DU DƒVELOPPEMENT ENDOGéNE Ë LA SOLIDARITE
INTERCULTURELLE
POUR UNE
RƒORIENTATION RADICALE DES ONG
Robert VACHON
(paru dans Robert Vachon (Žd.), Alternatives au
dŽveloppement,
IIM, ƒditions du Fleuve, MontrŽal, 1988, 350 p (289-348)
Introduction
Premire partie : conditions requises
I.
Le dŽsarmement culturel
II.
Reconnaissance et acceptation du pluralisme
Deuxime partie: alternatives
I. RŽsistance au dŽveloppement (ou le dŽveloppement comme obstacle)
II. Reconnaissance et promotion des identitŽs culturelles et des
ressources indignes
III. L'Žducation au 2/3 monde comme plŽnitude ˆ dŽcouvrir
IV.SolidaritŽ(s) interculturelle(s)
V. L'Žmancipation de la mŽgamachine et de son fondement anthropologique
INTRODUCTION
Sans chercher ˆ partir en guerre contre les ONG, j'aimerais procŽder ici,
avec eux, s'ils le veulent bien, ˆ une relativisation et rŽorientation radicale
de leurs activitŽs de solidaritŽ, surtout lorsque celles‑ci se dŽroulent
parmi les peuples ˆ cultures radicalement diffŽrentes : peuples autochtones
d'Afrique, d'Asie, du Pacifique, des Antilles, des AmŽriques.
Mais avant de le faire, il y aurait probablement lieu de reconna”tre leur
contribution unique Žnorme ˆ un climat social moins aliŽnant: a) leur travail
de conscientisation et de dŽnonciation de certaines situations de misre,
d'oppression et d'injustice (famine, bidonvilles, bafouement des droits de
l'homme les plus ŽlŽmentaires, etc.), de leurs causes (multinationales,
capitalisme effrŽnŽ, mentalitŽ de profit, sociŽtŽ de consommation, structures
Žconomico‑politiques d'exploitation, etc.); b) leur soutien aux luttes de
libŽration des opprimŽs, par des moyens financiers, des microprojets
socioŽconomiques: alphabŽtisation conscientisante, coopŽratives, syndicats,
etc.; c) leur souci d'un dŽveloppement endogne, autocentrŽ, qui soit ou colorŽ
par la culture locale, ou basŽ sur elle, ou ˆ son service; d) leur excellent
travail en faveur du dŽsarmement militaire et de la paix; e) leur dŽmasquage
des stratŽgies insidieuses du pouvoir, v.g., la transformation de l'ethnie et
de sa culture propre en idŽologie de domination et en instrument du pouvoir,
etc.
Il ne s'agit pas ici de nier a priori l'utilitŽ, la convenance et mme la
nŽcessitŽ de certaines de ces activitŽs menŽes par les ONG ˆ travers le monde.
Mais d'inviter ces derniers ˆ jeter un regard radicalement critique (non
seulement pluriforme mais surtout interculturell ˆ la fois sur euxmmes
(existence, objectifs, motivations, moyens, stratŽgies) ainsi que sur leur
faon gŽnŽralement monoculturelle de concevoir la question sociale elle‑mme.
Il s'agit de les inviter ˆ envisager la possibilitŽ a) que les ONG et leurs
activitŽs soient parfois, souvent ou mme gŽnŽralement, un cheval de Troie du
monoculturalisme occidental‑moderne et de son idŽologie technologique; b)
qu'elles passent ˆ c™tŽ du problme de fond de la question sociale ; c)
qu'elles contribuent inconsciemment ˆ la banalisation et subordination des
cultures, ˆ leur dŽsintŽgration et ˆ la misre humaine ; d) qu'elles aient
parfois ˆ cesser leurs activitŽs, parfois ˆ les reprendre mais selon une
orientation radicalement diffŽrente.
La question peut para”tre acadŽmique. Elle est loin de l'tre. Elle vient
du constat d'une expŽrience interculturelle vŽcue. En effet, les activitŽs
actuelles de solidaritŽ des ONG, mme celles qui se veulent les plus
autocritiques, progressives et respectueuses des cultures, a) procdent
gŽnŽralement d'une volontŽ (consciente ou inconsciente) d'intŽgration de ces
cultures ˆ une culture occidentale‑modeme qu'elles prennent pour la norme
universelle, au systme de la mŽgamachine panŽconomique et technologique
qu'elles croient pouvoir amŽliorer ; b) elles sont gŽnŽralement plus orientŽes
vers les valeurs prŽtendument universelles (mais particulires) de la culture
occidentale‑moderne‑technique que vers l'identitŽ et les valeurs
traditionnelles des peuples ; c) elles souffrent gŽnŽralement d'une vision trop
nŽgative de ces cultures et trop positive de la leur. D'o un sentiment de
supŽrioritŽ ; d) elles procdent gŽnŽralement d'une ignorance flagrante de la
vision et des valeurs culturelles des peuples qu'elles veulent Ç aider ˆ
s'aider eux‑mmes È ; e) bien plus, elles n'ont gŽnŽralement pas le souci
de les conna”tre, ˆ cause de la mentalitŽ Žvolutionniste selon laquelle toute
culture traditionnelle doit Ç Žvoluer È vers la civilisation, la modernitŽ et
la technologie (au moins appropriŽe!) ; f) elles rŽpondent ˆ une question
sociale qui est mal ou imparfaitement posŽe, car elle l'est gŽnŽralement ˆ partir
des seuls prŽsupposŽs anthropologiques, cosmologiques, thŽologiques et
ontologiques de cette culture occidentale ; prŽsupposŽs qui ne sont
gŽnŽralement pas partagŽs par les cultures radicalement diffŽrentes auxquelles
elles s'adressent.
Je propose donc que les mouvements de solidaritŽ envisagent la possibilitŽ
non seulement d'une rŽforme, mais d'une rŽorientation radicalement diffŽrente,
d'une mutation, s'ils veulent aller au coeur de la crise contemporaine. Mais
mutation qui se situe ˆ l'intŽrieur du monde qui existe. DŽconstruire sans
dŽtruire, autrement ce serait la rŽvolution.
Dans une premire partie, je traite des conditions requises pour une telle
mutation, ˆ savoir la dŽcentration, la relativisation radicale, en un mot, le
dŽsarmement culturel en ayant soin d'en donner un exemple concret ˆ partir de
l'Occident. Je m'en prends ensuite au prŽsupposŽ gŽnŽralement incontestŽ de la
question sociale, ˆ savoir que le dŽveloppement serait un requis universel. Je
propose une relativisation radicale de la notion Žvolutionniste et de celle de
changement qui se trouve au coeur de cette notion.
Dans une deuxime partie, je propose quelques alternatives en vue d'une
solidaritŽ interculturelle : rŽsister au dŽveloppement, promouvoir l'identitŽ
culturelle des peuples et leurs ressources indignes, dŽvelopper des attitudes
positives ˆ l'Žgard du 2/3 monde, crŽer une solidaritŽ radicalement
interculturelle, sans Žriger cette dernire en nouvelle idŽologie ou systme
universel pour toute l'humanitŽ. Il ne saurait, en effet, y avoir, en dernire
analyse, une solution thŽorique ou systŽmatique au problme existentiel de la
question sociale, du pluralisme et de la paix. Enfin, s'Žmanciper de la
mŽgamachine.
Une telle dŽmarche appara”tra, ˆ premire vue, dŽroutante et
dŽmobilisatrice aux agents qui sont pris par des questions qu'ils considrent
urgentes et absolument premires. Mais elle sera, je l'espre, remobilisatrice
vers l'essentiel. Mais d'abord quelques remarques.
J'aimerais affirmer, ds l'abord, que pour moi, la relativisation radicale
de la notion de dŽveloppement et l'attitude de rŽsistance au dŽveloppement
n'impliquent pas nŽcessairement le rejet de tout ce qui se prŽsente sous le nom
de dŽveloppement et encore moins de modernitŽ, ni l'absolutisation des cultures
traditionnelles. Je ne voudrais pas non plus Žriger l'approche interculturelle
en requis universel. Et encore moins la forme de cette dernire qui affirmerait
que la voie du futur n'est ni celle de la tradition, ni celle de la modernitŽ,
mais celle de Finterculturel ˆ crŽer. Je crois que ce ne serait alors qu'une
autre forme, plus ŽlŽgante peut‑tre, de monoculturalisme et finalement
de colonialisme culturel. Soit ˆ l'Žgard du 2/3 monde d'une part, soit ˆ
l'Žgard du 1/3 monde qu'est l'Occident d'autre part.
PREMIéRE PARTIE : CONDITIONS REQUISES
Le dŽsarmement culturel
I1 nous faut un
dŽsarmement culturel. Les ONG ne pourraient‑ils pas devenir les pionniers
d'un tel dŽsarmement?
Par dŽsarmement culturel, j'entends cet effort pour :
a) dŽsabsolutiser et relativiser radicalement nos cultures respectives,ˆ la
lumire des cultures du monde.
Mais le faire ˆ partir du meilleur de notre culture et dans la plus grande
fidŽlitŽ ˆ son caractre unique et irrŽductible.
Aucune culture ou religion, aussi moderne, traditionaliste ou
interculturelle qu'elle soit, n'a le monopole de la vŽritŽ et de la rŽalitŽ.
Aucune n'est autosuffisante pour rŽsoudre et les problmes du monde et ceux des
personnes humaines. Approfondir au maximum les diffŽrentes cultures de la
tradition de l'humanitŽ est une condition nŽcessaire. Mais ce n'est pas
suffisant. Il y a une solidaritŽ cosmothŽandrique qui Žmerge aujourd'hui et que
l'on ne peut pas ne pas reconna”tre.
b) libŽrer la Vie (et donc sa vie) de l'emprise exclusive d une culture ou
de l'ensemble des cultures, mais en passant par elle(s).
La rŽalitŽ ne peut tre saisie, planifiŽe, ma”trisŽe et donc rŽduite ˆ la
pensŽe et conscience que nous en avons, mme ensemble. Elle ne saurait tre
ŽpuisŽe par quelque connaissance ou expŽrience (mme inter ou trans culturelle)
que ce soit. En effet, ˆ strictement parler, il n'y a rien qui soit purement
transculturel! On se trouve toujours dans une culture donnŽe.
1) NŽcessitŽ dÕun dŽsarmement culturel
Si nous rŽussissions un dŽsarmement nuclŽaire ou militaire, aurions‑nous
la Paix? Je crois que non. Comme je le disais en 1972 ˆ la Consultation
nordamŽricaine de la ConfŽrence mondiale des Religions pour laPaixl, soulever
la question de la paix en termes de dŽsarmement, de dŽveloppement et des droits
de l'Homme, c'est une faon occidentale et monoculturelle de poser la question
de la paix, mme s'il y a des personnes de plusieurs cultures et religions qui
participent ˆ des mouvements plurireligieux comme celui‑ci. C'est certes
une faon louable de poser la question, mais ce n'est pas la seule ni mme
nŽcessairement la plus importante. Il y en a d'autres que l'on peut trouver
dans les civilisations amŽrindiennes, africaines, hindoues, bouddhistes,
chinoises et arabes qui n'ont pas rŽussi ˆ interpeller le coeur et l'‰me de
l'Homme occidental.
L'Orient hindou et bouddhiste, par exemple, est moins prŽoccupŽ par le
dŽsarmement que par aparigrahal, moins par le dŽveloppement et l'Žvolution que
par karman et yÇJnal, ou si vous voulez, la solidaritŽ cosmique, moins par les
droits de l'homme et la dŽmocratie que par le Dharma et ce que j'appelle
parfois la dharmacratie (5). Et on pourrait donner d'autres exemples ˆ partir
des cultures africaines et amŽrindiennes, etc.
D'o mon affirmation que pour avoir la Paix, le dŽsarmement nuclŽaire ou
militaire n'est pas suffisant. Il faut aussi un dŽsarmement culturel. J'irais
mme jusqu'ˆ dire qu'il ne saurait y avoir de dŽsarmement nuclŽaire ou
militaire sans un dŽsarmement culturel. En effet, bien plus que les simples
abus de pouvoir ˆ l'intŽrieur d'une culture donnŽe, c'est le sentiment que sa
propre culture est supŽrieure ˆ celle des autres et qu'elle doit donc tre la
norme universelle, qui est une des sources les plus profondes non seulement de
la course aux armements, mais des conflits et finalement de l'absence de la
paix. Plus profondŽment encore, c'est de croire que la rŽalitŽ, et donc la
Paix, se rŽduit ˆ l'intelligence ou conscience qu'on en a, ou qu'on peut en
avoir.
D'o la nŽcessitŽ d'un double dŽsarmement culturel. D'une part, horizontal,
qui consiste ˆ dŽabsolutiser et relativiser radicalement nos cultures
respectives, ˆ la lumire des cultures du monde. Qu'il s'agisse de la culture
occidentale‑moderne ou des autres cultures. Mais le faire ˆ partir du
meilleur de sa culture et dans la plus grande fidŽlitŽ ˆ son caractre unique
et irrŽductible. Il ne s'agit donc pas de nier sa culture, de l'affirmer ou de
ne pas l'affirmer. Mais de la relativiser dans toutes ses dimensions, non seulement
socio‑Žconomique, juridico‑politique et religieuse mais aussi dans
ses prŽsupposŽs ŽpistŽmologiques, anthropologiques et cosmologiques. J'en donne
un exemple plus loin pour ce qui est de la culture occidentale moderne. Il est
Žtrange que dans un monde aussi culturellement pluraliste que le n™tre, on se
prŽoccupe si peu de rŽflŽchir aux fondements interculturels de la Paix. Je ne
veux pas dire par lˆ seulement rassembler des gens de diffŽrentes cultures et
religions pour Žtudier les diffŽrentes faons d'arriver ˆ la Paix. Il faut
Žgalement s'assurer que la question elle‑mme de la Paix ne soit pas
posŽe et dŽfinie ˆ partir des catŽgories et prŽsupposŽs d'une seule culture,
mais aussi des catŽgories et prŽsupposŽs de toutes les cultures qui se trouvent
en prŽsence dans notre monde contemporain.
Aucune culture ou religion, aussi moderne, traditionaliste ou
interculturelle qu'elle soit, n'est autosuffisante au point de pouvoir rŽsoudre
ˆ la fois les problmes du monde et ceux des personnes humaines, ni mme de
bien poser la question de la Paix. Approfondir au maximum les diffŽrentes
cultures de la tradition de l'humanitŽ est une condition nŽcessaire. Mais ce
n'est pas suffisant.
Il faut aussi un dŽsarmement Culturel vertical, qui consiste ˆ libŽrer la
Vie (et donc sa vie) de l'emprise exclusive d'une culture ou de l'ensemble des
cultures, mais en passant par elle(s), c'est‑ˆ‑dire ˆ travers
elle(s). Tout le monde, certes, veut la Paix Mondiale, mais il s'agit toujours
de sa Paix propre : la paix du civilisŽ, la paix du primordial, celle du
dŽveloppement
moderne et du progrs, paix blanche,
paix noire, paix islamique, paix amŽrindienne, paix asiatique, paix
occidentale, paix bouddhique, paix confucŽenne, paix chrŽtienne, paix
africaine, etc. Les religions pensent en avoir la clef : la paix religieuse,
thŽocentrique ou spirituelle. Les humanistes pareillement: la paix humaniste,
sŽculire ou anthropocentrique. Les cosmiques de mme: paix de la nature,
Žcologique ou cosmocentrique.
D'autres parlent de paix interculturelle, de paix globale ou
transculturelle. D'autres, enfin, parlent de paix transhistorique et
cosmothŽandrique. Certes, toute affirmation que l'on fait sur la Paix, aussi
ouverte et intŽgrale qu'on la conoive, est toujours et ne peut tre que
particulire et provisoire. Mais la Paix ne saurait tre rŽduite ˆ cette
conception qu'on en a, ni mme ˆ l'ensemble de ces conceptions. Elle est une
notion qui dŽpasse non seulement chaque culture particulire, mais l'ensemble
des cultures.
C'est un mystre qui dŽpasse l'intelligence humaine.
La Paix n'est pas simplement question de prŽserver nos cultures
traditionnelles, de nous ouvrir ˆ la modernitŽ, d'accepter mme nos diffŽrentes
faons de vivre, de co‑exister dans l'indiffŽrence mutuelle ou dans la
tolŽrance rŽsignŽe. Elle requiert la rencontre, la comprŽhension
(understanding, i.e., standing under), un horizon commun, une vision nouvelle.
Mais cela requiert que nous reconnaissions ensemble un centre qui transcende
l'intelligence qu'on en a ou peut en avoir, ˆ un moment donnŽ de l'espace et du
temps. Bref, pour avoir la Paix, on ne saurait partir du prŽsupposŽ qu'on sait
ce qu'est la Paix. Ni avant, ni pendant, ni aprs notre dŽmarche de Paix.
La Paix requiert que nous fassions l'effort de surmonter tous nos
individualismes et sociocentrismes. Il nous faut relativiser non seulement les
convictions, croyances et mythes dont nous sommes conscients, mais mme les
prŽsupposŽs dont nous ne sommes pas facilement conscients, un des plus
importants Žtant souvent celui de croire que la rŽalitŽ, et donc la Paix, se
rŽduit ˆ l'intelligence ou conscience qu'on en a ou qu'on peut en avoir. La
rŽalitŽ ne peut tre saisie, planifiŽe, ma”trisŽe et donc rŽduite ˆ la pensŽe
et conscience que nous en avons ou pouvons en avoir, mme collectivement. Elle
ne saurait tre ŽpuisŽe par quelque connaissance ou expŽrience que ce soit,
mme Ç inter È ou Ç trans È culturelle. En effet, ˆ strictement parler, il n'y
a rien qui soit purement culturel. On se trouve toujours devant, ou plut™t dans
un rŽalitŽ transculturelle. Et il n'y a rien non plus qui soit purement
transculturel. On se trouve toujours dans une culture dŽterminŽe. Parler ainsi
de la relativitŽ radicale (horizontale et verticale) de la Paix, n'est pas
tomber dans le relativisme du scepticisme. Il s'agit en effet d'une sagesse de
la Paix, mais d'une sagesse qui demeure toujours constitutivement en qute
d'elle‑mme.
