CESSONS DE PARLER DU Ç VILLAGE GLOBAL È!á
Raimundo Panikkar
(paru dans Robert Vachon (Žd.), Alternatives au
dŽveloppement. Approches interculturelles ˆ la bonne vie et ˆ la coopŽration
internationale, Victoriaville (QuŽbec),
Institut Interculturel de MontrŽal Ð ƒditions du Fleuve,
Col. Alternatives, 1990, 350 p)
Notre langage
est rŽvŽlateur de notre vision du monde et de nos habitudes inconscientes. Une
de ces dernires est d'universaliser, d'extrapoler sans considŽration pour les
autres, ni pour la nature vraiment pluraliste de la rŽalitŽ. Plusieurs, par
exemple, continuent d'utiliser l'expression Ç Tiers‑Monde È, tout
simplement parce que c'est pratique, mais sans se soucier du prŽsupposŽ odieux
qu'ils nourrissent : ils sont en train de faire du PNB ou du nombre de dollars
per capita, les critres dŽcisifs sur lesquels on Žvalue les peuples. C'est
seulement pour des raisons pratiques, rŽtorquentils. Or c'est justement lˆ ce
qui en est la pire dimension : la primautŽ que l'on donne ˆ ces Ç raisons pratiques
È.
Quelque chose de
semblable, sinon pire, survient lorsqu'on fait usage de l'expression
apparemment optimiste, na•ve et en dernire analyse technocratique : le Ç
village global È, pour signifier le monde entier. Tous ceux qui utilisent cette
expression, non seulement n'ont probablement jamais vŽcu dans un vrai village,
mais ce qu'ils veulent vraiment dire par cette expression estque le monde
devient une mŽgalopolis‑ non un village ‑ et qu'ils se rŽjouissent
de cela comme d'un signe de progrs. Ils veulent dire qu'il y a des
communications ˆ travers le monde entier ‑ dans les quelques langues
mondiales, Žvidemment, et cela, pour des raisons Žconomiques, militaires ou soi‑disant
politiques. Ils veulent nous faire entendre par lˆ que l'amour, ou l'humour ‑
qui n'ont pas d'intŽrt global ‑ ne relvent pas de la communication,
Žtant donnŽ qu'ils n'entrent pas dans les critres de ceux qui font usage des
mass mŽdia. Le Ç village global È signifie que Ç nous È les riches, les Ç
experts È, ou mme les rŽvolutionnaires ˆ niveau‑de‑vie‑convenable,
pouvons voyager ou plut™t voler d'un continent ˆ lÕautre probablement en
passant par une des cha”nes d'h™tel des grands complexes technologiques. Ç
Village global È veut dire que le complexe technologique a Žtendu ses tentacules
sur toute la plante gŽographique, et que maintenant nous commenons ˆ nous
rŽjouir du fait que c'est rentable ‑ pour nous, Žvidemment ‑ car
cela nous permet de commencer, de mener ˆ bien les affaires et d'tre des gens
de ce mot moderne magique : la communication! Cette mentalitŽ de Ç village
global È remplit l'esprit et le coeur de ceux qui l'utilisent, du sentiment
qu'enfin, on a quelque chose de positif dans ce monde. C'est toujours vu comme
une phrase optimiste. Les gens se sentent bien quand ils l'utilisent. Et c'est
ici que je dŽtecte le syndrome colonialiste inconscient. ƒtant donnŽ qu'on ne
saurait avoir un empire global ou une Žglise universelle, accueillons, au
moins, disent‑ils, un Ç village global È qui nous servira de cheval de
Troie pour faire passer notre technologie, notre Ç science È et propager le
systme que nous proposons. Il ne leur viendrait jamais ˆ l'esprit d'appeler
Los Angeles en Californie un Ç village global È, ou est‑ce cela qu'on
veut dire ? Ë savoir un immense espace de terre couverte par des milliers de
maisons, sŽparŽes par des autoroutes, avec un degrŽ significatif de pollution,
mais aussi avec des piscines et tous ces gadgets de la communication
technologique, et o les routes couvrent 70 % de la terre, de sorte que les
gens ne peuvent plus marcher, non seulement parce que les mes ne sont pas
sŽcuritaires, mais aussi parce que l'unitŽ Ç pratique È est le mille (pieds) de
la voiture et non le pied de la jambe. Une autoroute ˆ sept voies isole
davantage les deux c™tŽs de la Ç rue È que le torrent d'une rivire.
