ALTERNATIVES Ë LA CULTURE MODERNE

 

Raimundo PANIKKAR

 

 

(paru dans lnterculture, n¡ 77, 1982, pp. 5‑25)

 

 

 

 

INTRODUCTION

 

 

Je voudrais commencer par m'excuser de mon franais. Mais cette difficultŽ n'est pas seulement une humiliation personnelle, elle est peut-tre un signe que dans ces questions, personne ne parle un langage correct. Nous balbutions. De sorte que si on s'exprime en suivant une grammaire correcte, si on conna”t dŽjˆ des solutions parce qu'on sait parler la langue, on est sur une mauvaise piste. Je vois donc un symbole dans le fait que quelqu'un ne sait pas parler. PrŽcisŽment parce que le problme que je voudrais exposer devant vous n'a pas de langage, il n'a mme pas de langue.

 

En second lieu, je voudrais vous inviter, de faon trs brve, et sans rien faire de spŽcial, ˆ un exercice tibŽtain trs salutaire. C'est de bien penser de nous‑mmes, de bien penser des autres et de ne conserver dans son esprit aucune amertume, aucun sens de revanche (vendetta) ou mme de tristesse parce qu'on nous a mis lˆ o nous sommes. Si nous ne sommes pas suffisamment forts pour affronter le problme de notre temps, sans en vouloir ˆ ceux qui nous ont menŽs lˆ o nous sommes, je crois que nous ne sommes pas dans la bonne disposition. Un effort, en d'autres mots, pour dŽpasser tout, mme le sens du tragique, soit par le sourire, soit autrement. Essayons donc de nous libŽrer de toute pensŽe nŽgative.

 

En troisime lieu,je vous demande votre collaboration, c'est‑ˆ‑dire que vous me fassiez parler, que vous extrayiez quelque chose de moi‑mme dans cette premire partie o le dialogue sera silencieux car c'est moi qui portera le poids de la parole. Il s'agit d'un effort de collaboration mutuelle ˆ ce niveau invisible qui dŽpasse la simple sympathie et qui suppose que nous sommes tous vraiment au dedans du problme, d'une faon ou d'une autre.

 

Ç Alternative ˆ la culture moderne! È Bien entendu, ˆ la culture moderne d'origine occidentale bien qu'elle ait envahi une bonne partie du monde ‑ le soi‑disant monde dŽveloppŽ ou en voie de dŽveloppement. ModernitŽ (occidentale) S'oppose donc ici ˆ tradition (mme l'occidentale).

 

Ma premire remarque, d'ordre gŽnŽral, sera de souligner l'importance Žnorme de bien poser la question et mme de bien la penser. Donc l'importance d'une dŽmarche intellectuelle (il ne faut pas avoir peur du mot) pour faire face ˆ ce problme. Je dirai donc immŽdiatement, qu'ˆ mon avis, la question est fallacieuse. Le grand danger, c'est de tomber dans le pige qu'on nous prŽsente avec la meilleure bonne volontŽ et de travailler alors dans le sens contraire de ce que nous voulons faire, prŽcisŽment parce qu'on accepte de faon a‑critique les rgles du jeu qu'au prŽalable on nous prŽsente.

 

Cela me rappelle la petite boutade de cet homme saožl qui rentre chez lui ˆ trois heures du matin. Il a perdu sa clef et la cherche sous la lumire.

 

La police lui demande : Ç Es‑tu bien sžr que tu l'as perdue ici? È Ç Non È, rŽpond‑il, Ç mais comme je suis ici dans la lumire... È

 

Trs souvent nous ne cherchons la clef que lˆ o l'on nous met la lumire. Et peut‑tre la clef n'est‑elle pas dans cette zone d'Žclairage. Voilˆ la responsabilitŽ du philosophe, de l'intellectuel! C'est le propre d'une pensŽe radicale autant que sa force, de ne pas avoir peur de sa faiblesse, voire, de ne pas craindre la difficultŽ de cette pensŽe en elle‑mme, ni la difficultŽ de sa mise en oeuvre. La philosophie doit mener une sorte de recherche de base (Ç fundamental research È) qui ne doit pas se sentir menacŽe, parce qu'elle serait tellement ŽloignŽe d'une application immŽdiate qu'on n'ose mme pas poser le problme ou y penser. Il faut avoir le courage de repenser radicalement une situation, mme si la solution n'est pas immŽdiatement applicable. Vous m'excuserez, d'ailleurs, si j'Žnonce presque brutalement mes convictions en forme de thses et corollaires sans pouvoir les dŽvelopper.

 

Je pense que le temps des rŽformes est rŽvolu, que ce rve de rŽformer plus ou moins profondŽment le systme actuel de vie collective est passŽ. Je me rends compte que c'est un peu effrayant. Mais je suis de plus en plus convaincu que de vouloir faire seulement quelques rapiŽages et rŽformer le systme ne fera que prolonger l'agonie. Il faut plut™t un changement radical, une metanoia profonde, une vraie rŽvolution.

 

Pour vous dire mes paramtres, je pense que nous touchons ˆ la fin de 6 000 ans d'expŽrience humaine. Et mettre le problme humain actuel dans des paramtres, soit teilhardiens (la perspective de centaines de milliers d'annŽes est intŽressante mais ce n'est pas notre problme ici) soit de politique ˆ la petite semaine, mme si cette politique a plus ou moins ŽtŽ celle du dernier sicle de notre existence collective, c'est ne pas se rendre compte de la rŽvolution qui a commencŽ dans ce monde depuis un sicle ou un sicle et demi. On nous dit dans nos livres d'histoire qu'il y a eu une prŽhistoire. Peut‑tre le moment est‑il venu de commencer ˆ dŽceler une post‑histoire et que la pŽriode Ç historique È (ces 6 000 ans d'existence humaine avec ses bouleversements plus ou moins profonds) touche ˆ sa fin. Avoir l'esprit suffisamment dŽtachŽ et l'intellect suffisamment libre pour pouvoir comprendre cette vision d'ensemble me para”t important si l'on veut commencer ˆ poser quelques points de repre en vue de ... je n'ose pas dire un ordre nouveau, ni une alternative, car...