2) Un exemple concret : l'Occident
On ne saurait rŽduire la Paix ˆ la notion, mme la plus purifiŽe, de
progrs, d'Žvolution, de dŽveloppement, comme cela se fait gŽnŽralement ˆ
l'heure actuelle. Ç DŽveloppement, nouveau non, de la Paix È, dit‑on.
Pourtant, rien de plus dangereux qu'une telle affirmation. En effet, le Ç
dŽveloppement È est une fentre sur la bonne vie, mais Pas la seule. C'est une
notion d'origine occidentale, qui est beaucoup trop reliŽe ˆ la conception
occidentale de la bonne vie, pour exprimer des conceptions de paix radicalement
diffŽrentes comme celles, par exemple, qui nous viennent des traditions
asiatiques, africaines et amŽrindiennes (notions de Rita, de Dharma, de Moksha,
de Sunyata, de Sacrifice et d'Harmonie cosmiques).
De mme, on ne saurait rŽduire la Paix aux notions (mme les plu idŽales)
de civilisation, d'OccidentalitŽ, de ModemitŽ. Ou encore aux notions les plus
ŽlevŽes de justice, de droits de l'Homme, d'ŽgalitŽ, d'autonomie et de ma”trise
de sa destinŽe. Autant de notions valables en ellesmmes mais qui relvent
toutes d'une anthropologie occidentale qui est loin de constituer on mme de
devoir nŽcessairement constituer la base de la paix dans d'autres traditions
humaines. On pense, par exemple, ˆ ces nombreuses cultures africaines,
asiatiques et amŽrindiennes o le mot Ç droit È n'existe mme pas dans leurs
traditions originales, parce qu'elles conoivent leurs relations en termes de
devoir‑de‑responsabilitŽ infinie ˆ l'Žgard des anctres, du cosmos,
de la communautŽ, etc. Voir, par exemple, la notion de Dharma chez les Hindous,
celle d'Action de Gr‰ces chez les Mohawks, celle de CommunautŽ chez les
Africains, etc. On pense aux notions de propriŽtŽ et d'ŽgalitŽ que l'on croit
universelles mais qui sont, en fait, tout ˆ fait Žtrangres aux cultures qui
voient plut™t leur relation ˆ la terre comme en Žtant une d'appartenance et de
responsabilitŽ d'intendance. Les relations entre humains d'une part et tres
vivants de l'autre y sont vues comme une relation Ç hiŽrarchique È dans un cercle
o il n'y a aucun tre privilŽgiŽ, chacun ayant un r™le diffŽrent mais
important ˆ jouer dans l'ensemble.
Il ne s'agit pas de s'opposer ici ˆ la notion occidentale de dŽmocratie,
mais ˆ la prŽtention universelle et totalitaire qui ne propose d'autre
alternative que la dŽmocratie ou le totalitarisme, comme s'il n'existait pas
d'autre forme de sociŽtŽ Ç politique È valable en dehors de celle qui est basŽe
sur cette forme particulire d'anthropologie politique et que l'on croit devoir
exporter ˆ travers le monde entier.
C'est ici, Žgalement, qu'il y aurait lieu de prendre conscience non
seulement que la dŽmocratie est incompatible avec la dŽmocratie de masse, mais
que les notions de majoritŽ‑minoritŽ, comme celles de vote, de
commandant, d'ƒtat‑Nation souverain et mme de gouvernement distinct et
de partis politiques, n'ont pas ˆ tre toujours et nŽcessairement des ŽlŽments
constitutifs de la sociŽtŽ. C'est ce que rŽvlent, par exemple, les sociŽtŽs
sans‑ƒtat amŽrindiennes. ƒtant gŽnŽralement basŽes sur le consensus,
elles sont des Ç sociŽtŽs contre l'ƒtat È et sans personne qui commande. De
plus, leur notion de Ç dŽmocratie È est radicalement diffŽrente de la notion
anthropocentrique occidentale ˆ son meilleur, Žtant donnŽ que le Ç peuple È,
pour eux, ne signifie pas seulement les Hommes, mais tous les tres vivants.
C'est une notion cosmocentrique. Ë tel point qu'on peut mme dire de l'Occident
que non seulement il n'a pas le monopole de la dŽmocratie, mais que la
dŽmocratie comme telle, mme au plan idŽal, n'est qu'une fentre sur la sociŽtŽ
politique. Elle n'est pas la seule. Ni nŽcessairement la meilleure.
Ë la suite d'un tel dŽsarmement culturel, nous serions peut‑tre
moins enclins ˆ exporter et imposer nos conceptions dŽmocratiques de paix
politique chez ceux qui vivent sur la base de systmes diffŽrents, qui ne sont
pas nŽcessairement infŽrieurs aux n™tres. Nous serions moins enclins ˆ porter
des jugements violents et non‑pacifiques sur les peuples qui, croyons
nous, Ç n'accdent au XXme sicle, et donc ˆ la paix et ˆ la libertŽ, que
lorsqu'ils deviennent ƒtats‑Nations souverains selon nos principes
dŽmocratiques universels È. Nous serions moins portŽs ˆ Žroder ou ˆ dŽtruire
leurs systmes politiques traditionnels au nom de la dŽmocratie. Nous serions
peut‑tre aussi moins enclins ˆ confondre la dŽmocratie occidentale avec
ses dŽviations historiques, la plus rŽcente Žtant celle de l'ƒtat‑Nation
souverain, sous ses deux formes de dŽmocratie de marchŽ et de dŽmocratie bureaucratique.
Cela ouvrirait les voies ˆ un renouvellement en profondeur de la dŽmocratie.
Nous pourrions alors cesser de confondre notre essentielle identitŽ politique
organique avec l'identitŽ fonctionnelle secondaire d'ƒtatNation moderne. Nous
pourrions reconna”tre, en d'autres mots, que pour tre de ce Ç pays È, on n'a
pas nŽcessairement ˆ tre citoyen de l'ƒtat Nation souverain qui se nomme
Canada (ou QuŽbec).
On pourrait donner beaucoup d'autres exemples. Qu'il me suffise de
souligner l'importance de ne pas rŽduire l'Žducation ˆ la scolarisation et
l'alphabŽtisation. Dire que la Paix consiste dans l'Žducation ne signifie pas
qu'elle consiste dans la scolarisation universelle. On saitjusqu'ˆ quel point
cette confusion entre culture scolaire et culture Žducative dŽtruit les
cultures Žducatives traditionnelles du monde entier. Il ne s'agit pas de
s'opposer ˆ la scolarisation, mais ˆ la scolarisation obligatoire pour tous et
partout, ˆ cette alphabŽtisation‑scolarisaon‑qui‑croit‑devoir‑se‑substituer‑aux‑traditionsorales‑des‑peuples-et-ˆ‑leurs‑cultures‑Žducatives‑traditionnelles.
Le dŽsarmement culturel ici consiste dans une sorte de dŽscolarisation, non pas
au sens de rejeter toute scolarisation, mais de relativiser son importance et
celle de ses assises idŽologiques d'objectivitŽ scientifique. Au sens de
retrouver la dimension organique de l'Žducation qui est davantage philosophie
(amour de la sagesse et sagesse de l'amour) que technologie et planification
systŽmique et bureaucratique. Il ne s'agit pas de renier la pensŽe
fonctionnelle, mais de la subordonner ˆ la pensŽe substantielle et ˆ la Vie.
C'est finalement refuser de croire que la Bonne Vie ne puisse tre que
l'aboutissement de nos projets rationalisŽs. C'est accepter de croire que l'intelligence
est plus que la raison, que l'Homme est plus que son intelligence et que la
RŽalitŽ est plus que l'Homme.
L'anthropologie occidentale est homocentrique. Elle met l'accent sur
l'Homme. L'anthropologie moderne va plus loin et place la personne individuelle
et sa dŽcision autonome au centre de la vie humaine. La paix devient d'abord
une question humaine et personnelle, i.e., individuelle. Or, l'anthropologie
des deux‑tiers de l'humanitŽ est fort diffŽrente; elle est
cosmocentrique. L'Homme n'est qu'une des dimensions du Grand Cercle Cosmique
qui a, lui aussi, ˆ se sacrifier avec et pour l'ensemble et d'abord ˆ
s'harmoniser au Tout. La paix devient alors une question cosmique; la personne
grandit dans la mesure o Ç l'individu È dispara”t.
Et si la paix Žtait aussi une question anthropocosmique, ou encore
cosmothŽandrique?
En un mot, il ne peut y avoir de paix vŽritable que lˆ o il n'y a ni
vainqueur, ni vaincu. Aucune victoire militaire, intellectuelle, spirituelle,
ne saurait rŽaliser la paix. Comment cela peut‑il tre vŽcu dans un monde
de rapports de force et d'abus de pouvoir? C'est le dŽfi d'une Paix qui passe
par le dŽsarmement culturel et ˆ travers lui, qui passe aussi par
l'Žmancipation du complexe technocratique. La question de la Paix Žbranle donc
les fondements de l'Homme, de la SociŽtŽ et de la RŽalitŽ elle‑mme.
C'est une ŽpŽe qui transperce la moelle de nos ‰mes et nous oblige ˆ une
metanoia, une mutation. Elle est fondŽe sur une connaissance qui est bienheureuse
ignorance. Sur une sagesse qui est constitutivement en qute de sagesse. Elle
commence lorsqu'on croit vraiment ˆ l'impossible, car la vraie libertŽ ne se
situe pas dans le domaine de la possibilitŽ d'un choix entre diffŽrentes
initiatives, mais... au‑delˆ. Sa sphre est celle de l'espŽrance contre
toute espŽrance, de l'impossible, du non‑manipulable, de
l'incomprŽhensible.
3) Se poser la question de savoir si le dŽveloppement est un requis universel (6)
Derrire toutes les formes de dŽveloppement, de progrs, d'Žvolution et de
solidaritŽ qui sont proposŽes par l'Occident au 2/3 monde, il existe un
prŽsupposŽjamais remis en question : la loi de l'Žvolution et du changement.
Elle a deux dimensions fondamentales : une mythique : l'tre (et donc l'Homme)
cherche toujours ˆ se dŽpasser, ˆ tre autre que ce qu'il est. C'est le
principe de la transcendance. Au niveau Žthique, cela s'exprime par : il faut
toujours se perfectionner et Ç Žvoluer È. Au niveau social : aucun peuple n'est
satisfait de ce qu'il est. Au niveau anthropologique : l'homme est un tre de
dŽsir; il a besoin de changer, de devenir autre. Au niveau culturel : toute
culture a besoin d'une autre culture, de dialogue, d'Žchange, de partage, de
partenariat.
b) l'autre historique : l'histoire en est une d'Žvolution constante vers un
plus tre (ˆ c™tŽ de la loi d'entropie) ‑ du primitif au civilisŽ, de la
tradition ˆ la modernitŽ, de la bio‑Žvolution ˆ l'histoire et ˆ la logo‑Žvolution,
de l'histoire ˆ la techno‑Žvolution; du monoculturalisme ˆ
l'interculturalisme.
Ce serait une loi ontologique, Žthique, anthropologique, historique,
technique universelle et inexorable!
On la trouve derrire tous les projets et les propositions de changement
qui sont Ç respectueusement È faites aux peuples du monde. Derrire les
invitations au rattrapage technologique, il y a toujours la mentalitŽ
Žvolutionniste qu'une vie technologique est supŽrieure ˆ une vie non‑technologique
et que c'est la voie normale de l'Žvolution humaine. Derrire les efforts
d'infrastructuration, il y a toujours la conviction que la vie Ç civilisŽe È
est supŽrieure ˆ la vie Ç primitive È et qu'on ne saurait retourner en arrire.
Derrire les efforts de rŽpondre aux besoins primordiaux des peuples, il y a
toujours le prŽsupposŽ que le mode de vie traditionnel de ces peuples n'a
jamais ŽtŽ capable et ne peut subvenir convenablement ˆ leurs besoins; ils ont
besoin pour cela, sinon de notre technologie, du moins de notre savoirfaire de
civilisŽs, pour les Ç aider ˆ s'aider eux‑mmes È. Derrire les
mouvements de solidaritŽ, il y a toujours le prŽsupposŽ que le mode de vie
traditionnel de ces peuples est insatisfaisant pour eux et qu'il a besoin sinon
d'tre complŽtŽ par un mode de vie plus moderne, du moins d'tre rŽactivŽ,
renouvelŽ, revitalisŽ, reconstruit, redressŽ, rŽanimŽ, et que nous avons le
saint devoir d'y voir et d'y contribuer par notre action transitive.
Or, au risque de passer pour rŽtrograde, antiquaire, statique, je voudrais
contester ici que cette loi de l'Žvolution et du changement soit la loi
universelle de l'tre et du dynamisme humain. Elle rŽvle en effet une fentre,
en certains cas valable et prŽcieuse, sur la bonne vie et sur son dynamisme,
mais elle n'en est pas l'unique, ni est‑elle nŽcessairement partagŽe, ou
doitelle l'tre, par tous les peuples. Il existe des peuples qui ont une vision
tout autre, tout aussi valable et prŽcieuse.
Je conteste donc que ce soit une nŽcessitŽ de proposer respectueusement ˆ
tous les autres peuples de changer et d'Žvoluer. C'est une erreur de partir a
priori du prŽsupposŽ qu'aucun peuple n'est satisfait de ce qu'il est, et que,
s'il l'est, il devrait devenir insatisfait, chercher un plus tre, soit dans sa
tradition, soit ailleurs, soit dans les deux.
Mais, diront certains, voilˆ une question purement thŽorique.
En effet, il n'y a pas de culture pure : toute culture est hybride. Il n'y
a pratiquement plus de communautŽs culturelles homognes; toutes ont ŽtŽ
affectŽes (certains diront contaminŽes) par le dŽveloppement ; chacune a
ses progressistes qui cherchent le dŽveloppement, l'Žvolution, et ses
bienfaits.
Ensuite, on ne saurait retourner au Dinosaure! L'humanitŽ primordiale a
perdu ˆ jamais sa premire innocence au contact de la civilisation. La nature
humaine et cosmique a subi est subit toujours de profondes mutations.
Le fait historique et que les peuples sont passŽs de l'Žtat primordial (dit
Ç primitif È) ˆ l'Žtat civilisŽ. Nous vivons dans un monde qui est engagŽ
depuis des millŽnaires dans la voie du dŽveloppement: la Ç civilisation È a
modifiŽ ˆ toutjamais la simple vie tribale; la sociŽtŽ de marchŽ a ˆjamais
modifiŽ la sociŽtŽ fŽodale‑paysanne; le systme bureaucratique actuel
transforme ˆ tout jamais la sociŽtŽ de marchŽ.
Le peuples sont aujourd'hui engagŽs (de grŽ ou de force) dans le
dŽveloppement, c'est‑ˆ‑dire dans un processus de transition ˆ une
monoculture occidentale‑moderne et ˆ la technicitŽ, qui deviennent la
norme universelle. Il n'y a donc rien d'autre ˆ faire que d'embo”ter le pas,
d'embrasser la modernitŽ, de s'intŽgrer ˆ la techno‑Žvolution et au
technocosme, tout en essayant de sauvegarder ce qu'on peutpendant qu'on le peut
(et si on le peut, diront d'autres qui prŽdisent le cataclysme). D'ailleurs la
mŽgamachine nous affecte tous au point o nous ne pouvons l'opposer et
survivre. Ç La modernitŽ rŽalise une hŽcatombe culturelle, sur l'ensemble de la
plante, comme il n'y en a jamais eu depuis le dŽluge... Les cultures
s'Žcroulent comme les arbres d'une luxuriante fort È'. Bien plus, notre
problme ne semble plus malheureusement de prŽvenir le raz de marŽe, diront
certains, mais d'endiguer la gigantesque inondation qui s'ensuit. Enfin, diront
d'autres, les peuples sont dans un Žtat d'interdŽpendance les uns ˆ l'Žgard des
autres. Ils ont besoin les uns des autres. Donc, ni la tradition, ni la
modernitŽ! Ni les cultures du Sud, ni les cultures du Nord, mais
l'interculturel est devenu une nŽcessitŽ pour tous les peuples. Tous les
peuples doivent Ç Žvoluer È vers l'interculturalisme, vers le dialogue et la
solidaritŽ interculturelle, vers une identitŽ plurale. C'est une question de
survie.
Ë ce sujet, quelques remarques :
1. Ne nous
perdons pas dans un jeu de conjectures et de prospectives ! Jusqu'ˆ quel point
les cultures peuvent survivre ˆ l'impact de la civilisation et de la
mŽgamachine, conserver leur identitŽ propre, vivre selon cette dernire et ne
pas tre rŽduites ˆ de simples folklores marginaux demeure un problme immense
qu'on ne saurait rŽsoudre a priori, ni en gŽnŽral pour toutes les formes
culturelles traditionnelles, dans un sens ou dans un autre. Nous ne pouvons
prŽdire a priori quels chemins les cultures et les peuples vont prendre.