Le Ç village global È, c'est, en fait, non un vrai village mais une
mŽgamachine, un rŽseau global de techniques mŽcaniques et ŽnergŽtiques
artificielles qui permettent ˆ quelques lieux privilŽgiŽs de contr™ler le monde
entier. L'image du Ç vidŽo È est l'opposŽ du village. On peut avoir une
perspective de TV mais non une Ç perspective globale È. Cette dernire est une
contradiction dans les termes. Il n'y a pas de perspective de 360 degrŽs. Un
vrai village, d'autre part, ne prŽtend pas avoir une Ç perspective globale È.
Il dŽfend plut™t sa propre vision, ses couleurs, ses sons et ses prŽs. Un
village c'est un groupement de maisons, un voisinage, mot qui vient du latin vicus et du
sanskrit Veshas : maison, demeure, lieu pour voisins (vecinos, encore
aujourd'hui en espagnol).
Un village c'est un lieu o l'on vit ‑ comme l'ont
fait les Nagas dans le Nord‑Est de l'Inde : c'est un lieu entourŽ de
barrires o ils vivent, parlent et jouissent. En dehors du village, ils ont
crŽŽ la ville o travaillent surtout les immigrants qui viennent des autres
parties de l'Inde pour entreprendre les affaires ‑ mme s'ils nomment
cela Ç le progrs È.
Un village ne saurait tre global. Il est, au contraire, un microcosme et
ainsi un miroir du globe, mais il n'est pas du tout global. Un village a une
vie intŽrieure et, ainsi, ne sent aucunement le besoin de s'Žparpiller ˆ
travers le monde. Un village, ce n'est pas une boule sur laquelle on peut
glisser ou que l'on lance partout. C'est quelque chose qui est stable et a des
racines. Un village global est une contradiction dans les termes. Il doit avoir
son langage, ses coutumes, ses rythmes. Il a aussi ses mŽcrŽants, mais on n'a
pas besoin d'Interpol pour les localiser. Tout le village les conna”t: le
propriŽtaire en haut de la rue, la taverne au carrefour, ce quteux ˆ la sortie
du village,
et cet hypocrite que tous connaissent. Rien n'est plus diffŽrenciŽ qu'un
village. Chacun a son visage, son nom et mme un sobriquet. L'anonymat y est impossible.
Les villageois ne sont pas une masse. Je ne glorifie pas ici le village. Les
Žmeutes de village peuvent tre quelque chose de terrifiant, et le poids de tes
erreurs passŽes, impardonnable. Mais tu peux toujours quitter et recommencer
ailleurs.
Le Ç village global È n'est pas un vrai village pour les vrais villageois
du monde. Il n'y a jamais eu autant de dŽpossŽdŽs qu'aujourd'hui. Si nous
Žtions un village global, on pourrait les apercevoir ˆ partir de tout le
village. Mais ils sont cachŽs pour que les dŽfenseurs du village global ne les
voient pas. Ce sont des sous‑pariahs, car le Ç village global È ne les
voit pas. Ils sont cachŽs dans le trois‑quarts monde qu'on nomme le Ç
tiers‑monde È, qu'on devrait appeler, au moins, le deux‑tiers
monde, si l'on choisit d'aller dans cette direction. Tous connaissent les
statistiques aujourd'hui : il n'y a jamais eu autant d'affamŽs, de personnes
dŽplacŽes, de victimes de la guerre, de dictatures et d'exploitation
qu'aujourd'hui. Les constructeurs du Ç village global È semblent vouloir
construire ˆ nouveau une Tour de Babel. Ils n'ont que changŽ de nom. Ils
cherchent aussi un seul langage pour le Ç village global È, alors que ce dont
on a besoin, c'est d'une Pentec™te o chacun puisse parler son propre dialecte
et tre compris par l'autre, parce que chaque village a un temple authentique
et non une Tour. Ce dont on a besoin c'est de plusieurs villages, chacun Žtant
conscient d'tre le centre du monde, le foyer de ceux qui l'habitent: mais
aussi, en mme temps, nous avons besoin de sentiers et de plerins ‑ non
de touristes ‑ qui mettent les villages en communication les uns avec les
autres. La technologie est le monde des moyens. O en sont nos buts derniers?
á PubliŽ en anglais dans Interculture,
vol. XVI, n" 4, cahier 8 1, oct.‑dŽc. 1983, pp. 34‑36. La
traduction franaise n'a pas ŽtŽ revue par l'auteur