 

 

 

Thse I : Il n'y a pas une alternative

 

 

Ma premire thse c'est qu'il n'y a pas d'alternative, au singulier! Au fond, l'alternative dans chaque cas est toujours au singulier et il faut l'accepter. Mais l'alternative n'est pas pour le monde ou l'Afrique, mais pour chaque culture. Nous devons dŽpasser ce rve qui, d'un point de vue phŽnomŽnologique, caractŽrise le colonialisme de tout temps. Le caractre phŽnomŽnologique du colonialisme, c'est la croyance au Ç monomorphisme È de la culture : monoforme, uniforme, au fond moniste: un roi, un Dieu, une ƒglise, une civilisation, un ordre, une science, une technologie, un ordre Žconomique mondial; au fond une tour de Babel. Tout essai d'ordre global nous amne ˆ une dictature.

 

Extra ecclesiam nulla salus pourrait tre le slogan de tout impŽrialisme : en dehors de la civilisation occidentale pas de salut; en dehors de la socialisation marxiste pas de futur humain; en dehors de la technologie moderne pas d'espoir de survivre; en dehors de l'Žconomie moderne pas d'espŽrance, et ainsi de suite. Au fond il s'agit de la croyance des peuples abrahamiques : en dehors de ma vŽritŽ c'est l'erreur.

 

Il n'y a pas d'alternative. C'est un reste de colonialisme intellectuel que de croire qu'on peut fonder un ordre mondial (avec la meilleure des bonnes intentions!). Il ne s'agit pas de penser que tous ceux qui croient qu'il n'y a qu'un Dieu, une civilisation, un empire, une science, une Žglise, une religion, une technologie, un systme Žconomique... qui portent la solution au monde, soient toujours des gens qui veulent exploiter les autres! Ils croient sincrement que c'est la faon de civiliser, de sauver, de nous amener ˆ la fŽlicitŽ, de rendre l'espce humaine plus heureuse, etc. Je crois qu'aprs 6 000 ans d'expŽrience, depuis les pharaons jusqu'ˆ nos jours, on pourrait commencer ˆ penser que peut‑tre ce rve d'un ordre mondial unique devient un cauchemar qu'on doit Žliminer en se rŽveillant. Il s'agit donc d'un rŽveil, d'un Žveil.

 

 

Corollaire I :

 

Il n'y a donc pas une culture globale ; elle ne serait pas culture. La loi aujourd'hui assez bien connue qui Žnonce qu'un changement quantitatif provoque un changement qualitatif, devrait tre suffisamment claire pour nous convaincre de ce dont PŽricls Žtait dŽjˆ convaincu, ˆ savoir que la dŽmocratie est seulement possible lˆ o le gouvernant conna”t par coeur (au double sens du mot ‑ et non dans un ordinateur et par le numŽro de sŽcuritŽ sociale) les noms des gouvernŽs. Toute vraie culture est toujours locale et fruit de l'interaction de l'homme concret avec sa terre et avec ses dieux. La vraie culture n'est pas exportable. Les chrŽtiens pourraient ici repenser le sens de l'incarnation : Ç une fois pour toutes È veut dire dans chaque homme, dans chaque situation ‑ dans toute eucharistie.

 

 

Corollaire II :

 

Il n'y a pas de perspective globale comme le voudrait le sloganÇ global perspective È. C'est une contradiction dans les termes. Pas mme les anges, et, si vous me permettez, pas mme Dieu, dit le Talmud, a une perspective globale.

 

Mais il y a ici un problme encore plus profond que j'Žnoncerais en disant que nous avons ici une grande polaritŽ. La sagesse, au fond, consiste, ˆ mon avis, ˆ convertir les tensions ou contradictions dialectiques en polaritŽs crŽatrices. Et la polaritŽ crŽatrice qui me sert, au moins ˆ moi, comme schŽma, pourparler (je dis bien parler, car je ne crois pas ˆ l'intelligibilitŽ totale de toute chose), c'est prŽcisŽment cette polaritŽ entre le mythe et le logos, pour parler en catŽgories de la culture hellŽnico‑moderne. Tout n'est pas rŽductible au logos, de quelqu'ordre qu'il soit : intelligibilitŽ, parole, rationalitŽ, comprŽhensibilitŽ, ordre, perspective. La rŽalitŽ n'est pas rŽductible au logos; donc il ne peut y avoir une perspective globale. Ou plus simplement encore : une perspective de 360 degrŽs ne serait pas une perspective. Mme si l'on a‑vu l'autre face de la lune, on ne voit pas toutes les faces ensemble. Une perspective de 360 degrŽs ne serait pas perspective.