2. En remettant
ainsi en question la thŽorie et la nŽcessitŽ universelle du changement et de
l'Žvolution, je n'ai pas l'intention de proposer une contre‑thŽorie et
nŽcessitŽ universelle : celle du nonchangement (des peuples et des cultures) ou
encore d'une solidaritŽ interculturelle de non‑intervention rŽciproque.
3. Sans
chercher ˆ nier la dŽvastation, les transformations culturelles et biologiques
profondes qui existent bel et bien dans certains cas, il n'est pas sžr que le
dŽveloppement soit aussi dominant qu'on voudrait nous le faire entendre. Pour
pouvoir en dŽcider, il faudrait d'abord s'tre mis d'accord sur l'axiologie ˆ
appliquer. C'est souvent du point de vue de la vision sous‑jacente ˆ la
civilisation occidentalemoderne‑technique que la civilisation et le
dŽveloppement semblent dominer le monde. Ceux qui n'attachent qu'une moindre
importance ˆ la civilisation, ˆ l'histoire (6 000 ans!), ˆ la raison et ˆ la
puissance de l'homme et de la technique, n'admettraient pas que cette
civilisation soit la force dominante. Ils la considŽreraient comme un fait
nŽgligeable dans l'histoire pluri‑millŽnaire de l'humanitŽ. (Et c'est
cette nŽgligence de la part de certaines cultures traditionnelles qui a permis
ˆ la civilisation occidentale et moderne d'envahir le monde. Comme c'est aussi
la nŽgligence de la part des Ç civilisŽs È et des occidentaux ˆ reconna”tre la valeur
primordiale des cultures traditionnelles et leurs forces de rŽsistance qui les
a induits ˆ ne pas rŽsister eux‑mmes ˆ cet envahissement et par lˆ ˆ le
nourrir.)
4. Je ne Voudrais pas tomber dans l'intŽgrisme et l'idŽalisme na•fs qui
empchent d'envisager la possibilitŽ que des (sinon toutes) les cultures
traditionnelles ont subi et subissent une mutation radicale qui ne leur permet
plus de rver ˆ retourner ˆ leur gloire primordiale premire et passŽe. En un
sens, elles ne sauraient retourner Ç en arrire È. Par exemple, l'humanitŽ
primordiale a perdu sa premire innocence ˆ jamais au contact de la
civilisation; elle a maintenant une conscience d'elle‑mme comme
distincte qu'elle n'avait pas auparavant. On a beau la dŽcrier et mme la
dŽnigrer, c'est un fait inŽluctable.
Mais cela ne lui enlve pas la possibilitŽ d'une seconde innocence
primordiale, non seulement dans le futur, mais dans le Ç passŽ È et
l'actualitŽ. Et en un autre sens, la nŽcessitŽ parfois non seulement d'un Ç
recours È mais d'un vŽritable retour ˆ un Ç en arrire È qui n'en est un qu'aux
yeux Žvolutionnistes. Ou, pour utiliser l'expression de certains, d'un retour
du primordial.
Les mutations historiques qu'ont subies les sociŽtŽs traditionnelles et
leur caractre Ç hybride È ne doivent pas nous amener ˆ conclure trop vite ˆ
leur disparition, ni ˆ la substitution totale de leurs valeurs par la
civilisation, l'occidentalitŽ, la modernitŽ. Il faut distinguer, en effet,
entre les aspects morphologiques, structurels et les valeurs de fond de ces
cultures et de ces peuples. Ou mieux encore, entre les cristallisations socio‑historiques
de leur identitŽ, leurs structures sacramentelles (c'est‑ˆ‑dire le
noyau de leur engagement et croyances) et enfin le mythe englobant qui nourrit
ces deux derniers niveaux. Une acculturation profonde ˆ un niveau peut cacher
souvent une identitŽ intacte ˆ un autre niveau. Le fait que des gens se
procurent des Ç transistors È par exemple ne les empche pas de vivre d'abord
sur la base de leurs propres valeurs.
Bien plus, ces cultures ont un dynamisme qui leur est propre et qui n'a pas
ˆ emprunter toujours la voie de la civilisation et de la modernitŽ mme
lorsqu'elles composent avec ces dernires ou entrent en dialogue de solidari(~
avec elles. Leur relation ˆ ces dernires peut tre fort diffŽrente de celle
qui appara”t ˆ un regard provenant de l'extŽrieur.
5. Or un certain
Žvolutionnisme, historicisme, civilisme et technoscientisme de la pensŽe
civilisŽe‑occidentale‑moderne‑ technique empchent
d'envisager la possibilitŽ que certaines cultures traditionnelles mnent encore
aujourd'hui une existence profonde et dynamique, derrire ou ˆ c™tŽ d'une
acculturation superficielle ou profonde'. La question elle‑mme para”t
presque ridicule. En tout cas, irrŽaliste. Poutant cette existence est d'autant
plus plausible que lÕidentitŽ existentielle profonde (sacramentelle et
mythique) d'une culture Žchappe ˆ l'analyse techno‑scientifique de la
raison et de la fonctionnalitŽ moderne, comme au logos lui‑mme
d'ailleurs. Elle relve du domaine de l'ouverture existentielle, i.e., de la
foi, de la relativisation radicale de nos propres mythes. Essayons d'y entrer
un peu ici.
6. Sans nier le caractre hybride et hŽtŽrogne des Ç cultures È et
communautŽs traditionnelles, l'impact du dŽveloppement sur leurs vies est‑il
vraiment toujours si Žtendu et si profond qu'on le laisse entendre, soit chez
le peuple, soit mme chez les Žlites (qui, souvent, n'oseraient avouer
publiquement ou ˆ eux‑mmes, leurs valeurs traditionnelles)? D'ailleurs,
on peut vivre de valeurs traditionnelles sans en avoir toujours conscience.
Notons d'abord qu'une grande partie de ceux qui Ç s'engagent È dans le
dŽveloppement le font, en grande partie, ˆ la suite d'une propagande
mystificatrice du dŽveloppement et du progrs, dont un des caractres les plus
insidieux est de se prŽsenter comme un fait accompli quitte ensuite ˆ se
dŽclarer indispensable (pour rŽsoudre les problmes qu'il a suscitŽs).
Plusieurs y sont mme forcŽs, contre leur grŽ, par une culture et une
civilisation dominante. Or, composer avec le dŽveloppement et en subir les
effets n'est pas nŽcessairement l'embrasser. On peut l'embrasser par pis‑aller
et concession involontaire. On peut mme essayer de le conna”tre pour mieux
dŽfendre les valeurs traditionnelles qu'il menace, ou pour le combattre, soit
directement, soit par contournement et phagocytage. Le compromis, l'ajustement,
Ç l'intŽgration È au dŽveloppement et mme le Ç dialogue È avec lui, ne veulent
pas dire nŽcessairement qu'on cherche ˆ l'Žpouser, ˆ se laisser pŽnŽtrer par
lui, mais ˆ s'articuler ˆ lui, ˆ cohabiter c™te ˆ c™te (ˆ distance, ou dans la
mme maison, ou dans la mme personne) dans un certain dualisme, sous un
semblant d'unitŽ, jusqu'au moment o le climat permettra autre chose.
On Žtudie avec empressement l'impact nŽfaste du progrs sur les cultures
traditionnelles, mais on Žtudiera moins leur rŽsistance ˆ ce progrs (ˆ quoi
bon si on est convaincu qu'elles vont succomber ˆ la longue ... ); rŽsistance
qui est beaucoup plus rŽpandue qu'on ne le croit et qui demeure encore trs mal
ŽtudiŽe; d'autant plus que cette rŽsistance est la plupart du temps imputŽe au
caractre statique, fŽodal, rŽtrograde de ces cultures et non ˆ leur gŽnie
interne, dynamique, actuel, contemporain9.
Cette rŽsistance reste souvent cachŽe aux yeux de l'Occidental
progressiste, parce que cette rŽ&stance n'emprunte pas toujours l'approche
frontale, adversariale, visible, de dŽnonciation, d'organisation, de
dŽclaration de droits, ˆ laquelle l'Occidental est habituŽ. C'est souvent une
rŽsistance invisible, secrte, qui se cache derrire un sourire, un
acquiescement extŽrieur et qui est parfois enracinŽe dans une sagesse calme et
patiente qui croit fermement ˆ l'auto‑destruction inŽluctable d'une
sociŽtŽ basŽe finalement sur le rapport de forces. 7. Je ne ferme pas la
possibilitŽ ˆ ce qu'il y ait des personnes de ces cultures qui cherchent
librement le meilleur de la civilisation et du Ç dŽveloppement È, qu'elles
cherchent ˆ se laisser pŽnŽtrer par ses valeurs au point mme d'entrer dans un
vrai dialogue de rŽciprocitŽ qui aille mmejusqu'ˆ la fŽcondation mutuelle, la
solidaritŽ, l'identitŽ plurale, le mŽtissage et la symbiose, dans un tre
nouveau. Sont-elles nombreuse ou pas? Je ne sais pas. Mais quel est l'impact de
ces cultures traditionnelles sur les objets et les valeurs du dŽveloppement? On
en parle si peu. Et pourtant les peuples transforment souvent ces objets et ces
valeurs en outils et mme en symboles de leurs propres valeurs culturelles,
comme on en a des exemples dans les cultes syncrŽtistes ˆ travers le monde.
Absorption, au point o l'on peut se demander : qui absorbe qui?
8. Si j'affirme tout ceci, ce n'est pas pour privilŽgier les cultures
traditionnelles mais pour aider ˆ crŽer un climat qui permette une authentique
solidaritŽ interculturelle o les cultures traditionnelles pourront avoir la
place qui leur revient et qui leur est enlevŽe prŽsentement par
l'intŽgrationnisme et Žvolutionnisme gŽnŽralisŽs de notre sociŽtŽ. C'est aussi
pour Žviter d'Žriger en systme, en thŽorie ou en nŽcessitŽ universelle une
approche de solidaritŽ interculturelle qui affirmerait abstraitement que la
voie du futur n'est ni celle de la tradition, ni celle de la modernitŽ, ni
celle du Sud ou du Nord, mais celle de l'interculturel ˆ crŽer. Visage du mme
Žvolutionnisme de fond qui ne serait pas mieux que l'ancien.
II. Reconnaissance et acceptation du pluralisme
Reconnaissance du Pluralisme de la nature humaine, de la vŽritŽ, de la
rŽalitŽ
Voilˆ le prŽsupposŽ fondamental! En voici quelques expressions
fondamentales
La rŽalitŽ ou la vie seule est suprme. Elle est foncirement pluraliste;
elle ne saurait tre ŽpuisŽe par quelque connaissance ouexpŽrience (divine,
humaine, cosmique) que ce soit. La vŽritŽ est donc pluraliste.
Mme s'il existe une nature humaine universelle, on ne saurait partir a
priori du prŽsupposŽ que tous les tres humains en ont la mme notion. En
effet, l'interprŽtation que l'on faitde cette nature humaine universelle, c'est‑ˆ‑dire
l'intelligence que l'tre humain particulier en a, fait aussi partie de cette
nature, de sorte qu'on ne saurait identifier cette nature humaine universelle
avec une interprŽtation (culturelle) particulire. C'est dire, par exemple, que
la conception occidentale de la nature humaine universelle ne s'applique pas
nŽcessairement ˆ la totalitŽ de la nature humaine.
‑ Aucune culture, religion, tradition, idŽologie, aussi moderne,
traditionaliste, interculturelle, globale, qu'elle soit, ne saurait dŽfinir la
bonne vie et les besoins fondamentaux pour toute l'humanitŽ.
‑ Les mots qui expriment les expŽriences humaines fondamentales ne
sauraient tre identifiŽs avec une seule interprŽtation conceptuelle
particulire ˆ une culture.
‑ On ne saurait partir a priori du prŽsupposŽ que tous les tres
humains conoivent l'homme comme un tre de dŽsirs et de besoins ˆ assouvir.
Pour certains, il est considŽrŽ comme ayant atteint la maturitŽ, lorsqu'il
s'est libŽrŽ de ses dŽsirs et de ses besoins.
Acceptation de systmes de vie, de pensŽe et d'action, diffŽrents et
parfois incompatibles, sans partir du prŽsupposŽ a prioristique que tous
doivent changer ou demeurer les mmes.
Qu'on cesse notre monoculturalisme bienveillant qui ne parle des cultures
que comme des ŽpiphŽnomnes de l'Žconomico‑politique, alors que ce sont
des faons de vivre, constitutives de l'identitŽ profonde des peuples.
Chercher ˆ dŽcouvrir leurs systmes de valeur dans son intŽgralitŽ et sa
profondeur plut™t que d'en relever seulement quelques traits folkloriques et psychosociaux.
Il existe en effet des humanismes qui ne sont pas basŽs sur l'autonomie
individuelle, la libertŽ de choix, la ma”trise de sa destinŽe; des cultures
Žconomiques avancŽes qui ne parlent pas de propriŽtŽ, de productivitŽ, de
salaires et de plein emploi; des cultures politiques raffinŽes, sans notion de
dŽmocratie, d'ƒtat‑Nation, de souverainetŽ, de pouvoir politique, de
citoyennetŽ et de langue officielle; des cultures Žducatives ŽlevŽes, sans
Žcriture, sans Žcoles et systme scolaire; des cultures hautement scientifiques
qui ne sont fondŽes ni sur l'objectivitŽ ni sur la subjectivitŽ, etc.
‑ Cesser de ne les voir que comme des choses du passŽ, de toute faon
profondŽment modifiŽes, auxquelles on ne saurait retourner. Mais envisager la
possibilitŽ qu'elles mnent encore une existence profonde et dynamique,
derrire ou ˆ c™tŽ d'une acculturation souvent superficielle.
‑ Cesser de croire qu'elles doivent toutes ou dispara”tre ou Ç
Žvoluer È (C'est‑ˆ‑dire graduellement embrasser la civilisation, la
modernitŽ, le dŽveloppement ou un interculturel particulier) mais envisager la
possibilitŽ qu'elles se maintiennent selon leurs dynamismes propres et selon
des voies qui nous paraissent incomprŽhensibles et incompatibles avec ce que
nous avons de plus cher.
‑ Accepter que puissent exister, c™te ˆ c™te, des cultures techniques
et des cultures chtoniques; des humanismes cosmocentriques, anthropocentriques
et technocentriques. Et sans essayer de les changer au nom de je ne sais quel
fatalisme Žvolutionniste ou technologiste. Et sans essayer de les maintenir ˆ
tout prix dans un statu quo au nom de je ne sais quel fatalisme
traditionaliste.
DEUXIéME PARTIE ALTERNATIVES
I. RŽsistance au dŽveloppement (ou le dŽveloppement comme obstacle)
Je propose cinq orientations ou alternatives complŽmentaires.
Sans rejeter a priori tout Ce qui se prŽsente sous le nom de dŽveloppement,
crŽer un mouvement de rŽsistance au dŽveloppement dans le sens polyvalent
suivant :
a) RŽsister ˆ l'idŽologie de ma”trise de la nature et de sa destinŽe qu'est
le dŽveloppement, et cesser d'identifier l'idŽologie qu'est le dŽveloppement
avec le mythe primordial positif de l'Occident. Cesser, en d'autres mots,
d'identifier le mythe primordial positif de 1 'Occident, avec ses dŽviations
historiques : la magie, l'anthropocentrisme, le civilisme, la syphilisation,
l'Žvolutionnisme, le rationalisme, l'individualisme, le sŽcularisme et la
mŽgamachine. Mais, aller beaucoup plus loin :
RŽsister de confondre le mythe primordial positif de l'Occident avec ses
formes historiques positives, anciennes et nouvelles, prises soit
individuellement, soit collectivement : la culture primordiale, la
civilisation, la modernitŽ. Il y aurait lieu ici de cesser de rŽduire
l'Occident ˆ la modernitŽ, ou ˆ la civilisation ou mme ˆ ses formes
historiques primordiales. Renouer, en d'autres mots, avec le mythe primordial
positif de l'Occident.
C) RŽsister ˆ la culture occidentale, i.e., au mythe primordial positif de
l'Occident, comme Žtant la norme universelle de la bonne vie pour tous les
peuples. Maintenir la culture occidentale dans ce qu'elle a de plus positif.
L'amŽliorer, la purifier de ses scories, l'approfondir au contact des autres
cultures, mais refuser d'en faire la norme universelle de la bonne vie. Refuser
d'en faire un requis universel au sens o tous les peuples devraient s'en voir
proposer les bienfaits, l'embrasser en partie ou en totalitŽ, dialoguer avec
elle, mme si la plupart sont obligŽs de composer aujourd'hui avec elle.
Donnons ici quelques exemples de ces trois premiers points. Cesser de
confondre l'Occident exclusivement avec la modemitŽ ou mme avec la
civilisation. ƒviter de rŽduire lÕOccident ˆ son histoire, sans considŽration
de sa rŽalitŽ mythique. Ne pas rŽduire l'Žconomie occidentale ˆ l'Žconomie
moderne ou ˆ l'Žconomie industrielle et de marchŽ, ni ˆ une Žconomie d'Žchange
(privŽe ou collective). Ne pas croire que l'Žconomie occidentale d'Žchange
doive supplanter les Žconomies de rŽciprocitŽ du 2/3 monde. Ne pas confondre
l'Žconomie vernaculaire de l'Occident avec les Žconomies vernaculaires du 2/3
monde.
Il ne s'agit pas de s'opposer ˆ la scolarisation mais ˆ la scolarisation
obligatoire pour tous, ˆ l'identification exclusive de l'Žducation avec la
scolarisation, ˆ cette alphabŽtisation‑scolarisation‑qui‑croit‑devoir‑se‑substituer‑aux‑traditions‑orales‑des‑peuples.
