leur convenaient ». Il prit
ensuite congé d'eux, non sans passer par le Brésil en vue « d'y acheter de
nouveaux habitants pour la colonie ». Toujours paternel, il leur adresse
également « sept femmes que j'avais trouvées propres pour le service ou
pour le mariage si quelqu'un en voulait » (RC, 487-488).
Sur ce trait s'achève la première partie des aventures
de Robinson. Ecrivain à succès et toujours à court d'argent, Defoe n'allait
cependant pas abandonner une veine qui, au vu des ventes de son Robinson,
s'avérait aussi prometteuse. Il ne reculera donc pas devant les facilités, et
les tristes déchéances, du remake.
Dans The farther adventures of Robinson Crusoé
(La suite des aventures de Robinson
Crusoé), écrit quatre mois seulement après la première partie, il réexpédie
son héros, un quasi-vieillard maintenant, dans sa colonie, avant de l'envoyer
sur d'autres terrains d'aventures. Le ressort mythique est définitivement
relâché, le récit ne parvient plus à décoller du rapport trivial d'exploitation
d'une colonie, faute de l'inquiétude religieuse qui, mise en tension avec
l'appétit du gain, avait fait la force du premier Robinson insulaire. On
apprendra seulement que, en l'absence de Robinson, la situation de l'île a
passablement dégénéré : Espagnols et Anglais ne cessent de se quereller,
hommes et femmes vivent dans une quasi-promiscuité sexuelle, partout le
désordre règne. En vingt-cinq jours seulement, le gouverneur parviendra à
rétablir l'ordre menacé : les terres seront à nouveau partagées ([45]), les mariages seront enfin célébrés, l'éducation
religieuse est relancée, et quelque chose comme un régime démocratique est mis
en place : « quant au mode de gouvernement et aux lois à introduire
parmi eux, je leur dirai que je ne saurais leur donner de meilleurs règlements
que ceux qu'ils pouvaient s'imposer eux-mêmes ». Bon connaisseur des
ressorts du politique, Robinson ajoute : « seulement je leur fis
promettre de vivre en amitié et en bon voisinage les uns avec les autres »
([46]).
Exit alors Robinson, qui se contentera désormais de
régner in absentia sur son île,
regrettant plus tard de ne pas s'y être établi définitivement ([47]) … mais sans doute son destin était-il de « toujours
courir après la lune » … ([48]).
L'année suivante, Defoe gratifiera encore ses lecteurs
d'un ouvrage de 300 pages intitulé Réflexions
sérieuses de Robinson Crusoé ([49]), sorte de recueil de réflexions moralisantes qui devaient
encombrer les tiroirs de l'auteur et dont la notoriété de son héros lui permit
de faire commerce. Le rapport entre ces « réflexions sérieuses » et
la vie du naufragé y est pour le moins ténu, si ce n'est le chapitre premier
intitulé « De la solitude ».
§ 4. Success story ou imposture?
L'histoire de Robinson, dont on vient de dégager les
principales articulations, connut un succès phénoménal d'abord parce qu'elle
racontait elle-même une success story.
Au terme de ses vingt-huit années d'exil insulaire, Robinson aura démontré la
réussite éclatante d'une colonisation à l'anglaise, et ce tant sur le plan de
la performance technique et économique que sur celui de la pacification sociale
et juridique. En même temps, il expiait ses fautes et gagnait son salut, au
terme d'une spectaculaire rédemption; l'exercice réussi d'une profession (calling) apparaissant, dans le droit fil
de la théologie puritaine, comme le signe irréfutable de son salut. Ce faisant,
le solitaire démontrait de façon éclatante qu'une issue heureuse était possible
au dilemme puritain qui est à la source du mythe de Robinson : il était
possible d'être à la fois prospère et vertueux, de faire son devoir tout en poursuivant
son intérêt. Et cette leçon que Robinson pratiquait à son échelle individuelle
sur l'île déserte allait servir de métaphore à l'histoire de la grande île tout
entière : lorsqu'il regagne l'Angleterre au terme de son périple, nous
sommes à la veille de la révolution pacifique de 1688 qui porte la classe
bourgeoise — la sienne — au pouvoir, et qui inaugure le règne de la démocratie
parlementaire en même temps qu'une ère de prospérité sans précédent pour
l'Angleterre ([50]). Exactement comme si la fable du solitaire avait
accouché des transformations sociales durables et profondes que la modernité
allait connaître sur le modèle et sous l'hégémonie britannique : une
hégémonie maritime, commerçante, industrielle et évangélique — exactement de
même nature que celle que Robinson exerçait sur ses sujets.
Et pourtant, pour peu qu'on prenne en compte ce que
nous avons appelé les « coulisses » du mythe — le prologue,
l'épilogue, et la « suite des aventures » — on ne peut se défendre
d'un certain malaise suscité par un certain nombre d'impostures et de trucages,
du reste assez apparents pour qu'on dusse aussi s'interroger sur la fonction
d'un texte qui semble livrer à la fois son message et son méta-message dans
l'indifférence apparente à l'égard de leur évidente contradiction.
Ce sont cinq impostures au moins qui nourrissent ce
sentiment de malaise. Il y a tout d'abord, sous la plume de Defoe, une
étonnante ambivalence de ton : en apparence, Robinson est condamné pour
ses péchés, alors que toute l'histoire fait la démonstration de son éclatante
réussite : le lecteur n'est-il pas dès lors fondé à se demander si,
finalement, il n'avait pas eu raison de rompre avec son père, dès lors qu’en
définitive, la réussite était de son côté? Du reste, on n'a pas manqué de
relever les notations, étonnamment nombreuses, du « plaisir » de
Robinson, même au cours de ses premières années sur l'île, ce qui est pour le
moins étonnant au regard de l'« affreuse condition » dans laquelle il
est plongé; une condition affreuse qui lui arrache néanmoins quelque soupir
comme si la crédibilité du scénario exigeait qu'il versât une larme de temps à
autre. On a noté également qu'aussi étonnant que cela puisse paraître, Robinson
ne souhaitait pas réellement quitter son île, comme si l'essentiel, à ses yeux,
était de réussir le programme qu'implicitement il s'était fixé.
Une seconde ambiguïté tient dans la forme
pseudo-biographique du récit. Sans pour autant duper personne, Defoe déploie
beaucoup d'énergie pour tenter de persuader ses lecteurs de l'authenticité du
récit et de son attribution à un personnage réel nommé Robinson Crusoé :
dans la Préface du deuxième tome, il réfute la qualification de
« roman » que ses détracteurs attribuent au premier volume, tandis
que dans la Préface des « Réflexions
sérieuses », il écrit : « Je soussigné, Robinson Crusoé, en
possession de toutes mes facultés de pensée et de mémoire (…), j'affirme que
l'histoire, malgré son allégorie, est historique » et d'ajouter, ne
reculant pas devant la contradiction performative : « Je déclare que
l'homme existe — et il est bien connu » ([51]). Qui est donc ce Robinson qui ne cesse de protester
de son existence réelle tout en se réclamant d'une histoire allégorique, mais
néanmoins historique?
Un troisième trucage, sans doute le plus apparent,
tient dans le rôle joué par l'épave du navire, dont on a déjà dit qu'elle était
le type même d'objet transitionnel entre nature vierge et culture civilisée —
une épave dans laquelle Defoe aura placé tout, absolument tout, ce dont son
héros aura besoin — à l'instar d'un magasin d'accessoires d'un studio de cinéma
—, de la Bible jusqu'au paquet de clous, en passant par la poudre et les grains
de seigle, pour reconstituer un monde édifiant sur l'Ile du désespoir. En apparence — et cette leçon sera livrée aux
générations futures pour leur édification — Robinson reconstruit un univers
ordonné et prospère à partir de rien,
comme si le courage à la tâche y suffisait; en réalité, il se contente de tirer
profit (non sans courage et ténacité, reconnaissons-le) de l'éducation reçue
dans la métropole et des divers instruments, résumant des millénaires de
civilisation, dont l'épave s'avère si prodigue ([52]). Les multiples épigones de Defoe tenteront bien de
dissimuler le trucage, en limitant toujours plus les accessoires dont ils
gratifieront leur héros, mais sans jamais y parvenir totalement néanmoins.
Ainsi les naufragés, soi-disant dépouillés de tout, que Jules Verne fait
débarquer sur son Ile mystérieuse
(1874) et qui parviennent à faire du feu… à partir de la lentille de la montre
qu'un d'entre eux avait conservée au poignet. Le commencement absolu se révèle
donc illusoire; l'homme, toujours, s’avère être un héritier.
Une quatrième imposture tient dans la maîtrise,
seulement apparente, de l'île. On a vu comment Robinson s'était approprié
l'île, la mesurant, l'exploitant, la mettant en coupe réglée, avant de s'en
attribuer la propriété aussi absolue que définitive. Mais derrière cette
emprise extérieure subsiste beaucoup d'inconnu et d'immaîtrisé; en fait, à
aucun moment, Robinson ne fera réellement l'expérience de l'altérité de l'île
et des « naturels » qui la visitent, préférant ramener l'inconnu au
connu, réduire l'autre au même, et assimiler ou rejeter le différend. Derrière
sa souveraineté de façade continue donc de se faire valoir la séduction (ou la
menace) de ce que Tournier appellera « l'autre
île », l'île non maîtrisée, innommée, impensable ([53]). D'évidence, les rapports de la nature et de la
culture, du sauvage et du civilisé, du corps et de l'esprit ne se ramènent pas,
comme le montreront les grandes reprises du mythe au XXe siècle, aux relations
dichotomiques et hiérarchisées que le solitaire puritain leur impose.
Enfin, et c'est sans doute l'illusion la plus
fondamentale, si le « dilemme puritain » est résolu, c'est seulement
à la faveur de la dissociation artificielle entre deux scènes : l'espace
insulaire imaginaire où le travail ascétique légitime la rationalité économique
moderne, et le monde de l'économie réelle dans lequel les véritables profits se
réalisent. A s'en tenir à l'épisode insulaire, la bonne conscience est sans
doute totale et le dilemme très heureusement surmonté, mais à prendre
l'histoire dans son ensemble, rien n'est vraiment résolu. La véritable richesse
de Robinson, c'est en son absence et dans ses plantations brésiliennes qu'elle
s'est réalisée ([54]). Pendant qu'il se rachetait une bonne conscience sur
l'île, son capital ne cessait de s'accroître, notamment grâce à la main-d'œuvre
noire que d'autres auront importée pour son compte ([55]). Defoe réussit ainsi l'exploit de transcender
symboliquement la contradiction sociale de son temps (et du nôtre?), tout en
l'ancrant solidement dans la réalité, pour le plus grand profit de la
bourgeoisie ([56]). Du reste, Robinson ne parviendra jamais à résoudre
la contradiction dans sa propre vie : loin de se satisfaire de
l'« existence moyenne » qu'il aurait pu mener en Angleterre avec ses
enfants, ou même dans son île en compagnie de ses protégés, il ne cessera de
courir le monde, tenaillé par des « idées de spéculation » et des
« pensées vagabondes ».
Nous nous efforcerons, dans la suite de cette étude,
d'éclairer les divers aspects de ces multiples illusions sur lesquelles repose
une bonne part de l'efficace du mythe robinsonien. Il faut cependant mettre au
crédit de Defoe que, bien souvent, le trucage n'est guère dissimulé, comme s'il
entamait lui-même le travail de dépassement et d'autocritique dont ses
successeurs du XXe siècle se chargeront ([57]). Un texte qui amorce lui-même son propre travail de
reconstruction/déconstruction, n'est-ce pas, après tout, une définition
possible pour un grand mythe littéraire?
Section 3. Seul comme un Roi
(RC, 262). INDIVIDUALISME MÉTHODOLOGIQUE
ET INDIVIDUALISME POSSESSIF
S'il est vrai que l'entreprise dont Robinson restera
l'archétype est une entreprise d'appropriation, une refondation de l'univers
social sur le droit subjectif, encore faut-il identifier le sujet qui
revendique ce droit. On ne se trompe pas en affirmant que le sujet robinsonien
est un être radicalement solipsiste — littéralement, il est seul au monde. Sans
doute retrouve-t-il le commerce des hommes, mais c'est après s'être forgé un
appareil de représentation et un système de valeurs qui ne doit rien à autrui.
Les « Réflexions sérieuses »
prêtées à Robinson ne laissent aucun doute à cet égard : « Nous ne
jugeons de la prospérité et de l'affliction, de la joie et de la tristesse, de
la pauvreté, de la richesse et des divers décors de l'existence, nous n'en
jugeons, dis-je, qu'en fonction de nous-mêmes. C'est là notre pierre de touche.
Tout tourne dans notre tête en innombrables mouvements circulaires ayant pour
centre notre propre personne. (…) Nos méditations sont toute solitude dans leur
élaboration, nos passions s'exercent toutes dans la retraite. Nous aimons, nous
haïssons, nous convoitons, nous prenons notre plaisir, tout cela dans le privé
et la solitude. Tout ce que nous en communiquons à autrui n'est que pour
obtenir son assistance dans la poursuite de ce que nous désirons; le but est en
nous » ([58]).
La forme autobiographique du récit contribue
efficacement à cette position solipsiste du sujet en ce qu'elle supprime
l'altérité du narrateur, ou, plus exactement, la ramène au débat intérieur
entre Robinson-acteur et Robinson-écrivain. Ce n'est pas assez dire à cet égard
que l'écriture en première personne authentifie le récit, ou qu'elle
caractérise un genre moderne qui accompagne l'individualisme des classes
moyennes; beaucoup plus fondamentalement, il faut comprendre qu'elle participe
littéralement de la construction du sujet — un sujet qui s'approprie sa propre
histoire en l'écrivant. Cet effet est même redoublé dans le texte dès lors que
la reconstruction du soi avait commencé par l'écriture du journal, sorte de
roman à usage personnel — et se poursuit ensuite dans la réécriture du livre
qui fait accéder le public au récit, sans jamais cesser pour autant de le
penser en première personne.