 

 

Corollaire III :

 

Il n'y a pas et ne peut y avoir de religion universelle. C'est un phŽnomne trs significatif, mme du point de vue de la thŽologie chrŽtienne que l'Žvolution du mot Ç catholique È. C'est seulement au 160 sicle que Ç catholique È a ŽtŽ interprŽtŽ comme signifiant universel au sens gŽographique. Avant ce sicle de l'expansion europŽenne c'Žtait impensable. Saint Augustin traduit encore catholique de faon littŽrale, du grec (kath'olon) par secundum totum : parfait, complet et non au sens d'universalitŽ gŽographique. Or, je ne parle pas seulement du christianisme mais de toute religion. Une religion universelle ne serait pas religion, elle ne serait pas cet ensemble des rites, symboles et croyances qui donnent un dernier sens ˆ la vie des hommes, ˆ moins d'avoir rŽduit toute l'espce humaine ˆ un seul type de pensŽe, ˆ une forma mentis unique, ˆ un systme symbolique unitaire, ˆ une culture uniforme, ˆ une cosmologie univoque. C'est une chose de parler de religion comme dimension constitutive de l'homme et une autre de parler de religion comme la rŽponse sociologiquement cristallisŽe que l'homme croit avoir ˆ ses interrogations fondamentales. Les rŽponses ne peuvent pas tre Žgales parce que mme les interrogations ne le sont pas. Cela ne veut pas dire qu'il ne puisse pas y avoir une unitŽ plus profonde telle que l'intuition mystique. Mais mme dans l'expŽrience mystique, il y a l'expŽrience, la mŽmoire de l'expŽrience, l'interprŽtation de l'expŽrience, et la rŽflexion sur cette interprŽtation de l'expŽrience : quatre ŽlŽments qui appartiennent tous ˆ la rŽalitŽ de l'expŽrience de sorte qu'on ne peut parler d'une expŽrience nue. Mais en tout cas la religion est plus que le mysticisme.

 

 

Corollaire IV :

 

Il n'y a pas de langue universelle. Les langues sont toujours parlŽes et se forgent dans le dialogue entre les hommes. On ne peut pas dialoguer avec tout le monde. Mme si les Ç mass media È rŽussissaient ˆ nous endoctriner, nous ne pourrions pas rŽpondre pour nous entendre sur le sens vŽcu du langage. Une langue qui ne soit pas aussi ma crŽation n'est pas mon langage; ce n'est pas une langue humaine mais un simple code pour imposer des ordres ‑sous le nom d'information. Peut‑tre un des derniers bastions de la mentalitŽ colonialiste est‑il de croire aux grandes langues de l'humanitŽ, tandis que le langage rŽel est toujours dialogal et donc dialecte. Ce qu'on appelle le franais acadŽmique, par exemple, n'est qu'un autre dialecte. Allez en Provence, en Bretagne ou au QuŽbec et voyez comment chaque rŽgion a une langue vivante. Penser que par et dans une seule langue on puisse communiquer et vivre la totalitŽ de l'expŽrience humaine c'est une monstruositŽ.

 

 

Corollaire V :

 

Il n'y a pas un ordre idŽal ou parfait, ni politique, ni Žconomique, ni humain, au niveau du concept et de l'intelligibilitŽ. Il faut, je pense, dŽnoncer cet ordre idŽal et cela, mme en vertu du principe de noncontradiction. Cet ordre relve, Žvidemment, au fond, d'un monothŽisme farouche, d'une vŽritŽ absolue! La grande pensŽe optimiste de Leibnitz du meilleur des mondes possibles n'a pas encore dŽpassŽ le platonisme. C'est le marchŽ Žconomique universel qui est ˆ la base du malaise contemporain. On croit ˆ un paradigme de la rŽalitŽ plus rŽel que celle‑ci. Or, la rŽalitŽ ne se laisse pas rŽduire ˆ des paradigmes ou ˆ des idŽes. La praxis n'est pas seulement de la thŽorie en acte. Il y a quelque chose de plus dans le rŽel qui est irrŽductible ˆ la pensŽe.

 

Il n'est pas facile, surtout en Occident, de faire comprendre que la pensŽe n'a pas besoin de se rŽfŽrer au monde (idŽal) des idŽes pour fonctionner. Il faut certainement avoir des points de repre, mais ces derniers sont prŽcisŽment dans notre expŽrience et non pas dans la projection d'un ordre idŽal dans un monde platonicien ou de pures idŽes. Le noyau profond du pragmatisme consiste dans ce refus du platonisme. Le vrai relve non seulement de la thŽorie pure, mais aussi de la praxis sans pour autant absolutiser cette dernire. On ne peut pas parler du meilleur ordre humain, mais seulement d'un systme qui dans les circonstances donnŽes nous semble meilleur qu'un autre.

 

 

 

Thse II : La culture moderne n'est pas la solution

 

 

Ma deuxime thse est d'ordre descriptif et assure la transition ˆ ma troisime. Elle porte sur ce que j'entends par culture moderne. Trois traits, ˆ mon avis, peuvent la dŽcrire de faon sommaire: elle est technologique, panŽconomique et elle est une Ç american way of life È.

 

Une prŽcision importante s'impose avant de prŽsenter ma description. Il serait faux de voir la modernitŽ sous un angle exclusivement nŽgatif. Je ne prŽconise pas du tout une marche en arrire ou une vision romantique du passŽ. Le dŽpassement de la modernitŽ (Thse III) appartient elle aussi ˆ la modernitŽ et sort d'elle. La critique de la modernitŽ et une certaine postmodernitŽ est aussi l'apanage du monde contemporain. En plus, la science,

 

la libertŽ, la tolŽrance sont aussi des valeurs modernes et on pourrait en multiplier la liste.

 

Si j'insiste sur ces traits nŽgatifs, trois considŽrations sont ici pertinentes :

 

 a) Ma perspective se situe au point de vue des cultures traditionnelles qui se sentent menacŽes, envahies et mme parfois libŽrŽes par l'avalanche de la modernitŽ dans tous les coins de la terre. De cette perspective on voit souvent les aspects destructeurs de la culture moderne et on tend ˆ nŽgliger ses apports positifs.