Il ne s'agit pas de refuser tout systme scolaire mais l'absolu de la
systŽmatisation scolaire universelle et de la culture Žducative occidentale.
Il ne s'agit pas de s'opposer ˆ la dŽmocratie mais ˆ la prŽtention
universelle et totalitaire qui ne prŽsente d'autre choix qu'entre elle et le
totalitarisme. Ni aux gouvernements par reprŽsentation et aux partis politiques
mais ˆ leur prŽtention d'tre la seule et la meilleure forme de gouvernement
humain. Ni au vote mais ˆ la dŽresponsabilisation politique que trop souvent il
cache et justifie. Ni ˆ toute forme d'ƒtat, mais ˆ celle basŽe sur le rapport
de forces, sur le principe des pouvoirs plŽniers, sur l'opposition ˆ toute
sociŽtŽ sans ƒtat. Il ne s'agit pas de s'opposer ˆ toute forme de souverainetŽ,
par exemple ˆ celle qui consiste ˆ tre libre d'tre, de penser et d'agir, sans
imposition de l'extŽrieur, mais ˆ celle qui fait de la volontŽ soit de
l'individu, soit de l'ƒtat, soit de l'homme, soit du divin, un absolu auquel
tout doit se plier et qui n'est limitŽ, forcŽment, que par la souverainetŽ de
l'autre. Il ne s'agit pas de s'opposer ˆ toute citoyennetŽ, mais ˆ sa confusion
avec le patriotisme; ˆ toute langue nationale mais de refuser toute langue Ç
officielle È d'un ƒtat‑Nation qui voudrait se substituer aux langues
vivantes ou les rŽlŽguer au secteur Ç privŽ È.
Il ne s'agit pas de dire non ˆ l'argent comme moyen d'Žchange mais ˆ la pan‑rentabilisation
des valeurs humaines, ˆ l'argent comme seul moyen de rŽmunŽration, ˆ la
rŽmuiiŽration comme seul moyen de commerce. Ni ˆ la propriŽtŽ au sens
d'appropriation, mais ˆ sa dŽfinition comme le droit de disposer ˆ sa guise
d'un objet dŽterminŽ (jus uti et abutendi) et ˆ son universalisation comme s'il
ne pouvait y avoir de relations autres qu'appropriatives ˆ l'Žgard de la terre.
Ni ˆ la transformation de la matire et ˆ la production, ni mme ˆ une Žconomie
de productivitŽ, mais ˆ sa primautŽ absolue et ˆ l'identification de l'Žconomie
avec la seule production; il ne s'agit pas de s'opposer ˆ toute Žconomie de
marchŽ, mais ˆ sa primautŽ et ˆ sa substitution ˆ l'Žconomie d'Žchange ou de
rŽciprocitŽ. Ni aux valeurs mathŽmatiques et quantitatives, mais ˆ leur rgne,
ˆ leur prŽtention de pouvoir mesurer et reprŽsenter les valeurs humaines, ˆ
leur r™le d'Žtalon de base pour l'organisation d'une et de toute sociŽtŽ. Les
relations entre membres d'une entreprise n'ont pas ˆ passer parla relation
patron‑employŽ.
C'est dire que pour pallier au plus vite Ç aux aspects insupportables de la
misre que l'Occident a contribuŽ ˆ occasionner dans le monde È, tous les
peuples n'ont pas nŽcessairement ˆ avoir recours aux armes occidentales
modernes : production accrue de nourriture par des moyens modernes, crŽation de
pouvoirs face ˆ la domination (tels que syndicats ouvriers, associations
paysannes, partis politiques), monŽtarisation, rapports de force, etc. Je ne
nie pas qu'il puisse tre utile et mme parfois nŽcessaire de conna”tre
l'Occidentmoderne etd'avoir recours ˆ ses armes pour mieux s'en dŽfendre, mais
de l'embrasser, mme en partie, ne saurait tre une nŽcessitŽ universelle.
Il ne s'agit pas de nier que le dialogue d'ouverture existentielle avec
l'Occident soit parfois une exigence, mais de refuser d'en faire une forme
universellement nŽcessaire ou premire de solidaritŽ.
Il ne s'agit pas de s'opposer au dynamisme occidental‑moderne avec
son sens de toujours plus et d'au‑delˆ, mais ˆ sa prŽtention d'tre
l'unique et universelle forme de dynamisme humain. Ni au temps linŽaire, ˆ
l'horloge et ˆ la technochronie, mais ˆ sa prŽtention d'tre le seul temps pour
tous. Ni ˆ l'histoire, mais ˆ la rŽduction de la rŽalitŽ au fait historique
sans considŽration de la rŽalitŽ mythique des choses.
Il ne s'agit pas de dire non ˆ la libertŽ de choix, mais ˆ la prŽtention
que c'est lˆ l'unique et meilleure faon de dŽfinir la libertŽ et la nature
humaine. Ni ˆ la sŽcularitŽ de la culture moderne, mais ˆ son sŽcularisme. Ni ˆ
la personne, mais ˆ son identification exclusive et abstraite avec l'individu.
Il ne s'agit pas de s'opposer ˆ la science et ˆ la conscience rŽiqexive,
mais ˆ son identification avec la conscience tout court. Ni ˆ la connaissance,
mais ˆ son identification avec l'existence, comme si la pensŽe pouvait capter
le tout de l'tre et l'Žpuiser. Ne pas dire non ˆ l'anthropologie homocentrŽe,
mais ˆ sa prŽtention d'tre le tout de l'anthropologie et de l'homme.
Il ne s'agit pas de s'opposer ˆ ce qu'il y ait une vŽritŽ, mais ˆ son
monisme qui Žcrase le pluralisme de la vŽritŽ. Ni au dŽsir d'unitŽ plus large,
mais ˆ ce monisme unitariste qui dŽtruit le pluralisme fondamental du rŽel.
d) Bannir de notre vocabulaire la notion de dŽveloppement en tant que
notion transculturelle ou globale, valable pour toutes les cultures, symbole
universel de bonne vie.
Or, il faut insister ˆ nouveau qu'il ne s'agit pas ici de rejeter a priori
tout ce qui se prŽsente sous le nom dŽveloppement, utilisŽ dans ce sens. De
plus, nous ne voulons pas figer la notion de dŽveloppemt dans son idŽologie, ni
dans le mythe primordial positif de l'Occident. Si nous ne voulons pas refuser
ˆ ce mythe son caractre positif dynamique interne, nous ne voulons pas non
plus bŽtonner le mythe primordial de l'Occident dans son occidentalitŽ. Il ne
s'agit pas ici de nier la valeur des efforts pour Ç humaniser È le
dŽveloppement. Par exemple, pour le dŽgager de sa conception productiviste,
consumŽriste et bureaucratique, ou encore de son ethnocentrisme. Nous ne nous
opposons pas ici ˆ tout ce qui se fait au nom de l'ŽcodŽveloppement, du
dŽveloppement alternatif : global, intŽgrŽ, harmonisŽ, centrŽ sur l'tre
humain, dans le respect des cultures et des civilisations (Lebret). Nous ne
nous opposons pas ici aux luttes de solidaritŽ pour assurer la libertŽ, la
survie, le minimum vital, la self‑reliance.
Certains, aujourd'hui, mettent de l'avant une notion de dŽveloppement
qu'ils prŽsupposent ou disent transculturelle, globale, universelle, valable
pour toutes les cultures, le prŽsupposŽ Žtant que la nature humaine est partout la mme et que la vŽritŽ est
une, mme si elle est pluriforme.
C'est ainsi qu'ils parleront des besoins fondamentaux de l'tre humain
comme Žtantpartout les mmes :minimum vital de nourriture, de logement.
D'autres rŽservent le mot dŽveloppement aux Ç universaux transculturels È comme
les droits de l'homme, la dŽmocratie, etc. Ils voient dans le dŽveloppement une
sorte de valeur transculturelle, universelle : Ç la montŽe humaine ... È, Ç le
passage d'une phase moins humaine ˆ une phase plus humaine ... È Ç le plus‑tre
de tout homme et de tous les hommes È (Lebret) : Ç un processus endogne et
autocentrŽ d'Žvolution globale spŽcifique ˆ chaque sociŽtŽ È (F. Partant) : Ç
maximisation des potentialitŽs humaines È (F. Perroux) : Ç tre sujet et
crŽateur de sa propre histoire, personnelle et sociale È (D. Goulet) Ç dŽpasser
ce qui est aujourd'hui pour crŽer ce qui doit tre, c'est‑ˆ‑dire ce
qui vaut d'tre È (Allo) etc.
Il ne s'agit pas de nier ici , valeur de ces purifications de la notion de
dŽveloppement. Mais outre que ces notions sont gŽnŽralement mal ou pas dŽgagŽes
de l'idŽologie de ma”trise dont nous avons parlŽ plus haut, elles manifestent
toutes une anthropologie qui est loin d'tre partagŽe par le reste de
l'humanitŽ. De plus, ce sont toutes des notions occidentales dans leur origine,
signification, formulation, qui ne peuvent tenir lieu de normes pour toute
l'humanitŽ. Par exemple, ce ne sont pas toutes les cultures qui dŽfinissent
l'homme comme un tre de besoin, un tre en devenir vers un plustre, etc. Nous
n'avons pas tous les mmes conceptions de la mort et de la survie. C'est ce qui
fait qu'on ne place pas tous l'essentiel et l'urgent ˆ la mme place.
Donnons l'exemple de la famine! Un sujet fort dŽlicat. Il ne s'agit pas de
venir prŽsenter ici une thŽorie que la famine n'existe pas, qu'il ne faut pas
s'occuper des affamŽs. Loin de nous FidŽe de dŽmobiliser ceux qui travaillent
gŽnŽreusement, et parfois au risque et au prix de leur vie pour la survie
physique de ceux qui souffrent de famine et manquent du minimum vital. Mais on
aimerait entendre aussi des mises en garde comme les suivantes de la part des
ONG : Ç ne soyons pas aveugles au fait que le minimum vital et la famine sont
souvent le Cheval de Troie par o on introduit le dŽveloppement, ˆ la fois
comme idŽologie de ma”trise et comme culture occidentale; la voie privilŽgiŽe
par o l'on donne une image mŽprisante des cultures traditionnelles, o on les
prŽsente comme, ou laisse entendre qu'elles sont, archa•ques, inefficientes,
d'une stupiditŽ illimitŽe, et causes elles‑mmes de leur misre; o l'on
justifie nos interventions passŽes et rŽcentes dans leur vie et o l'on a beau
jeu de pratiquer le sauveurisme et de tenter de prouver et de faire valoir
notre supŽrioritŽ. Il y aurait lieu de soumettre ˆ une critique trs serrŽe et
interculturelle le fait, l'existence, la nature et les critres mmes de la
famine et de la malnutrition, dont les statistiques, trop souvent, sont
ŽlaborŽes par des bureaucrates qui ne connaissent rien du mode de vie des
peuples, ne mettent pas le pied sur le terrain, et quand ils le font, analysent
sur la base de leurs propres critres prŽtendument universels.
N'y aurait‑il pas lieu que les ONG mettent au grand jour que les
causes de la famine viennent le plus souvent des interventions occidentales
dans ces pays, mais plus important encore que les ONG aident ˆ prendre
conscience du pluralisme de la nature humaine et qu'on ne saurait partir a
priori du prŽsupposŽ que tous les tres humains ont les mmes besoins
fondamentaux? Si l'on n'accepte pas la possibilitŽ que d'autres cultures voient
les besoins fondamentaux d'autres manires, on absolutise sa propre conception
de la nature humaine et on risque de crŽer certains problmes qui n'existent parfois
mme pas pour les peuples dont on parle. Ou, s'ils existent, souvent n'ont pas,
dans leur esprit, mme s'ils sont parfois urgents, la prioritŽ qu'on leur
prte.
La justice, les droits de l'homme, la dŽmocratie, etc. peuvent avoir valeur
de symbole polysŽmique et rejoindre une certaine universalitŽ, ˆ condition
qu'ils soient acceptŽs comme tels par diffŽrentes cultures. Mais ces notions
demeurent, mme dans ce dernier cas, une fentre sur le monde, une expression
liŽe ˆ une culture dŽterminŽe. Mme s'ils sont gŽographiquement universels, ils
ne sont pas nŽcessairement universels au plan historique et culturel. Ë vrai
dire, il n'existe pas de valeurs simplement transculturelles; on est toujours
dans une culture dŽterminŽe. Une mŽtaculture n'est pas culture.
Nous ne nions pas que la notion de dŽveloppement puisse en arriver et
n'arrive parfois, ˆ se dŽgager de faon presque parfaite, de sa signification
purement occidentale, lorsque dŽfinie par des personnes fort sensibles ˆ la
dimension interculturelle : Ç lutte contre l'entropie dans le respect de la
matrice sociŽtaire et des impŽratifs du milieu È (E. LeRoy), Ç reproduction
harmonieuse de la sociŽtŽ È (ƒ. Le Roy),Ç The realization of oneÕs cultural
identity È (M. Jackson) ; Ç l'aspiration de chaque culture ˆ tre
pleinement et ˆ se reproduire physiquement et spirituellement ˆ l'aide de
son/ses paradigmes de ce qu'est la bonne vie È (D. Perrot) : enlever les
obstacles ˆ ce que chaque culture puisse vivre selon son identitŽ (culturelle)
propre dans son intŽgralitŽ. Mais outre que Ç ce symbole ne saurait
s'identifier avec la perfection humaine È, parce qu'il n'est, comme tout
symbole d'ailleurs, qu'une fentre sur la rŽalitŽ, nous prŽfŽrerions ne pas
parler de dŽveloppement comme symbole et rŽfrent universel. C'est une
question, dans ce dernier cas, de prŽfŽrence et de choix linguistiques, basŽs
sur le fait que ce mot est trop liŽ historiquement ˆ l'Occident, ˆ son
anthropologie et ontologie, et aussi ˆ son idŽologie et complexe technologique.
Il est ainsi trop apte ˆ semer la confusion dans nos orientations sociales et
surtout ˆ faire le jeu d'une culture occidentale, d'une civilisation
technologique et d'une idŽologie contemporaine qui cherchent ˆ tout rŽcupŽrer ˆ
son service. Prendre le dŽveloppement comme Ç le nouveau nom de la Paix È,
c'est risquer gravement de faire le jeu de la culture dominante. Nous aimerions
donc remplacer le dŽveloppement par un autre symbole, qui n'est pas parfait non
plus, mais qui est peut‑tre plus apte, comme le mot paix, ˆ rallier tout
le monde, la sensibilitŽ occidentale‑moderne incluse : solidaritŽ(s)
interculturelle(s).
Il ne s'agit pas de s'opposer aux recherches de vision globale, de
conscience universelle, de culture planŽtaire et globale, d'universaux
transculturels et d'ordre global. Chercher l'unitŽ et la vŽritŽ est une
dimension constitutive de l'tre humain. Nous avons besoin d'un horizon global,
d'une vision unifiŽe, globale, dŽfinitive de la rŽalitŽ, d'autant plus qu'il y
a des dŽmarches unificatrices trs partielles (et donc standardisatrices) qui
ignorent les fondements de l'tre humain. L'unitŽ seule peut nous satisfaire.
Cette soif d'unitŽ n'est pas seulement ontologique (unitŽ d'intellection) mais
aussi sociologique et politique (unitŽ du genre humain, unitŽ des cultures).
C'est que la rŽalitŽ est une en dernire analyse. Tout est reliŽ. L'univers est
une famille. On ne saurait donc cesser de Ç rver È ˆ l'unitŽ.
Mais la rŽalitŽ restera toujours irrŽductible ˆ l'unitŽ. Il n'y a pas et ne
saurait y avoir de vision globale ˆ 360 degrŽs. Notre vision est toujours
partielle et provisoire, mme lorsqu'elle se prŽsente comme Ç globale È. Il ne
saurait y avoir de culture universelle, globale, en dernire analyse : un
univers, une culture, un royaume, un Dieu, un ordre universel. PrŽtendre ˆ la
comprŽhension globale de la totalitŽ des cultures et de la rŽalitŽ relve d'une
pensŽe aliŽnŽe d'elle‑mme et du rŽel.
On peut certes
trouver des invariants transculturels et des universaux abstraits, structure
sous‑jacente ˆ une pluralitŽ d'entitŽs, mais on ne saurait faire
abstraction de l'ensemble de la rŽalitŽ, de son caractre holiste, du Tout qui
nous constitue, et qui est irrŽductible, ˆ lÕ intelligibilitŽ, parce qu'il est
d'ordre mythique. C'est que la rŽalitŽ et l'humanitŽ est une ˆ un niveau qui
dŽpasse non seulement l'intelligence mais l'tre lui‑mme. Elle est
mŽtaontologiquement une, ou unique. Et, de ce point de vue, elle n'est ni une,
ni deux. On est tentŽ de concocter un ordre universel, un systme, qui Žlimine
tout ce qu'on ne peut accommoder ou manipuler. La rŽalitŽ s'y refuse.
