Stand up for your rights !
Franois Ost[1]
Ē Stand up for your rights ! Č : le refrain de la clbre chanson de Bob Marley est repris en chĻur par le cortge qui se forme au centre du township de Khayelitsha, lÕest de Cape Town (immense bidonville de 400.000 personnes qui sÕest dvelopp en moins de vingt ans et compte plus de 60% de chmeurs). En ce matin du 22 dcembre 2003, ils sont une petite centaine Š des femmes surtout Š avoir rpondu lÕappel du T.A.C. (Treatment Action Campaign) lorsque, il y a une dizaine de jours, une de ses militantes, Lorna Mlofana, 21 ans, a t sauvagement viole, puis assassine par une bande de jeunes voyous dans un tripot voisin (un de ces shebees, dbits clandestins dÕalcool, qui pullulent Khayelitsha). Lorna tait sropositive et nÕen faisait pas mystre : son T-shirt le proclamait ouvertement : Ē Hiv-positive Č (avec, au revers, cette revendication : Ē A.R.V.Õs for all ! Č : les antirtroviraux pour tous !). Lorna faisait partie de ces quelques centaines de militant(e)s courageux(ses) qui ont un jour dcid de braver le mur de la honte et Š franchissant la barrire de la peur Š dÕassumer leur statut de malade. Pour que cesse la discrimination, que sÕarrtent lÕexil intrieur et les brimades Š et dÕabord au sein des familles. DÕautant que Lorna, comme des milliers dÕautres patients Khayelitsha, bnficiait du traitement-pilote par antirtroviraux que M.S.F. a mis en place depuis quatre ans dans ses trois dispensaires du township. Depuis ce moment, un espoir, un sursis en tout cas, un changement de regard certainement, sont permis. Les sropositifs pourraient cesser dÕtre des parias, des pestifrs modernes, maintenus distance de la cit. Encore faut-il pour cela vaincre les prjugs, lÕignorance, la mauvaise foi, jusque et y compris la tte du gouvernement sud-africain. Nelson Mandela, lÕancien prsident mythique au prestige toujours intact, lÕa bien compris qui, une fois encore, a repris le combat : Ē le sida est une affaire de droits de lÕhomme et de dignit Č dclarait-il rcemment. Ē Tout comme Robben Island on essayait de rduire les prisonniers un numro[2], de mme le sida rduit les hommes une statistique. Č
Et sÕil est vrai que lÕimmense cimetire de Khayelitsha est probablement lÕendroit le plus frquent du bidonville (quinze minutes maximum par cortge, tant sont nombreux les morts enterrer), il nÕest pas question pour autant, pour les militants du TAC, de cder la fatalit des statistiques. Ē DonÕt mourn, mobilise ! Č (Ē Assez de deuil, de lÕaction ! Č) : ce slogan du TAC rsume bien son combat pour la dignit. Le cortge de ce matin le scande maintenant avec rsolution, tandis quÕun vent violent du sud-est, le vent dÕt au Cap, soulve des tourbillons de poussire dans les improbables venelles du bidonville. Ė droite, gauche, perte de vue, rien que des baraques de tle ondule avec, en guise de dcoration, un peu partout, les invitables sacs en plastic abandonns Š la Ē fleur africaine Č, dit-on ici.
La colre monte dans les rangs de la petite manifestation. Les chants en Xhosa alternent avec les protest songs en anglais. Aux portes et fentres, des femmes et des enfants Š plus rarement des hommes, et seulement des vieux Š regardent passer le cortge : curieux, souvent indiffrents, dsabuss : du fond de cette misre, que pourrait-il encore leur arriver ? Des chiens de plus en plus nombreux suivent la petite troupe en marche, tandis quÕun vhicule de police, surgi dÕon ne sait o, et cahotant dans les ruelles dfonces, ferme dsormais la cortge. Prsence insolite, incongrue pour tout dire, des Ē forces de lÕordre Č en cet empire du Ē non-droit Č. Dans la jungle de Khayelitsha, y aurait-il donc une autre loi que celle du plus fort[3] ? Cette justice plus forte que la violence, les manifestants y croient cependant et la rclament grands cris.
Mais voil que la petite troupe marque un temps dÕarrt : les rangs se resserrent et le silence se fait maintenant autour dÕune jeune femme, vilainement blesse au visage, le corps tumfi : cÕest lÕamie de Lorna, qui lÕaccompagnait ce soir-l. Elle a tout vu ou presque et tmoigne ciel ouvert. Au risque de sa vie, elle dnonce publiquement les agresseurs de son amie Š des hommes qui sont peut-tre l, derrire le mur du coin. La protestation sÕenfle, le cri dÕindignation de la foule prend corps. Il nÕy a que dans la tragdie grecque que jÕai entendu aussi distinctement ce cri. Ces mots, si simples et si profonds, si justes dans leur radicalit, il nÕy a que l que je les ai croiss. Electre, Antigone,É des femmes encore ; Ē la voix endeuille Č des femmes, dont parle Nicole Loraux[4]. Des femmes qui ne se rsignent pas accepter lÕordre masculin de la cit Š cet ordre qui prtend construire une harmonie civique de faade sur le refoulement de la mmoire des morts. Des femmes qui, comme les Ē Folles de la place de mai Č Buenos Aires, clament leur refus dÕun monde fond sur lÕinjustice et la violence.
Mais dj le cortge a repris sa marche, comme un chemin de croix, jusquÕ la prochaine station. Cette fois, lÕmotion est son comble. On fait halte devant le shebee o la bande a commis son forfait, en face ou presque du domicile dÕun des prsums coupables. Un micro circule maintenant, reli un amplificateur mont sur une vieille camionnette. Des chants encore, dont celui, rauque comme la mort, immmorial comme la douleur de lÕAfrique, dÕune pleureuse du township Š peut-tre le seul emploi temps plein dans cette ville. LÕmotion monte encore dÕun cran ; le groupe bat des pieds en poussant des appels brefs et violents : cÕest le Ē to, to Č, interdit du temps de lÕapartheid, qui menait les opposants aux limites de la transe. Les discours rclament justice pour Lorna, dont le combat pour le dignit de la femme est clbr. CÕest maintenant au tour de Zackie Achmat de parler Š prsident national du TAC et sropositif lui-mme, il jouit dÕune immense autorit dans le township ; son action pour le droit des malades lui a valu dÕtre rcemment nomin pour le prix Nobel de la paix. Le propos se fait maintenant plus rflexif. Oui, il faut que justice soit faite ; oui, il faut que les coupables paient leurs crimes, et aussi le patron du tripot qui sÕest content, semble-t-il, dÕexiger des voyous quÕils nettoient le sang vers. Il faut que lÕordre revienne Khayelitsha. Mais pas de peine de mort pour autant, ajoute, courageux et pdagogue, Zackie Achmat. On sÕest battu, en Afrique du Sud, pour sa suppression, lors du combat contre lÕapartheid. Ici, seul le sida condamne mort Š plus de cinq millions de Sud-Africains sont sropositifs (une personne sur huit !) Š et cÕest le sida quÕil faut combattre. Comme Lorna prcisment, qui affrontait visage dcouvert la maladie et son cortge de grandes peurs et de petites lchets. Lorna, que des voyous imbciles ont prise pour cible parce quÕelle se rebellait contre la loi de la jungle Š le nouvel tat de nature des townships Š qui est dÕabord lÕempire de la peur.