La quarantaine de Robinson n'est pas sans évoquer une
autre retraite célèbre d'un grand solitaire qui n'est pas étranger non plus à
la fondation de l'individualisme rationaliste moderne : celle que René
Descartes passe, huit ans durant, aux Pays-Bas : désireux « de
s'éloigner de tous les lieux où je pouvais avoir des connaissances », il
se réjouit d'avoir « pu vivre aussi solitaire et retiré que dans les
déserts les plus écartés » ([59]). Ici encore l'ambition est radicale : rien
moins qu'une refondation du monde sur la seule certitude du cogito; il
s'agissait « de rebâtir le logis où on demeure », et pour cela
« d'abattre » l'ancien, et de « s'exercer soi-même à
l'architecture » ([60]). Rien ne résistera à la force corrosive du doute
méthodique et aux ambitions de la pensée rationnelle. « Dieu nous ayant
donné à chacun quelque lumière pour discerner le vrai d'avec le faux, je n'eusse
pas cru me devoir contenter des opinions d'autrui un seul moment, si je ne me
fusse proposé d'employer mon propre jugement à les examiner, lorsqu'il serait
temps » ([61]).
Ce qui apparaît, au regard des exemples de Robinson et
de Descartes, c'est que cet individualisme solipsiste résulte moins d'une solitude subie et vécue comme un
malheur, que d'un isolement recherché
comme une chance, l'opportunité unique de se constituer soi-même. Par la
rupture avec les siens, on a vu comment Robinson prétendait s'engendrer
lui-même, et on a noté le rôle essentiel à cet égard du naufrage, à la fois
immersion baptismale et nouvelle naissance du sujet à lui-même. Au-delà du
symbolisme religieux, le naufrage est l'épreuve qui donne naissance au self made man, l'homme qui ne doit rien
à autrui. Mieux encore : le thème de l'île
(du latin isola) présente une
homologie très forte avec l'isolement
du sujet — un sujet qui se reconstruit comme solipsiste. L'île comme métaphore
du moi solitaire. L'île comme lieu d'effectuation de l'origine, fiction des
premiers commencements et de réalisation de tous les possibles. L'île comme
exil aux marges de la commune humanité et en même temps terrain de réalisation
de tous les fantasmes. Tous ces traits ne sont-ils pas aussi ceux de l'îlien, le
grand solitaire solipsiste? Comme l'île, il est origine de lui-même et du monde
(matériel aussi bien que social) qui viendra après, le seul monde possible, son
monde. Comme l'île, il est l'exilé, le reclus retiré du monde, et en même temps
promis à la plénitude de son auto-accomplissement. Jouissant de son monde privé
— mais un monde qui est aussi privé
d'autrui.
Retranché du monde, Robinson ne cesse de construire
des retranchements, y compris à l'égard de lui-même, toujours menacé par
l'ennemi intérieur que le puritain a appris à reconnaître en lui. La Suzanne de Giraudoux, abordant l'île de
Robinson, ne découvre-t-elle pas cette inscription, gravée en latin par son
illustre ancêtre sur les parois de sa grotte : « Méfie-toi de toi-même » ([62])? D'où la socialisation si particulière de
Robinson : à la fois en manque d'autrui et redoutant leur contact ([63]), capable seulement de les écarter ou de les
refaçonner à sa propre image, à l'instar du perroquet, de Vendredi et tous ceux
qu'il assujettit aux obligations contractuelles qu'il a préparées à leur
intention. Robinson a bien trop peur de l'altération de son moi pour se livrer
aux risques de l'altérité — et si, en définitive, son monde ne sera pas sans
autrui, du moins restera-t-il sans altérité, tous les « tu » rencontrés
étant reproduits à l'image de son « je ».
Peut-être pensera-t-on qu'ainsi configuré, le profil
de Robinson est inimitable, absolument original à l'instar par exemple de Don
Quichotte, le « chevalier à la triste figure ». Il faut cependant se
détromper : loin d'être un personnage de légende, un héros mythique ou un
type abstrait, Robinson Crusoé est au contraire un individu qui s'identifie par
son état civil, sa position sociale bien concrète et une psychologie dont rien
ne nous est caché. Un individu ordinaire, en somme, un marin-commerçant de la city auquel il n'est pas difficile aux
lecteurs de Defoe de s'identifier. L'Irlandais James Joyce peut alors
écrire : « on trouve dans Crusoé toute l'âme anglo-saxonne :
l'indépendance virile, la cruauté inconsciente, la ténacité, l'intelligence
lente et pourtant efficace, l'apathie sexuelle, la religiosité pratique et bien
équilibrée, la taciturnité calculatrice » ([64]). A la différence des héros de roman de chevalerie ou
des légendes antiques, Robinson ne recherche ni la gloire, ni une « belle
mort ». Comme le bourgeois qu'il est, il poursuit le rêve d'une vie
profitable, contribuant, par ce trait aussi, à la naissance du roman moderne.
Autrement dit, ce que suggère Defoe c'est que le solipsisme de Robinson, en
dépit de ses outrances et de ses passages à la limite caricaturaux, est aussi
le nôtre, comme si chacun d'entre nous avait à reconquérir son île intérieure
pour exister enfin.
On voudrait encore ajouter, pour clore cette section
et introduire les suivantes, que le solipsisme de Robinson est à la fois
méthodologique, possessif et théologique. Au plan cognitif ou méthodologique,
le livre de Defoe apparaît bien comme le « roman expérimental des
Lumières », l'individu n'acquérant de connaissance sur le monde que par le
truchement de son expérience subjective et non par la connaissance des idées ou
l'étude des auteurs. Qu'il s'agisse de cogito
comme chez Descartes, ou de perceptions sensorielles comme chez les empiristes
anglais (Locke, et plus tard Berkeley et Hume), c'est exclusivement par la voie
de la conscience personnelle qu'on s'achemine vers la vérité. Soulignant
précisément cet aspect à propos de Robinson, J.-J. Rousseau notait :
« le plus sûr moyen de s'élever au-dessus des préjugés et d'ordonner ses
jugements sur les vrais rapports des choses, est de se mettre à la place d'un
homme isolé, et de juger de tout comme cet homme en doit juger lui-même, eu
égard à sa propre utilité ». Sans doute concède-t-il que cet état de
solitude n'est pas l'état social auquel l'homme (comme son Emile) est promis;
c'est néanmoins « sur le même état [de solitude] qu'il doit apprécier tous
les autres » ([65]). Un élément central de cette « rationalité
robinsonienne », sur laquelle on ne s'étendra pas ici, est certainement le
calcul, pour lui qui fera les comptes et bilans d'absolument tout ce qui
l’intéresse, qu'il s'agisse de ses peines et plaisirs, du nombre des cannibales
tués ou encore de la rentabilité d'un ouvrage au regard du nombre d'heures
qu'il doit y consacrer.
C'est un même utilitarisme égocentrique, à base de
calcul coûts/avantages qui caractérise l'«individualisme possessif » de
Robinson, cherchant toujours, comme l'individu moderne, à maximiser ses préférences
personnelles, en se fondant pour le reste sur la conviction (l'illusion?) qui
parcourt toute la théorie économique classique d'A. Smith à M. Friedman, selon
laquelle l'intérêt général résulte de l'addition des intérêts particuliers (cf.
section 4).
Enfin, l'individualisme de Robinson, c'est aussi celui
de la religiosité protestante et des pratiques puritaines, récusant la
médiation des Eglises instituées et des sacrements, pour forger dans la lecture
de la Bible et le face-à-face permanent avec le Créateur, la voie du salut (cf.
section 5).
Ce n'est pas le lieu ici d'entamer la discussion
critique que ces thèses de l'individualisme suscitent. On se contentera de
noter que tout comme l'idée « d'île déserte » est déjà en soi un
paradoxe (dès qu'on y pose le pied elle cesse d'être déserte et on ne peut
parler de son désert qu'en le dénaturant) ([66]), de même l'individu pré-social qui s'engendrerait
lui-même et reforgerait un monde à son image, est évidemment une illusion ([67]). Une illusion extrêmement opératoire néanmoins, car
cet individu détaché, citoyen de nulle part, pour parler comme M. Sandel ([68]), est devenu, d'une certaine façon, notre
contemporain. A la base d'une certaine hypertrophie des droits de l'homme, il y
a, en effet, explique M. Gauchet, cet individu
« détaché-en-société », l'atome de l'état de nature, isolé parmi ses
pareils ([69]). C'est aussi lui qu'on retrouve à la base de la
théorie politique libérale, aujourd'hui mondialisée sous la forme de la
« démocratie de marché » : un individu-substance, toujours déjà
libre et rationnel, ne devant rien à sa communauté d'origine et toujours en
mesure de négocier à son avantage les conditions, toujours réversibles, de son
entrée en société ([70]). L'individu libéral pense sans doute comme J. Rawls
que « nous sommes à nous-mêmes nos propres sources de prétentions
valides » ([71]), de sorte que les seules communautés politiques
qu'il accepte sont de type coopératif
(basées sur un réseau d'accords rationnels); quant aux communautés politiques
de type constitutif, les seules
pourtant à exister réellement, elles qui fournissent aux individus langage,
tradition et valeurs (jusque et y compris les ressources nécessaires pour s'en
détacher), ils n'ont de cesse, comme Robinson, que de s'en affranchir. Encore
la coopération prétendue est-elle illusoire, tout comme, chez Rawls, la
prétendue négociation sous voile d'ignorance : préférant la rationalité monologique
à la délibération intersubjective, la pensée libérale n'arrive pas à penser la
communauté politique comme une véritable pluralité : en fait de société
politique elle n'engendre qu'un « sujet grand format » ([72]), modèle indéfiniment agrandi de l'individu rationnel
de l'origine. Cette observation se vérifie parfaitement à propos de la position
originelle de Rawls. Peut-être s'est-on étonné de ce que la négociation
« sous voile d'ignorance » finisse, dans sa Théorie de la justice, par engendrer un accord à la fois unanime et
permanent? Mais ce prodige s'explique si on comprend qu'il y a, dans la
position originelle, non pas une multitude de négociateurs, mais la
démultiplication d'un seul et même sujet abstrait, taillé sur mesure pour
aboutir nécessairement aux conclusions rationnelles recherchées. L'origine de
la « position originelle » serait-elle l'Ile du désespoir, et Robinson l'archétype des (du)
« négociateur(s) » sous voile d'ignorance?
Section 4. Tout le pays Était
ma propriÉtÉ absolue (RC, 393).
Ou comment la propriÉtÉ se fonde sur la loi naturelle tout en s'en
affranchissant
Notre interprétation du séjour insulaire de Robinson
est, on s'en souvient, l'histoire d'une appropriation : reconquête
subjective du soi, accaparement de l'île (une île inventoriée, transformée,
aménagée, exploitée) et assujettissement d'autrui par voie contractuelle. Au
cœur de ce dispositif trône l'idée de propriété à laquelle les auteurs du XVIIe
siècle, comme Locke, accordent d'ailleurs un sens singulièrement étendu
recouvrant autant la maîtrise sur les objets extérieurs que la jouissance de sa
propre vie et liberté. Comme si Robinson, en son île tropicale, illustrait le
mot d'ordre de Descartes : agir « comme si nous étions maîtres et
possesseurs de la nature »; encore le « comme si » est-il de
trop dès lors que c'est bien à une fondation naturelle (et théologique, on le
verra) du droit de propriété que procède le solitaire — une fondation qui se
s'embarrasse plus de la réserve distanciée de la fiction.
A-t-on mesuré l'importance et la radicalité de
l'opération? La morale que la fable vient illustrer ([73]) consiste rien moins que dans un renversement
copernicien, un retournement complet des rapports entre collectivité et
individus, loi et droits subjectifs. Alors que, traditionnellement, les seconds
se fondaient sur les premières, au terme de la révolution individualiste, c'est
désormais l'individu qui fonde la société, dans la mesure de ses intérêts, tandis
que la loi est instituée dans le but exclusif de garantir les droits. Sur l'île
de Robinson, on voit ce processus se dérouler de façon quasi analytique.
Premier acte : la fondation du droit subjectif au
terme d'une rupture avec la tradition antérieure et d'un patient travail de
reconstruction; tout comme, à la suite de Moïse, le peuple d'Israël traverse la
mer rouge et « erre » quarante ans dans le désert, à la rencontre de
la « loi qui délivre » ([74]), de même Robinson traverse l'épreuve de naufrage et,
au prix d'un quart de siècle de solitude, conquiert le droit de propriété censé
assurer sa maîtrise. Deuxième acte : l'entrée en société par le biais
d'une cascade de relations contractuelles permettant au sujet-souverain de ne
jamais se départir de sa maîtrise. Troisième acte : la mise en place
d'institutions (conseils parlementaires, tribunaux, force publique) en vue de
maintenir dans la durée l'ordre ainsi fondé sur la propriété individuelle. Ce
troisième acte n'est qu'évoqué allusivement à la fin du récit, surtout à
l'occasion des deux visites que le « gouverneur » fait à la
« colonie », car, d'évidence, l'essentiel se situe en amont. L'Etat
et ses lois ne sont en effet que des instruments destinés à garantir l'ordre
des propriétés; c'est l'individu désormais le point de référence suprême de la
collectivité : l'« homme » de la sphère civile ou privée,
titulaire des droits de l'homme, et le « citoyen », dans la sphère
politique, titulaire des droits politiques — l'Etat n'étant lui-même que la
traduction de leurs intérêts communs et l'expression de la volonté générale.
C'est dans la Constitution américaine et la
Déclaration d'indépendance qui la précède, en 1776, que cette philosophie
s'exprime le plus nettement; ainsi cette dernière proclame-t-elle :
« les hommes sont créés égaux; ils sont doués par le Créateur de certains
droits inaliénables; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la
recherche du bonheur. (…) Les gouvernements sont établis par les hommes pour
établir ces droits ». On le voit : dans cette conception, les droits,
fondés sur la loi naturelle et divine, sont antérieurs à la Constitution et au
« gouvernement » (l'Etat); les véritables souverains, ce sont les
sujets individuels qui, par acte de délégation constitutionnelle, fondent le
gouvernement, et, avec lui, le pouvoir législatif. Des pouvoirs constitués dont
les mandats restent nécessairement limités par l'objectif en vue duquel ils ont
été institués : la protection de la propriété (liberté, vie, patrimoine)
des individus-souverains.