 

b) Dans l'enjeu mme de la culture moderne et donc de caractre occidental, les aspects positifs et nŽgatifs sont en tension et mme en lutte. On commettrait une injustice que d'ignorer la clameur occidentale, trs souvent plus forte que toutes les autres, pour un monde plus juste et un ordre diffŽrent. Tandis qu'ailleurs monte encore la croyance aux messies d'un certain monde occidental, l'occident contemporain est souvent lui‑mme libŽrŽ d'un tel espoir ŽphŽmre. Et peut‑tre pour cette raison ces traits nŽgatifs de la modernitŽ semblent emporter la victoire sur les aspects positifs : la course aux armements, l'enrichissement et l'appauvrissement des peuples, la perte du sens de la vie, et souvent de la joie, etc.

 

c) Une grande partie des critiques faites ˆ la culture moderne partent de prŽsupposŽs qui appartiennent ˆ cette mme culture et donc sont forcŽes de se limiter ˆ des Žbauches de rŽforme pour corriger des abus et amŽliorer des dŽfauts. DŽmarche lŽgitime et importante, mais elle ne me semble pas suffisante d'un point de vue interculturel. Car de cette dernire perspective, il ne s'agit pas de critiquer un systme, mais de s'opposer ˆ sa marche triomphale ou dŽvastatrice aux quatre coins de la terre.

 

Tout cela me fait penser qu'une description unilatŽrale de la culture moderne et de l'esprit contemporain justifie les analyses qui suivent, ou plut™t la prŽsentation sommaire qu'on va en faire.

 

 

Une civilisation technologique

 

J'aimerais utiliser le mot technocratie, mais il est trop dangereux. Je parlerai donc de civilisation technologique. Mais la technologie (je ne dis rien ici de bien original), ce n'est pas seulement la science appliquŽe; les experts sont d'accord lˆ‑dessus. On se rend compte en effet que dans la technologie, il y a d'autres facteurs que celui de la science.

 

De plus, et c'est ce que je voudrais souligner, non seulement la science n'est pas neutre, mais elle n'est pas universelle. Ce n'est pas par hasard que la science moderne (un des ŽlŽments de la technologie) est nŽe dans une culture donnŽe, ˆ un temps prŽcis de l'histoire. Le monde moderne occidental a acceptŽ le nominalisme comme allant de soi. C'est sur celui‑ci que la science moderne est fondŽe. Or, une grande partie des autres cultures ne croient pas que les mots soient seulement des Žtiquettes. Penser que les concepts modernes de matire, d'Žnergie, de temps, de longueur, d'espace, sont des concepts que tout le monde accepte, c'est faux. Ni la culture autochtone de l'AmŽrique, ni les cultures africaines, ni la culture asiatique chinoise n'acceptent ces conceptions. Certes, tout le monde peut arriver ˆ les comprendre, entre autres en allant ˆ l'Žcole. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Je veux parler de cette connaturalitŽ entre l'homme occidental, surtout anglo‑saxon, et la technologie, ce qui fait que du point de vue sociologique il se sent chez soi dans un monde technologisŽ. Mme si les indiens des Indes sont les meilleurs chauffeurs du monde, ils ne seront jamais crŽateurs pour faire, par exemple, un nouveau carburateur. Les patrons indiens n'auront jamais, comme autrefois les patrons allemands, ˆ fermer les usines parce que les ouvriers y allaient avant l'heure pour travailler. Le travail, comme disent les napolitains, c'est la Ç fatica È. C'est encore le sens du mot anglais Ç travail È et italien Ç travaglio È d'aprs son origine latine Ç tripalium È : un instrument de torture. Je ne voudrais pas dŽcrire ici l'esclavage du monde moderne au travail, et comment il se croit une fourmi qui doit travailler. La civilisation technologique consiste ˆ donner ˆ la machine (machine du deuxime degrŽ) le primat sur la vie humaine. Nous crŽons des machines qui nous gouvernent. Non seulement cette culture moderne n'est pas universelle, mais elle n'est mme pas universalisable. Elle n'est pas dŽsirable non plus.

 

Les consŽquences sont suffisamment claires : la technologisation, mme si elle est plus adaptŽe, plus nuancŽe (ainsi on nous parle de l'Žlectronique comme Žtant plus humaine que les travaux des grandes usines du dernier sicle), ne nous offre aucune alternative. Bien au contraire. Ce serait crŽer un Žtat monolithique ˆ travers le monde et finalement un chaos, un dŽsastre plus grand que celui que nous avons maintenant : le totalitarisme technologique.

 

Je rŽpte qu'il ne s'agit pas de dŽfendre l'utopie, de faire marcher l'histoire en arrire, ni mme le temps. Mais je ne suis pas convaincu par l'argument d'une homŽostase, technologique. Certes, on nous dit que c'est momentanŽment que la technologie crŽe la faim, exploite les cultures non industrialisŽes, fait de nombreuses victimes partout, mais qu'elle retrouvera son Žquilibre Žcologique une fois qu'elle sera plus perfectionnŽe. On est prt, semble‑t‑il, ˆ sacrifier des gŽnŽrations entires qui seraient les Žtapes intermŽdiaires inŽvitables pour arriver ˆ une humanisation de la technologie. Et je sens un double malaise quand ce type d'argument se voit dŽfendu par ceux qui, d'autre part, veulent dŽfendre la vie humaine mme des non-nŽs. Ce n'est pas seulement l'argument moral qu'on pourrait y opposer : on ne considre pas les humains comme de simples ŽlŽments d'un enjeu historique majeur. On doit y opposer aussi l'existence d'autres cultures qui se refusent ˆ avoir une telle conception de l'homme et de la rŽalitŽ.