Renouant mme avec la grande inspiration du mouvement Ē Vrit et Rconciliation Č, Zackie Achmat trouve mme la force dÕajouter, au cĻur de ce chaudron, sous le soleil implacable et le vent cruel de ce noir t : Ē si les coupables se livrent la justice et sollicitent notre clmence, nous chercherons en nos cĻurs la force du pardon (forgiveness) Č. Un ange passeÉ
Une jeune militante du TAC donne ensuite lecture du mmorandum rdig lÕintention de la police. Appliquant les techniques prouves du combat non-violent de la dsobissance civile, les responsables du TAC rappellent rgulirement les autorits leurs devoirs et leur fixent des dlais respecter. AujourdÕhui, rendez-vous est pris pour le 7 janvier prochain : si, dans lÕintervalle, les coupables nÕont pas t arrts, les sympathisants du TAC viendront, par centaines, manifester sous les fentres du commissariat. Le texte du mmorandum est officiellement remis un officier de police qui, non sans dignit, dclare accepter le dfi.
Et voil que le cortge sÕest remis en route : la dernire station sera pour le domicile de Lorna Š une baraque que rien ne distingue de ses voisines. Un responsable religieux prononce encore quelques morts et lance le dernier chant : Nkosi sikelele Afrika (Dieu bnisse lÕAfrique), lÕhymne national sud-africain, qui valait la prison, il y a quelques annes encore, ceux qui avaient le courage de le chanter.
Maintenant, tout est dit. Le cortge se disperse, et dj le vent brlant balaie tout sur notre passage. Les quelques graines dÕespoir semes aujourdÕhui lveront-elles demain dans ce sol ingrat ?
Nous voudrions leur faire cho, en tout cas, sur notre terrain, celui de la philosophie du droit. Quelque chose dÕessentiel se disait, ce matin l, Khayelitsha ; quelque chose dont nous avons la conviction quÕil est de nature clairer de faon dcisive notre rflexion sur les rapports qui se nouent entre responsabilit et droits de lÕhomme.
II. Des
responsabilits communes mais diffrencies
Une premire manire dÕinterprter le court rcit quÕon vient de faire dÕune tranche de vie dans le township frapp massivement par la pandmie du sida, sur fond de pauvret radicale et de violence omniprsente, consiste identifier, propos du Ē droit la sant Č revendiqu, le cortge des responsabilits multiples que sa mise en Ļuvre mobilise. Du malade lui-mme aux instances de rgulation mondiales, en passant par lÕentourage, les pouvoirs publics, les firmes productrices de mdicaments et les O.N.G., se laisse progressivement apercevoir un systme trs complexe dÕacteurs dont chacun se rvle porteur dÕune responsabilit spcifique, selon le principe de Ē responsabilits communes mais diffrencies Č. CÕest que, en quit comme en raison, on doit mesurer la responsabilit quÕon attribue au pouvoir dont on se voit gratifi : Ē autant de responsabilit que de pouvoir Č.
1. Responsabilit du malade
Il peut sembler tonnant, choquant mme, dÕidentifier une responsabilit dans le chef de celui que la maladie menace mortellement. On aura compris quÕil ne sÕagit pas ici de la responsabilit (passiste et culpabilisante) au sens dÕimputation dÕune faute (Dieu sait pourtant si cette stigmatisation du siden est lÕĻuvre dans lÕimaginaire collectif !) ; la responsabilit du malade doit bien tre plutt comprise au sens (mobilisateur et tourn vers le futur) dÕune mission assume pour lÕavenir[5]. Il y va dÕune forme de prise en charge du malade par lui-mme ; de sursaut de dignit, de refus de la fatalit. Baisser les bras, renoncer toute responsabilit personnelle, ne serait-ce pas prcisment se dnier toute forme de pouvoir, mme le plus minime ? Au contraire, lutter, faire front, cÕest renforcer jusque dans la plus dstabilisante des preuves, une forme dÕestime de soi, constitutive du sentiment de sa propre dignit Š une dignit sans laquelle, on le verra, il nÕy a pas de droits de lÕhomme qui tiennent.
Il sÕagira, pour la personne qui se devine atteinte du virus, dÕavoir tout dÕabord le courage de se prter lÕpreuve de vrit du test de dpistage. On conoit bien ce que ce geste reprsente aussi de responsabilit lÕgard de la communaut, et notamment de possibles partenaires sexuels : se savoir porteur du virus devrait inciter le malade adopter un comportement qui rduise les risques dÕinfection dÕautres personnes.
Il sÕagira ensuite, lorsque le soupon se sera confirm, de faire preuve de la constance ncessaire pour suivre un traitement rgulier et exigeant (absorber deux fois par jour un cocktail de trois antirtroviraux ), tout en sÕabstenant dÕalcool, sans autre espoir quÕune stabilisation de lÕvolution de la maladie, et alors que tant dÕautres menaces vitales sÕaccumulent. Il pourrait sÕagir aussi Š et dans ce cas le sens thico-politique de la responsabilit assume apparatra dans sa plus grande nettet Š dÕassumer ouvertement le statut de sropositif, afin de dvelopper la solidarit avec les autres malades et de contribuer la cration dÕun mouvement destin faire reculer les discriminations et le brimades dont sont aujourdÕhui victimes les personnes atteintes du virus du sida. Adhrant des associations comme le TAC, la personne pourrait mme tre amene tmoigner dans divers lieux publics (coles, entreprises) et, ce faisant, jouer un rle tant sur le terrain de la prvention que sur celui de la dstigmatisation des malades. Tel tait prcisment le parti quÕavait pris Lorna Mlofana, tout comme, lÕautre extrmit de lÕchelle sociale, le juge blanc sud-africain la Cour constitutionnelle, Edwin Cameron, qui, trs tt, sÕest affirm sropositif, a fond le mouvement Aids law project et est lÕauteur dÕun manuel pratique concernant les droits des personnes atteintes du sida et les moyens de lutter contre les discriminations dont elles dont lÕobjet.