On ne saurait assez insister sur l'importance de cette
mutation; on partagera, dès lors, cette observation de N. Bobbio :
« bien que je considère qu'il faut être très prudent quand il s'agit de
voir des tournants, des sauts qualitatifs, des renversements caractéristiques
de l'époque, à chaque saison, je n'hésite pas à affirmer que la proclamation
des droits de l'homme a coupé en deux l'histoire de l'humanité en ce qui
concerne la conception du rapport politique » ([75]). Sans réduire les potentialités ni la valeur des
droits de l'homme aux seuls droits individuels, on ne saurait donc méconnaître
l'ampleur de l'énergie juridique que cette révolution a libérée au profit de la
volonté individuelle. Désormais triompherait le « willensmacht », le pouvoir de volonté, que Savigny observait à
la racine du dynamisme des droits ([76]). « Je
pense donc je suis », écrivait le philosophe du dix-septième; « je veux donc j'ai des droits »
semble lui répondre le juriste des siècles suivants. Décrivant le titulaire de
cette seigneurie de la volonté, G. Zagrebelsky en dresse un portrait qu'on
croirait être celui de Robinson lui-même : « l'homme qui dispose
d'une volonté pareille, et qui entend en assurer directement la seigneurie est
l'homme triomphant, sûr de ses propres possibilités, qui a résolu les problèmes
élémentaires de sa survie, et qui veut, sur cette base, rompre les chaînes qui
l'empêchent d'étendre l'empire de ses facultés » ([77]).
Sans doute allait-on tempérer les prétentions de cette
volonté souveraine, en lui opposant une définition du droit subjectif en termes
d'intérêt protégé (Ihering) ([78]), et en multipliant les lois et règlements destinés à
brider son arrogance et infléchir son exercice dans un sens socialement
acceptable — il n'empêche, ce ne sont là que nuances et tempéraments; sur le
fond et le long terme rien n'arrêterait la volonté de puissance à la source des
droits subjectifs. Des droits et revendications aussi inépuisables que le désir
d'appartenance et de maîtrise qui les nourrit.
Mais revenons à la propriété, véritable tache aveugle
de ce dispositif. Quelle était la conception qu'on en avait en Angleterre à
l'époque de Defoe? C'est dans le célèbre chapitre 5 du Deuxième traité du gouvernement civil (1690) de John Locke,
l'« idéologue » de la Glorieuse révolution de 1688 et philosophe
officiel de Guillaume III, qu'on en trouve l'exposé le plus complet. Or, il est
tout à fait significatif pour notre propos de constater que la structure de cet
exposé et son résultat idéologique sont très comparables à ceux du récit de
Robinson : en apparence et en avant-plan, la propriété est justifiée pour
autant que mesurée par le travail et le besoin, tandis qu'à l'arrière-plan se
fait valoir une conception radicalement différente, illimitée et libérée de
toute mesure naturelle. Alors que le ton de l'ensemble reste à la modération et
la réserve, le résultat final conduit, presque sans que cela apparaisse, à une
justification de la spéculation et des inégalités. Or n'était-ce pas aussi
l'enseignement paradoxal qui se dégageait de l'histoire du solitaire, pour peu
qu'on la considérât dans son ensemble? On se souvient que nous y avions
distingué deux scènes : à l'avant-plan et sous le feu des projecteurs, le
théâtre insulaire où le travail et les nécessités de la survie justifiaient
l'appropriation — une appropriation mesurée aux besoins vitaux de Robinson et
de ses compagnons; à l'arrière-plan, la toile de fond du commerce maritime et
des exploitations coloniales qui semblent vivre leur vie propre, qui feront la
fortune de Robinson, et dont les ressorts profonds restent beaucoup plus discrets.
Entre ces deux scènes, le lien symbolique de la monnaie : les
36 livres ramenées de l'épave qui, faute d'échanges possibles, resteront
sans valeur durant les 28 ans du séjour insulaire mais reprennent cours
instantanément dès que Robinson rejoint le commerce des hommes.
Comment peut-on justifier la propriété privée, demande
Locke, alors que, à l'origine, Dieu a fait don de la terre en commun aux
enfants des hommes ([79])? La réponse est fournie par la loi naturelle
elle-même : puisque Dieu a doté les hommes de la raison en vue de s'en
servir au mieux des intérêts de leur vie, et qu'il n'a certainement pas voulu
qu'ils périssent, existe pour eux le droit de prélever dans la nature les
ressources nécessaires à la survie. Par ailleurs, seconde justification, l'homme
est de nature, le propriétaire de sa propre personne; s'en suit que « le
travail de son corps et l'usage de ses mains sont vraiment à lui » ([80]). S'en suit encore que le produit de ce travail est
tout aussi naturellement sa propriété. Ainsi « l'homme porte en lui-même
la justification principale de la propriété » ([81]) : se mêlant à la chose naturelle, le travail,
qui m'appartiennent, y a fixé mon droit de propriété en retirant cette chose de
l'état commun où elle se trouvait. Cette loi de nature, qui « donne le
cerf à l'indien qui l'a tué », s'applique encore aujourd'hui dans
« la partie civilisée du monde qui ont des lois positives concernant
l'appropriation des biens autrefois communs » ([82]).
Une telle appropriation est cependant limitée et
conditionnée : elle est légitime dans la mesure où « ce qui reste
suffit aux autres en quantité et en qualité » ([83]); par ailleurs, la loi naturelle ne saurait
cautionner le gaspillage : « tout ce que l'homme peut utiliser de
manière à en retirer un avantage quelconque pour son existence sans gaspiller,
voilà ce que son travail peut marquer du sceau de la propriété. Tout ce qui va
au-delà excède sa part et appartient à d'autres » ([84]). Cette doctrine économique en forme de morale était
aussi, on s’en souvient, celle de Robinson (RC,
235).
Franchissant un pas de plus, Locke établit ensuite que
les justifications, valant pour les produits de la terre, s'appliquent aussi
aux facteurs de production, à commencer par la terre elle-même. L'appropriation
de la terre et son travail ne répondaient-ils pas à l'injonction divine :
on ne saurait imaginer en effet que Dieu ait souhaité voir le monde toujours
indivis et inculte ([85]). Il l'a donné, pour s'en servir, à « l'homme
d'industrie et de raison ». Ainsi peut-on identifier la formule naturelle
de l'appropriation légitime : « la nature a bien réglé la mesure de
la propriété à l'échelle du travail des hommes et des commodités de la vie (…)
il était donc impossible à tout homme d'empiéter sur les droits d'autrui »
([86]). Ce procédé de mesure, en usage aux premiers temps
de l'humanité, et qui conduit à des attributions « très modérées »,
reste d'application aujourd'hui : « pour rempli que le monde paraisse »,
il suffit, explique Locke, de se reporter aux terres sans maître de l'Amérique
([87]).
On le voit : sur le double écran imaginaire des
premiers temps de l'humanité et de l'Amérique sans fin, tout semble aller pour
le mieux : comme dans l'île de Robinson, chacun se voit doté du nécessaire
et, pour autant qu'il y mette du sien et ne gaspille point, il en reste
toujours assez pour les autres. A ce point cependant, l'exposé de Locke connaît
une rupture de ton causée par l'irruption de la monnaie : avec
l'apparition d'objets durables (généralement des métaux précieux), il devenait
possible de thésauriser et d'échapper au caractère généralement périssable des
éléments vraiment nécessaires à l'homme. Dès lors, les échelles de valeur se
modifièrent (« un petit bout de métal aurait plus de valeur qu'une grosse
pièce de viande ») ([88]), et il « serait possible de posséder plus que
le nécessaire ». L'apparition de la monnaie, fondée cette fois sur la
convention tacite qui lui reconnaît cette valeur et cette fonction, a permis
aux hommes de « conserver et d'accroître » leurs propriétés ([89]). Par l'industrie et l'échange, il devenait alors
possible d'agrandir ses possessions; en revanche, même sur l'île (nous soulignons) la plus
productive, personne ne songera à produire plus que le nécessaire tant que la
monnaie n'aura pas cours et que les échanges seront impossibles ([90]). Ainsi, en consentant dans l'état de nature à
l'usage de la monnaie, les hommes ont accepté « l'inégalité des
possessions particulières » ([91]). Plus tard, quand existeront les gouvernements, les
lois réglementeront le droit de propriété, sur la base de ces principes
naturels.
Ainsi clairement exposée pour les besoins de cette
démonstration, la théorie lockéenne de la propriété s'articule en deux parties
distinctes, avant et après l'apparition de la monnaie. Mais cette impression
est trompeuse : qu'on lise et relise les quatorze pages de ce texte
fondateur, on ne se détachera pas de l'idée que les références à la monnaie et
à ses conséquences sont allusives et comme embarrassées, le ton général de
l'exposé jusqu'à son dernier paragraphe restant le plaidoyer pour la
conception, primitive et modérée, de l'appropriation. De sorte que, exactement
comme chez Defoe, on est bien en présence de deux discours : en surface
est développé une théorie en tous points idyllique, tandis que court en
sous-main un exposé réaliste qui en subvertit complètement les bases. Comme le
dit excellemment C. Macpherson, « l'extraordinaire exploit de Locke
consiste en ce qu'il fonde le droit de propriété sur le droit naturel tout en
libérant ce droit de propriété des limites que le droit naturel lui assignait
traditionnellement » ([92]).
On s'en persuadera en montrant comment Locke parvient,
à propos du règne de la monnaie (et de l'échange marchand qu'elle permet), à
affranchir discrètement la propriété des réserves et conditions qui l'encadrent
à l'origine. Première restriction :l'interdiction du gaspillage. On
conçoit que cette réserve est surmontée dès lors que l'argent et l'or sont
incorruptibles; rien n'interdit donc d'en accumuler des quantités illimitées.
Dans d'autres textes (notamment ses « Considérations
sur la monnaie »), Locke s'avérera un ardent partisan du
mercantilisme : l'accumulation de l'or est utile dès lors qu'elle permet
d'accroître le volume des échanges et d'accélérer le commerce. De plus, cette
monnaie, loin d'être une ressource stérile, forme un capital productif :
en le prêtant, il produit des intérêts. (L'inégale répartition de la monnaie me
donne en effet nécessairement un emprunteur). Grâce à la formation de ce
capital et des possibilités de commerce qu'il ouvre, il n'est donc plus
illégitime de posséder des quantités illimitées de terres — celles-ci, et leurs
produits, pouvant s'échanger contre des valeurs impérissables ([93]). Tous ces effets résultent, explique Locke, du
consentement tacite sur l'usage de la monnaie, qui se produit parmi les hommes
dès l'état de nature et que les institutions du droit positif n'auront plus
qu'à confirmer dans la suite.
Qu'en est-il alors de la deuxième restriction visant à
garantir une part suffisante, d'égale qualité pour autrui? Elle disparaît, elle
aussi. C'est que, d'une part, le consentement qui a institué la monnaie l'a
abrogée, et que d'autre part,
l'accroissement de la productivité des terres est censé compenser, et même
au-delà, le manque de terres dont souffrent les autres. Du fait de
l'augmentation du volume global des ressources, le niveau de vie de ceux qui ne
sont pas nantis est néanmoins supérieur à ce qu'il serait en l'absence de cette
appropriation. Ainsi « un travailleur à la journée » est mieux loti
en Angleterre que le roi d'un vaste territoire laissé en friche, écrit Locke ([94]). Ainsi, sans que soit contesté le droit moral de
chaque homme à la survie, ce droit n'entraîne plus la relative égalité des
propriétés, il est comme transcendé dans le régime général de la production
capitaliste censé assurer la prospérité générale ([95]).
Qu'en est-il enfin du lien établi, dans le modèle
officiel et originaire, entre appropriation et travail? Ici encore s'opère une
inversion significative : la proposition initiale « le travail de
l'homme lui appartient » va en effet justifier que le travailleur vende sa
force de travail à celui qui est en mesure d'acheter ses services. Le travail
devient alors une marchandise qui s'échange sur un marché, à l'égal des autres
ressources. Ainsi, dès l'état de nature, et par l'effet du seul consentement se
mettent en place, grâce à la monnaie, l'économie marchande et le travail
salarié, les deux institutions sur lesquelles le capitalisme naissant prendra
appui ([96]). Voilà donc l'exploit de Locke : derrière
l'écran d'une conception restrictive de la propriété, c'est l'appropriation
illimitée qui est justifiée, de même que l'aliénation de la force de travail.
Tous les arguments de la loi naturelle ont été imperceptiblement retournés sans
qu'on soit pour autant sorti de son domaine; les gouvernements et leurs lois
positives n'auront plus, dans la suite, qu'à s'incliner devant ces conclusions.
Ou, plus exactement, comme Locke écrit à un moment où ces transformations se
sont déjà opérées, on peut en conclure que la rétrospection « aux premiers
temps de l'humanité » et l'exhumation de la loi naturelle qui y présidait
sont ici mobilisées dans un but de justification idéologique, exactement comme
l'exil de Robinson dans son île retirée, où il est appelé à refaire le monde, a
pour but de donner au capitalisme anglais et à son expansion coloniale la
légitimé naturelle qui lui faisait défaut au regard des conceptions
traditionnelles plus soucieuses de la fonction sociale de la propriété.
C'est ici que nous retrouvons la fonction
« mythique », au sens de résolution illusoire d'une contradiction
sociale réelle, que I. Watt découvre à l'œuvre dans Robinson Crusoé. Pour Watt, cet effet mythique se concentre sur
trois thèmes : le retour valorisé à la nature, la célébration de la
dignité du travail, la valorisation de l'homo
economicus ([97]). En fait de valorisation de la nature (qui, on le
verra, abusera Rousseau qui n'a pas compris que le décor naturel cachait ici
l'apologie du projet moderne d'exploitation-transformation de la terre), on ne
trouve dans le récit que le programme de sa mise en coupe réglée. C'est de
rentabilité et non de beauté qu'il est question aux yeux du solitaire qui, de
ses vertes vallées, ne retient que la superficie des acres cultivables, et plus
tard, le nombre de quintaux de grains qu'elles rapportent ([98]). Pour Robinson, dont les premiers mots auront été : « l'île
était inculte » (RC, 122), l'île
ne commence à exister que sous la forme de l'aménagement dont elle peut faire
l'objet — quant à la nature, la vraie, mystérieuse, étrangère, séductrice et
terrifiante, elle restera la grande refoulée du livre qui réussira l'exploit de
plonger un homme pendant quatre cents pages dans un décor naturel sans jamais
parler de nature. Inutile d'ajouter que sa propre nature corporelle, sans
parler de sa sexualité, fait l'objet, chez Robinson, d'un refoulement encore
bien plus radical : seul dans une île déserte au climat particulièrement
doux, Robinson ne consentira pas un instant à la nudité : « quoique
je fusse tout seul, je n'en pouvais supporter la pensée » (RC, 242). Quant à la naturalité des
« naturels » qui prennent pied sur son île, on a vu qu'elle était
assimilée à celle de la bête cannibale tant du moins qu'elle ne se prêtait pas
à la transformation mentale dont Robinson, libéral, ne doute pas qu'ils soient
susceptibles. Ainsi donc, la nature n'est acceptée que civilisée, apprivoisée,
domestiquée, comptabilisée, ordonnée. Si l'île des Caraïbes peut si aisément
servir de modèle aux écoliers anglais, c'est qu'elle n'a jamais été autre chose
que le reflet de l'ordre qui s'est forgé dans la métropole.