 

 

LÕidŽologie pan‑Žconomique

 

La culture moderne a rŽussi d'une faon extraordinaire ˆ rendre TOUT monŽtisable et dŽpendant de l'Žconomie : le temps, l'Žducation, le mariage, la nourriture, ma santŽ, mes croyances, ma fŽlicitŽ. Tout a un coefficient Žconomique.

 

Elle a rŽussi ˆ faire cette Žquation extraordinaire (et au niveau intellectuel, c'est magnifique !) entre toutes les valeurs humaines et leur Ç Žquivalent È Žconomique. Tout a une Žtiquette d'ordre monŽtaire qui nous permet mme de parler et Žvidemment de poursuivre tous les Žchanges nŽcessaires ; ici je parle du capitalisme libŽral et d'Žtat, du communisme et du socialisme. En effet, ce n'est pas une invention du capitalisme ou du communisme ; tous ces systmes semblent relever (avec des nuances Žvidemment) de la mme idŽologie pan‑Žconomique. Le temps lui‑mme est devenu un ŽlŽment Žconomique (mme pour les chrŽtiens, malgrŽ la parabole de la onzime heure !).

 

Il y a un lien entre la culture technologique et le pan‑Žconomisme : la vision quantitative de la vie. La monnaie, de ce point de vue, est le dŽnominateur commun qui permet les nominateurs les plus diffŽrents. La monnaie rend possible tout Žchange parce qu'on a rŽussi ˆ trouver - ou crŽer ‑ un coefficient Žconomique ˆ tout. Pour cela, on a dž, Žvidemment, rendre les valeurs humaines dŽpendantes de la monnaie. Dans ce cas l'argent est devenu non seulement un moyen d'Žchange, mais aussi la mesure des valeurs humaines.

 

 

L'american way of life

 

L'american way of life, c'est cette mentalitŽ qui se dŽclare satisfaite de la civilisation technologique et de l'idŽologie pan‑Žconomique. Certes, du point de vue pratique, il y a, selon elle, des choses ˆ corriger, ˆ rŽformer, ˆ amŽliorer, mais du point de vue thŽorique, cette civilisation suffirait pour donner ˆ l'homme la fŽlicitŽ, la satisfaction, la paix, tout ce que l'homme peut dŽsirer. Pour certaines gens, si le systme Žconomique marche et la technologie fonctionne, avec tous les ŽlŽments de flexibilitŽ requis (en effet, il ne s'agit pas d'imposer un systme totalitaire quelconque), a va. Si on a l'estomac rempli, les choses vont bien ; et si tous les besoins sont couverts et que la technologie ainsi que le systme Žconomique et monŽtaire fonctionnent alors on est satisfait. On ne nie pas que l'homme ait d'autres besoins, on ne les empche pas. Au contraire, on lui donne les moyens de les satisfaire. L'homme ‑ d'aprs l'anthropologie ici sous-jacente ‑ n'est qu'un ensemble de besoins. Si on lui donne les moyens de les satisfaire, l'homme est heureux...

 

Eh bien, cette culture moderne, dis‑je, avec ses trois caractŽristiques, n'est ni universelle, ni universalisable. En outre, elle se dŽtruit elle‑mme.

 

 

Corollaire I

 

La culture moderne n'est pas universelle. Elle ne rŽpond pas ˆ un dŽsir de la nature humaine, mais elle est le rŽsultat d'une expŽrience humaine trs limitŽe. Seulement les occidentaux et ceux qui sont colonisŽs par eux auront la connaturalitŽ nŽcessaire pour y tre ˆ l'aise et crŽateurs. Elle est le dernier bastion du colonialisme. Toutefois, elle porte en elle‑mme un particulier Žlan d'universalitŽ Cela fait sa grandeur et sa tragŽdie.

 

 

Corollaire II

 

La culture moderne n'est pas universalisable. Elle est en contradiction directe avec les archŽtypes d'autres traditions et ne peut donc pas s'insŽrer chez l'hommed'autres cultures sans dŽtruire son identitŽ foncire. Quelques exemples peuvent m'Žpargner un long discours.

 

On rit souvent du primitivisme des peuples de l'Afrique et de l'Asie ils reoivent leur salaire dans les nouvelles usines et ils ne rentrent travailler que quand l'argent leur fait dŽfaut. Ou bien on leur offre un peu plus (toujours d'argent !) et ils n'acceptent pas de travailler plus. Je pourrais vous raconter des histoires sanglantes d'entrepreneurs pour les convaincre que le lundi ˆ 8 heures ils doivent tre lˆ et qu'avec un peu plus d'argent ils peuvent produire plus. On ne se rend pas compte qu'avec l'introduction de l'industrie tout un monde s'Žbranle et que ces gens‑lˆ ne seront jamais libres et Žpanouis comme quand ils n'avaient pas tant de besoins...

 

Les catŽgories de temps, d'espace, de matire, de force, etc., sur lesquels se fondent les sciences modernes et donc aussi l'industrie et la technologie, sont tout ˆ fait autres que les conceptions indiennes classiques par exemple. Le discours qu'on tenait jusqu'ˆ trs rŽcemment c'Žtait Žvidemment de dire que la modernitŽ Žliminait des anciens mythes et superstitions et donc qu'on civilisait. Maintenant aprs tant de travaux qui revalorisent ces cultures on n'ose plus le dire trop haut, mais on insiste simplement sur le fait pragmatique qu'il faut vivre ou que c'est seulement avec les conceptions modernes qu'on peut avoir une industrie puissante et une Žconomie saine. On ne se rend pas compte qu'on met en cause toute une cosmologie ou vision du monde qui, si elle ne permet pas de fabriquer des avions ou des bombes atomiques, a permis de dŽvelopper un sens ŽlevŽ de la vie, de la vŽritŽ, de la beautŽ et a surtout produit probablement plus de joie que la technologie moderne. En tout cas, je perois l'universalisation de la culture moderne comme un fait anticulturel et un attentat contre les autres cultures. Il y a quelques sicles, on conquŽrait en occupant des territoires. Aujourd'hui, c'est en installant une industrie.