2. Responsabilit de lÕentourage
Les historiens des grandes pandmies (peste, cholra) qui ont frapp lÕOccident des sicles durant le rappellent : lorsque sÕabat un flau mortel et gnralis pour lequel il nÕexiste pas dÕexplication disponible et encore moins de parade efficace, la tendance naturelle du groupe est de dnier le problme, de le recouvrir du voile pais du silence angoiss, ou alors de ne lÕvoquer que de manire dtourne et irrationnelle. CÕest exactement la situation qui prvaut encore largement aujourdÕhui en Afrique propos du syndrome immuno-dpressif. Aussi invraisemblable que cela paraisse, alors quÕun Sud-Africain sur huit est aujourdÕhui sropositif (et la proportion est encore plus leve dans les tranches dÕge de la population active), le sida reste encore souvent un sujet tabou : faute dÕexplication et surtout de thrapie disponible, quoi bon, en effet, voquer un mal qui, lÕgal de la mort elle-mme, laisse chacun impuissant ? Cette observation anthropologique se vrifie dans toutes les couches de la socit, depuis la famille jusquÕau sein du gouvernement. La prise de responsabilit ici consiste donc dÕabord arracher la question du sida au dni de ralit dont elle fait lÕobjet : il faut en parler Š et si possible rationnellement. Plutt que dÕenfermer le membre de la famille dans un rduit et de le nourrir sous la porte, le soutenir dans sa dmarche dÕaccs au dispensaire et son suivi du traitement (la dontologie du traitement mise au point par MSF suppose que le malade ait Š lÕencontre de lÕide traditionnelle, mais ici inopportune, du secret mdical Š fait part de son tat au moins un membre de la famille). Par cercles concentriques, une responsabilit en cascade sÕtend aux autres lieux dÕinsertion : lÕcole (trop de directeurs refusent encore les distributeurs de prservatifs, sÕen tenant au Ē no sex at school Č totalement irraliste), le travail (le licenciement sanctionne encore trop souvent lÕemploy qui sÕest dclar sropositif), lÕglise (la hirarchie catholique continue condamner lÕusage du condom ; beaucoup de sectes encouragent des attitudes fatalistes ou maraboutiques lÕgard de la maladie).
3. Responsabilit des
associations de la socit civile
On conoit aisment que le sursaut de dignit du malade qui dcide de faire front nÕest imaginable quÕ la double condition de lÕexistence dÕune possibilit, mme minimale, de traitement (cÕest le rle dÕassociations comme MSF, cf. infra), et dÕun mouvement de soutien populaire issu de la socit civile elle-mme. En ce qui concerne le sida en Afrique du Sud, le rle du TAC (Treatment Action Campaign) sÕest avr ici rellement essentiel. Ė la fois mouvement dÕducation populaire et groupe de dsobissance civile, le TAC sÕest rvl le catalyseur par excellence des responsabilits collectives en matire de sida. Aux malades eux-mmes, il fallait donner lÕnergie qui libre de la peur et de la honte, communiquer la force collective qui convainc les personnes sropositives assumer leur statut, voire collaborer aux campagnes dÕinformation dans les coles et les communauts : oui, il est possible de vivre avec le sida ; oui, cette vie a un sens et peut mme contribuer amliorer celle du voisin. Mais, ct de ce Ē learning process Č collectif, TAC doit galement mener le combat sur le front politique. Face aux laboratoires pharmaceutiques trangers qui nÕamenderont leur logique du profit quÕin extremis lorsque leur image dans les pays dvelopps sera rellement compromise (infra), et face aux autorits sud-africaines emptres dans leurs contradictions props du sida (infra), TAC est bien souvent amen renouer avec la grande tradition sud-africaine de la dsobissance civile. Transgressant lÕimplacable Ē loi du march Č, en important du Brsil les mdicaments gnriques ncessaires la trithrapie, TAC rsiste aux diktats de lÕindustrie pharmaceutique. Multipliant les marches non autorises, les occupations de ministres et autres entraves aux faits et gestes des responsables politiques (dont le discours officiel de la Ministre sud-africaine de la sant, Mme Tshabalala-Msimang la deuxime Confrence de Durban en juillet 2003), TAC nÕhsite pas adopter la stratgie de dsobissance civile lorsque tous les dlais accords aux pouvoirs publics en vue de garantir le droit dÕaccs au traitement dans les hpitaux publics seront expirs en vain et que toutes les promesses arraches se seront avres illusoires.
Mais cÕest surtout sur le terrain de lÕaction judiciaire que TAC a obtenu ses succs les plus retentissants. Intervenant comme Ē amicus curiae Č dans le procs mondialement mdiatis qui, du 18 fvrier 1998 au 19 avril 2001, a oppos le gouvernement sud-africain trente-neuf laboratoires pharmaceutiques trangers (ces derniers contestant la rgularit, au regard des accords Adpic de lÕOrganisation Mondiale du Commerce, de la loi sud-africaine Ē sur le contrle des mdicaments Č), TAC russit orienter lÕenjeu du procs dans le sens de lÕaccs par les malades du sida aux antirtroviraux prix rduit dans le secteur public de la sant. Une loi qui devait permettre lÕaccs aux mdicaments gnriques sur le sol mme de lÕAfrique du Sud et que le Parlement sud-africain avait adopte sans gard pour la maladie du sida (qui, comme on lÕa dit, faisait lÕobjet dÕun dni gnral de ralit), devenait soudain, grce lÕintervention du TAC, un instrument essentiel de la lutte contre le sida. Mais prcisment, lÕaction des trente-neuf laboratoires avait pour effet immdiat de suspendre son application, rendant ainsi impossible autant la fabrication sur place des gnriques que leur importation parallle[6]. Soumis un concert de pressions internationales (cf. infra), les laboratoires finiront, le 19 avril 2001, par retirer leur plainte[7]. LÕintervention du TAC fut pour beaucoup dans ce rsultat, notamment lorsquÕil obtint lÕajournement du procs afin de permettre aux firmes pharmaceutiques de rpondre au mmorandum que leur avait publiquement signifi lÕassociation Š une srie de questions embarrassantes relatives notamment la politique des prix des antirtroviraux[8]. Dans ces procs o lÕindustrie est sans doute plus sensible son image quÕ la justice en elle-mme, le TAC avait su habilement brandir la menace du scandale pour arriver ses fins.