Qu'en est-il du deuxième thème retenu par Watt, la
dignité du travail? Incontestablement, le travail occupe une place considérable
dans le roman : « Je demeurais très rarement oisif » dit,
ironiquement, Robinson (RC, 213).
Alors que, dans l'Utopia de Th. More,
le travail était encore limité à six heures, sur l'Ile du désespoir, il semble occuper tout le temps, dimanche
excepté. Et ce n'est certainement pas l'arrivée de Vendredi qui conduit à une
réduction des cadences. Semblant illustrer le mot prêté à Virgile, labor omnia vincit, le travail des
îliens vient à bout de toutes les difficultés, comme si, par la grâce
purificatrice du labeur, toute la négativité de l'univers se transformait en
production utile. Incontestablement, le travail de Robinson est pourvoyeur de
dignité : diversifié, non aliéné à un employeur, récompensé à son juste
prix, à l'abri qu'il est des distorsions de l'échange marchand, il est de
surcroît pourvoyeur des biens matériels et même immatériels (comme le pain et
le vin) nécessaires à l'existence. Le travail dépourvu d'exploitation et
affranchi de toute idée de profit, exprime l'équivalence entre nécessité,
effort et devoir. A ce titre, il répond à l'éthique puritaine du calling et la productivité de ses
résultats exprime la gloire de Dieu sur terre ([99]). L'ennui c'est que derrière la fable édifiante se
poursuit, dans le silence le plus complet, au plus profond des plantations
brésiliennes de Robinson, le travail aliéné de ses esclaves noirs — le seul qui
enrichira réellement le solitaire ([100]). Quelles conclusions faut-il donc en tirer quant à
la dignité du travail?
Le troisième pôle du mythe concerne la valorisation de
l'homo economicus. Ici encore, on
n'échappera pas à un effet de trompe-l'œil. La réussite du solitaire, on le
sait, servira de modèle aux économistes classiques tels Smih et Ricardo.
Déclenchant les critiques acerbes de Marx qui dénonçait les
« robinsonnades » de la théorie économique de son temps ([101]) : comment, en effet, prétendre expliquer les
mécanismes sociaux de production et de distribution à partir de l'expérience
solitaire et primitive du pêcheur ou du chasseur isolé? L'économie îlienne est,
en effet, aussi idyllique qu'archaïque : à défaut d'échange (et donc de
monnaie et de valeur d'échange), les choses reçoivent une valeur qui correspond
exactement à leur valeur d'usage, toute forme d'abus et d'exploitation est donc
exclue. « J'aurais pu récolter du blé, écrit Robinson, de quoi charger des
navires, mais, n'en ayant que faire, je n'en semais que selon mon besoin (…).
Seul ce dont je pouvais faire usage était précieux pour moi » (RC, 234-235). L'ennui une fois encore
c'est que, dans le monde réel (qui se rappellera discrètement à notre attention
à la fin de l'histoire), cette dissociation entre le monde (sanctifié et
pacifié) du devoir et celui de l'inégalité et du profit n'a plus cours, de
sorte que la dure loi de l'échange ne manquera pas de faire retour, comme tout
refoulé, dans l'histoire ultérieure de la colonie — une colonie que Robinson
aurait peut-être bien voulu maintenir dans l'austérité d'un phalanstère
tropical mais qui ne cessera pas d'être guettée par les rivalités et les
inégalités du monde réel, pendant que Robinson lui-même continue du reste à
courir le monde toujours à la poursuite de ses « idées de
spéculation ».
Tels sont donc, groupés autour de la conception
ambiguë de la propriété, quelques traits décisifs de la fonction mythique du
récit. Encore faut-il également mesurer la contribution de l'éthique puritaine
à cette fonction pour s'en faire une représentation exacte.
Section 5. Aide-toi, le ciel
t'aidera.
L'ÉThique protestante et l'esprit du juridisme
Les questions de justice sous-jacentes aux laborieuses
entreprises de légitimation qu'on vient d'évoquer prenaient une acuité
renforcée dans les communautés protestantes de l'Angleterre des XVIIe et XVIIIe
siècles auxquelles Robinson et Defoe appartenaient : ces groupes qui combinaient, note M. Weber, « un
sens extrêmement aigu des affaires avec une piété qui pénètre et domine la vie
entière » ([102]). Des communautés minoritaires, comme celle des Dissidents, en lutte contre l'Eglise
officielle, étaient particulièrement sensibles à cette tension entre engagement
mondain et ascèse évangélique. On se souvient à cet égard des imprécations du
père de Robinson lorsqu'il apprend que son fils nourrit des projets de
spéculation; et pourtant le lecteur apprendra, étonné, que son père, « ou
au moins sa mère », a contribué, pour un montant de quarante livres, à son
premier trafic sur les côtes de Guinée (RC,
67).
Encore faut-il faire justice à la complexité des
composantes de ce mouvement protestant qui s'étend sur plusieurs siècles pour
en saisir la portée exacte. On distinguera l'apport luthérien, le plus ancien,
qui, par l'éthique du Beruf, conduit
à la modestie ascétique, et, ensuite l'influence calviniste qui, par la
doctrine de la prédestination, débouchera paradoxalement sur la valorisation de
la réussite matérielle comme signe de salut. A cette évolution doctrinale se
superpose par ailleurs une évolution sociologique qui passe du fanatisme politico-religieux
des « saints » puritains du XVIIe siècle (la génération de Cromwell)
aux sectes plus modérées qui leur succèdent (la génération de Locke) annonçant
un libéralisme dont les générations suivantes, en voie de laïcisation progressive,
allaient bientôt profiter pour développer leurs affaires dans la bonne
conscience retrouvée. Comme l'écrit M. Walzer, « si les saints ont le
premier mot, le dernier mot appartient toujours aux mondains » ([103]).
Pour Luther, l'activité morale la plus haute à
laquelle l'homme pouvait se livrer ici-bas consiste dans l'accomplissement
consciencieux de son travail quotidien : tel un moine dans le monde, il
répond ainsi à sa « vocation » (Beruf,
calling), il accomplit le dessein de
Dieu sur terre. Chacun est tenu de s'accommoder de sa position sociale, tous
les métiers licites ayant même valeur aux yeux de Dieu. En ce sens, la doctrine
luthérienne reste traditionnelle; elle produit de consciencieux artisans, mais
pas encore d'audacieux entrepreneurs ([104]). Elle incline par ailleurs tout naturellement à
l'ascèse et la frugalité, en application de ce passage de l'Ecriture :
« Il est plus facile à un chameau de passer par le chas d'une aiguille
qu'à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu » (Marc, X, 25).
Cette éthique du travail, le calvinisme (duquel dérive
directement le puritanisme anglais) allait l'orienter dans le sens de la
recherche du profit, envisagé pour lui-même, comme signe du salut. Comment
expliquer ce lien apparemment paradoxal? Tout part d'une rigoureuse doctrine de
la prédestination que traduit bien la Confession
de Westminster de 1647 : « par décret de Dieu, et pour
manifestation de Sa gloire, tels hommes sont prédestinés à la vie éternelle,
tels autres voués à la mort éternelle » (chapitre III). Dès lors, dans la
quête de son salut, l'homme se retrouve seul face à une divinité également
transcendante, et dépourvu du secours des sacrements et d'une Eglise instituée.
Comment, dans ces conditions, ne pas sombrer dans le fatalisme, la démotivation
et le désespoir ([105])? C'est ici que se marque l'originalité de la réforme
calviniste nourrie d'un individualisme pessimiste, mais néanmoins
entreprenant : se considérer comme sauvé sera un devoir, pour le vrai
chrétien, le doute à cet égard étant tentation démoniaque. Sans doute suis-je
dans l'ignorance de mon salut; sans doute mes bonnes actions ne modifieront pas
le décret divin qui me concerne; néanmoins la réussite dans mon travail
apparaîtra comme un signe, une confirmation (Bewährung) de la grâce divine. J'ai donc le devoir de saisir toutes
les opportunités que m'offre la Providence, et notamment le devoir de
m'enrichir chaque fois que cela sera possible. On comprend, dans ces
conditions, l'importance de la parabole des talents aux yeux des
puritains : le mauvais serviteur qui n'a pas fait fructifier l'unique
talent que son maître lui avait confié sera chassé, tandis que le bon serviteur
qui en avait reçu dix et qui les a placés avec intérêt sera généreusement
récompensé : « On donnera à celui qui a, mais à celui qui n'a pas on
ôtera même ce qu'il croit avoir » (Matthieu, XXV, 14-30; Luc, XIX, 12-27).
On voit bien alors ce qui rapproche et ce qui
distingue l'éthique du travail luthérienne de la morale puritaine (telle que la
résume le pasteur Richard Baxter dans son très célèbre Christian discovery de 1677). Les deux doctrines condamnent le
repos dans la possession, la jouissance des richesses, les tentations de la
chair et, de manière générale, le temps gaspillé, détourné du travail
productif. Toutes deux partagent la conception du métier conçu comme
accomplissement du commandement de travailler à la gloire divine. En revanche,
là où les luthériens s'accommodaient d'une situation modeste, les puritains
n'auront de cesse que de s'élever, l'utilité d'un métier aux yeux de Dieu se
mesurant à l'avantage économique qu'il procure. En ce sens, « la richesse
est non seulement permise, mais ordonnée si elle vient couronner
l'accomplissement du devoir professionnel » ([106]).
Si donc luxe et oisiveté font toujours l'objet de réprobation,
le désir de profit change désormais de signe. Comme le dit excellemment Max
Weber — et l'histoire de Robinson nous en a convaincu — « l'ascétisme
protestant eut pour effet psychologique de débarrasser des inhibitions de
l'éthique traditionaliste le désir d'acquérir en le considérant comme
directement voulu par Dieu » ([107]). Tout comme le mythe robinsonien résolvait le
« dilemme puritain » par une habile combinaison de deux scènes (l'île
du devoir et le continent du profit), ainsi l'éthique protestante (dont, un
siècle plus tard, B. Franklin sera l'expression la moins critique, lui qui
faisait de l'enrichissement un devoir) ([108]), réduit progressivement les scrupules moraux de la
bourgeoisie montante, lui forgeant une bonne conscience désormais inaltérable.
Cette bonne conscience n'est cependant qu'un produit
tardif de l'évolution des mentalités : comme le souligne M. Walzer, la
confiance qu'elle traduit présuppose que la société puisse compter dès ce
moment sur des individus déjà disciplinés, travailleurs, moulés dans l'éthique
du devoir, des individus ayant déjà surmonté l'angoisse de la chute et réglé
leurs différends politiques. Cette inflexion capitale de l'ethos collectif, qui
se marque si clairement dans la rupture entre l'anthropologie de la méfiance de
Hobbes (le Léviathan date de 1659) et
la politique libérale de la confiance (« trust ») de Locke, l'idéologue de la révolution de 1688, n'a
elle-même été rendue possible que par l'œuvre politique et morale des
« saints », ces révolutionnaires vertueux dont l'influence fut
déterminante sur la société anglaise entre 1530 et 1660. Chez les
« saints », dont Cromwell est le représentant le plus connu (et dont
Robinson, on s'en souvient, est le contemporain), fanatisme politique et
ascétisme religieux se conjuguent dans l'idéal d'une cité disciplinée et
vertueuse, tout entière vouée à l'ordre, à la discipline et au travail.
Artisans de la rupture avec l'ancien monde, les puritains (comme le seront plus
tard les jacobins français et les bolcheviks soviétiques) ne conserveront
cependant pas longtemps le pouvoir, cédant progressivement la place au
bourgeois libéral. Sans eux cependant, sans cette mise au pas de l'économie et
des travailleurs, et cette mise en ordre de la société, le libéralisme des
siècles suivants n'aurait pu s'épanouir ([109]). Désormais, l'ordre bourgeois allait se laïciser peu
à peu, la référence religieuse devenant de plus en plus formelle, à la manière
de « l'homme d'affaires respectueux des normes qui, à l'heure de la
cérémonie, va à l'église et se bat la poitrine, puis s'empresse de sortir pour
ne pas perdre de temps dans son travail » ([110]). Fort désormais de sa bonne conscience retrouvée,
l'entrepreneur libéral peut se consacrer tout entier à la prospérité de ses
affaires, assuré qu'il est de disposer de travailleurs consciencieux et de
bénéficier de la grâce de Dieu; viendrait-il à s'inquiéter de l'inégalité
croissante des conditions, qu'il se rassurerait en y voyant le signe d'un
décret spécial de la Providence. N'est-ce pas cet homme-là qui écrira sur chacun
de ses billets de banque : « in
God we trust »; « Dieu et mon dollar », version moderne de
« Dieu et mon droit ».
On saisit mieux maintenant l'importance du mythe
robinsonien, au carrefour de ces puissants courants d'idée, entre ascétisme et
esprit d'appropriation, entre fanatisme disciplinaire et libéralisme bourgeois.
Chacun de ces quatre traits se retrouve, peu ou prou dans le texte, mais, alors
que les personnages de Bunyan, le célèbre écrivain puritain qui publie en 1678 The Pilgrim's progress, sont d'humbles
« pèlerins » qui cherchent le salut dans le travail et la pénitence,
les héros de Defoe, quarante ans plus tard, inclineront plutôt à le trouver
dans la réussite matérielle. Dans un sens, le récit conforte la tendance
ascétique du puritanisme : Robinson expie sa faute originelle sur l'île,
« pénitencier avant la lettre »; sa situation est clairement comparée
à celle d'Adam et de Jonas ([111]); bourreau du travail et refoulant les tentations de
la chair, il s'enquiert à chaque pas des desseins de la Providence à son égard.