 

 

Corollaire III

 

La culture moderne porte en elle‑mme la semence de sa propre destruction. C'est son Žlan d'infini, son Žlan pour outrepasser toutes les frontires, toutes les limites, c'est sa soif d'absolu qui la pousse ˆ devenir universelle et qui provoque donc une croissance dŽmesurŽe, toujours plus ultra. Cette soif la porte ˆ une espce de cancer autodestructeur. La phrase de Saint Augustin, plein de larmes, quand Rome tomba sous Alarique : Roma non perit, si romani non pereant (Rome ne pŽrirait pas si les romains ne pŽrissent pas) ne s'applique pas dans notre cas ici. En effet, il ne s'agit pas ici que les valeurs morales des citoyens de la culture moderne soient infŽrieures ˆ celles d'autres cultures. Il ne s'agit pas d'une dŽgŽnŽrescence des personnes. Il s'agit de la nature mme du systme qui, Žtant arrivŽ ˆ ses limites, n'a pas moyen de freiner sans se dŽtruire. C'est le dynamisme mme de sa croissance insatiable qui fera pŽrir la culture moderne. La soif d'infini de l'homme devient un dŽsir d'universalitŽ, un dŽsir qui envahit tout le domaine de l'humanum. Ainsi on est arrivŽ aux limites de la terre et de l'homme, mais on ne peut pas s'arrter. Le limitŽ ne peut pas soutenir un Žlan infini. Et toute prŽtention d'absolu Žclate plus ou moins violemment dans le royaume du relatif.

 

Je voudrais tre trs clair. La chute de l'empire romain ou de l'empire espagnol, par exemple, peuvent s'expliquer par corruption interne ou par pression externe. La dŽfaite de la Russie ou de l'AmŽrique du Nord pourrait aussi s'interprŽter par une de ces deux causes. Notre cas est diffŽrent, car il ne s'agit pas de la victoire de l'URSS ou des ƒ.‑U., les deux n'Žtant que deux variantes de la culture moderne. Il s'agit de l'Žpuisement subjectif et objectif de cette culture. Subjectif car le sujet humain s'Žtouffe dans un monde technocratisŽ ; objectif car le monde Žpuise ses ressources avec une culture qui ne conna”t pas le vrai recyclage parce qu'elle vit d'accŽlŽration, et qui est arrivŽe aux confins de la plante.

 

Dans maintes cultures, on nous dira, il y a aussi une soif d'infini et un dŽsir d'absolu. Certes, mais ces cultures ne se sont pas limitŽes ˆ la plante, pour ainsi dire. Elles ne se sont pas limitŽes aux deux dimensions du temps et de l'espace (c.ˆ d., au fond, ˆ l'histoire) et ainsi on a toujours eu un troisime ŽlŽment thŽmatiquement infini (mme si l'on veut l'appeler une Žchappatoire) qui leur a permis un Žpanouissement sans limites. La cosmoanthropologie moderne a encore un long chemin ˆ parcourir mais elle est dŽjˆ consciente de ses limites. Mme si l'on laisse encore une place ˆ la religion, cette dernire est rŽduite ˆ une affaire privŽe (pour consoler, avec ou sans raison, l'individu). La culture moderne n'a pas de place pour la vision cosmothŽandrique (thŽanthropocosmique) de la rŽalitŽ.

 

 

 

Thse III : Il y a (seulement) des alternatives provisoires l'ordre transitoire est sŽculier et pluraliste.

 

 

Brivement et de faon plus positive. Ne pourrait‑on pas trouver quelque chose de plus convaincant dans la ligne de ce qu'on pourrait appeler une nouvelle modernitŽ? Lorsqu'on me reproche que mes idŽes sont de l'utopie, je rŽponds avec le cas hypothŽtique o l'on dŽcouvrirait que manger trois fois par jour est la cause du cancer. Ne serions‑nous pas alors disposŽs ˆ ne pas manger trois fois par jour ? Il s'agit toujours de la conviction qu'on a et cette dernire dŽpend du degrŽ d'identification qu'on a avec ce qui se passe de sorte que si, par exemple, le cancer me menace, je suis prt ˆ ne pas prendre mes trois repas par jour. Les difficultŽs des autres ne me touchent pas de si prs et alors en faisant de la pure thŽorie, on l'appelle utopie. Voilˆ que nous appelons l'humanitŽ qui ne mange pas trois fois par jour Ç Tiers‑Monde È (insulte, d'ailleurs, de premier ordre). L'idŽologie panŽconomique nous fait mettre dans le mme sac Tha•lande, Jordanie, NŽpal, Tasmanie, etc., alors que les diffŽrences entre ces pays sont plus grandes que celles qui se trouvent ˆ l'intŽrieur du Premier Monde). En tout cas, on les juge du dehors, et dans le premier monde on n'a pas ce sens d'urgence. On conna”t la rŽaction des dŽmocraties aux discours qui parlent d'austŽritŽ, de simplicitŽ et de rŽduction. Les masses pensent que si les riches ont eu les privilges de ce monde elles veulent les avoir aussi ‑ mme si le quatrime ou cinquime monde devait en payer les consŽquences. Que pourrait‑on dire donc de cette nouvelle modernitŽ ? Voici quelques rŽflexions :

 

 

1) Il n'y a pas de modle

 

Il n'y a pas de paradigme et donc pas de conseils prŽcis ˆ donner a priori. Je n'ai donc rien ˆ vous proposer, exceptŽ peut‑tre de penser ˆ la possibilitŽ de crŽer un espace o la crŽativitŽ puisse se dŽvelopper, un espace o les solutions mme partielles, relatives, petites et imparfaites, soient possibles. Cette t‰che de crŽer un espace o des petites choses puissent cro”tre d'elles‑mmes (et ce n'est pas un laisser‑faire), s'accomplit ˆ tous les Žchelons de la vie humaine. Il y a place ici pour tout le monde.