Il nous faut donc un paradigme unifiant, mais qui ne soit pas en mme temps
quelque chose de monolithique et de clos. Une vision qui donne un certain sens
de la totalitŽ et de l'unitŽ sans tre totalitaire et unitariste. Aucune vision
ou systme uniforme ou moniste ne pourra satisfaire l'inŽpuisable versatilitŽ
de l'tre humain et de la rŽalitŽ. La solution ne saurait donc se situer au
niveau abstrait de la pensŽe dialectique et de la rationalitŽ, du systŽmatique
ou systŽmique (un systme interculturel est une contradiction dans les termes),
mais au niveau d'une vision ou d'une synthse de type existentiel, qui
transperce le logos (dialogale!), d'une ouverture existentielle sur la rŽalitŽ
mythique. Synthse qui n'a pas ˆ tre toujours rationnelle ou intellectuelle,
mais qui n'est pas anti‑rationnelle, ni anti‑intellectuelle. En
d'autres mots, il s'agit de prendre conscience que l'unitŽ que nous avons ˆ
chercher n'est pas celle du dŽnominateur commun, de l'essence ou de l'unitŽ
(transcendentale) des cultures et du rŽel, l'unitŽ dans ce qu'on a ou est en
commun (au prix des diffŽrences), mais l'unitŽ ou l'harmonie (Funion de non‑dualitŽ)
dans nos diffŽrences.
Mais il y aurait lieu de s'Žveiller au fait que la qute elle‑mme de
l'unitŽ est radicalement diffŽrente selon les cultures. Alors que certaines
cultures croient devoir rassembler les peuples et les cultures autour d'un
point de rŽfŽrence, identifiable dans l'espace et le temps, et saisissable par
l'intelligence Ç'unitŽ essentielle o il y a un contenu), d'autres peuples sont
plus prŽoccupŽs d'harmonie et de convivance. Harmonie et convivance qui
dŽpendent plus de la communion dans un mystre invisible ineffable et
nonidentifiable que dans son identification par la pensŽe. L'union des deux
constitue la synthse pluraliste dont il est question ici, sous le terme :
solidaritŽ interculturelle.
e) RŽsister ˆ l'idŽologie du progrs, de l'Žconomie industrielle, de la
dŽmocratie de masse, de l'ƒtat‑Nation, de la technologie et de la
mŽgamachine.
Il est Žvident que l'idŽologie de la ma”trise et de l'autonomie, qui est
une dŽviation du mythe primordial positif de l'occident, a pris des formes
concrtes dans tous les domaines de la vie moderne : Žconomie, politique,
droit, vie sociale, Žducation, mŽdecine, religion, civilisation de progrs basŽ
sur l'Žvolutionnisme, etc. Il ne peut tre question d'en faire l'analyse ici,
v.g., comment l'Žconomie industrielle se substitue ˆ l'Žconomie vemaculaire, le
systme scolaire ˆ l'Žducation, l'individu ˆ la personne, la collectivitŽ ˆ la
communautŽ, la dŽmocratie de masse ˆ la dŽmocratie, l'ƒtat‑Nation ˆ
l'ordre politique etc. Nous nous limiterons ici ˆ inviter ˆ rŽsister ˆ la
technologie entendue au sens de complexe technologique. Plus loin, nous
parlerons de nous en Žmanciper. Ce qui est important de noter, c'est que la
rŽsistance dont nous parlons ici est beaucoup plus qu'une rŽsistance aux abus
et aux errements de l'Žconomie industrielle, de la dŽmocratie de masse et de
l'ƒtat‑Nation, v.g., capitalisme et communisme etc. Elle est une remise
en question radicale des idŽologies elles‑mmes qu'elles constituent,
toutes fondŽes sur une idŽologie anthropologique historique qu'on a
gŽnŽralement de la peine ˆ distinguer de ces idŽologies elles‑mmes et de
leurs errements historiques.
Sans tomber dans l'interprŽtation dŽmoniaque de la technique, ni dans la
technologie rŽactionnaire, et tout en poursuivant la lutte pour parfaire, Le.,
pour humaniser et mme relativiser la technique et pour la mettre au service
des cultures, de l'humanitŽ et du cosmos, prendre conscience de ce qui Žchappe
largement ˆ la conscience moderne, c'est‑ˆ‑dire du caractre
spŽcifique de la technologie et techno‑science actuelle, ˆ savoir qu'elle
n'est pas un simple instrument ou outil neutre dont on pourrait faire un choix
judicieux, mais qu'elle est dans sa nature mme, non humanisable. Elle ne
saurait tre mise au service de l'humanitŽ. La co‑existence des cultures
avec cette mŽgamachine est impossible. Les cultures ne sauraient dialoguer avec
elle. Il faut donc lui rŽsister, et nous en Žmanciper comme nous le dirons plus
loin.
Il ne s'agit pas de
s'opposer a) ˆ la technique (technŽ) et ˆ la science ; b) ˆ la machine de
preniier degrŽ ; c) ˆ la technologie entendue comme science des techniques,
science appliquŽe, philosophie de la technique ; d) ˆ l'homo faber et ˆ la
dimension technique de la rŽalitŽ ; e) ˆ la techniculture occidentale et
moderne (humanisme technocentrique), avec son accent sur une rationalitŽ,
quantitŽ. objectivitŽ, efficacitŽ, soumises ˆ l'homme. Mais au technocentrisme,
ˆ cette machine de deuxime degrŽ, ˆ ce systme impersonnel et mŽcanique, aux
lois inexorables dont personne n'a le contr™le, qui ne peut tre amŽliorŽ, humanisŽ,
sauvŽ, et qui est basŽ sur une anthropologie, une cosmologie, une ontologie et
un mythe qui constituent une vŽritable mutation dans l'histoire humaine et
cosmique, ˆ savoir, sur une conception de l'homme‑hybride: homme‑machine
(enmachinŽ), homme robot, species technica : sur une conception du cosmos
comme simple machine, pur objet et matire morte, ressource exploitable; sur
une conception du temps comme homogne ; sur le mythe de la technique, i.e.,
sur le primat absolu de lÕopŽratoire, de lÕefficace, du fonctionnel, du futur
dŽtachŽ de toute racine ontique, du Ç tout est possible È, de l'action Ç
objective È, aveugle et muette.
On ne dialogue pas avec la technique.
La technique suit ses impŽratifs de croissance propres et si la culture, au
sein de laquelle elle est nŽe, Žchoue ˆ l'inscrire symboliquement en soi, on
voit mal comment des cultures Žtrangres ˆ l'Occident, rŽussiraient une
intŽgration symbolique de la technique, qui ne soit pas une illusion fatale
pour ces cultures. La notion importante de Ç transfert de technologies È est
ainsi placŽe dans une lumire nouvelle. IdŽalement, la rŽussite d'un transfert
irnplique que le sous‑systme technologique transportŽ se trouve intŽgrŽ
au milieu naturel‑culturel rŽcepteur, compte tenu des besoins, des valeurs,
des coutumes et traditions de l'h™te symbolique qui reoit la technique. Sur la
base de ce que nous savons du rgne technique, il faut craindre que cet idŽal
ne soit en fait une chimre, et la faon dont se rŽalise de facto la
technicisation du monde n'apporte, malheureusement, ˆ cet Žgard que trop de
confirmations. La nature a‑symbolique, an‑historique, a‑culturelle
et an‑Žthique du rgne technique fait qu'il s'accomode en principe de
n'importe quelle culture (ce qui ne veut pas dire que telle ou telle culture
n'offrira pas un terrain plus propice ˆ l'implantation technique, et que
certaines en seront foncirement hostiles). L'important pour lui c est de
cro”tre, de se dŽvelopper dans tous les sens, non de s'insŽrer, de s'intŽgrer.
Ou bien il plie son autre culturel ˆ son service (directement ou obliquement)
ou bien il tend ˆ l'Žvincer, ˆ le dŽtruire pour s'y substituer purement et
simplement (non sans colporter bien entendu, d'innombrables bribes et morceaux
de culture occidentale). La dimension systŽmique de la technique joue dans
cette expansion mortifre un r™le dŽterminant. Le transfert dans le Tiers‑Monde
d'un quelconque Ç outil È technologique tant soit peu sophistiquŽ (tŽlŽphone,
tŽlŽvision, automobile, centrale nuclŽaire, etc.) entra”ne nŽcessairement le
dŽveloppement de tout le systme qui supporte cet Ç outil È et qui le
transforme peu ˆ peu en un nouveau milieu rŽvŽlant ainsi sa nature non
instrumentale : il n'Žtait pas un simple Ç outil È dont une autre civilisation
pourrait innocemment se servir. Mais une sorte de virus cancŽrigne mettant en
route une prolifŽration mutationnelle bouleversant compltement le milieu
naturel‑culturel d'accueil.
La croissance aveugle de la technique, indiffŽrente ˆ l'ordre culturel, sa
nature systŽmique font que le transfert d'un sous‑systme quelconque tend
ˆ entra”ner ‑ puisque Ç tout se tient È ‑, ˆ moyen terme, la
reproduction du systme total au dŽtriment fatal des particularitŽs du milieu
d'accueil. Le processus qu'on appelle souvent l'Ç occidentalisation de la
plante È et qui est en fait la Ç technicisation È, l'extension du Ç
technocosmos È, ne serait donc pas un accident, une erreur Ç politique È
rŽparable mais l'expression d'une nŽcessitŽ directement issue de l'essence mme
de la technique et des principes de la techno‑Žvolution qui rappellent
ceux de la Ç bio‑Žvolution È : le rgne supŽrieur croit sur le rgne
infŽrieur et s'en nourrit, l'espce la plus performante Žvince les autres dans
sa lutte pour la vie ... Il
On peut donc dire que c'est un systme constitutivement anti‑culturel.
Donc parler de pluralisme culturel au sein de ce systme technologique n'a
gure de sens et revient ˆ traiter les cultures du monde comme simples
folklores, comme matire pour sa flamme technologique, comme clientle de son
intŽgrationnisme dŽsintŽgrateur. En un mot, ˆ banaliser les cultures et
l'identitŽ culturelle.
Le problme posŽ par ce systme technique n'est pas technologique mais
humain et cosmique : c'est le destin de l'homme et du cosmos en tant que tels
qui est en jeu. La technique non seulement suscite des problmes Žthiques,
Žcologiques, culturels et humains, mais elle met en jeu et en pŽril l'Žthique
comme telle, l'humanitŽ (Phomme naturel‑culturel), le cosmos. Il ne
s'agit pas de simple Žgarement idŽologique guŽrissable (sauf dans certains
cas), mais de ce qui met en pŽril l'existence et l'essence de l'homme et du
cosmos. La mŽgamachine est un monstre homicidaire, terricidaire, suicidaire.
Donc sans s'opposer a priori ˆ toute Ç techno‑Žvolution È (et ˆ tout
technocosme), il s'agit de rfser d'en faire une loi et un fait accompli de
l'Žvolution universelle pour toute l'humanitŽ. On ne saurait obliger tous les
peuples ˆ l'embrasser ou mme ˆ dialoguer et ˆ entrer en solidaritŽ avec elle
(lui), mme si, prŽsentement, plusieurs ou mme la plupart des peuples sont
pratiquement obligŽs de composer avec elle (lui).
C'est donc rŽsister aussi ˆ ses idŽologies : le pan‑Žconomisme, le
panjuridisme, le pan‑Žtatisme, le pan‑bureaucratisme. M'ais il ne
faudrait pas confondre cet anti‑technologisme etc. avec le refus de la
culture occidentale et moderne dans ce qui la caractŽrise. L'impossible
dialogue des cultures avec la mŽgamachine pan‑Žconomique, bureaucratique
et pan‑‑Žtatique et ses unitŽs‑standards ne veut pas dire non
plus qu'on ne saurait dialoguer avec les personnes qui sont les sujets,
victimes ou complices de cette mŽgamachine, ni avec leurs cultures
traditionnelles et modernes.
CÕest enfin, rŽsister ˆ ses sous‑systmes dans le domaine scolaire,
gouvernemental, Žconomique, juridique et social...
II. Reconnaissance et promotion des identitŽs culturelles et des ressources indignes
Nous vivons dans une sociŽtŽ et un systme mondial profondŽment intŽgristes
et intŽgrationnistes, qui se sont ŽrigŽs en absolus et universels pour tous les
peuples et les personnes. Leur premire prŽoccupation est l'intŽgration de tous
ˆ un systme (qui est considŽrŽ comme toujours perfectible) ainsi que /ou bien
ˆ une monoculture ou faon de vivre unique.
Aussi longtemps que nous n'en prenons pas conscience pour nous rŽorienter
dans une vision centrŽe sur l'identitŽ (culturelle) des peuples et des
personnes, nous passons ˆ c™tŽ de la question sociale et de la crise
contemporaine. En effet, la premire prŽoccupation (consciente ou inconsciente)
de toute communautŽ culturelle c est celle de son identitŽ propre et unique, ˆ
savoir de pouvoir vivre son propre mythe englobant et ses valeurs, en paix, et
de pouvoir les transmettre ˆ ses enfants, selon son propre dynamisme, qui n'a
pas ˆ emprunter nŽcessairement la voie de l'Žvolution, du progrs, du
changement et du dŽveloppement, ni celle de la tradition tribale et / ou
paysanne, ni celle du mariage entre les deux.
J'inviterais donc les ONG ˆ donner plus d'attention ˆ ce noyau propre et irrŽductible
de chaque culture et communautŽ culturelle; ˆ se rŽorienter vers une lutte pour
que les peuples (et les personnes) puissent vivre autant que possible selon
leur propre identitŽ culturelle et qu'ils soient respectŽs dans l'intŽgralitŽ
de leurs cultures, anthropologies, cosmologies, thŽologies, et en profondeur.
Je dis bien leur identitŽ et non leur identification (ou r™le fonctionnel)
dans le systme et sa mŽgamachine ou dans une thŽorie quelconque de sociŽtŽ. Je
dis l'identitŽ des peuples et non l'identitŽ de cette structure abstraite
qu'est l'ƒtat‑Nation! IdentitŽ des personnes (rŽseau de relations) et non
de l'individu abstrait.
Les respecter dans leur intŽgralitŽ ne veut pas dire les condamner au statu
quo, les empcher de suivre leur dynamique traditionnelle ou mme d'embrasser
d'autres cultures, lorsque cela leur semble utile, mais de prendre en
considŽration toute leur identitŽ et pas seulement quelques parties qui ne nous
dŽrangent pas trop. Cela veut dire les respecter non seulement dans leurs
traits psycho‑sociaux extŽrieurs, mais dans leurs valeurs et
significations profondes et centrales. Non seulement dans leurs valeurs
religieuses et spirituelles, mais dans leurs valeurs socio‑Žducatives,
Žconomico‑politiques et juridiques propres. Non seulement dans leurs
cultures mais dans leurs anthropologies, cosmologies, thŽologies ou visions du
monde. Non seulement dans leurs visions du monde, mais dans leur mythe
englobant. On peut en effet distinguer diffŽrentes couches de profondeur de
l'identitŽ culturelle: la dimension morphologique, structurelle et celle des
significations majeures. Ou encore plus profondŽment : les cristallisations
socio‑historiques, la structure sacramentelle, le mythe profond qui
nourrit les deux premires".
Finalement, on ne saurait respecter toute l'identitŽ propre d'un peuple
sans respecter son identitŽ totale, ˆ savoir ses relations interpersonnelles
avec les autres communautŽs culturelles qui sont toutes des dimensions
constitutives les unes des autres et du tout qui les imprgne et qui constitue
leur identitŽ unique et propre (voir plus loin : solidaritŽ interculturelle).
La question sociale premire n'est pas : es‑tu ŽvoluŽ? dŽveloppŽ?
nourri, logŽ, scolarisŽ, alphabŽtisŽ, opprimŽ? es‑tu intŽgrŽ au courant
culturel dominant? es‑tu traditionaliste? Mais qui es‑tu?
Dans ce but, j'aurais trois propositions concrtes ˆ proposer aux ONG :
a) Conna”tre les Žquivalents homŽomorphiques des cultures traditionnelles
quÕon veut aider ˆ sÕaider elles-mmes, avant mme de penser ˆ quelque projet
ou action transitive que ce soit.
Mettre au dŽfi ceux qui prŽtendent introduire le dŽveloppement Ç basŽ sur
la tradition È ou le mariage des cultures, sans mme conna”tre cette tradition
ˆ fond dans son identitŽ propre et dans ce qu'elle est en elle‑mme,
indŽpendamment de sa relation ˆ la n™tre et ˆ nos valeurs universelles.