Au cours de la mme anne 2001, le TAC prit cette fois lui-mme lÕoffensive contre le gouvernement sud-africain dans le dlicat dossier de la Nvirapine. Ce mdicament tait de nature, selon les tudes disponibles lÕpoque, rduire dÕau moins 50% le risque de transmission du sida de la femme enceinte au nouveau-n Š problme concernant au bas mot 70.000 enfants chaque anne en Afrique du Sud. Or, toujours rticent lÕgard des antirtroviraux, le gouvernement en interdisait la prescription dans les hpitaux publics, lÕexception de deux tablissement par province. Le TAC eut beau jeu de plaider lÕincompatibilit de cette politique de restriction avec le droit la sant affirm lÕarticle 27 de la Constitution sud-africaine[9]. La High Court de Pretoria lui donna raison le 12 dcembre 2001, considrant Ē non raisonnable Č la politique restrictive du gouvernement, celle-ci constituant Ē un obstacle injustifiable la ralisation progressive du droit la sant Č[10]. Le gouvernement persista cependant dans son attitude attentiste, en dpit du fait que, dans lÕintervalle, le laboratoire qui produisait la Nvirapine (Boehringer Ingelheim) avait dclar le mettre gratuitement disposition des autorits sud-africaines pour une dure de cinq annes. Arguant du fait que les cots vritables nÕtaient pas ceux du produit mais de lÕinfrastructure hospitalire ncessaire son administration, et contestant toujours la fiabilit du mdicament, le gouvernement fit appel de cette dcision devant la Cour constitutionnelle. Mal lui en prit, car celle-ci ne tarda pas confirmer le premier arrt. Sensible au fait que lÕattitude obscurantiste du gouvernement tait de nature entraner la mort dÕenviron 35.000 enfants par an, la Cour constitutionnelle affirma que la Nvirapine reprsente un mdicament essentiel pour lÕenfant dont la mre est infecte par le virus du sida. Se basant la fois sur le droit la sant et le droit de lÕenfant, la Cour conclut que la politique du gouvernement viole son obligation constitutionnelle de prendre les mesures ncessaires en vue de garantir graduellement lÕaccs aux services de sant et aux traitements. Se dfendant du reproche dÕactivisme judiciaire, la Cour relve par ailleurs quÕil appartient aux trois pouvoirs, chacun dans lÕexercice de ses comptences respectives, de contribuer la ralisation des droits constitutionnels. Sur cette base, la Cour nÕhsitera pas rappeler le gouvernement ses obligations, le contraignant adopter un plan dÕensemble en vue de rduire les risques de transmission du virus HIV de la mre lÕenfant, ce plan comprenant notamment la formation du mdecin au traitement et lÕordonnance de la Nvirapine dans tous les hpitaux publics[11].
Devant de nouveaux refus du gouvernement de sÕaligner sur cette dcision, TAC lanait encore, en mars 2003, une nouvelle campagne de dsobissance civile intitule Ē Dying for Treatment Č, tandis quÕun certain nombre de ses membres dposaient plainte pour homicide volontaire charge de la Ministre de la sant.
On le voit : dans cette lutte pour le droit, qui dborde de loin la revendication individuelle de Ē son Č droit subjectif, et qui emprunte parfois les voies infractionnelles de la dsobissance civile, la socit civile exerce une responsabilit collective qui ne se rsume pas la simple application de la loi, ni la seule reconnaissance des droits individuels Š il sÕagit plutt dÕorienter la loi vers plus de justice et dÕlargir le cercle des bnficiaires des droits fondamentaux. Tirer le droit vers le haut, partager le bnfice effectif des droits, tel est lÕeffet Š on y reviendra Š dÕune prise de responsabilit qui ne se rduit pas au simple envers (obligationnel) des droits reconnus.
4. Responsabilit du gouvernement
sud-africain
Les analyses prcdentes ont dj clair, plutt ngativement, divers aspects de la responsabilit des pouvoirs publics de Pretoria dans la lutte contre lÕpidmie de sida. On a dj dit ses inexplicables rticences adopter un programme sanitaire dÕensemble qui garantirait lÕaccs aux antirtroviraux dans les hpitaux publics ; on a rappel aussi sa coupable rsistance lÕgard de la Nvirapine pourtant susceptible de sauver des dizaines de milliers de vies chaque anne. Ė la dcharge du gouvernement, il faut cependant pointer plusieurs lments. Tout dÕabord, les contraintes financires crasantes hrites en 1994 du rgime dÕapartheid, ds lors que le secteur public de sant disposait de moins de 20% des ressources, alors que plus de 80% de la population y a recours. De ce point de vue, il faut mettre au crdit du gouvernement dÕavoir adopt en 1997 la fameuse loi dÕamendement sur Ē le contrle des mdicaments Č qui devait lui permettre dÕavoir accs aux mdicaments gnriques en contournement du systme classique des brevets (sans que, on le rappelle, le gouvernement ait eu en vue lÕpoque les antirtroviraux). Garantir la trithrapie tous les malades insolvables dans les structures publiques de sant reprsente donc un dfi avec lequel, par comparaison, aucun pays occidental nÕa jamais t confront. Ė cela sÕajoute, sur le plan anthropologique, toutes les considrations dj voques concernant la difficult de reconnatre ouvertement et rationnellement un mal susceptible de dstabiliser ce point une nation tout entire. Il reste que, aujourdÕhui, la prise de conscience sÕest acclre et que les analyses se font de plus en plus prcises. Ainsi, un rcent rapport de la Banque Mondiale tablit que, si aujourdÕhui le PIB de lÕAfrique du Sud est suprieur celui de la somme de tous les pays de lÕAfrique sub-sahlienne, en 2050, si aucun programme dÕurgence nÕest adopt, le PIB du pays sera infrieur celui du seul Kenya. La catastrophe virtuelle est donc globale : autant humanitaire quÕconomique et sociale.
Face un tel constat, on ne sÕexplique pas pourquoi le gouvernement nÕa toujours pas dclar lÕexception dÕurgence sanitaire nationale que les accords Adpic de lÕO.M.C. prvoient prcisment pour droger aux rgles de protection des brevets dans des situations exceptionnelles. Au bnfice de cette clause, le gouvernement serait en droit soit de fabriquer sur place les mdicaments ncessaires la trithrapie (systme dit de la Ē licence obligatoire Č), soit dÕen dcider lÕimportation parallle en provenance de laboratoires trangers, brsiliens ou indiens, par exemple Š dans les deux cas, il sÕagirait de disposer des remdes un prix trs infrieur celui dit du Ē march Č ( comprendre comme le march Ē solvable Č des pays du Nord)[12]. Sans doute le gouvernement sud-africain craint-il, en utilisant cette arme (dont lÕadministration amricaine nÕa pourtant pas hsit faire usage aprs le 11 septembre contre la firme allemande Bayer, propos de la Ciprofloxacine, lÕantibiotique ncessaire au traitement de la maladie du charbon)[13], de se mettre au ban de la classe des bons lves de lÕconomie librale Š lÕinstar du Zimbabwe voisin, dont lÕconomie sÕest effondre suite aux nationalisations opres. Ė lÕappui de cette interprtation, il faut rappeler le fait que, durant les premires annes du procs dit de Prtoria (lÕaction dj voque des trente-neuf laboratoires pharmaceutiques), le gouvernement amricain exera de fortes pressions, y compris financires, sur le gouvernement sud-africain pour quÕil abroge la loi controverse. Dans la suite, il est vrai (priode correspondant la fin du mandat du Prsident Clinton), les tats-Unis changrent de politique et prnrent une interprtation Ē flexible Č des accords Adpic[14].