Dans ce premier sens, l'île purge toutes les passions, refoulant le mal à ses
confins, comme le fait Robinson des cannibales, offrant ainsi l'image d'un
espace mythiquement « purifié » à l'image de l'âme puritaine. Mais, en
un second sens (le méta-message de ce que nous avons appelé l'« autre
scène »), la colonisation de l'île traduit l'éclatante réussite matérielle
du bon serviteur qui est parvenu à faire fructifier les talents qu'il a reçus
directement de Dieu, ce dont l'enrichissement consécutif aux investissements
brésiliens est le signe le plus tangible. Désormais assuré de sa « bonne
fortune », Robinson se montre alors nettement moins préoccupé des décrets
divins, les références théologiques se faisant de plus en plus rares au fur et
à mesure que progresse le récit. Assurant la transition entre l'ascèse du
travail (Luther) et l'esprit d'entreprise (Calvin), l'épreuve protestante de
l'exil insulaire aura ainsi accompli son travail : conforter la légitimité
morale de l'appropriation juridique du monde, cette
« appartenance-maîtrise » qui fait le droit subjectif de l'individu
souverain.
Section 6. La postÉritÉ du mythe
On distinguera trois étapes dans l'exploration de la
postérité du mythe : on rappellera d'abord en quoi le roman de Defoe peut
prétendre au titre de mythe littéraire (§ 1); on entamera ensuite l'évocation
des robinsonnades, en survolant d'abord le temps des épigones (§ 2), pour nous
concentrer enfin sur quelques « désécritures contemporaines » (§ 3). On
aboutira alors à ce constat étrange d'une époque, la nôtre, qui aura totalement
démonté les ressorts du mythe sans parvenir pour autant à inventer un grand
récit de substitution — constat qui se vérifie également sur le terrain du
modèle juridique de l'appropriation privée.
§ 1. Robinson Crusoé, mythe littéraire
On ne reviendra pas ici sur ce qu'on pourrait appeler
la « face interne » du mythe : sa fonction sociale (résoudre
imaginairement une grande contradiction sociale de son temps) et son
organisation structurale (les six traits dégagés à la section 1 et qui tous ont
reçu une ample confirmation). En revanche, il nous faut encore établir la
« face externe » de la constitution du mythe au plan cette fois de sa
réception par les lecteurs et bientôt par une multitude d'autres écrivains. On
peut à cet égard partager la thèse de I. Watt : ce n'est pas l'auteur mais
la société qui transforme une histoire en mythe en sélectionnant ce que ce son
inconscient réclame et en oubliant le reste ([112]). A cette réserve près cependant que Defoe, comme on
l'a déjà noté, excelle dans l'art de « mythifier » son personnage,
multipliant d'emblée les écritures : dédoublement initial entre le journal
et le récit, suite des aventures de Robinson publiée l'année même de la
parution du premier volume, rédaction d'un méta-texte philosophique (les Réflexions sérieuses…), et surtout un
certain ton détaché et (auto)-ironique qui anticipe déjà la suite et semble
appeler les parodies et pastiches qui suivront. Il est vrai néanmoins que c'est
le public qui fait le mythe, et on étudiera de près, à cet égard, le rôle
décisif joué par J.-J. Rousseau dans l'orientation postérieure de l'histoire
(infra, § 2).
Mais le mythe ne se constitue pas seulement dans une
certaine relation au lectorat. Il résulte également de la place que prend
l'ouvrage — mieux : du bougé qu'il entraîne — dans le système général de
l'intertextualité, les livres qui précèdent et ceux qui le suivent. En ce qui
concerne l'amont, des bibliothèques entières sont consacrées à mesurer
l'originalité de Robinson Crusoé par
rapport aux récits antérieurs de naufragés solitaires et d'îles désertes. Que
n'a-t-on pas écrit à ce sujet sur l'aventure, réelle, de l'Ecossais Alexandre
Selkirk abandonné seul, quatre ans et quatre mois, sur l'île Juan Fernandez, à
600 kilomètres des côtes du Chili? Rentré en Angleterre en 1711, Selkirk fit
l'objet de nombreux récits qui n'ont évidemment pas échappé à Defoe ([113]). D'autre part, il est évident que le thème des îles
désertes n'a pas attendu Robinson pour être exploité. Mais, bien entendu,
l'essentiel n'est pas là, dès lors qu'aucune de ces fictions tropicales, et
encore moins aucun de ses reportages véridiques n'a jamais produit un mythe
littéraire. Il faut plutôt dire, à la suite de Borges, qu'un « chef-d'œuvre
invente ses sources » ([114]). Peu importe dès lors ce que Defoe a connu de
l'aventure de Selkirk et ce qu'il avait lu de ses devanciers; ce qui compte
c'est que son roman, qui a su conférer l'énergie mythique au récit, est
désormais en mesure d'« inventer ses sources », de réorganiser le
donné antérieur, d'irradier en direction de ses devanciers, au point même que
l'expression de « robinsonnade », qu'on allait bientôt forger, est
appliquée à des œuvres qui le précèdent comme The isle of pines, roman écrit par Henry Neville en… 1668.
Mai, s'« il invente ses sources », un mythe
appelle également ses réécritures. A la différence du « succès » qui
consiste à être lu, explique M. Tournier, le mythe consiste à être réécrit
([115]). Ce n'est certainement pas un hasard, à cet égard,
si G. Génette fait de l'histoire de Robinson un des exemples privilégiés de son
étude des « palimpsestes », forme de littérature au second degré qui
s'écrit en lisant ([116]). Objet d'innombrables réécritures, l'histoire de
Robinson allait désormais se réfléchir en mille facettes qui se réverbèrent
l'une l'autre en un jeu de plus en plus dense d'intercitations. Chacun
projetterait dans la figure du solitaire quelque chose de ses fantasmes, de ses
désirs et de ses peurs; chacun lui inventerait une issue à la mesure de ses
aspirations — et l'île ne cesserait plus d'offrir la scène de toutes les
origines. Edifice à plusieurs étages (le rez-de-chaussée est enfantin, le
sommet est métaphysique), comme l'écrit encore Tournier ([117]), le mythe se prête à plusieurs niveaux de
lecture-écriture. Robinson s'est alors affranchi de son auteur (on a vu du
reste que c'était dans le texte même de Defoe, dès le retour en Angleterre, que
cet affranchissement s'était produit) et circule désormais dans les réseaux
aussi riches qu'imprévisibles de l'intertextualité. Cela aussi est le signe du
mythe — ces classiques qui, comme l'écrit Calvino, « quand ils nous
parviennent portent en eux la trace des lectures qui ont précédé la nôtre et
traînent derrière eux la trace qu'ils ont laissée dans la ou les cultures
qu'ils ont traversée » ([118]).
Toujours est-il que le double caractère de la
réception du livre (le succès qui lui
trouve d'innombrables lecteurs, et l'effet mythique qui lui engendre des
successeurs) fut, en ce qui concerne Robinson
Crusoé, véritablement immédiat. Les lecteurs anglais y trouvèrent sans
doute à la fois des plaisirs liés à la nostalgie de la pureté originelle, la
fascination de l'harmonie naturelle et le suspense de l'aventure maritime, et
les satisfactions plus secrètes d'un roman qui, sous couleur de rencontre de
l'altérité, offrait en définitive le spectacle beaucoup plus rassurant d'une
refondation de l'identité. Qu'on en juge : non moins de six éditions au
cours de la seule année 1719, une quinzaine de robinsonnades anglaises rien que
dans le courant du XVIIIe siècle, la première traduction française en 1720, une
traduction hollandaise en 1721. Les honneurs d'un pastiche aussi féroce
qu'intelligent avec, en 1726, les Voyages
de Gulliver de J. Swift ([119]). Des adaptations, des réécritures pour enfants, des
contrefaçons et même une mise à l'index (en Espagne, en 1756). L'époque des
réécritures avait commencé.
§ 2. Le
temps des épigones
Les innombrables éditions et traductions du roman de
Defoe témoignaient assurément d'un succès considérable auprès d'un grand public
populaire. Le livre n'avait pas atteint pour autant le panthéon des lettrés ni
la dignité d'un classique. Ces titres, c'était Jean-Jacques Rousseau qui allait
les lui attribuer en affirmant dans son Emile,
traité de pédagogie, que Robinson Crusoé serait
le premier livre que lirait son Emile et qu'il serait longtemps le seul ([120]). Les pages que le solitaire de Genève consacre à
Robinson méritent toute l'attention à la fois en raison du coup de pouce donné
à la carrière mythique du roman, mais surtout de par la distorsion que cette
lecture lui imprime. On observera tout d'abord que la manière de sacralisation
dont le livre fait l'objet résulte d'une amputation considérable du
texte : le roman destiné à l'amusement et l'instruction d'Emile sera
« débarrassé de tout son fatras, commençant au naufrage de Robinson près
de son île, et finissant à l'arrivée du vaisseau qui vient l'en tirer » ([121]). Seule donc demeure la scène insulaire, ses
arrière-plans idéologiques passant à la trappe de l'inconscient historique.
Ensuite, un rôle social est conféré au roman, un statut littéraire lui est
donné en rapport avec une institution socio-politique de première
importance : l'institution pédagogique. Qualifié de « traité
d'éducation naturelle », l'ouvrage est destiné à l'éducation des
adolescents, de sorte que sa lecture sera durablement orientée dans ce sens.
Enfin, sur bien des points, l'interprétation donnée par Rousseau lui-même
s'avère-t-elle singulièrement naïve (sans doute ne pouvait-il en être autrement dès lors qu'étaient escamotés
tous les épisodes non insulaires : ici vraiment Robinson tombait de nulle
part) : ainsi lorsqu'il écrit : « Robinson Crusoé, dans son île,
seul, dépourvu des instruments de tous les arts » ([122]) — feignant donc d'ignorer tout ce que le naufragé
avait tiré de l'épave, véritable magasin d'accessoires de ce grand spectacle
tropical.
Ainsi réduite et réinterprétée, ses ressorts
idéologiques profondément refoulés, l'histoire du solitaire allait pouvoir
devenir le support complaisant de toutes les « bonnes causes », le
manifeste de divers combats au premier degré, très peu littéraires, au service
desquels elle serait successivement mobilisée. On trouve ainsi des Robinsons
nationalistes, voire régionalistes, des Robinsons corporatistes, des Robinsons
missionnaires… Grâce à la nature protéiforme de la séquence insulaire,
l'histoire se prête à toutes sortes de combinaisons génératrices de récits à
géométrie variable (robinsonnades solitaires ou de groupe, d'adultes ou d'enfants,
avec happy end ou catastrophe
finale…). Le comble de l'affadissement est sans doute atteint par Emma ou le Robinson des demoiselles
(1835) de Catherine Waillez, où Emma, la naufragée qui, de l'épave, a retiré
des aiguilles, un dé à coudre et des ciseaux, s'affaire à préparer un
pot-au-feu à la tortue dès le premier soir de son arrivée dans l'île ([123]). Il n'est pas trop fort de parler ici de
« version dégénérée de Crusoé » ([124]) : le conflit familial du début est escamoté,
la dimension d'angoisse religieuse passée sous silence, le jeu de masques qui
faisait la profondeur de Defoe est oublié, et, de façon générale, le ressort
mythique complètement relâché.
Sans jamais égaler la force de leur modèle, quelques
ouvrages notables surnagent cependant dans cet océan de médiocrité. Ainsi, par
exemple, le curieux roman de J.G. Schnabel, Die
Insel Felsenburg (1731-1743) qui raconte l'histoire d'une colonie de
peuplement à partir des amours d'un patriarche et de sa compagne, leurs trois
cents descendants et eux-mêmes menant une vie d'action de grâce loin de la
corruption du monde ([125]).
Intéressant aussi, le Robinson der Juengere (1779) écrit par J.H. Campe, aumônier
militaire protestant et le traducteur allemand de l'Emile de Rousseau. Cet ouvrage, qui comptait non moins de 724
éditions, adaptations et traductions en 1900 déjà, s'inscrit dans le droit-fil
du projet pédagogique de Rousseau, et y réussit semble-t-il, dès lors qu'il fut
donné à lire à deux illustres élèves de Campe : les frères von Humboldt,
Alexander, un des plus célèbres savants-explorateurs au XIXe siècle, et Wilhelm,
qui devint à son tour philosophe de l'éducation ([126]).
A signaler également le Robinson suisse de J. De Wyss (1812). Le ton cette fois se fait
franchement réactionnaire : cette robinsonnade familiale baigne en effet
dans le culte de l'autorité et la mystique de l'Etat patriarcal. L'ouvrage, qui
connaîtra une soixantaine d'éditions en cinquante ans, fit l'objet d'une
traduction française par une dame, Madame de Montolieu, qui confia le
« beau rôle » à la mère, et, avec la permission de l'auteur, écrivit
une suite à l'histoire, dont l'auteur, bouclant ainsi une curieuse figure
d'intertextualité, s'inspira lui-même dans la suite ([127]).
Avec Masterman
ready de Fr. Marryat (1841), le ton change une fois encore, devenu cette
fois victorien et évangélique. L'empire britannique avait atteint en effet son
apogée et il s'agissait cette fois de susciter l'identification aux martyrs
protestants, ces missionnaires anglais dont Livingstone disait qu'ils devaient
être « des hommes de Dieu capables de lire la Bible et de construire des
brouettes » ([128]).
Le Cratère de Fenimore Cooper (1847) ([129]), première grande robinsonnade américaine, mérite
assurément une mention spéciale : microcosme symbolique des Etats-Unis,
l'île du Cratère fait, dans un premier temps, l'objet d'une colonisation
exemplaire tant que prévalent respect de la nature, piété évangélique et
respect des grands principes de la justice naturelle; mais, dès lors que
s'installent prospérité et richesses, l'oisiveté gagne les insulaires et, avec
elle, l'esprit de chicane et les querelles intestines, encore attisées par
l'arrivée d'un journaliste, d'un juriste et de quatre ministre du culte dont
les offices respectifs sont sérieusement brocardés ([130]). Dégoûté, Marc Woolston, le pionnier fondateur de la
colonie, quitte l'île… avant que celle-ci ne soit engloutie dans une
gigantesque explosion du cratère. Comme si, cette fois, le miracle insulaire ne
s'était pas produit et que se réalisaient les anciennes prophéties de John
Wesley, le fondateur du méthodisme (supra, section 1). Pour la première fois,
une lézarde apparaissait dans le mythe robinsonien.