J'aimerais suggŽrer que les ONG se soucient moins de stratŽgies, de
techniques d'aide au dŽveloppement, et essaient de dŽcouvrir d'abord qui sont
les peuples qu'ils veulent Ç aider ˆ s'aider eux‑mmes È. Envisager la
possibilitŽ non seulement qu'ils veulent changer mais qu'ils veulent demeurer
ce qu'ils sont,,avec ou mme sans dŽveloppement. Et qu'ils y ont droit. Bien
plus, prendre conscience qu'on ne conna”t bien une rŽalitŽ personnelle que si
l'on y croit d'une certaine faon. Cela revient ˆ inviter les ONG ˆ se mettre
dans une attitude d'ouverture existentielle qui pourrait les amener ˆ croire ˆ
ces cultures traditionnelles d'une certaine faon. Ne pas partir trop vite du
prŽsupposŽ que les cultures traditionnelles ont besoin d'tre rŽactivŽes,
renouvelŽes, reconstruites, redressŽes, rŽanimŽes. Et avoir l'humilitŽ de
reconna”tre que nous sommes bien mal placŽs, dans notre ignorance de ces
cultures, pour en juger et pour y contribuer directement.
b) Envisager la possibilitŽ qu'une des responsabilitŽs premires des ONG
puisse tre parfois d'aller jusqu'ˆ les protŽger du dŽveloppement, du
changement, de lÕŽvolution, en enlevant les obstacles qui les empchent de vivre
selon leur identitŽ propre traditionnelle. Deux exemples
La famine : sans fermer les yeux aux situations rŽelles de famine (la
plupart du temps crŽŽes par le dŽveloppement!) et sans fermer la porte ˆ toute
aide alimentaire dans tous les cas, j'aimerais paraphraser Preiswerk, LappŽe et
Collins :
Ç Il existe dŽsormais des indices plus que suffisants de ce que
certains besoins fondamentaux, notamment alimentaires, pourraient tre
satisfaits localement dans n'importe quelle partie du globe, ˆ condition que ni
la terre ni la nourriture ne soient arrachŽes au peuple, ou tmsformŽes au nom
de leur dŽveloppement et de notre conception de leur minimum vital. Les peuples
affamŽs se nourrissent, peuvent se nourrir et se nourrissent si on le leur
permet. Cette condition ‑ si on le leur permet ‑ est au coeur de la
problŽmatique. Au lieu de nous demander comment nourrir le monde? nous
pourrions nous poser une question bien diffŽrente : que faisons‑nous pour
crŽer ces obstacles qui empchent les gens de se nourrir ˆ leur faim? Que peut‑on
faire, dans son propre pays (car c'est de lˆ que a vient!), pour participer
aux c™tŽs des affamŽs, ˆ la lutte qu'ils mnent pour Žliminer tous ces
obstacles È 12
Je rŽponds : outre la lutte contre les multinationales et contre la mentalitŽ
technologique qui croit que ces peuples ne peuvent se nourrir sans notre aide
technique, on pourrait commencer par envisager la possibilitŽ que la faon dont
ces peuples se sont nourris, et se nourrissent depuis des sicles, n'a rien
d'infŽrieur ˆ notre faon de nous nourrir, que leurs besoins primordiaux de
nourriture d'hygine et de survie ne sont peut‑tre pas de la mme nature
que les n™tres, et qu'ils peuvent tre trs heureux sans nous. Encore une fois,
il ne s'agit pas d'absolutiser la tradition mais de relativiser radicalement
nos notions de dŽveloppement et de minimum vital. LÕopŽration est dŽlicate,
mais nŽcessaire.
Un autre exemple : une sociŽtŽ interculturelle. Les ONG pourraient
travailler ˆ protŽger leurs clients de l'amour suffoquant de la bureaucratie,
de la mission et de la civilisation et ˆ crŽer des zones, ˆ l'intŽrieur mme de
leurs milieux pluralistes occidentaux, qui permettent aux cultures qui le
veulent, de vivre selon des normes et des critres distincts de ceux de
l'Occident traditionnel ou moderne et de sa mŽgamachine, et selon toute une
gamme de possibilitŽs. Ils pourraient certaines communautŽs culturelles
traditionnelles dans leur rŽsistance au mythe du progrs, de l'Žvolution et du
dŽveloppement. Ils pourraient crŽer un climat qui permette aux communautŽs
culturelles traditionnelles de rŽsister, sans passer pour anti‑occidentales,
anti‑modernes, rŽvolutionnaires et anarchiques. Climat qui permette ainsi
une vraie rencontre entre les communautŽs, dans la dignitŽ rŽciproque et sans
la domination d'une partie sur l'autre; mais sans Žriger cette rencontre en
nŽcessitŽ universelle par o tous les peuples devraient passer.
c) Commencer par renouer avec, et promouvoir, en Occident, le mythe
primordial positif de l'Occident, trop souvent confondu avec le dŽveloppement
en respectant ses expressions et interprŽtations historiques et Kairologiques
trop souvent confondues avec leurs dŽviations historiques. Mais prendre soin de
ne pas se limiter ˆ ces formes, ni au mythe primordial lui‑mme. Il y a
lˆ tout un travail pour dŽmler le bon grain de l'ivraie idŽologique qui
suffoque le mythe primordial positif de l'Occident.
S'il est une recommandation pratique que j'aimerais proposer dans le
domaine de l'Žducation interculturelle, c'est bien celle d'abolir l'expression
Tiers‑Monde pour dŽsigner ce qui constitue en fait 2/3 sinon 3/4 de
l'humanitŽ. C'est une expression nŽo‑colonWistell qui va ˆ l'encontre de
l'Žducation interculturelle la plus ŽlŽmentaire. Mais si, malgrŽ cela, on tient
ˆ l'expression, il serait plus logique de l'appliquer ˆ l'Occident moderne qui
en fait constitue le Tiers du Monde. Le reste c'est le 2/3 monde.
Mon but ici n'est pas de faire le procs de l'Occident, de sa civilisation,
de ses missions, de ses organismes de dŽveloppement et de justice sociale, ni
de faire l'apologie de quelque culture que ce soit, mais seulement de proposer
quelques recommandations pratiques pour passer d'une vision monoculturelle,
ethnocentrique 14 et gŽnŽralement nŽgative ˆ l'Žgard de ces peuples (1re
partie), ˆ une vision plus positive, interculturelle et donc plus rŽaliste
(2me partie). Brivement, ce que je propose, c'est qu'on cesse de ne voir et
de ne prŽsenter ces peuples et leurs cultures que comme des vides ˆ remplir
mais qu'on les peroive et les prŽsente aussi comme des plŽnitudes ˆ dŽcouvrir.
Bien plus, que cette perception et prŽsentation soient faites aussi sur la base
de leurs visions et sens respectifs de la rŽalitŽ; visions dont les critres et
grilles d'analyse sont souvent radicalement diffŽrents des n™tres, non
seulement au niveau des moyens, mais aussi ˆ ceux des fins et de la nature mme
de la bonne vie et de ce qui est considŽrŽ comme fondamental, minimal et
essentiel.
Qu'il soit bien clair que je parle ici d'Žducation interculturelle et non
de ce qu'on essaie de faire passer pour tel, mais qui n'est en fait que de
lÕintŽgrationnisme culturel, ˆ savoir de l'intŽgration (consciente ou
inconsciente) des cultures des autres ˆ la sienne propre.
Avez‑vous remarquŽ la faon prioritairement nŽgative dont nous
parlons gŽnŽralement de ces peuples et de leurs cultures depuis des sicles?
D'abord au niveau religieux mais ensuite et surtout au niveau socioŽconomico‑politique?
(15)
Quelqu'un ose‑t‑il parler positivement de leurs valeurs
traditionnelles, qu'on se dŽfend immŽdiatement : Ç on ne saurait tout de mme
retourner en arrire È; Ç il faut tout de mme Žvoluer È; Ç on ne saurait
retourner aux mocassins È, etc. (16)
Si on leur trouve des qualitŽs et des potentialitŽs, c'est presque toujours
et quasi exclusivement en fonction de notre vision du monde qui se prŽtend
objective, scientifique, universelle" (17).
On ne s'intŽresse gŽnŽralement ˆ leurs valeurs originales et uniques que
comme des modalitŽs des n™tres ou comme de la Ç couleur locale (18). Quand il
en est autrement, c'est comme matire de recherche spŽculative, Ç objet de
musŽe È. Certes, il y a des cas o l'on s'intŽressera vraiment ˆ leurs valeurs
distinctes, mme au niveau substantiel et existentiel, mais c'est gŽnŽralement
comme Ç instruments È, en vue de mieux les intŽgrer ˆ notre sens de la rŽalitŽ
(19). Et presque jamais comme des valeurs actuelles, aussi valables que les
n™tres, ayant droit Žgal ˆ l'existence et capables de nous interpeller,
aujourd'hui mme, dans notre faon de vivre personnelle et sociale.
Certes, certains parmi les plus ouverts parlent d'une action en vue de
revitaliser les cultures traditionnelles, mais c'est toujours comme si les
Sujets de cette revitalisation en Žtaient incapables sans notre intervention
directe (20). Trs peu parlent de la vitalitŽ contemporaine des cultures
traditionnelles. Finalement, l'image que nous avons, c'est celle, pour employer
l'expression de Johann Wwng, de Ç la stupiditŽ illimitŽe du Tiers‑Monde È
(21). C'est comme si leurs cultures contenaient une sorte de vice congŽnital
qui exige, ˆ un niveau ou l'autre, un sauveur occidental.
Il faut dire que nous avons en Occident une longue et riche tradition
missionnaire et civilisatrice qui renforcit cette image. Tradition qui parlait
autrefois d'ŽvangŽlisation et qui parle maintenant de dŽveloppement, de justice
sociale et d'option pour les pauvres, quand ce n'est pas de solidaritŽ avec les
Ç petits È. Cette image nŽgative est fortifiŽe constamment non seulement par
les mŽdias et leurs programmes sur la misre du TiersMonde, mais par des
campagnes de dŽveloppement international des gouvernements de nos pays dits Ç
libres È et des organismes internationaux (FAO, UNESCO, Banque Mondiale, etc.)
(22). Les ONG, par milliers, nous inondent de films, de programmes, de
confŽrences sur cette grande misre du Tiers‑Monde (OXFAM, DŽveloppement
et Paix, Club 2/3, Oeuvres du Cardinal LŽger, Mouvements de SolidaritŽ, Jeunes
du Monde, Carrefours Tiers‑Monde, etc.).
Il ne s'agit pas ici de prendre position sur le bien‑fondŽ ou le mal‑fondŽ
d'une analyse et d'une action en faveur de ces peuples ˆ partir de critres occidentaux
et modernes comme la civilisation, l'Žvolution, l'alphabŽtisation, la
dŽmocratie, les droits de l'homme, la libertŽ, le minimum vital, etc. Il s'agit
plut™t de relativiser son exclusivisme, sa prŽtention ˆ l'universalitŽ et de
rendre justice ˆ la rŽalitŽ totale de ces peuples, ˆ leur sens unique de
rŽalitŽ. Il y a d'autres fentres et par consŽquent d'autres critres de la
bonne vie et d'autres notions des besoins primordiaux de l'tre humain qui sont
aussi importants et universels que ceux de l'Occident. Les nŽgliger, c'est
donner une version non seulement restrictive mais biaisŽe de ces peuples et de
nous‑mmes.
Il ne s'agit pas d'tre na•fs, dupes et de faire le jeu du pouvoir; en
effet, la culture peut tre transformŽe en une idŽologie de transformation et
en un instrument de pouvoir. Mais il s'agit d'tre conscients qu'elle peut
aussi tre la garantie la plus sžre et la plus efficace contre cette
transformation lorsqu'on ne la rŽduit pas~ˆ une antiquitŽ du passŽ et qu'on
l'Žpouse avec sŽrieux et fidŽlitŽ dans toute son intŽgralitŽ mythique et sa
contemporanŽitŽ; en effet il n'est pas sžr que les voies de la culture
occidentale moderne soient toujours et nŽcessairement meilleures que les voies
des cultures traditionnelles pour lutter contre le pourvoir qui nous domine
tous. Bien plus, nos hŽsitations devant l'affirmation des cultures
traditionnelles et de leurs valeurs peuvent tout autant faire le jeu du pouvoir
qui se dŽguise aussi (consciemment ou inconsciemment) sous des dehors de
dŽveloppement, d'intŽgration culturelle et de justice sociale.
Il ne s'agit pas ici de dŽfendre ou de condamner a priori ceux qui
travaillent pour les droits humains ˆ travers le monde, mais de se demander :
o sont donc les instances et les organismes qui font conna”tre les valeurs des
cultures traditionnelles et leurs faons propres de poser la question sociale
des besoins primordiaux et d'interpeller le dŽveloppement et la modernitŽ?
Il ne sÕagit pas d'affaiblir ou de mettre finaux mouvements de solidaritŽ
avec les opprimŽs ˆ travers le globe, mais de ne pas confondre l'Žducation
interculturelle ˆ la solidaritŽ (dans les deux sens) entre les peuples, avec
l'intŽgrationnisme culturel ou encore l'Žducation monoculturelle ˆ la
coopŽration internationale (Nord‑Sud, Est‑Ouest), deux approches
que l'on retrouve gŽnŽralement dans les organismes d'Žducation ˆ la coopŽration
internationale.
Il n'y a pas d'analyse ou d'action qui soit culturellement neutre.
L'important c 1 est d'en tre conscient et d'tre ouvert ˆ une analyse et ˆ une
action qui soient interculturelles sans faire de ces dernires une autre
idŽologie.
1. Un principe fondamental :
Ne pas aborder les cultures seulement comme des problmes ˆ rŽsoudre, mais
dÕabord et avant tout comme des mystres ˆ explorer. Ne pas les approcher
seulement comme des vides ˆ remplir mais aussi et surtout comme des plŽnitudes
ˆ dŽcouvrir.
2. La Ç bonne vie È, les Ç besoins de base È, le Ç minimum vital È des
autres :
Les peuples n'ayant pas tous nŽcessairement la mme notion de ce qui
constitue la bonne vie, les besoins primordiaux, le minimum vital, ne pourrait‑on
pas lutter, dans nos Žcoles et ailleurs, contre le monopole de la dŽfinition de
la bonne vie par la culture dominante occidentale et moderne, et faire
conna”tre d'autres conceptions existantes de la bonne vie, conceptions qui
peuvent tre soit en consonnance, soit en dissonnance avec la notion
occidentale et moderne et avec celle de progrs et de dŽveloppement?
Il existe un domaine encore plus difficile ˆ relativiser, c'est celui des
droits humains de base, du minimum vital. Or, non seulement des peuples ont‑ils
des notions radicalement diffŽrentes de ce qui constitue les nŽcessitŽs de base
comme la nourriture, le logement, l'habillement, la santŽ et la mŽdecine 23.
mais plusieurs ne mettent pas nŽcessairement leur prioritŽ dans la survie
physique; plusieurs prŽfrent mourir physiquement plut™t que d'avoir ˆ vivre
pour l'argent, sans honneur, sans dignitŽ intŽrieure, sans communautŽ familiale
ou parentale. La pire des pauvretŽs, pour certains peuples, n'est pas
nŽcessairement la famine et la mort physique, mais bien plut™t de vivre (?)
aliŽnŽ, sans identitŽ sans famille, esclave du temps et de lÕargent (24).
3. Relativisation de nos concepts de pauvretŽ et de misre
Il serait important de souligner que la pauvretŽ et la misre de ces
peuples, lorsqu'elles existent, sont le plus souvent le rŽsultat des
interventions Žtrangres (surtout occidentales) dans leur vie traditionnelle et
ne doivent pas tre imputŽes ˆ une sorte de sous‑intelligence congŽnitale
de ces peuples. Elles sont souvent, dans nos esprits, le rŽsultat d'une
interprŽtation sociocentrique (25).
De plus, leur pauvretŽ ou leur misre ne consiste pas toujours et d'abord
dans le fait qu'ils sont dŽpourvus de notre richesse et mme du minimum vital
(tel que dŽfini par nous!) mais qu'ils sont dŽpouillŽs parfois de leur propre
richesse et de ce qu'ils considrent comme leur propre minimum vital.
Il ne suffit pas d'affirmer que l'Occident aussi a ses pauvres et ses
misŽreux, ou mme de parler de la misre du Tiers‑Monde qu'est
l'Occident. La diffŽrence entre la misre de l'un et la misre de l'autre n'est
pas simplement une question de degrŽs mais de nature et de qualitŽ radicalement
diffŽrentes, parce que basŽe sur des critres culturels radicalement
diffŽrents. Il serait utile de signaler que la misre du Deux‑Tiers Monde
n'est pas nŽcessairement plus grave que celle du Tiers‑Monde qu'est
l'Occident; nous n'avons pas nŽcessairement les mmes notions de ce qui
constitue la pauvretŽ, l'oppression, la misre.
4. Civilisation et primordialitŽ (26)
La civilisation n'est pas nŽcessairement meilleure que la vie primordiale
des communautŽs tribales qu'on dit Ç primitives et sauvages È, comme les
aborignes d'Amazonie ou les Bushmen. On pourrait alors Žviter de Parler des
Peuples du palŽolithique comme s'ils n'Žtaient que des primitifs, des
archa•ques, des arriŽrŽs, des Ç sauvages È, et parler plut™t des peuples primordiaux,
tŽmoins encore vivants des dimensions primordiales de notre existence.
On pourrait faire un
effort constant pour relativiser notre Žvolutionnisme et notre darwinisme
social, notre civilisme (27) qui ne nous fait voir le dŽroulement de l'tre
humain qu'en termes d'histoire successive, linŽaire, qui va nŽcessairement du
moins parfait au plus parfait. En effet, il y a dÕautres visions de ce
dŽroulement qui privilŽgient non pas l'histoire et lÕŽvolution, mais la
Tradition, les Anctres, lÕOrdre et la Relation cosmique, le Symbole, la
PrimordialitŽ.
On n'a pas
nŽcessairement ˆ classer les sociŽtŽs selon leur Ç degrŽ È de civilisation,
Žcrivait C. LŽvi-Strauss, il y a 20 ans. Ç Si le critre (de classement) retenu
avait ŽtŽ le degrŽ d'aptitude ˆ triompher des milieux gŽographiques les plus
hostiles, il n'y a gure doute que les Esquimaux d'une part, les BŽdouins de
lÕautre, remporteraient la palme. È (28) Bien plus, si l'on utilisait des
critres comme le sens holiste, la communautŽ parentale et personnelle avec
tous les tres vivants, le sens du dŽfinitif de nos relations, le sens du sacrŽ
des tres (pas seulement des tres humains), les sociŽtŽs tribales les plus
simples seraient en tte du palmars. La sociŽtŽ individualiste de marchŽ et la
sociŽtŽ atomisŽe de planification moderne seraient au plus bas de l'Žchelle
humaine. Il ne s'agit pas d'entrer dans une polŽmique de classement des
sociŽtŽs et de dŽcrier tout ce qui est civilisation : Žcriture, agriculture,
science, dŽmocratie, urbanisme, construction de routes, l'ordre lŽgifŽrŽ, etc.,
mais de reconna”tre que la vie traditionnelle d'une tribu simple d'Amazonie et
du dŽsert du Kalahari n'est pas nŽcessairement moins Ç ŽvoluŽe È que celle d'un
citadin d'une civilisation aztque ou de Ç l'empire È du Mali, pour ne pas
parler de l'empire romain et des Nations‑Etats modernes. Nos Žtudiants
entendent‑ils ce discours?