 

Nous revenons une fois de plus au r™le du mythe et de l'amour, au r™le de la praxis, qui n'est pas rŽductible au logos, ˆ la thŽorie; quelque chose pour laquelle nous n'avons presque pas de langue. Si je vous parle d'amour, de sympathie, certains diront: Ç Voilˆ encore le mme discours de s'aimer les uns les autres alors que l'on s'entretue consciemment par amour des uns pour les autres. È Mais si l'on sait qu'il n'y a pas de modle et donc pas de formules ˆ donner, ni de solutions, alors on peut tout de mme chercher ˆ crŽer (et je crois que le mot est ici bien choisi) un espace o une petite fleur puisse pousser, o des petits enfants puissent jouer. Et si cela se fait ˆ l'Žchelle de l'humanitŽ... Mme les exemples que j'ai donnŽs sont des exemples vrais et non pas des mŽtaphores. Dans plusieurs de nous il peut s'insinuer la tentation de vouloir tre des figures historiques de premier ordre et alors on se dŽcourage ‑et se justifie de ne rien faire. Non, il ne s'agit pas d'tre un grand homme mais d'tre humain. Vouloir tre un grand homme c'est dŽjˆ entrer dans une sociŽtŽ de compŽtition. Une grande partie des mouvements pour la paix, l'Žcologie, la non‑violence, les explorations personnelles, les spiritualitŽs nouvelles, les marginaux volontaires, etc., vont dans la bonne direction (malgrŽ des dŽficiences) pourvu qu'ils ne se convertissent pas en nouvelles idŽologies.

 

Le r™le du mythe ! Certes nous sommes dans une certaine mesure les patrons du logos, car nous en connaissons les lois, mais nous ne pouvons pas manipuler le mythe. Le mythe nous Žchappe. Le mythe, nous y croyons ou nous n'y croyons pas. Ce qui plus est, quand nous nous rendons compte que nous croyons au mythe, nous cessons d'y croire, car le mythe est ce en quoi nous croyons tellement que nous ne croyons pas que nous y croyons. C'est pour a que c'est un mythe. Les mythes meurent comme les cultures, les hommes. On parle du mythe dŽjˆ en le changeant.

 

L'ordre transitoire d'une nouvelle modernitŽ serait donc celui qui laisse l'espace pour que les mythes puissent se dŽvelopper. Il faut pour cela une confiance cosmique. L'homme du logos ne peut pas avoir cette confiance, car chez lui, la raison doit tout contr™ler et rester alerte pour ne pas tre dupŽe. Bienheureux les pauvres d'esprit ! On peut les tromper, mais ils ne peuvent pas errer !

 

 

2) La sŽcularitŽ

 

Ici je touche un problme concret et trs vaste. Sans me dŽdire de ce que j'ai dit auparavant et pour des raisons que je ne puis expliquer maintenant, je pense dŽceler dans la situation contemporaine un trait que je n'ai pas encore mentionnŽ et que je considre capital dans cette recherche des diffŽrentes possibilitŽs de vie humaine complte. Je disais que peut‑tre la pŽriode trans‑historique de la conscience humaine est commencŽe. Pour la caractŽriser, j'aimerais utiliser le mot polysŽmique de sŽcularitŽ. Cette sŽcularitŽ je la trouve en Afrique comme en Inde, comme dans les autres parties de l'Asie et jusque dans l'Occident que j'ai dŽcrit.

 

Cette sŽcularitŽ, qui ne veut pas dire sŽcularisation, ni sŽcularisme, ni profane (en effet le sŽculier peut tre aussi sacrŽ que n'importe quoi), c'est une conviction qui se dŽveloppe un peu partout, ˆ mon avis. C'est la conviction que le saeculum, cette espce de tro•ka entre espace, temps et matire (en sanskrit ayus, en grec aion) que les religions traditionnelles ont considŽrŽ ou bien comme illusoire ou bien comme pŽrissable, reprŽsente une valeur dŽfinitive ˆ intŽgrer. Ce serait le grand dŽfi pour les religions traditionnelles de trouver la place de la sŽcularitŽ, en ce sens que temps-espace‑matire sont des valeurs dŽfinitives qu'on ne saurait laisser de c™tŽ dans notre recherche d'une humanitŽ complte. Et ceci peut s'exprimer en termes indiens, chrŽtiens ou autres. La nouvelle modernitŽ est sŽculaire. L'ordre du temporel n'est pas seulement important ou mme dŽcisif pour la vie Žternelle ou pour atteindre le ciel, brahman, nirvana, le salut dŽfinitif, la justice future ou n'importe quel but ultime de l'existence terrestre. Il est en lui‑mme essentiel et constitutif de la rŽalitŽ et donc aussi de l'ordre ultime et dŽfinitif du monde ou de l'homme. La construction de la citŽ terrestre est la civitas Dei. Les chrŽtiens peuvent bien comprendre ce qu'il y a plus de trente ans j'avais appelŽ la mystique de l'incarnation, ˆ la diffŽrence des mystiques et de la transcendance et de l'immanence. Les hindous pourraient aussi repenser le ‰tma‑brahman et les bouddhistes savent bien que sams‰ra est nirv‰na et nirv‰na est sams‰ra, pour ne citer que d'autres points de repre dans d'autres traditions.