Toute la question consiste en somme, pour un gouvernement charg dÕarbitrer entre des intrts diffrencis et souvent opposs, savoir comment hirarchiser ses responsabilits : vaut-il mieux faire bonne figure au regard des canons de lÕorthodoxie librale mondialise, ou affronter les dfis sans prcdent dÕun systme de sant quasi gratuit dans un contexte dÕpidmie gnralis ?
5. Responsabilit de la communaut
internationale
La communaut internationale reprsente elle-mme un systme hypercomplexe dÕacteurs multiples. On se contentera dÕvoquer ici successivement les O.N.G., les multinationales du mdicament et les pouvoirs publics vocation plantaire.
Des O.N.G., on ne parlera ici que pour mmoire, tant leur rle est vident. Chanon entre le Nord et le Sud, interface entre expertise scientifique de terrain et ngociation mondialise (dans les couloirs de la confrence de lÕO.M.C. Doha, par exemple), interlocuteur privilgi tant des pouvoirs publics locaux que des mdias et des associations de la socit civile, M.S.F. est le Ē rpondant Č par excellence Š lÕagent Ē responsable Č, celui qui Ē rpond Č la demande du plus faible et du plus vulnrable, et ce au sens moderne quÕon a rappel : assumer et faire assumer une responsabilit collective pour lÕavenir. Le Ē sans frontirisme Č prend ici le sens gnralis de la mise en rseau ou en rapport exig par les ncessits dÕune socit mondiale intgre et hypercomplexe. Ė Khayelitsha, lÕquipe M.S.F. a entam une petite rvolution copernicienne : lÕencontre de lÕopinion gnrale qui consistait concentrer les ressources sur la prvention du sida, abandonnant ainsi leur triste sort les personnes dj sropositives (comme si les cinq millions et quelques de Sud-Africains affects nÕallaient pas leur tour contaminer dÕautres personnes), lÕexprience-pilote du township parvient renverser ce cycle infernal et inverser la tendance. En assurant un traitement (la trithrapie) une population donne (mme insolvable et trs peu cultive) on incite les malades potentiels se soumettre au test et ainsi on amliore efficacement la prvention. Renversant le prjug classique (Ē trop pauvres et trop incultes pour se soigner Č), lÕexprience apporte la preuve que l o il y a un traitement accessible, il y a aussi la volont de se soigner.
Face aux O.N.G., les multinationales de lÕindustrie du mdicament. Des entreprises en voie de concentration toujours plus pousse, soumises la loi dÕairain du profit. Bien que les mdicaments reprsentent assurment un bien de nature trs particulire (un bien essentiel, de premire ncessit dans certains cas), la logique du profit a irrsistiblement tendance les transformer en simples marchandises. Aussi bien, lorsque la production dÕun mdicament sÕavre dsormais non rentable, on nÕhsitera pas arrter sa production (comme ce fut le cas pour les remdes susceptibles de soigner la maladie du sommeil Š affection des pays pauvres) ; de mme, on ne trouve plus dÕincitants poursuivre les recherches dans des secteurs Š comme celui de la malaria Š qui ne concernent gure les pays dvelopps[15]. On ne peut cet gard que reproduire les propos de Gordon Brown, ex-Chancelier de lÕchiquier britannique, ancien prsident du groupe dÕorientation politique du F.M.I. : Ē seulement 10% de la recherche mdicale sont consacrs des problmes qui touchent 90% de la population mondiale Č. SÕadressant lÕindustrie pharmaceutique la veille du procs de Pretoria, Gordon Brown adoptait spontanment le discours de la responsabilit : Ē Les laboratoires pharmaceutiques doivent montrer quÕils consacrent des ressources la rduction de ces questions. Nous parlons de morts vitables. Nous parlons dÕun problme qui, sÕil est trait collectivement par la communaut mondiale, peut tre rsolu. L o les firmes pharmaceutiques ont des responsabilits, elles doivent les accepter Č[16].
Ė ce point de vue sÕopposait, toujours la veille du procs des trente-neuf laboratoires, les thses de lÕindustrie. Parlant au nom de celle-ci, le reprsentant de Bayer (firme qui nÕa pas dÕintrt sur le terrain du sida) faisait de lÕaction en justice une question de principe : Ē Il sÕagit de dfendre nos brevets. Si nous cdons en Afrique du Sud, cela peut sÕtendre au niveau mondial. Nous ne pouvons nous le permettre vis--vis de nos actionnaires Č[17]. Le propos avait le mrite de la sincrit : le management est responsable devant ses actionnaires plutt que devant les malades du sida. Sans doute lÕAfrique du Sud ne reprsente-t-elle gure plus quÕ1% du march mondial du mdicament, mais ce que les firmes redoutent rellement, cÕest lÕeffet boomerang, sur les associations de consommateurs du Nord, dÕune baisse importante du prix dÕun mdicament pour un march du Sud. Sans mme parler du danger de rtro-importation en provenance de ces marchs Ē privilgis Č, nÕy aurait-il pas un risque de voir les acheteurs des pays dvelopps rclamer leur profit galement un alignement la baisse du prix des mdicaments ? Les firmes faisaient valoir aussi que, mme brads, les antirtroviraux resteraient impayables pour les malades des pays pauvres. Ds lors quÕen somme, il nÕy avait pas de march du tout pour les consommateurs du Sud, la question avait cess de les concerner.
Ė quoi leurs opposants avaient beau jeu de rpondre que, grce la responsabilisation des organisations internationales, une subvention des mdicaments prix rduit tait envisageable, de sorte quÕil existait bel et bien un march ; tandis que le risque de rintroduction au Nord des produits couls au Sud pouvait tre aisment cart par des mesures de conditionnement ad hoc, lÕexemple des grandes campagnes de vaccination menes il y a une vingtaine dÕannes lÕinitiative de lÕUnicef en tait une preuve irrfutable.