Ne pourrait‑on aussi mettre en garde contre le fatalisme de la
civilisation et cesser de parler comme si les aborignes et leurs styles de vie
Žtaient fatalement destinŽs, de par la logique interne de l'Žvolution humaine,
ˆ se Ç civiliser È ou ˆ dispara”tre en tant que tels. ils manifestent une
dimension primordiale de l'tre humain qui ne saurait dispara”tre sans que
l'tre humain lui‑mme disparaisse. Certes, tout peuple change, de mme
que sa culture, mais ce changement n'a pas ˆ emprunter toujours la voie de la
civilisation et encore moins celle de la civilisation occidentale et moderne.
Pourquoi ne pas Žveiller ˆ la fois ˆ l'actualitŽ contemporaine, au
dynamisme propre de ces cultures traditionnelles et ˆ leur importance pour la
survie de l'humanitŽ ? Sans fermer les yeux aux cas de disparition rŽelle de
certaines d'entre elles, n'y aurait‑il pas lieu de chercher ˆ reconna”tre
et ˆ dŽceler la vie de plusieurs derrire la superstructure civiliste et
moderne et les dŽcombres sous lesquels la civilisation et la modernitŽ
cherchent ˆ les enfouir? (29) Pourquoi ne pas reconna”tre les dŽbuts de
renaissance de cette primordialitŽ dans beaucoup de phŽnomnes de ce qu'on
appelle aujourd'hui la contre‑culture, la vie alternative, certains
mouvements d'Žcologie et de retour ˆ la vie simple et primordiale des peuples
primordiaux?
5. ModernitŽ et traditionalitŽ
La modernitŽ n'est pas un critre nŽcessairement plus ŽlevŽ que celui de la
traditionalitŽ. ætre paysan n'est ni plus ni moins bon, en termes absolus,
qu'tre citadin. ætre paysan‑ˆ‑la‑houe n'est ni plus ni moins
bon qu'tre paysan‑au‑tracteur. ætre chasseur‑cueilleur
nomade n'est ni plus ni moins bon qu'tre paysan ou citadin sŽdentaire. Mettre
en garde contre le fatalisme de la civilisation, certes, mais aussi contre le
fatalisme de la modernitŽ. Tradition n'est pas synonyme de passŽ. La modernitŽ
n'a pas le monopole du prŽsent. Une culture, en termes absolus, en vaut une
autre. Il n'y a pas d'hiŽrarchie absolue des cultures. Il ne s'agit pas de
pr™ner un Žgalitarisme culturel‑, il existe en effet une hiŽrarchie
relative des cultures.
Ce serait une grave erreur, par exemple, d'Žduquer les jeunes ˆ la
nŽcessitŽ absolue du dŽveloppement, comme si ce dernier Žtait un requis
universel (pour tous les peuples, voire pour tous les Occidentaux).
Dans cette ligne de pensŽe, il serait important de montrer que la
technologie n'est pas absolument requise pour nourrir et soutenir la population
actuelle du monde et pour faire face aux problmes de l'humanitŽ moderne.
Bien plus, il serait fort important de montrer que s'il y a eu et existe
encore des sacrifices humains dans des cultures traditionnelles, ces sacrifices
ne sont rien comparŽs aux sacrifices impersonnels de millions d'tres humains
immolŽs aujourd'hui sur l'autel du progrs, du dŽveloppement et de la
technologie.
6. ƒducation orale‑communautaire et Žducation Žcrite-scolaire
Une personne bien formŽe par une culture Žcrite‑scolaire n'est pas
nŽcessairement mieux, ŽduquŽe qu'une personne bien formŽe par une culture orale‑communautaire
(non‑scolaire).
Il ne s'agit pas de dŽnigrer l'Žcole et le systme scolaire occidental (qui
peut d'ailleurs toujours tre radicalement amŽliorŽ) mais de reconna”tre et de
faire valoir l'importance des cultures Žducatives orales (non Žcrites) et
communautaires (non scolaires), de leurs pŽdagogies, leurs modes de
transmission, leurs conceptions de la nature de l'Žducation. Il s'agit de
cesser de faire de l'alphabŽtisation et de l'Žcole civilisŽe‑moderne une
nŽcessitŽ absolue pour tous les peuples et pour tous les Occidentaux.
Certes, la violence institutionnalisŽe de l'empire des Nations‑ƒtats modernes oblige historiquement les peuples ˆ passer par l'alphabŽtisation et la scolarisation pour survivre, mais n'y aurait‑il pas lieu de reconna”tre la lŽgitimitŽ et le rŽalisme de ceux qui veulent vivre leurs cultures Žducatives orales‑communautaires sans avoir ˆ passer par l'alphabŽtisation et lÕŽcole moderne? Ne pourrait‑on reconna”tre les personnes de ces cultures comme au moins aussi ŽduquŽes que les alphabŽtisŽs et les scolarisŽs ? Ne pourrait-on faire valoir l'importance, l'originalitŽ, la qualitŽ, le dynamisme de ces cultures Žducatives, non-seulement en elles-mmes, mais pour le bien de l'humanitŽ ? On cesserait alors de ne parler des paysans ha•tiens analphabtes et non-scolarisŽs qui arrivent au QuŽbec que comme des "retardŽs", des "gens sans Žducation", dont la culture orale n'aurait rien ˆ nous apprendre au niveau de la vie quotidienne. Et si l'on n'a pas le courage ou la possibilitŽ de lutter pour que nos sociŽtŽs modernes mŽnagent une place ˆ ces cultures Žducatives, on pourrait au moins aider ˆ la prise de conscience du caractre profondŽment monolithique, monoculturel et ethnocidaire d'une sociŽtŽ qui se prŽtend culturellement pluraliste au niveau Žducatif.
Comme l'Žcrivaient les auteurs d'Ethnocentrisme et histoire, "nous
ne contestons pas la valeur de l'Žcriture comme mode de transmission des
connaissances et de communication, mais l'infŽriorisation, sur la base de ce
critre, de cultures diffŽrentes et l'absolutisation de la nŽcessitŽ de son
emploi en toute circonstance." (30).
7. Objet d'Žtude et rŽalitŽ existentielle
Les cultures ne sont pas d'abord des statistiques, des idŽologies, des
systmes de reprŽsentation ou mme des rŽalitŽs intelligibles, mais des
rŽalitŽs existentielles, personnelles, mythiques, qui se manifestent ˆ travers
leur vŽcu.
Donc Žviter l'approche purement thŽorique et conceptuelle qui ne considre les cultures que comme des objets analysables, des rŽalitŽs "objectives", des catŽgories que l'on pourrait saisir au moyen de thŽories et de modles interculturels scientifiques. Il ne s'agit pas de condamner cette approche, mais de prendre conscience de ses limites profondes et de la situer ˆ sa place vraiment secondaire dans le domaine de l'Žducation interculturelle.
Aussi et plus profondŽment, Žviter l'approche purement intellectuelle qui
croit pouvoir "saisir" les cultures et leurs significations profondes
par la conscience rŽflexive et l'intelligence, comme si elles Žtaient des
purement intelligibles. Elles sont des mythes (au sens positif) d'o provient
leur intelligibilitŽ. Elles requirent donc une approche de communion mythique,
c'est-ˆ-dire de communion affective et de participation rŽciproque non
seulement dans le mythe respectif des uns et des autres mais dans un horizon ou
mythe commun qui ne saurait tre dŽterminŽ d'avance, par hypothses ou de toute
autre faon.
Concrtement, l'Žducation interculturelle requiert donc qu'on dŽveloppe en
nous‑mmes et chez les Žtudiants une attitude de confiance et de prŽjugŽ
favorable ˆ l'Žgard de ces cultures, ˆ faire l'effort de les voir comme elles se
voient elles‑mmes, c'est‑ˆ‑dire comme un mythe (idŽal)
illimitŽ et englobant, avec son dynamisme interne propre. Au fond, il s'agit de
pratiquer le dialogue des cultures comme un acte sacrŽ d'Žcoute rŽvŽrentielle,
humble et dŽsintŽressŽe (i.e., non interventionniste) ˆ l'Žgard des personnes
de ces cultures, de leurs valeurs profondes, de leur mythe englobant. Cela ne
peut se faire vraiment sans un engagement personnel qui nous amne ˆ nous
laisser interpeller Et remettre en question dans ce qui constitue les
fondements mmes de notre identitŽ et de notre existence personnelle et
collective.
8. Pays libres
Les cultures n'ont pas toutes la mme notion de libertŽ ou de ce qui
constitue un pays libre. Les Nagas du Nagaland considrent qu'un pays est libre
lorsque ses membres n'ont pas ˆ payer pour les nŽcessitŽs de base comme la
nourriture et le logement et qu'il est esclave lorsqu'il doit payer pour ces
choses essentielles. L'homme libre dans la tradition hindoue n'est pas celui
qui a beaucoup d'argent mais celui qui peut vivre sans argent. Les Nations‑ƒtats
modernes se prŽsentent comme pays libres ˆ cause de la libertŽ d'expression,
mais Ç ˆ condition que tout le monde suive les lois dictŽes par l'ƒtat ou la
majoritŽ È diront d'autres qui refusent la standardisation, c'est‑ˆ‑dire
"l'ordre" de la violence institutionnalisŽe et cette sorte de
dualisme entre la thŽorie et la praxis.
L'Occident parle
souvent de la nŽcessitŽ d'assurer ˆ ces pays la Ç libertŽ de choix È d'un autre
style d'existence que celui de la vie traditionnelle, mais ces pays
rŽtorqueront qu'en Occident on n'a pas la libertŽ de choix de ne pas payer de
taxes, de ne pas envoyer ses enfants ˆ l'Žcole, de vivre sur la base des
coutumes ancestrales plut™t que sur celle de la lŽgislation gouvernementale, en
un mot, de vivre selon sa culture traditionnelle. Tout ce qui est considŽrŽ
comme libertŽ par certaines cultures traditionnelles est vu comme Ç anarchie È,
Ç dŽsordre È, Ç passŽisme È et Ç romantisme È par la culture pan‑Žconomique
moderne prŽdominante. Bien plus, la libertŽ, pour certains peuples, ne consiste
pas tant dans la libertŽ de choisir que dans celle de ne pas choisir ce qui
para”t assez dŽroutant pour la conception occidentale moderne et
anthropocentrique de la libertŽ. Quoiqu'il en soit, ne pourrait‑on pas
cesser de parler comme si seuls les pays occidentaux Žtaient libres ou Ç plus
libres È que les autres? Et enseigner que ces Ç autres È peuvent nous enseigner
d'autres notions de libertŽ et aussi contribuer ˆ nous libŽrer de l'oppression
tout autant que nous croyons pouvoir contribuer ˆ les libŽrer de la leur.
La libertŽ de la personne dans nos sociŽtŽs individualistes et modernes
n'est pas plus grande, en termes absolus, que celle de la personne dans les
sociŽtŽs paysannes, fŽodales et tribales traditionnelles. Elle est de nature
diffŽrente, voilˆ tout.
Vivre en pays libre, pour certains, c'est vivre en rŽgime Ç dŽmocratique È
o l'on peut voter pour les gouvernants d'un ƒtat policŽ. Pour d'autres, c'est
vivre en rŽgime Ç dharmacratique È o l'on peut coucher ˆ la belle Žtoile dans
un parc ou sur le trottoir sans tre arrtŽ par la police.
Pour certains, un pays libre est un pays o l'on a une carte d'assurance
sociale et d'assurance‑ santŽ, son certificat et sa date de naissance, en
un mot une identification, et o tout est bien contr™lŽ. Pour d'autres, c'est
un pays o l'on n'a peut‑tre pas d'identification mais o l'on a une
identitŽ et o l'on est d'abord connu personnellement comme membre d'une
communautŽ.
Pour certains, c'est un pays o l'on est libŽrŽ du fatalisme de la
tradition et de sa destinŽe. Pour d'autres c'est un pays o l'on est libre du
fatalisme de la modernitŽ.
9. Richesse et pauvretŽ Žconomiques
La richesse Žconomique, pour certaines cultures, c'est d'avoir de l'argent.
Pour d'autres c'est plut™t d'avoir des enfants. En Inde traditionnelle, l'homme
riche n'est pas tant l'homme qui a beaucoup d'argent et de possessions que
celui qui sait vivre sans argent et sans le poids des possessions. Le pauvre,
ce n'est pas nŽcessairement celui qui est sans argent mais celui qui croit
pouvoir tout acheter et qui mne sa vie sur une base monŽtarisŽe plut™t que sur
une base de gratuitŽ.
Certaines cultures s'apitoient sur ceux qui font un dur travail manuel dans
les champs, mais d'autres cultures ont pitiŽ de ces gens qui sont assis toute
la journŽe derrire un bureau dans une chambre climatisŽe et qui font du
travail inutile et ennuyeux, tout en Žtant pris dans l'engrenage de la
congestion urbaine, dans l'esclavage de la montre et des taxes. Qu'est‑ce
qu'une Žconomie saine? Celle o il y a de l'emploi salariŽ ou celle o il y a
du travail crŽateur et directement sustentateur de la vie? Est‑ce une
Žconomie de l'avoir, du faire, de l'tre? Les Ç sans‑terre È en Žconomie
occidentale ce sont ceux qui n'ont pas de propriŽtŽ terrienne (privŽe ou
collective). En Žconomie autochtone, les Ç sans‑terre È, ce sont ceux qui
n'ont aucun sens d'appartenance et de responsabilitŽ ˆ l'Žgard de la terre et
qui sont ˆ la merci des taxes, des lois et de l'expropriation Žtatique.
Si nous appelons les villages d'Afrique et d'Asie des bastions du
fŽodalisme, sachons que le nom officiel que les Inuit donnent ˆ la ville de
MontrŽal est Sanikuvik qui veut dire Ç le dŽpotoir È. On peut trs bien
affirmer que les villageois du Deux‑Tiers Monde ont besoin d'tre Ç
conscientisŽs È ˆ leur Žtat, mais n'oublions pas que plusieurs parmi eux
affirment, comme Peter Inukpuk (de la Northern Quebec Inuit Association),
qu'ils dŽcouvrent au Sud de larges agglomŽrations urbaines de gens
manifestement sauvages et inconscients de l'environnement naturel, qui vivent
sur le bord d'une rivire large et polluŽe et qui ont besoin d'tre
conscientisŽs ˆ leurs dimensions primordiales et naturelles.
10. Richesse politique
La Nation‑ƒtat unitariste et souveraine n'est pas une rŽalitŽ
politique nŽcessairement plus avancŽe que l'organisation politique des sociŽtŽs
sans ƒtat et sans notion de souverainetŽ (31). La dŽmocratie moderne n'est pas
nŽcessairement meilleure que la dharmacratie orientale traditionnelle ou le
communautarisme politique africain qui vivent aujourd'hui enfouis, cachŽs et
rŽprimŽs, sous la domination des ƒtats‑Nations modernes. La dŽmocratie
par la majoritŽ n'est pas nŽcessairement une avance sur la dŽmocratie par consensus
de la plupart des nations autochtones d'AmŽrique du Nord. Le modle de
gouvernement amŽricain Ç of the people, by the people, for the people È n'est pas
nŽcessairement meilleur que l'original dont il s'est inspirŽ, avec plus on
moins de comprŽhension et de succs, le gouvernement dŽmocratique de la
Longhouse des Six nations iroquoises.
Pourquoi ne pas
faire un effort spŽcial pour enseigner l'existence et le dynamisme de ces
cultures politiques encore trs vivantes ˆ travers le monde entier, mais qu'une
culture politique prŽdominante trop centrŽe sur les ƒtats modernes tend ˆ
ignorer et ˆ dŽprŽcier? On pourrait trs bien habituer les Žtudiants ˆ ne pas
identifier les gouvernements des nations amŽrindiennes avec les conseils de
bande, ˆ ne pas parler d'eux comme des citoyens ou des Indiens du QuŽbec ou du
Canada. Au lieu de parler de cette superstructure extŽrieure qu'est le Mali ou
le SŽnŽgal, etc., on pourrait parler des ethnies Wolof, Dogon, Senoufo, etc. Au
lieu de parler de l'Inde d'abord comme d'une nation au sens occidental du
terme, on pourrait parler des Indes, c'est‑ˆ‑dire de plusieurs pays
dans un commun rŽceptacle gŽographique et reconna”tre les panchayats
traditionnels liŽs ˆ la structure des jatis (qu'on appelle les castes) et toute
leur culture politique qui n'a rien ˆ voir avec la Nation‑ƒtat souveraine
actuelle qui a la haute main sur l'information internationale.
On pourrait aussi
cesser de parler de ces cultures en termes de Ç minoritŽs È (ethniques ou
culturelles). Il y a lˆ quelque chose de minorisant dans une culture dominante
qui valorise le nombre et la majoritŽ. Quelque chose de dŽpersonnalisant ˆ ne
rŽfŽrer aux tres humains qu'en termes de chiffres, de nombres, de
statistiques. (De ce point de vue, Deux‑Tiers Monde est aussi une
expression inadŽquate.) Enfin, quelque chose d'irrespectueux ˆ l'Žgard de
cultures pour lesquelles le fait d'tre minoritaires n'a aucune sorte
d'importance parce qu'elles se trouvent dans un contexte de communautŽ basŽe
sur le consensus communautaire. Il serait si facile de remplacer le terme par
communautŽs ethno‑culturelles.