L'œuvre de Jules Verne, grand producteur de
robinsonnades (L'île mystérieuse en
1874, Deux ans de vacances en 1888 ([131]), L'école des
Robinsons en 1882, Seconde patrie en
1900, et même un Oncle Robinson resté
inédit et publié seulement en 1991), apporte, elle aussi, une contribution
ambiguë au mythe de l'individualisme conquérant : amorcé dans
l'enthousiasme scientiste, le thème finit chez lui par sombrer dans le doute
critique. L'île mystérieuse se lit
d'abord comme une ode au savoir scientifique : cette fois, l'île sera
électrifiée, on y percera des tunnels et des mines, on l'équipera d'usines et
de chemins de fer. Le héros, Cyrus Smith, revêt ici la figure de l'ingénieur,
héros mythique des temps modernes auquel rien ne résiste, à l'image de
Ferdinand de Lesseps, ami personnel de Verne qui perça le canal de Suez. Mais
quelle leçon faut-il tirer de la fable, dès lors que Nemo, le grand solitaire,
qui s'est retiré au cœur de l'île, par refus misanthropique du monde,
disparaîtra avec elle dans une explosion volcanique, exactement comme l'île de Cooper?
La mécanique du succès se serait-elle enrayée? Entrerait-on dans l'ère du
distanciement parodique? N'est-ce pas le sens discrètement suggéré par l'Ecole des Robinsons où, cette fois,
l'île déserte a été préalablement achetée par un milliardaire américain pour le
plaisir et l'édification de ses enfants ([132])?
§ 3. Le
désenchantement de l'île. Le temps des désécritures
Avec le XXe siècle, il semblerait que le comme si sur lequel reposait la fable
robinsonienne commence à sonner faux, et que tous ses artifices constitutifs
(cf. supra, section 2, § 4) cessent de donner le change. Non que l'on arrête
d'écrire des Robinson (et bientôt, on
le verra, des Vendredi et des Foe), mais sans doute n'écrit-on plus de
robinsonnades. L'île perd de sa séduction, ou à tout le moins son enchantement
change-t-il de nature, comme si le Saint Graal du trésor béni de Dieu avait
cessé de faire illusion. L'Occident se mettrait-il à douter de son bon droit à
conquérir et civiliser le monde?
Saint-John Perse, dans ses Images à Crusoé ([133]), évoque Robinson et Vendredi, rentrés à Londres,
avec le perroquet. Perdu dans les remugles et les brumes de la grande ville,
Robinson rêve avec nostalgie à l'île perdue; quant à Vendredi, « ses yeux
sont devenus fourbes, et son rire vicieux ». Un poème de trois lignes,
« la graine » résume bien le renversement intervenu :
« Dans un pot tu l'as enfouie, la graine pourpre demeurée à ton habit de
chèvre. Elle n'a point germé » ([134]). Ainsi donc, dans la ville dure et sale, la moisson
des rêves ne lève plus; l'île est sans doute restée un eldorado, mais cette
fois plus question d'en toucher les dividendes à domicile.
Le Robinson de Paul Valéry est, quant à lui, encore
sur l'île, mais en ce moment hors du temps où, semble-t-il, il s'apprête à
entrer, quasi momifié, dans la légende. Il s'est acquis une telle masse de
provisions que le voilà désormais désœuvré et oisif : il s'est lentement
élevé « sur le tas de ce qui dure » et caresse des rêves d'éternité,
sans se douter que l'immortalité « implique l'inexistence ». Que
vais-je faire, se demande le solitaire « de cet immense temps que je me
suis mis de côté » ([135])? Que son récit prenne place dans une série de
méditations valériennes regroupées sous le titre « Histoires brisées » est significatif d'une certaine
décrédibilisation du mythe, tout comme le fait que le Robinson de Jean
Psichari, devenu une sorte de Tarzan des îles, ait perdu l'usage de la parole ([136]).
Tout se passe, au XXe siècle, comme si les conditions
de réussite de l'effet performatif du mythe (la créance qu'on y attache)
n'étaient plus réunies et que toutes ses fonctions s'inversaient :
l'intégration sociale obtenue par la résolution imaginaire des grandes tensions
idéologiques fait place à la dénonciation des contradictions persistantes, la
légitimation recherchée par les idées de transcendance, de progrès, de
civilisation (et dont l'institution pédagogique s'était faite le relais)
s'inverse dans une critique lucide de leurs effets pervers et/ou la recherche
de lignes de fuite alternatives, oniriques, dyonisiennes ou régressives. Comme
l'écrit excellemment J.P. Engelibert, la fonction d'intégration s'est muée en
fonction d'interrogation et les réécritures deviennent des désécritures ([137]). Des désécritures qui, notons-le cependant, si elles
ont retourné et subverti le mythe, ne continuent pas moins à s'inscrire dans le
champ des possibles narratifs qu'il autorise — comme si, postmoderne, notre
époque ne pouvait se décliner que sur le mode du deuil de ce dont pourtant elle
ne parvient pas à s'affranchir véritablement. Comme si elle abordait l'avenir à
reculons, les yeux fixés sur une légende dont elle se pense désormais orpheline,
faisant « fleurir la littérature », selon le mot de A. Dabezies,
« sur un grand mythe en décomposition » ([138]).
Le Robinson de Jean Giraudoux est une femme, Suzanne,
naufragée sur l'île historique de l'illustre ancêtre, dont elle découvre les
vestiges de l'occupation, tout en lisant le livre de Defoe qu'elle avait
emporté : double mise en abyme qui ouvre la voie à cette forme
d'écriture-palimpseste, à la frontière du ludique et du sérieux, que G. Génette
qualifie de « parodie sérieuse » ([139]). Suzanne se garde bien de mettre ses pas dans les
traces du pionnier; pour tout dire, elle étouffe dans son univers
ordonné : « comme une femme qui succède dans une chambre d'hôtel à un
homme qui y fuma, j'eus le besoin d'aérer cette île » ([140]). Fatiguée de ce « puritain, accablé de
raison » ([141]), elle a pour lui ces mots terribles, comme une
condamnation définitive de toute la gent féminine : « le seul homme
peut-être, tant je le trouvais tatillon et superstitieux, que je n'aurais pas
aimé rencontrer dans une île » ([142]). Suzanne est stupéfaite du peu de leçons qu'elle
reçoit de son aîné qui semble avoir tout fait à l'envers, forçant une nature
qui ne demandait pourtant qu'à dispenser ses largesses et exhiber ses charmes.
Mais non, il a fallu qu'il reconstruise tout à sa manière, mutilant les
paysages et « encombrant déjà sa pauvre île, comme sa nation plus tard
allait faire du monde, de pacotille et de fer-blanc » ([143]). Rompant avec les vanités de cette civilisation
mécanique et bien-pensante, Suzanne entend marquer l'île d'une autre empreinte;
et d'abord, si elle imprimait sa main sur le sable de la plage, pour jouer un
tour à Robinson, à la place de ce pied qui l'avait tant effrayé :
« que diable aurais-tu dit de cette main de femme? » ([144])
Irruption de la féminité dans l'île — le grand refoulé
de Crusoé —, et aussi, retour de Vendredi : c'est que Suzanne, rompant
avec la posture du maître, endosse tout naturellement la condition du
« naturel » : « tout ce que pensait Vendredi me semble naturel,
ce qu'il faisait, utile (…) le moindre de ses pas en dehors du chemin battu de
Robinson, je sentais qu'il eût mené à une source ou à un trésor » ([145]). Au double renversement du masculin au féminin, et
du maître à l'esclave s'en ajoute encore un troisième : c'est la nature
désormais qui recouvre sa souveraineté, reléguant la culture, comme on l'a vu,
à ses artifices de pacotille et ses obsessions névrotiques. Sur cette île du
Pacifique qui, pour son plus grand bonheur, ignore les techniques de
l'Occident, « tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et
volupté », et Suzanne, pareille à une ondine, s'y glisse avec délice ([146]), comme si l'île était femme, et la femme, nature
luxuriante ([147]). Suzanne semble être devenue elle-même
« pacifique», célébrant dans un jeu éblouissant de réminiscences
littéraires l'accord des mots et des choses.
Vendredi ou
les limbes du Pacifique, de M.
Tournier ([148]), s'inscrit dans la même veine de la recherche d'un
ailleurs fabuleux, et ce au départ d'une critique radicale de l'hypotexte de
Defoe. Dans un premier temps — celui de l'« île administrée » — le
simulacre de la rationalité organisatrice est poussé à son comble :
appliquant à la lettre le catéchisme productiviste de B. Franklin,
Robinson érige un conservatoire des poids et mesures, place le salaire de
Vendredi à 5,5 %, rédige une Charte et un code pénal. En vertu de l'article
premier de cette Charte, « inspirée par l'Esprit-Saint », Robinson
est nommé Gouverneur de l'île et reçoit tout pouvoir de légiférer; l'article
quatre prévoit que le vendredi est jeûné, tandis que l'article cinq précise que
le dimanche est chômé, et que tout travail cessera dans l'île à dix-neuf heures
le samedi ([149]).
L'arrivée de Vendredi va cependant inverser les
choses, facilitant une évolution intérieure, vers « l'autre île »,
déjà amorcée au stade précédent. Ce sera désormais Vendredi le mentor de
Robinson, l'initiant au rire et au jeu — à commencer par le jeu d'inversion des
rôles qui fait tenir au sauvage le rôle du civilisé et à celui-ci le rôle du
naturel. Le livre de Tournier sera donc l'histoire d'un retournement, ou d'une certaine façon, d'une perversion — du
latin pervertere, détourner ([150]). Ce sera le récit des métamorphoses ou des
glissements successifs d'un « règne » à l'autre, selon une logique
élémentaire — on se rapproche ici des rêveries bachelardiennes sur les quatre
éléments — qui déborde de loin l'entendement propre à la rationalité
occidentale. Du reste, une clé est fournie dès les premières pages : alors
que le texte de Defoe est tout entier inscrit sous le signe de la Bible et des
enseignements édifiants qu'on en tire, Tournier, en revanche, se livre au jeu
du tarot : peu avant le naufrage, le capitaine tire les cartes pour
Robinson, laissant deviner, sous le signe de diverses conjonctures astrales, la
forme d'humanité éthérée à laquelle est appelé le futur naufragé. Le voilà donc
successivement végétal, éolien et solaire, expérimentant tous les stades de
l'identification à la nature au cours d'une expérience de déshumanisation
toujours plus radicale, reconquérant finalement le statut d'androgyne, signe de
l'unité enfin retrouvée et du solipsisme triomphant ([151]).
Et lorsque le navire salvateur apparaîtra, cette fois
Robinson ne partira pas : définitivement sorti de l'histoire, étranger à
la civilisation, affranchi du progrès comme du déclin, solitaire rayonnant, il
n'a plus aucune raison de rejoindre le monde avec autrui. Particule élémentaire
dans l'océan des éléments, il a dénoncé le contrat social et rejoint sans
regret ni angoisse l'état de nature ([152]). A l'instar du Zarathoustra de Nietzsche, il n'est
plus, en toute innocence, que « le oui éternel à toutes choses » ([153]).
M. Tournier a écrit de son propre roman qu'il avait
voulu y mettre « tout ce qu'il avait appris au musée de l'Homme sous la
direction notamment de Claude Lévi-Strauss » ([154]). A-t-il réussi pour autant à inverser le point de
vue et à faire voir les choses avec les yeux de Vendredi (qui, cette fois,
donne son nom au roman)? La chose est discutable; G. Genette en doute
(« cette apologie du bon sauvage est bien faite, comme toujours, par le
civilisé », note-t-il) ([155]). On notera en tout cas que si, ici, l'Occidental
renonce à son droit d'appropriation, rien ne nous est dit du droit de Vendredi,
sinon cette suggestion ambiguë que le sauvage n'hésite pas, lui, à s'embarquer sur
le vaisseau salvateur — est-ce le comble de sa maîtrise ludique de tous les
événements, ou, au contraire la
« tentation de l'Occident »?
On ne se détache cependant pas si facilement du grand
modèle classique. On s'en persuadera à la lecture de Vendredi ou la vie sauvage, version pour enfants que Tournier
rédigera dans la suite, pratiquant l'écriture-palimpseste à son propre égard.
Alors que lui-même jugeait cette seconde écriture « très supérieure »
à la première ([156]), G. Genette y regrette des « censures, des
compromis, de petites trahisons et de petites lâchetés », de sorte que ce
deuxième livre serait, à certains égards, plus proche de Defoe… que de Tournier
([157]).