Il reste que, en dfinitive, les trente-neuf laboratoires ont fini par retirer leur plainte, reconnaissant mme, dans leur communiqu de presse que : Ē la Rpublique dÕAfrique du Sud est en droit de promulguer les lois ou les rglements nationaux, et dÕadopter les mesures ncessaires la protection de la sant publique et ainsi dÕlargir lÕaccs aux mdicaments conformment la Constitution sud-africaine et lÕaccord Adpic Č[18]. (Le juriste apprciera au passage cette permission concde par des firmes prives un gouvernement tatique : Ē est en droit deÉ Č. Que lÕexercice de ses responsabilits publiques par un gouvernement doive dsormais faire lÕobjet dÕune concession par des oprateurs privs en dit long sur le changement de centre de gravit des ordres juridiques : l o, hier encore, les conomies taient rgles dans le cadre des frontires et des ordres juridiques nationaux, aujourdÕhui ce sont les systmes juridiques tatiques qui apparaissent comme des lots, plus ou moins tolrs, au sein de la loi mondialise du march.) Sous la pression conjugue de leurs opinions publiques internes et des autorits internationales, taraudes par la peur de voir encore se dgrader leur image, et alors que menaait directement la concurrence des grands laboratoires brsiliens et indiens, les firmes lchaient donc du lest[19]. Il faut dire aussi que, dans lÕintervalle, plusieurs grandes socits multinationales tablies en Afrique du Sud (la fameuse socit minire De Beers, Coca-Cola ou Daimler-Chrysler, par exemple), prenant conscience de lÕhcatombe qui affectait leur personnel, avaient dcid de fournir gratuitement les antirtroviraux ceux de leurs employs qui les demanderaientÉ Le commencement du ralisme ?
Enfin, on terminera ce trop rapide tour dÕhorizon par lÕvocation des responsabilits des organisation en charge de la gouvernance mondiale (Organisation Mondiale de la Sant et autres agences onusiennes, Organisation Mondiale du Commerce, Fonds montaire International et Banque MondialeÉ). Sans mme rappeler la tension invitable entre la logique conomique (O.M.C.) et la logique humanitaire (O.M.S., en principe), il faut noter que, mme au sein des agences onusiennes, la prise de conscience et de responsabilit fut lente et reste encore hsitante. Toujours prvalait la politique exclusive de la prvention (prvenir plutt que gurir), comme si lÕextension de la pandmie ne minait pas, lÕavance, les efforts de confinement de la maladie. Soucieuses de mnager les intrts de firmes qui sont parfois aussi leurs bailleurs de fonds, et peu dsireuses de paratre braver les lois de lÕconomie librale, les agences internationales ont souvent adopt une politique pusillanime. JusquÕau moment o il tait devenu impossible dÕencore ignorer lÕampleur de la menace et de diffrer la raction. Ė lÕinitiative de fortes personnalits comme Gro Harlem Brundtland (Directeur gnral de lÕO.M.S.), de Peter Piot (Directeur gnral de Onusida) et de Kofi Annan lui-mme (Secrtaire gnral de lÕO.N.U.), une raction sÕamorce partir de lÕanne 2001. Des pressions sont exerces sur les laboratoires pour quÕils retirent leur plainte contre le gouvernement sud-africain, un Fonds global de lÕO.N.U. est cr pour soutenir la lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose (en principe dot de 7 10 milliards de dollars annuels, le financement de ce Fonds plafonne encore aujourdÕhui 1,5 milliard), tandis que , le 14 novembre 2001, Doha, dans lÕenceinte des ngociations de lÕO.M.C., une dclaration plus favorable aux gouvernements est adopte : Ē Nous convenons que lÕAccord sur les Adpic nÕempche pas et de devrait pas empcher les tats membres de prendre des mesures pour protger la sant publique. En consquence, tout en ritrant notre attachement sur les Adpic, nous affirmons que ledit Accord peut et devrait tre interprt et mis en Ļuvre dÕune manire qui appuie le droit des membres de lÕO.M.C. de protger la sant publique et, en particulier, de promouvoir lÕaccs aux mdicaments Č. LÕheure de la responsabilit aurait-elle sonn ? Du T-shirt de la courageuse Lorna aux dclarations feutres de Doha, la boucle du cercle vertueux de lÕaction responsable pour le droit la sant serait-elle enclenche ?
III.
Quelque chose qui grandit en se partageant
Aprs le dcodage socio-juridique des responsabilits, communes mais diffrencies, auquel on vient de se livrer, il devrait tre possible dÕaccder un second niveau dÕinterprtation, de nature thico-philosophique cette fois. Notre grille dÕanalyse Š ou plus exactement lÕenjeu de lÕanalyse, nos yeux Š sÕarticule autour de deux points. Tout dÕabord, lÕexemple du combat de Khayelitsha pour le droit la sant permet de souligner, rebours de bien des discours convenus, quÕil nÕy a pas de protection des droits qui tienne sans exercice collectif des responsabilits. Ensuite, il faudra montrer que ces responsabilits ne se ramnent pas au simple revers Ē obligationnel Č du droit : contre la conception librale classique qui sÕen tient ce doublon Ē droit-obligation Č ( chaque droit correspond mcaniquement une obligation de le respecter), il faut dgager une responsabilit bien des gards plus ample que le simple mnagement des droits en prsence. Une responsabilit qui, plutt que de marquer les bornes des droits et liberts (Ē ma libert sÕarrte l o commence la tienne Č), assure leur dmultiplication et leur approfondissement Š comme si, dÕtre mieux partags, les droits et liberts sÕaccroissaient au contraire. Ainsi comprise, la responsabilit prsente un aspect thique et un aspect politique quÕil importe de mettre en lumire.
1. thique et responsabilit
CÕest le dtour par lÕide de dignit qui devrait permettre de saisir au plus prs le fondement thique de la responsabilit, ainsi que Š le point est central pour notre propos Š son lien intime avec la promotion du droit. Car finalement, le comportement des Lorna et des Cameron sÕanalyse pour lÕessentiel comme une affirmation de dignit. Ici encore, le langage des T-shirts est rvlateur : beaucoup de manifestants de Khayelitsha en portaient qui rclamaient Ē dignity for women Č. Sans doute tait-ce aller dÕemble au cĻur des choses : avant le droit, avant la responsabilit, il y a la dignit. CÕest dans la mesure o elles sont, se veulent, dignes de respect quÕelles sont, quÕelles seront sujets de droit. Kant ne disait pas autre chose : cÕest la vocation la dignit, au respect qui fait lÕhumanit de lÕhomme. Et lÕimpratif catgorique peut alors se ramener cette formule : toujours traiter lÕhomme Š en soi-mme et chez autrui Š comme digne de respect (comme une fin et non un moyen, disait le philosophe de Knigsberg). CÕest la dignit qui fait de lÕhomme le sujet de la loi morale, cÕest--dire la fois son auteur (lÕagent responsable de sa reformulation) et son destinataire (le titulaire du droit quÕelle lui reconnat). LÕhomme digne rpond la sollicitation (la vocation) de la loi morale et, ce faisant, il rpond de lui-mme et dÕautrui, assurant ainsi la reconnaissance du droit qui les fait hommes.