 

 

3) Pluralisme et Ç dŽcentralisation È

 

JÕai ici deux mots : lÕun plus abstrait et philosophique : pluralisme; l'autre plus concret et sociologique : dŽcentralisation.

 

C'est avec crainte et respect que j'introduis cette problŽmatique. Dom Helder Camara, un des grands hommes que j'admire, que je rŽvre et que j'aime, parle des populations de l'AmŽrique latine comme Žtant pŽriphŽriques par rapport ˆ l'Occident. De son point de vue il atout ˆ fait raison. Ce sont des peuples marginalisŽs. Mais de mon point de vue, celui de l'alternative ˆ la culture moderne, je ne peux pas le suivre. En tout cas, ce serait catastrophique si on extrapolait cette idŽe en dehors de sa problŽmatique concrte et du milieu culturel latino‑amŽricain. Si nous, par exemple, ˆ Varanasi, nous cessions de croire que nous sommes au centre du monde et que vous tes pŽriphŽriques, ce reprŽsenterait pour nous le suicide. Penser que quelques‑uns sont pŽriphŽriques, c'est penser qu'il y a un centre. Or la Ç dŽcentralisation È peut venir seulement si chacun de nous se con‑centre et trouve son centre et son centre concentrique avec les autres centres du monde. Il y a ici toute une anthropologie ˆ faire. La Ç dŽcentralisation È peut avoir lieu si je trouve mon centre et que je commence ˆ dŽcouvrir que mon centre est aussi concentrique avec les autres centres. Donc, chacun de nous peut dire : je suis le roi et le centre du monde. Et il en est ainsi partout. On n'a donc pas besoin d'aller Ç where the action is È.

 

Si nous acceptons les rgles du jeu, si nous croyons que le centre soit New Delhi, New York, ou Paris... alors nous sommes dŽpaysŽs, aliŽnŽs et perdus. La vie au village doit tre complte parce que le centre est lˆ. Auparavant c'Žtait l'autel, le temple, le saint et le Dieu immanent... Maintenant nous devons le trouver chez nous.

 

LaÇ dŽcentralisation È c'est tout un programme : personnel, ascŽtique, Žconomique, politique, mystique. C'est le problme de la concentration, le problme de trouver les quatre centres de la rŽalitŽ, ce que j'appelle la Ç quaternitas È, le Ç j”va-aham‰tman-Brahman È. Mais ici on entre dans un tout autre sujet. C'est pour cela que j'Žcris Ç dŽcentralisation È entre guillemets car je prŽfŽrerais parler de vraie centralisation.

 

Ici on pourrait ouvrir une parenthse et parler du r™le d'une vraie spiritualitŽ ou religiositŽ qui nous rappelle que nous sommes au centre du monde et que la vie vaut la peine d'tre vŽcue si je suis dans quelque mesure Tout, Dieu, Fils de Dieu, Unique, Brahman, nŽ du Grand Esprit, microcosme, aimŽ des Dieux, quelqu'un de nŽcessaire, utile, unique pour la construction de la citŽ... si je suis quelque chose pour laquelle il vaut la peine de vivre, et que cette chose que je suis est un miroir de toute la rŽalitŽ.

 

La difficultŽ pour une mentalitŽ quantitative (ou dŽmocratique et scientiste ?) consiste ˆ ne pouvoir s'imaginer que l'tre humain soit personnel et donc pure relation, de faon qu'en Ç moi È convergent tous les fils de l'intersubjectivitŽ et mme de l'objectivitŽ. Corps mystique du Christ, buddhakaya, atman‑brahman, etc., sont autant de symboles traditionnels qui expriment cette intuition. Le sens de la vie humaine ne consiste pas alors ˆ escalader les plus hauts lieux de la pyramide humaine dans une lutte ˆ mort contre mon voisin (compŽtition), mais ˆ trouver mon centre concentrique avec tous les autres centres de l'univers et ainsi collaborer au soutiendu monde (comme l'exprime le concept de lokasamgrah‰ de la Bhagavad G”t‰).

 

Le pluralisme est, finalement, un autre trait de cette nouvelle modernitŽ. Pluralisme ne veut pas dire conscience de pluralitŽ ni non plus un supersystme qui embrasse les plus grandes diversitŽs. Les hommes sont devenus conscients aujourd'hui que chacun est un centre d'intelligibilitŽ et donc qu'on ne peut pas rŽduire la richesse humaine ˆ un commun dŽnominateur. Cela implique que les idŽes des hommes peuvent tre incompatibles sans pour autant tre nŽcessairement absolument fausses. Le mythe c'est le rgne du pluralisme ; son effet la tolŽrance ; sa condition la Ç dŽcentralisation È ; son fondement philosophique le caractre pluraliste de la vŽritŽ mme ; son expression thŽologique, le non‑dualisme entre le logos et l'esprit.

 

To conclude, let me tell this little story (it is not a joke) in English !

 

Two Japanese Christians are walking in the imperial gardens of Kyoto and, lo and behold, they see, coming towards them, the Emperor and Jesus.

 

Deeply perplexed, they ask themselves the question : to whom shall we bow first? (a very serious question indeed for the Japanese!) Finally, the wise one says : we bow first to the Emperor, Jesus will understand ! Now you put two shinto priests ! I am sure they will bow first to Jesus and think that the Emperor will understand. But put two Japanese scientists ! Pure objectivity ! They will commit hara-kiri ! There is no solution.

 

All this to say that only the mystics can survive in our times, and this by transgressing the rule ‑ in good conscience !