La fable de W. Golding, Sa Majesté des mouches ([158]) fait à cet égard un pas de plus dans la
déconstruction du mythe, portant cette fois l'entreprise critique dans le monde
des enfants eux-mêmes, et renonçant par ailleurs à faire miroiter, à travers le
prisme de l'île, le mirage d'un ailleurs fabuleux ([159]). Sur arrière-plan de guerre nucléaire, et alors que
l'empire britannique s'effondre (Golding écrit en 1954), l'île n'est plus la
scène imaginaire d'une épopée héroïque, mais le microcosme de la société
historique réelle. Et ce qu'elle donne à observer, dans le laboratoire
expérimental des jeux enfantins, n'est pas fait pour rassurer : à défaut
du bel ordonnancement de la troupe scoute (si directement dérivé du modèle
original), ce sera plutôt la régression à la horde primitive. Le chef de gang
plutôt que l'Akela, Caïn en place d'Abel, Hobbes plutôt que Locke. Dans un
premier temps pourtant, le groupe avait tenté de s'organiser à la manière
démocratique : personne n'était exclu du groupe, un responsable (Ralph)
avait été élu, la parole circulait entre tous, des résolutions étaient votées;
on maintenait un semblant d'ordre (on se lavait et se peignait), le feu était
entretenu, et, bien entendu, on n'avait qu'une idée : regagner la
civilisation. Et pourtant, ce bel édifice ne tarde pas à se lézarder, comme si
la parole démocratique n'avait pas vraiment eu prise sur la réalité (les
résolutions ne sont pas exécutées; les transgressions ne sont pas punies; Jack
a laissé s'éteindre le feu…) ([160]). Faute d'avoir suffisamment pris en compte la part
d'irrationnel de ses membres (et notamment leur peur envahissante), la
communauté démocratique perd sa capacité d'intégration. Un jour, Jack fera
sécession, entraînant à sa suite ceux qui se reconnaissent et se rassurent dans
sa « tribu des chasseurs ». Une autre société se met en place, basée
sur des principes radicalement opposés : cette tribu est excluante et
violente (elle se taille une part de l'île qu'elle « défend » contre
les autres enfants), elle adopte le masque et pratique les danses rituelles, elle
se livre à la chasse — autant de façons de défouler la violence et de conjurer
la peur. La peur qui, comme chez Hobbes, cimente le groupe et le réunit sous la
houlette du chef craint et respecté. Mais il faut aller plus loin encore :
ce n'est pas seulement la peur qui est à l'origine du groupe, mais, comme
l'enseignait Freud, le crime lui-même. Moitié par jeu, moitié par explosion de
haine, la tribu a en effet tué Simon (l'«idéologue » de l'autre groupe)
avant de réserver le même sort à Porcinet (le souffre-douleur, ici bouc
émissaire de la colonie des naufragés) et de se lancer bientôt dans une chasse
à l'homme à la poursuite de Ralph. Comme dans Totem et Tabou, le crime initial de Simon, et le festin totémique
qui l'accompagne, est au principe d'une société scellée par le souvenir d'une
violence à la fois conjurée et entretenue. Jamais peut-être ne s'était-on
autant distancié du monde de Defoe : « au commencement était mon
droit », écrivait Crusoé sur son île, et fort de ce bon droit, il
mobilisait Dieu lui-même dans l'affirmation de sa prérogative conquérante. « Au
commencement était le crime », lui répond Jack qui, dans la terreur sacrée
du meurtre fondateur, rassemble un groupe, uni et violent, sous sa bannière.
…Lorsque, in
extremis, les enfants sont recueillis par un navire britannique, au moment
où l'île est la proie des flammes et que Ralph allait être rattrapé par ses
poursuivants, l'officier pourra dire : « Il m'aurait semblé qu'un groupe
de garçons britanniques — « english
boys » — aurait réagi de façon
plus énergique, enfin je veux dire… » ([161]). Sans doute voulait-il dire « plus
civilisé », oubliant que lui-même était engagé dans un conflit planétaire.
Alors, pessimisme ou réalisme? Avertissement salutaire, en toute hypothèse. Et
rappel bienvenu de cette vérité sombre que l'Occident met tellement d'énergie à
refouler : « la horde comme effort de socialisation, le meurtre comme
événement fondateur de la société, le crime reconnu comme événement
structurant, à travers ses répétitions, la civilisation » ([162]). Pour Defoe, les repas totémiques étaient maintenus
en lisière, assimilés au mal absolu dont seuls les cannibales déshumanisés
étaient capables; Golding nous rappelle que l'humanité a commencé par là et que
la régression menace toujours — les enfants, en qui la civilisation recommence
à chaque génération, vivent au plus près de cette ambivalence.
Le dernier texte que nous examinerons est celui de
l'auteur Sud-africain J.M. Coetzee : Foe
([163]). Non pas Robinson, ni même Vendredi, mais Foe :
cette fois, nous sommes bien à la racine du mythe lui-même, avant même que
Daniel Defoe ne prenne la plume. L'histoire se résume comme suit : Susan
Barton est débarquée par un équipage indélicat sur une île
« déserte » qui s'avère habitée par deux hommes : un marin
anglais, un certain Robinson, et son serviteur noir, un certain Vendredi. Ce
dernier a la langue coupée (on ne saura jamais par qui : par Robinson? par
les Maures qui jadis l'avaient tenu en esclavage?). Mais Robinson n'est guère
plus bavard, limitant les échanges au strict minimum. Ce Robinson, qui n'a rien
sauvé de l'épave sinon le couteau qu'il portait sur lui (encore un symbole de
coupure), ne cherche pas, comme le héros mythique, à reconstruire une petite
Angleterre tropicale. Il ne tient pas de journal et s'accommode de l'état de
nature dans lequel il est plongé. La seule « loi » de l'île, explique-t-il
à Susan, est de gagner son pain à la sueur de son front. Lui-même se livre,
depuis des années, à la construction, aussi absurde que pénible, de terrasses
et de murettes. Il est l'homme du Beruf
luthérien bien plus que le serviteur aux dix talents. Quand le navire salvateur
se présente, les trois îliens embarquent, mais Robinson meurt au cours du
voyage, laissant Vendredi à la garde de Susan. Arrivée à Londres, celle-ci
contacte un écrivain à succès, un certain Daniel Foe, pour qu'il fasse le récit
des trois naufragés. Mais Foe se fait tirer l'oreille : le scénario, terne
et triste, manque d'ombre et de relief à ses yeux; il y faudrait des pirates,
des cannibales, un coffre de charpentier. Malgré les insistances de Susan, rien
n'y fera… Vendredi sera renvoyé en Afrique, sans avoir livré son secret, et
Susan n'aura pas son histoire.
Bien entendu, nous savons, nous, que Foe a fini par
prendre la plume : un jour, il écrira un roman à succès — un roman dont
Susan a été omise, où Vendredi a retrouvé la parole, où Robinson tire tout un
arsenal de l'épave et où l'île symbolisera une nouvelle Angleterre; un roman
dont la mise en scène est confiée à la miraculeuse Providence qui a tout
ordonné, jusqu'au happy end final.
Alors, nous, qui savons tout cela, nous nous interrogeons : qui écrit, en
définitive, et de quel droit? Quelles sont les places respectives de la
réalité, de la fiction, de l'oubli, du mensonge? Et de soupçonner que la vérité
de toute cette histoire est à chercher du côté de la langue coupée de Vendredi,
symbole de l'indicible sur lequel se sont amoncelées toutes les histoires de
Robinson ([164]). Indicible de Robinson lui-même, qui ne tenait pas
de journal et n'avait rien sauvé du naufrage; indicible de Susan qui ne
parviendra jamais à transmettre son histoire, sinon celle, travestie, qu'en
donnera Defoe; indicible de Vendredi qui, faute de parole, sera nommé, raconté,
modelé par trois siècles de conquérants; indicible encore de cette Afrique du
Sud, coupée elle aussi par un régime d'apartheid.
Mais en ce point, il faut s'arrêter, car on ne parle
pas sans imposture à la place de qui a la langue coupée. Qui donc rendra la
parole à Vendredi? Et qui dira la vérité de Robinson?
Déjà privé de sa propriété et de son bon droit,
abandonné du secours de la Providence, voilà maintenant que Robinson perd jusqu'à son auteur lui-même. Solitaire, et
maintenant orphelin. Indicible vraiment.
Mais pourquoi alors ne cessons-nous d'en parler?
([2]) M. Baridon, Préface, in D. Defoe, Robinson Crusoé, trad. par P. Borel, Paris, Gallimard (Folio Classique), 2001, p. 42.
([3]) I. Calvino, Robinson Crusoé, le journal des vertus marchandes, in Pourquoi lire les classiques?, trad. par J.-P. Manganaro, Paris, Seuil (Points), 1995, p. 75.
([5]) M. de Certeau, L'invention du quotidien, Gallimard (Folio), 1990, p. 201. On pourrait encore ajouter le témoignage de A. Malraux qui faisait dire à un de ses personnages que pour qui a vu les prisons et les camps de concentration, seuls trois livres conservent leur vérité : Robinson Crusoé, Don Quichotte et l'Idiot (Les Noyers d'Altemburg, cité par Fr. Ledoux, Introduction, in Vie et aventures de Robinson Crusoé, Paris, Gallimard (Pléiade), 1959, p. XIV).
([6]) En ce sens, J.-P. Engelibert, La postérité de Robinson Crusoé. Un mythe littéraire de la modernité (1954-1986), Genève, Droz, 1997, p. 339-340. J.-F. Lyotard, Le Postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Hachette (Livre de poche), 1994, p. 40-41.
([7]) O. Neubecker, Le grand livre de l'héraldique (adaptation française de R. Harmignies), Paris, Bordas, 1981, p. 128.
([9]) Lors de son séjour à Bristol, il y est connu sous le nom de « Sunday gentleman », car il ne sort que le dimanche, jour où les arrestations pour dettes sont interdites (E. Detis, Daniel Defoe démasqué. Lecture de l'œuvre romanesque, Paris, L'Harmattan, 1989, p. 8).
([11]) L'œuvre ne précise pas la date de sa mort. A la dernière ligne du deuxième volume de ses aventures, Defoe précise qu'il a atteint l'âge de soixante-douze ans au moment où il songe à finir ses jours en paix. On peut donc en déduire qu'il a vécu au moins jusqu'en 1704.
([12]) M. Robert, Roman des origines et origine du roman, Paris, Gallimard (coll. Tel), 1996, p. 143.
([13]) I. Watt, The rise of the novel, Londres, Chatto and Winders, 1957. Cf. sur ce point, J.-P. Engelibert, La postérité de Robinson Crusoé…, op. cit., p. 52 et s.
([15]) Cité par Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Plon (Agora), 1964, p. 116.
([16]) Cl. Lévi-Strauss, La structure des mythes, in Anthologie structurale, Paris, Plon (Presses pocket), 1990, p. 248; cf. aussi J.-P. Engelibert, La postérité de Robinson Crusoé…, op. cit., p. 20 et p. 57.
([17]) I. Watt, Robinson Crusoé as a myth, in Robinson Crusoé, edited by M. Shinagel, New York, Londres, Norton and Company, 2e éd., 1994, p. 288 et s.
([18]) J.-P. Hunter, The reluctant pilgrim, Baltimore, The John Hopkins Press, 1966; G.A. Starr, Defoe and spiritual autobiography, Princeton, Princeton University Press, 1965.
([19]) J.-P. Engelibert, La postérité de Robinson Crusoé…, op. cit., p. 19 et s. et p. 51 et s. (cf. notamment les auteurs cités à la note 5, p. 52).
([20]) Cf. infra, section 2. Il est cependant de la plus haute importance d'étudier l'ensemble de ces trois volumes pour recadrer le récit mythique et, grâce à la connaissance de ses arrière-plans, d'en comprendre les artifices.
([21]) Pour Malinowski, le mythe est une réalité vivante censée s'être produite dans les temps reculés et qui influence toujours le monde et les destinées actuelles (cité par I. Watt, Robinson Crusoé as a myth, op. cit., p. 289).
([22]) Ph. SELLIER, Qu’est-ce qu’un mythe littéraire ?, in Littérature n° 55, Paris, Larousse, 1982, p. 112 et s.; pour un commentaire, cf. J.-P. ENGELIBERT, La postérité de Robinson Crusoé…, op. cit., p. 59 et s.
([24]) Ce sont des livres qui expliquent les événements par le doigt de la Providence. Defoe lui-même a écrit un livre qui s'inscrit dans cette veine : Un journal de l'année de la peste (1722). Sur l'inspiration « puritaine » de Defoe, cf. J.-P. Hunter, The reluctant pilgrim, op. cit. (on en trouve des extraits dans le dossier critique établi par M. Shinagel, Robinson Crusoé, op. cit., p. 246-254).
([26]) D. Defoe, Robinson Crusoé, trad. de J. Borel, édition présentée et annotée par M. Baridon, Paris, Gallimard (Folio Classique), 2001, p. 48. Dans la suite, nous citerons cette œuvre directement dans le texte à l'aide des lettres RC, suivies de la page.
([29]) J.-M. Racault, Robinson ou le paradoxe de l'île déserte, in L. Andries (sous la direction de), Robinson, Paris, Editions Autrement, Figures mythiques, 1996, p. 107 et s.
([30]) Il sera fait allusion à deux reprises à cette somme d'argent au cours de la suite du récit : cf. p. 235 et p. 447.
([31]) M. Green, The Robinson Crusoé story, The Pennsylvania State University, University Park and London, 1990, p. 22. Cf. encore cette description du fusil par Robinson : « une source merveilleuse de mort et de destruction propre à tuer hommes, bêtes, oiseaux, ou quoi que ce fût, de près ou de loin » (RC, 348).
([33]) Le texte poursuit : « Je n'avais, de ma vie, manié un outil; et pourtant, à la longue, par mon travail, mon application, mon industrie, je reconnus enfin qu'il n'y avait aucune des choses qui me manquaient que je n'eusse pu faire ».
([34]) J. Giraudoux, Suzanne et le Pacifique, Paris, Grasset (Livre de poche), 1997, p. 122. (L'édition originale est de 1921).
([35]) P. Valéry, Robinson, in Histoires brisées (Œuvres, t. II), Paris, Gallimard, éd. établie par J. Hytier, Pléiade, 1960, p. 413.
([36]) Ainsi, Robinson ne manque pas de sauver une Bible de l'épave (RC, 139); ainsi, la moisson « miraculeuse » résultant des quelques graines ramenées par hasard de l'épave lui apparaît comme un « présent de la Providence » (RC, 160).
([38]) Un indice accrédite cette interprétation : Robinson s'est installé dans la partie la plus désolée de l'île et ne se décidera jamais à déménager dans la partie la plus riante où il se contentera d'établir une tonnelle (sa « maison de campagne », RC, 194), comme si la vie quotidienne devait nécessairement s'accompagner de labeur et de souffrances à titre de pénitence de son péché originel (en ce sens, J.-M. Racault, Robinson ou le paradoxe de l'île déserte, op. cit., p. 110).
([39]) On peut y voir un indice de l'ironie de Defoe qui prend ici une allure auto-parodique anticipant sur les innombrables robinsonnades à venir, particulièrement celles du XXe siècle, comme si l'écriture mythique recelait, dès son principe, les éléments des transformations dont elle fera ultérieurement l'objet.
([40]) Il ne s'agit pas, on l'aura compris, d'une intervention « justicière » qui conduirait à l'anéantissement des intrus, mais d'une intervention ponctuelle et « intéressée » suffisante pour se procurer un esclave.