O lÕon voit la dignit oprer comme le transcendantal, la condition de possibilit, et de la responsabilit et du droit. De ce point de vue, lÕarticle premier de la Loi Fondamentale de la Rpublique fdrale dÕAllemagne dit le vrai en faisant de la dignit le principe matriciel la fois du droit et de la responsabilit. Au rebours de la dfiance quÕil est de bon ton dÕaffecter, dans le monde des juristes, lÕgard dÕune notion juge vague et Ē fourre-tout Č, la dignit apparat comme le mta-principe o viennent se rejoindre et se fconder mutuellement les droits et les responsabilits : des droits qui, sans responsabilit, seraient entrans dans la spirale de lÕindividualisme solipsiste et emptrs dans des conflits indcidables, des responsabilits qui, sans droits correspondants, feraient de lÕhomme lÕotage dÕune contrainte externe et alinante.
LÕobservation anthropologique confirme ici lÕanalyse philosophique : pour se voir reconnatre un droit de lÕhomme, il faut dÕabord tre (se vouloir) un homme. CÕest par la dignit dont elle fait preuve que la victime en impose au bourreau. CÕest en refusant toutes les formes dÕannihilation de sa personnalit que le faible se met dans la position de force du sujet de droit Š une position qui, corrlativement, met le bourreau dans son tort.
2. Politique et responsabilit
Les militants du TAC lÕont bien compris : les droits de lÕhomme ne sont pas un cadeau tomb du ciel, quÕon ne sait quel tat-providence devrait leur garantir ncessairement. Ē Stand up for your rights ! Č : il nÕest de droit que revendiqu et exerc.
En ce sens, la responsabilit, qui est combat pour le droit, est une catgorie plus politique que celle de droit subjectif. Ė sÕen tenir celui-ci, on risque toujours de verser du ct o lÕattend le libralisme solipsiste du sujet robinsonien. Un sujet qui se pense comme auto-fond, qui se taille dans lÕespace social lÕenclos de ses droits privatifs Š lÕinstar de cette Ē privacy Č dont il est si jaloux Š nÕayant de cesse dsormais que de dfendre chrement ce propre, cette proprit justement nomme Ē prive Č, comme pour rappeler quÕautrui nÕy trouve pas sa place. Au regard de cette conception librale du droit, le collectif (i.e. lÕtat) est toujours peu ou prou ressenti comme une menace dont il faut se garder, un monde externe en tous les cas, auquel on adhre que dans la stricte mesure de sa volont et de ses intrts[20]. En ce sens Š et pour autant quÕon interprte ainsi les droits de lÕhomme (en les dissociant des responsabilits), Marcel Gauchet a parfaitement raison de soutenir que Ē les droits de lÕhomme ne sont pas une politique Č[21] ou que, sÕils en viennent se substituer la politique, ils signent alors la monte de lÕ Ē impuissance collective Č ou de lÕ Ē impouvoir Č : le social comme simple juxtaposition dÕindividus Ē dtachs-en-socit Č. En revanche, ds lors quÕils sÕindexent lÕaffirmation de la dignit et sÕexercent (cÕest--dire dj se revendiquent) dans une pratique collective de responsabilit politique, les droits de lÕhomme chappent la critique de Gauchet.
NÕest-ce pas exactement ce quÕillustre lÕaction du TAC ? Dans des townships compltement dpolitiss, alors que sÕest dissipe lÕimmense espoir quÕavait suscit le combat victorieux contre lÕapartheid, il contribue repolitiser des populations dsenchantes et frustres. Beaucoup sÕtaient imagin que la fin des ingalits formelles de lÕapartheid signifierait lÕaccs immdiat au niveau de vie des blancs et que la prosprit tait aux portes. Il fallut bien vite dchanter ; le chmage reste gnralis, les lections se droulent dans lÕindiffrence, la violence ne cesse de sÕamplifier Š tandis que le sida emporte insidieusement six cents personnes par jour. CÕest dans ce contexte que sÕinscrit lÕaction du TAC : reprenant tout la base, retrouvant dans son discours et ses stratgies lÕinspiration historique de la lutte anti-apartheid, il mobilise partir des plus vulnrables : ceux que la maladie a frapps et qui ont compris pour de bon que les droits ne tombaient pas du ciel. Se met ainsi en place, dans la plus pure tradition politique, un contre-pouvoir, qui aujourdÕhui tmoigne de son efficacit pour concrtiser la reconnaissance du droit la sant, et qui demain, lorsque les financements internationaux massifs se dgageront (comme du moins on peut lÕesprer), sÕavrera galement indispensable pour prserver le systme de la corruption et des dtournements qui, invitablement, menaceront.
Tout ceci nous conduit mieux comprendre la porte de la proposition nigmatique mise en exergue de ces rflexions : Ē quelque chose qui grandit en se partageant Č. En tmoignant, manifestant, composant des mmorandums, introduisant des actions de justice, les individus associs exprimentent collectivement une libration qui a pour effet dÕlargir le cercle des droits et de leurs bnficiaires. La libert nÕest plus alors ce bouclier dfensif qui retranche dÕautrui, mais une pratique communicative et, pour tout dire, contagieuse, qui associe et renforce. Le fer de lance ici est reprsent par la catgorie des Ē droits procduraux Č (droit lÕinformation, la participation, au recours) qui sÕanalysent indistinctement comme lÕexercice dÕune prrogative personnelle (un Ē droit Č) ou comme la mise en Ļuvre dÕune responsabilit (une mission assume, une prise en charge collective). Ė ce stade, droits et responsabilits se confondent et se renforcent. On a ainsi une premire illustration du Ē supplment Č impliqu dans ce Ē quelque chose qui grandit en se partageant Č.
Un autre aspect de ce supplment tient au fait quÕen dpassant le simple plan des droits individuels pour sÕlever au niveau thico-politique de la responsabilit (lui-mme index au transcendantal de la dignit) on se donne enfin les moyens de dpartager les prrogatives en conflit. Comment sinon trancher entre, par exemple ici, la protection des brevets et le droit dÕaccs aux mdicaments ? Comment sinon en hirarchisant ces droits, chacun lgitime sans doute, entre lesquels des priorits sÕtablissent ds que lÕon largit le regard aux conditions mme dÕhumanit de lÕhomme. Seul le passage ce mta-niveau de la dignit partage permet de parler de cit ou de communaut politique et non dÕun simple agrgat dÕintrts individuels.
Enfin, cette logique du supplment sÕclaire encore dÕtre rapproche de trois modalits caractristiques de lÕaction du TAC : la dsobissance civile, le recours en justice et, enfin, le pardon ventuel.