([41]) Bien que Robinson n'hésite pas à parler d'amour entre Vendredi et lui (« Je commençais réellement à aimer cette créature, qui, de son côté, je crois, m'aimait plus que tout ce qu'il lui avait été possible d'aimer jusque-là », RC, 351), aucun trait du récit n'autorise à parler de relation homosexuelle. Il y va plutôt d'une affection de type père-fils.
([42]) La mission est reprécisée un peu plus tard dans des termes similaires (« jurer en sa présence… qu'il se soumettrait à son commandement », RC, 403).
([43]) En ce sens, C. Moyes, La politique ironique de Robinson Crusoé, in Littératures classiques, n° 40, automne 2000, p. 366.
([44]) Une fois de plus, on apprécie l'art consommé de Defoe de jouer simultanément sur deux plans : le patrimoine mythologique est entretenu par les « reliques » de l'accoutrement désormais légendaire du solitaire, tandis que son patrimoine financier, qu'il n'a jamais perdu de vue, est symboliquement restauré par les trente-six livres qui retrouvent soudain leur valeur d'échange.
([45]) Robinson fait dresser un acte général de concession qu'il signa et scella. « Ce contrat déterminant la situation et les limites de chaque plantation, certifiait que je leur accordais la possession absolue et héréditaire des plantations ou fermes respectives et de leurs améliorissements, à eux et à leurs hoirs, me réservant tout le reste de l'île comme ma propriété particulière, et pour chaque plantation une certaine redevance…» (Vie et aventures de Robinson Crusoé. Deuxième partie, édition établie et annotée par Francis Ledoux, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1959, p. 477).
([46]) Ibidem. Dans cette « sorte de république » une place est même ménagée pour les Indiens : certains acceptèrent de s'établir sur des terres à eux concédées tandis que la plupart s'engagèrent comme serviteurs des colons.
([51]) Réflexions sérieuses de Robinson Crusoé, op. cit., p. 591. Résumant le lien à établir entre les trois volumes, Defoe écrit encore : « la fable est toujours composée en vue de la morale, non la morale pour la fable ».
([52]) Cf. G. Deleuze, Michel Tournier et le monde sans autrui, Postface de M. Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Paris, Gallimard (Folio), 1972, p. 258 : « L'image de l'origine présuppose ce qu'elle prétend engendrer (cf. tout ce que Robinson a tiré de l'épave) ».
([53]) M. Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, ibidem, p. 94; cf. aussi J.-M. Racault, Robinson ou le paradoxe de l'île déserte, op. cit., p. 113 et p. 115.
([55]) En ce sens, J.-P. Engelibert, La postérité de Robinson Crusoé, op. cit., p. 70 : « L'éthique du calling ne garantit rien : ce n'est pas elle qui fait la fortune de Robinson. Entre le commerce continental et le travail insulaire, entre métier et devoir, entre vie sociale et vie spirituelle, la rupture est prononcée ».
([56]) P. MACHEREY, Pour une théorie de la production littéraire, Paris, Maspero, 1971, p. 274 : « Durant la genèse, naturelle et fictive à la fois, il ne s’est rien passé; la constitution d’un royaume s’est faite, finalement, indépendamment de la “situation originaire”, comme s’il n’y avait pas eu d’origine. (…) L’île origine est complètement réintégrée dans le cycle économique qui la déborde : elle s’appelle alors “ma nouvelle plantation” ».
([57]) P. MACHEREY, ibidem, p. 267 : « Defoe n’est jamais lui-même complètement tombé dans cette idéologie, dans la mesure où il est le premier à donner les éléments de sa critique ».
([67]) En ce sens, cf. H. BERGSON, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1969, p. 9 : « En vain, on essaie de se représenter un individu dégagé de toute vie sociale. Même matériellement, Robinson, dans son île, reste en contact avec les autres hommes, car les objets fabriqués qu’il a sauvés du naufrage (…). Mais un contrat moral lui est plus nécessaire encore… »; cf. aussi, P. MACHEREY, op. cit., p. 268 : « L’origine se donne toujours au départ de ce qu’elle voudrait engendrer : l’épave de Robinson en est un bel exemple ».
([68]) M. Sandel, La République procédurale et le moi désengagé, in Libéraux et communautaires, textes réunis par A. Berten et al., Paris, P.U.F., 1997, p. 255 et s.
([69]) M. Gauchet, Quand les droits de l'homme deviennent une politique, in Le débat, n° 110, mai-août 2000, p. 266.
([70]) C. Castoriadis, La démocratie comme procédure et comme régime, in La montée de l'insignifiance. Les carrefours du labyrinthe IV, Paris, Seuil, 1996, p. 222, qui note que c'est sur « l'absurdité » et la « fiction » d'un individu défini dans ses déterminations essentielles en-dehors et avant toute insertion sociale que s'appuie la philosophie politique contemporaine à la suite de l'économie politique dominante.
([72]) J.-M. Ferry, Une idée moderne de la « communauté ». Linéaments d'un communautarisme méthodologique, in D. Rousseau (sous la direction de), La démocratie continue, Paris, 1995, p. 118.
([73]) On est autorisé à parler de la sorte dès lors que Defoe lui-même met ces mots dans la bouche de Robinson (Réflexions sérieuses, op. cit., p. 591) : « la fable est toujours composée en vue de la morale, non la morale pour la fable ».
([74]) F. Ost, Du Sinaï au champ de mars. L'autre et le même au fondement du droit, Bruxelles, Ed. Lessius, 1999, p. 27 et s.
([76]) F.C. Von Savigny, Traité de droit romain, trad. par Ch. Guenoux, Paris, Firmin Didot frères, 1855-1860, p. 7.
([77]) G. Zagrebelsky, Le droit en douceur (Il diritto mite), trad. par M. Leroy, Paris, Economica, 2000, p. 77.
([78]) Sur la controverse Savigny-Ihering, et, plus largement, sur la nature juridique des droits subjectifs, cf. F. Ost, Entre droit et non-droit, l'intérêt, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1990.
([79]) J. Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, trad. par B. Gilson, Paris, Vrin, 1977, p. 90.
([92]) C.B. Macpherson, La théorie politique de l'individualisme possessif de Hobbes à Locke, trad. par M. Fuchs, Paris, Gallimard, 1971, p. 220.
([98]) Sur le rapport de Robinson à la nature, cf. F. Ost, Objectivation et subjectivation de la nature : les deux Robinsons, in Ecologie et société, Dijon, Educagri éditions, 1998, p. 165 et s.
([101]) K. Marx, Critique de l'économie politique, Paris, Ed. sociales, 1969, p. 149. Plus tard, dans Le Capital, Marx se référera encore à Robinson mais dans un but moins polémique, comme simple point de comparaison des modes possibles d'établissement de la valeur (Le Capital, livre premier, Paris, Gallimard, Pléiade, 1965, p. 610 et s.).
([103]) M. Walzer, La révolution des saints. Ethique protestante et radicalisme politique, trad. par V. Giraud, Paris, Belin, 1987, p. 340.
([105]) J.-M. Ferry et J. Lacroix, La pensée politique contemporaine, Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 188.
([108]) B. Franklin, Advice to a young tradesman, Boston, Sparks, 1840. On sait que le Robinson de Tournier, du moins dans sa première phase, celle de l'« île administrée », gravera les préceptes de Franklin en lettres géantes sur les rochers de son île.
([110]) I. Calvino, Robinson Crusoé, le journal des vertus marchandes, op. cit., p. 78. L'Angleterre n'a pas le monopole de ce conflit moral : Bayle a pu écrire que la Hollande calviniste était, elle aussi, déchirée entre la religion et le commerce et que l'argent l'emportait toujours parce que la « marchandise attire tout à elle » (cité par M. Baridon, Préface, op. cit., p. 17).
([111]) Sur ce prophète, lui aussi sauvé des eaux et auquel Calvin se comparaît, cf. F. Lestringant, L'île de Jonas, ou Robinson, prophète malgré lui, in Robinson, op. cit., p. 45 et s.
([113]) On trouve dans l'édition critique de Robinson Crusoé établie par M. Shinagel (op. cit., p. 227-238) une petite anthologie de textes de l'époque relatant l'histoire vraie d'A. Selkirk, et notamment celui du capitaine Woodes Rogers qui a recueilli le naufragé. Sur cette question, cf. aussi H. Mason, Robinson dans les récits maritimes et les robinsonnades anglaises du XVIIIe siècle, in Robinson, op. cit., p. 86 et s.
([115]) Echappée belle avec Michel Tournier (interview par Lise Andries, in Robinson, op. cit., p. 141).
([116]) G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil (Essais. Points), 1982.
([119]) J. Swift, Les voyages de Gulliver, trad. par E. Pons, Paris, Gallimard (Folio Classique), 1976. Voyez notamment p. 200-201.
([124]) P. Dottin, Daniel Defoe et ses romans, 1924, cité par H. Mason, Robinson dans les récits maritimes…, op. cit., p. 96.
([125]) Sur ce livre, qui serait à l'origine de l'expression « robinsonnade » et dont le succès en Allemagne fut immense, cf. M. Green, The Robinson Crusoé story, op. cit., p. 43 et M. Robert, Roman des origines et origine du roman, op. cit., p. 160.
([129]) F. Cooper, Le cratère, [1847], réimpression avec présentation de M. Butor, Genève, Slatkine reprints, 1980.
([130]) Cf. notamment à propos de l'intervention de l'homme de loi : « les colons ne tardèrent pas à découvrir qu'ils étaient lésés par leurs voisins de mille manières, qu'ils n'avaient même pas soupçonnés auparavant. La loi, qui n'avait jamais été employée jusque-là que dans l'intérêt de la justice, fut enrôlée au service de la spéculation et de la vengeance ».
([131]) Dans la Préface à Deux ans de vacances, Jules Verne apporte une intéressante contribution à l'étude de l'intertextualité robinsonienne : « Bien des Robinsons ont déjà tenu en éveil la curiosité de nos jeunes lecteurs. Daniel Defoe, dans son immortel Robinson Crusoé, a mis en scène l'homme seul; Wyss, dans son Robinson suisse, la famille; Cooper, dans Le Cratère, la société avec ses éléments multiples. Dans L'île mystérieuse, j'ai mis des savants aux prises avec les nécessités de cette situation. On a imaginé encore le Robinson de douze ans, le Robinson des glaces, le Robinson des jeunes filles, etc. Malgré le nombre infini des romans qui composent le cycle des Robinsons, il m'a semblé que, pour le parfaire, il restait à montrer une troupe d'enfants de huit à treize ans, abandonnés dans une île, luttant pour la vie au milieu des passions entretenues par les différences de nationalités — en un mot, un pensionnat de Robinsons ».
([132]) Belle anticipation des émissions de « télévision-réalité », dont certaines ont du reste pour thème la robinsonnade dans une île déserte où tout, absolument tout, est fabriqué par la programmation.
([133]) Saint-John Perse, Images à Crusoé, [1904], in Eloges, Paris, Gallimard (Poésie), 1960, p. 13 et s.
([135]) P. Valery, Robinson (Le Robinson oisif, pensif, pourvu), in Histoires brisées, op. cit., p. 411 à 420.
([138]) A. Dabezies, Visages de Faust au XXe siècle. Littérature, idéologie et mythe, Paris, P.U.F., 1967, p. 21.
([141]) Ibidem, p. 175 : « Je le trouvai geignard, incohérent. Ce puritain, accablé de raison, avec la certitude qu'il était l'unique jouet de la Providence ».
([146]) L. Gauvin, Introduction, in Suzanne et le Pacifique, op. cit. : « la nouvelle Eve vit dans une conscience globale du temps et de l'espace. Jouissant d'une surabondance de liens avec le monde… ».
([150]) Sur cette interprétation, cf. G. Deleuze, Michel Tournier et le monde sans autrui, in Vendredi ou les limbes du Pacifique, op. cit., p. 257 et s.
([151]) A. Bouloumie, Michel Tournier. Le roman mythologique, Paris, Librairie José Corti, 1988, p. 185.
([152]) En ce sens, il exprime bien les thèses du holisme écocentrique propres à la deep ecology (F. Ost, Objectivation et subjectivation de la nature : les deux Robinsons, op. cit., p. 173 et s.).
([153]) Pour un développement de cette interprétation nietzschéenne, cf. J.-P. Engelibert, La postérité de Robinson Crusoé…, op. cit., p. 121. L'auteur insiste notamment sur le thème de l'amor fati qu'exprime le Robinson de Tournier.
([155]) G. Genette, Palimpsestes.…, op. cit., p. 521. L'auteur poursuit : « Robinson fasciné et finalement converti par Vendredi demeure le foyer — je dirais volontiers le maître du récit ».
([156]) Entretien avec A. Bouloumie (op. cit., p. 257) : « j'améliore mes histoires en les racontant à nouveau ».
([157]) Et Genette de rêver : « de correction en correction, de moralisation en moralisation, on imagine Tournier finissant par produire une copie conforme de Robinson » (Palimpsestes.…, op. cit., p. 523).
([158]) W. Golding, Sa Majesté des mouches, trad. par L. Tranec, Paris, Gallimard (Folio), [1954], 1998. Ce texte s'articule lui-même à deux robinsonnades précédentes mettant en scène des colonies d'enfants : The Coral Island (1858) de R.M. Ballantyne (pour un commentaire de cette œuvre, cf. M. Green, The Robinson Crusoé story, op. cit., p. 111 et s.) et Deux ans de vacances (1888) de Jules Verne. On notera par ailleurs que Golding a écrit une autre œuvre inspirée de Robinson : Chris Martin, trad. par M.-L. Marlière, Paris, Gallimard, 1985 (commentaire dans l'ouvrage de J.-P. Engelibert déjà cité) qui décrit le séjour îlien hallucinatoire du naufragé qui, cette fois, meurt noyé avant même d'avoir atteint l'île.
([159]) L'œuvre est parfois très mal comprise; ainsi M. Green (ibidem, p. 177) y voit un renversement « satanique » des valeurs inscrites dans le récit original. Il croit y déceler, à l'encontre du mythe protestant, « a recognizably catholic point of view » (et il associe dans cette critique l'ouvrage de M. Spark, Robinson, trad.. par L. Dilé, Paris, Fayard, 1994).