La dsobissance civile est cette paradoxale fidlit au droit qui conduit commettre des infractions la loi : par anticipation dÕune lgalit suprieure et venir, la dsobissance civile transgresse publiquement le droit positif en vigueur, en appelant ainsi un sursaut thique (une responsabilit encore) des autorits et de lÕopinion publique. Ce faisant, il contribue Ē tirer le droit en avant Č - au-del de la simple compensation prsente des droits et obligations Š en direction des idaux de justice que la nation sÕest donne elle-mme[22]. Dans le paradoxe de cette lgitime illgalit se laisse apercevoir lÕcart (ou le supplment) o sÕinscrit prcisment le progrs social : non pas la simple raffirmation des droits acquis, mais la conqute de droits largis et partags.
Le recours en justice, et lÕacte de juger quÕil suscite, sÕinscrivent aussi, leur manire, dans cette logique du supplment. Sans doute dit-on que juger revient Ē attribuer chacun ce qui lui revient Č (suum cuique tribuere) : attribuer des parts respectives, selon une justice commutative qui, de ce point de vue, nÕexcderait pas encore la compensation des torts et la reconnaissance des droits. Mais, comme le souligne Paul Ricoeur[23], au-del de cette finalit courte (attribuer des parts), lÕacte de juger remplit une finalit plus profonde qui consiste Ē faire prendre part Č : rappeler au dfendeur comme au demandeur, lÕaccus comme la victime, quÕen dfinitive ils appartiennent la mme socit. Dans ce sens second, le jugement dborde la simple quilibration des droits selon la rgle du donnant-donnant (comment, du reste, apurer certaines dettes ?), pour sÕlever la reconnaissance rciproque des personnes. On mesure la distance qui sÕtablit entre une telle mdiation judiciaire qui fait sÕlever chacun la position du tiers, et lÕaffrontement interminable qui caractrise la logique simplement compensatoire de la vengeance (Ē Ļil pour Ļil, dent pour dent Č).
Enfin, et ce dernier trait nous ramne directement lÕAfrique du Sud et son exprience des commissions Ē Vrit et Rconciliation Č, lÕappel au jugement peut galement sÕaccompagner dÕune capacit de pardon. On se souvient que Zackie Achmat y faisait explicitement allusion. Avec le pardon, on dborde rsolument la logique commutative de compensation des droits. Le pardon est toujours en excs. Gratuit, facultatif. Une gnreuse disproportion. Facult de sÕarracher au mal pass, il ouvre rsolument sur lÕavenir[24]. Pariant sur les capacits de rgnration de lÕhumain, il porte son comble la responsabilit pour le droit.
[1] LÕauteur remercie le docteur Eric Goemaere de lui avoir donn accs lÕessentiel des informations relatives la question du sida qui sont contenues dans cet article, ainsi que des nombreuses heures de discussion changes ce propos. Eric Goemaere, ancien directeur de Mdecins sans frontire-Belgique, dirige actuellement les projets de M.S.F. en Afrique du Sud et est le promoteur du projet-pilote de Khayelitsha.
[2] Toute lÕAfrique du Sud connat le numro 46664, qui tait celui que porta, vingt-sept annes durant, le plus clbre prisonnier politique sud-africain.
[3] La semaine prcdente encore, deux collaborateurs de M.S.F., dont le mdecin responsable dÕun de ses dispensaires, ont t abattus lÕoccasion de deux car-jackings rats.
[4] N. Loraux, La voix endeuille des femmes. Essai sur la tragdie grecque, Paris, Gallimard, 1999.
[5] Sur cette distinction entre ces deux formes de responsabilit, cf. P. Ricoeur, Lectures 1. Autour du politique, Paris, Le Seuil, 1991, p. 282 et s.
[6] P. Benkimon, Morts sans ordonnance, Paris, Hachette Littrature, 2002, p. 138-140.
[7] D. Barnard, Ē In the High Court of South Africa, case n” 4138/98. The global politics of access to low-cost AIDS drugs in poor countries Č, in Kennedy Institut for Ethics Journal, 2002-12, p. 159 et s.
[8] Dans les jours qui ont suivi, plusieurs laboratoires ont dÕailleurs modifi leur stratgie et dclar vendre dsormais ces produits prix cotant.
[9] Section 27, Ē (1) Everyone has the right to have access to (a) health care service(s),
including reproductive health care(É) (2) The State must take reasonable
legislative and other measures, within its available resources, to achieve the
progressive realisation of each of these rights. (3) No one may be refused
emergency medical treatment Č.
[10] Treatment Action Campaign vs Minister of Health, High Court of South Africa, Transvaal Provincial Div., 2002(4), BCLR 356 (T), 12 dcembre 2001.
[11] Minister of Health vs Treatment Action Campaign, Constitutional Court of South Africa, 2002(10), BCLR 1033.
[12] Ė la veille du procs de Pretoria, le laboratoire indien Cipla dlcara tre en mesure dÕoffrir les antirtroviraux un prix trente fois infrieur celui du march. On peut gager que cette dclaration ne fut pas sans influer sur la dcision de retrait de leur plainte par les trente-neuf laboratoires pharmaceutiques.
[13] P. Benkimon, Morts sans ordonnance, op. cit., p. 211.
[14] Ibidem, p. 146.
[15] B. Feltz, Ē Questions lÕindustrie pharmaceutique Č, in La Libre Belgique, 2 janvier 2004, p. 42 ; P. Benkimon, passim.
[16] Cit par P. Benkimon, op. cit., p. 194.
[17] Cit par P. Benkimon, op. cit., p. 143.
[18] Cit par P. Benkimon, op. cit., p. 154.
[19] Dans la suite, plusieurs dÕentre elles offrirent mme la gratuit temporaire de leurs mdicaments. Mais ce systme sÕavre criticable son tour car, en jouant la carte de la libralit, les firmes vitent de rengocier structurellement et durablement les prix de leurs spcialits.
[20] Sur cette conception de la communaut comme Ē club Č, cf. M. Sandel, Ē La rpublique procdurale et le moi dsengag Č, in Libraux et communautariens, textes runis par A. Berten et al., Paris, P.U.F., 1997, p. 263.
[21] M. Gauchet, Ē Les droits de lÕhomme ne sont pas une politique Č, in Le Dbat, n” 3, 1980, p. 3 et s., ; Id., Ē Quand les droits de lÕhomme deviennent une politique Č, in Le Dbat, n” 110, 2000, p. 258 et s.
[22] F. Ost, Ē La dsobissance civile. Jalons pour un dbat Č, in Obir et dsobir. Le citoyen face la loir, d. par P.-A. Perrouty, ditions de lÕU.L.B., 2000.
[23] P. Ricoeur, Ē LÕacte de juger Č, in Le juste, Paris, d. Esprit, 1995, p. 1851 ; cf. aussi F. Ost, Ē Le douzime chameau ou lÕconomie de la justice Č, paratre.
[24] Pour une analyse du pardon, cf. F. Ost, Le temps du droit, Paris, O. Jacob, 1999, p. 136 et s.