On pourrait continuer l'ŽnumŽration et parler de la richesse de leur
culture juridique qui prŽfre parler de devoirs plut™t que de droits, de
rŽhabilitation plut™t que de punition; de la richesse de leur culture fŽminine
qui vaut n'importe quelle culture fŽminine occidentale, mme celle du fŽminisme
moderne, et que ces dernires ont gŽnŽralement tendance ˆ ignorer compltement
; de l'organisation sociale au niveau familial qui nourrit un sens de la
hiŽrarchie qui n'a rien ˆ voir en soi avec les relations de pouvoir
hiŽrarchique, paternaliste et autoritaire qu'on lui prte et qui ne va
nullement ˆ l'encontre du sens profond d'ŽgalitŽ de la culture moderne et qui
Žvite l'Žgalitarisme individualiste et standardisateur de l'idŽologie moderne,
etc.
11. Les figures inspiratrices
Une des faons les plus efficaces de dŽvelopper une image positive des
autres cultures sans les mettre, en spectacle, c'est de faire connaissance avec
leurs figures inspiratrices, soit mythiques, soit historiques : hŽros mythiques
et lŽgendaires, rŽsistants, shamans, prophtes, sages, plut™t que ces guefriers
militaires et hommes de pouvoir politique dont nos livres d'histoire au service
de nos Empires et de nos ƒtats modernes regorgent. Je pense, par exemple, pour
les Montagnais, ˆ Tsakapesh (32); pour les Mohawks, au Faiseur de Paix (33) ;
pour les indes, ˆ Krishna, Rama et Sita, Tagore, Rarnakrishna, Vivekananda,
Gandhi, Vinoba Bhave (34); pour l'Afrique Noire, aux Kore dugaw (35) qui
sont les inspirateurs de la jeunesse; pour Ha•ti, Mackandal (36), etc.
12. DŽcouvrir les cultures dans leur intŽgralitŽ et apprendre ˆ les accepter dans leur diffŽrence
Il ne suffit pas de rendre accessibles ˆ tous les individus et ˆ toutes les
collectivitŽs, les bienfaits et les droits dont jouissent les membres de la
culture dominante, sur une base de non‑discrimination et d'ŽgalitŽ des
chances. Pourquoi ne pas chercher ˆ conna”tre les cultures dans leur
intŽgralitŽ et apprendre ˆ les accepter dans leur diffŽrence, dans un dialogue
de convivance, de respect et de comprŽhension mutuelle ?
L'unitŽ dans ce qu'on a en commun, c'est facile. Vivre l'unitŽ dans nos
diffŽrences, c'est une autre histoire. C'est dans cette dernire que se vit
vraiment l'interculturel.
La difficultŽ fondamentale que nous, Occidentaux, Žprouvons ˆ voir et ˆ
prŽsenter ces peuples et ces cultures sous un jour plus positif et
interculturel provient des postulats‑prŽsupposŽs anthropologiques dont nous
n'avons pas encore suffisamment pris conscience : notre Žvolutionnisme social,
notre homocentrisme, notre pan‑Žconomisme et notre civilisme, notre
rationalisme, notre juridisme, notre individualisme, notre unitarisme et
globalisme, notre technologisme, notre sauveurisme.
Ç Notre regard sur les autres sociŽtŽs est conditionnŽ par le r™le qu'on
entend jouer dans ces sociŽtŽs en tant qu'agent de dŽveloppement. Et le
portrait qui en rŽsulte est globalement nŽgatif. È On pourrait imaginer une
approche nuancŽe : parler bien sžr du destin tragique du Deux‑Tiers
Monde, Ç mais aussi relier ce destin ˆ ses causes historiques‑ le choc
destructeur de la rencontre avec l'Occident‑ ou montrer encore la
spŽcificitŽ de ces sociŽtŽs qui sont, au mme titre que la n™tre,
reprŽsentatives de la richesse et des limites humaines È; ne pas oublier le
destin aussi tragique du Tiers‑Monde qu'est l'Occident. Ç La gravitŽ des
problmes qui demandent solution n'aura pas alors masquŽ la rŽalitŽ Žtrange ˆ
nos yeux, fascinante ou dŽroutante, mais surtout digne de respect, des autres
cultures ÈIl et de la n™tre qui risque aussi de mourir avec les autres sous le
rouleau compresseur de la souverainetŽ et du complexe technocratique dont nous
n'avons pas rŽussi ˆ l'Žmanciper.
IV. SolidaritŽ(s)
interculturelle(s)
On ne saurait Žchapper ˆ la nŽcessitŽ d'un mythe unifiant. L'harmonie et la
paix entre les peuples et les cultures est une exigence de tous les temps,
enracinŽe dans la nature mme du rŽel, mais qui prend des noms et des formes diffŽrentes
selon les peuples, les cultures, leurs interrelations, les conjonctures et les
aires historiques.
Partant d'un mot cher aux ONG, je propose ici le symbole : solidaritŽ(s)
interculturelle(s), en ayant soin d'en souligner le caractre mythique, interculturel,
polysŽmique, pratique et provisoire.
Ce que je propose sous ce symbole, ce n'est ni un pis‑aller, ni un
compromis, ni une idŽologie (thŽorie, modle, systme), ni une stratŽgie
(projet technique) ni un fait accompli, mais une responsabilitŽ historique qui
provient de la nature mme du rŽel, qui relve de l'inexprimable et qu'on
pourrait essayer d'exprimer comme une attitude d'ouverture existentielle et de
relativitŽ radicale (non relativisme) o l'on envisage les cultures comme des
possibles dimensions constitutives de la rŽalitŽ et de soi‑mme. C'est
aussi une synthse, une vision ou Ç mythe È qui appelle ˆ la fois diffŽrentes
interprŽtations et cristallisations historiques. Mais qui est aussi pratique.
Ce n'est donc pas l'alternative (il n'y en a pas), car aucune interprŽtation
particulire (mme holiste) qu'on en fait ne saurait tre le requis universel
(cet inexprimable qui lui donne de s'exprimer).
Je tiens particulirement ˆ souligner que tout comme on aurait tort
d'utiliser l'exigence du pluralisme ˆ des fins de dualisme, d'indiffŽrence, de
mŽpris et d'opposition systŽmatique aux cultures et aux efforts de
comprŽhension, d'harmonisation et de construction de l'unitŽ entre les peuples,
de mme on aurait tort d'utiliser l'exigence de la solidaritŽ interculturelle ˆ
des fins d'Žlaboration de thŽories et d'idŽologies monistes, soit de
changement, soit de dŽveloppement, soit d'interpŽnŽtration et de mŽtissage des
cultures.
Non pas une solidaritŽ de pis‑aller, de compromis et de triste
nŽcessitŽ :
Il existe une attitude assez gŽnŽrale qui ne s'intŽresse aux autres
cultures que par triste nŽcessitŽ, pour mieux dŽfendre la sienne contre les
premires qui sont vues comme menace ou frein ˆ la sienne propre. Mais sans les
accepter vraiment. C'est le cas de plusieurs personnes de culture
traditionnelle ˆ l'Žgard de la culture occidentale qui est perue comme
ennemie. Mais c'est aussi le cas de plusieurs personnes de culture occidentale
moderne qui voient les cultures traditionnelles comme des obstacles ou freins
au dŽveloppement. On cherche alors ˆ les conna”tre (dans la solidaritŽ), mais
pour mieux s'en libŽrer ou pour mieux les transformer ˆ sa propre image, sans
chercher ˆ les apprŽcier pour ce qu'elles sont. Quand je parle de solidaritŽ
interculturelle ici, je ne l'entends pas dans ce sens de pis‑aller, de
triste nŽcessitŽ, de compromis nŽcessaire (qui, certes, peut avoir parfois sa
place et son utilitŽ), mais d'une ouverture existentielle vŽritable o l'on
envisage, de part et d'autre, les cultures qui nous entourent, comme de
possibles dimensions constitutives (mme positives) de la rŽalitŽ et de soi‑mme.
La solidaritŽ interculturelle dont je parle ici ne provient pas d'un
prŽsupposŽ que le monde serait dans un tel Žtat d'interdŽpendance et
d'unification qu'il faut faire un effort de solidaritŽ. L'ƒtat
d'interdŽpendance est trop forcŽ et asymŽtrique pour servir de fondement ˆ la
solidaritŽ. Quant au prŽsupposŽ de l'unification du monde, c'est peut‑tre
vrai, au plan gŽographique, mais ce n'est pas si sžr au plan historique,
culturel, anthropologique.
L'exigence de solidaritŽ interculturelle provient d'abord du fait que la
"tŽ est une en dernire analyse, et que tout est reliŽ, interconnexe et
que l'univers est une grande famille. On ne saurait conna”tre ˆ fond une
culture particulire sans conna”tre l'Homme tout entier, ni sans conna”tre la
vision que l'Homme a de lui‑mme, car il est un tre intelligent et son
intelligence (understanding) est une dimension constitutive de son tre. Mais
l'homme a plusieurs visions de lui‑mme et aucune d'entre elles n'a accs
ˆ l'ensemble de l'expŽrience humaine. Seule une rencontre (un dialogue
dialogal) de ces visions peut nous amener ˆ une intelligence (toujours
provisoire et mutuelle) de l'Homme et de chaque culture.
Bien plus, l'exigence de solidaritŽ interculturelle provient d'une
solidaritŽ cosmothŽandrique qui Žmerge aujourd'hui et que l'on ne peut pas ne
pas reconna”tre.
L'unification gŽographique du monde, causŽe par la technologie, occasionne une prise de conscience plus aigu‘ de cette solidaritŽ et d'un nŽcessaire dialogue de convivance entre cultures qui aille au‑delˆ des simples accommodements, compromis et ajustements mutuels. ÇL'un des mythes naissants de notre Žpoque : le mythe de l'unitŽ de la famille humaine vue dans l'optique gk‑bale d'une culture de l'homme embrassant toutes les civilisations et les religions comme autant de facettes, mutuellement enrichissantes et stimulantes, d'une expŽrience humaine unique et totale È (38).
Toute description est imparfaite et provisoire.
C'est une pensŽe, une action, une vie qui se dŽroule dans un horizon
interculturel d'une sociŽtŽ et d'une rŽalitŽ interculturelle.
C'est celle qui s'oppose au dualisme et au monisme. Au dualisme (ˆ la
pluralitŽ culturelle, au sŽparatisme, ˆ l'autonomisme) c'est‑ˆ‑dire
ˆ l'idŽologie qui pr™ne la juxtaposition et l'amalgame de cultures
individuelles aucunement reliŽes entre elles, s'ignorant les unes les autres
dans une indiffŽrence de ghetto et dans l'autonomie d'indŽpendance souveraine,
totale, exclusive des autres. Au monisme (ˆ l'hŽtŽronomisme, au
subordinationisme, ˆ l'intŽgrationnisme unilatŽral) o la culture d'un groupe
se prŽsente ˆ l'autre comme absolument nŽcessaire ˆ son existence et ˆ sa vie,
au point de ne plus respecter la distinction, la diffŽrence et
l'irrŽductibilitŽ constitutive entre les deux.
L'interculturel relve plut™t d'une relation ontonomique, non‑dualiste
entre les cultures et entre les parties du tout. Ni un, ni deux, mais non‑deux!
La perspective est holiste. Le foyer de convergence ou principe de cohŽsion
n'est jamais une des cultures ou parties du cercle, mais bien le cercle tout
entier, ˆ savoir le tout. Il part du prŽsupposŽ que la rŽalitŽ est composŽe de
parties distinctes et interconnexes, qui sont des dimensions constitutives les
unes des autres et du tout qui les imprgne, les constitue et les transcende.
Il voit la "tŽ comme relativitŽ radicale, ouverture existentielle,
dynamique, insaisissable en dernire analyse par la pensŽe.
La solidaritŽ interculturelle comprend trois dimensions mutuellement
complŽmentaires :
a) le respect mutuel des distinctions et des irrŽductibilitŽs culturelles
c'est le principe de distance et de distinction ;
b) la relation intra‑culturelle . c'est le principe d'intimitŽ ou
de non-distinction ;
c) l'harmonisation crŽatrice : c'est le principe de la dynamique
harmonisatrice et crŽatrice.
Qui appelle diffŽrentes interprŽtations et cristallisations
historiques :
Certaines interprŽtations mettront l'accent sur la premire et prŽfŽreront
parler de pluralisme culturel. D'autres sur la seconde et prŽfŽreront parier de
non‑dualitŽ (advaita) et de solidaritŽ. D'autres sur la troisime et
prŽfŽreront parler de fŽcondation mutuelle, de symbiose crŽatrice et de
convivance des cultures.
La solidaritŽ interculturelle dont je parle ici ne s'oppose pas a priori au
concept classique de solidaritŽ chez les ONG ‑ collaboration, dialogue et
partenariat entre personnes de diffŽrentes cultures en vue de la transformation
et de la libŽration du Tiers‑Monde. Elle peut et doit parfois mme
l'appuyer. Mais elle ne le fait pas a priori et inconditionnellement. Et elle
ne saurait se muer en thŽorie de partenariat en vue du changement.
Ses visages sont trs variŽs.
Elle consistera parfois ˆ promouvoir, en certains cas, une certaine
sŽgrŽgation et isolation des cultures (Ç les laisser tranquilles! È), qui, sans
devenir des ghettos, ont besoin de garder une certaine distance, soit pour
retrouver leur identitŽ propre menacŽe, soit tout simplement pour mieux
PrŽserver et vivre leurs diffŽrences selon le dynamisme qui leur est
propre. Les ONG doivent envisager que la solidaritŽ peut parfois consister ˆ
prŽserver certaines cultures traditionnelles, non seulement du progrs, du
dŽveloppement, de l'Žvolution (et donc de la civilisation, de la scolarisation
et de la modernisation) mais du changement, de la Ç conscientisation È, du
dialogue et d'une certaine solidaritŽ interculturelle elle‑mme. Et cela,
non seulement de faon temporaire, mais permanente.
Les ONG doivent envisager la possibilitŽ qu'il y a des peuples et des
cultures qui sont satisfaits de vivre comme ils vivent, qu'ils n'ont pas besoin
d'aucun autre peuple ou culture pour tre heureux, pas mme de la solidaritŽ
occidentale. Certains vivent la solidaritŽ en Žtant ce qu'ils Sont. Leur seul
besoin c'est que ceux qui leur proposent l'interdŽpendance, le dialogue et la
solidaritŽ, les laissent tranquilles. Mais cette solidaritŽ interculturelle ne
saurait se muer en thŽorie du non‑changement, au sens o l'on
condamnerait tout effort de comprŽhension, de dialogue et de solidaritŽ entre
cultures traditionnelles et cultures modernes.
Parfois elle sent le besoin d'ouvrir des voies de communication et de
meilleure comprŽhension mutuelle entre les cultures, en vue d'une meilleure
acceptation mutuelle; elle ira mme jusqu'ˆ susciter une interaction pour que
les sociŽtŽs du monde apprennent ˆ se conna”tre et ˆ s'enrichir de leurs
valeurs mutuelles; interaction qui peut mme dŽboucher, parfois, par la
fŽcondation et l'interpŽnŽtration mutuelles, dans un mŽtissage interculturel,
une symbiose, une identitŽ plurale, bi‑culturelle, ou interculturelle
nouvelle.
Mais elle ne saurait se muer en thŽorie comme quoi toutes les cultures
aujourd'hui doivent entrer en communication, dialogue et symbiose les unes avec
les autres.
Bien plus, la solidaritŽ entre les peuples n'exige parfois ni la
collaboration (de l'action transitive), ni la conscience de l'identitŽ
culturelle des autres, mais consiste simplement ˆ tre ce que l'on est (de
vivre) et de laisser les autres tre ce qu'ils sont (laisser vivre). L'homme
civilisŽ et surtout moderne a difficultŽ d'envisager la solidaritŽ sous ce jour.
Il a perdu le sens de son existence nue. Il ne croit vivre qu'en Žtat de veille
; il ne se croit homme que lorsqu'il pense et observe son acte de vouloir. Il
identifie son tre avec sa conscience et se voit ainsi amputŽ de ce qu'il a de
plus substantiel et universel. Mais encore une fois cette solidaritŽ ne saurait
se muer en thŽorie de solidaritŽ existentielle nue, Žtant donnŽ que l'tre de
l'Homme ne saurait tre sŽparŽ de sa conscience, de son agir et de son faire.
Dans un sens, toutes les cultures aujourd'hui sont historiquement appelŽes
de plus en plus ˆ une reconnaissance du pluralisme de la nature humaine et de
la rŽalitŽ, ˆ une certaine acceptation et comprŽhension mutuelle et par lˆ ˆ
une certaine transformation et mme mutation de soi-mme et de l'autre, au
contact les unes des autres. Mais cela ne signifie pas
(et ne justifie pas) une politique
interculturelle qui induirait toutes les cultures ˆ l'une ou ˆ l'autre forme de
solidaritŽ interculturelle ou ˆ faire de cette vision de solidaritŽ une
thŽorie, un systme, une religion, un projet, une stratŽgie, ou mme un donnŽ
qui serait ou ne serait pas soumis au changement.
La tentation est grande, et plusieurs y succombent, d'utiliser cette
exigence naturelle de solidaritŽ entre les peuples pour justifier l'une ou
l'autre politique ou stratŽgie sociales. Certains le feront pour justifier une
politique Ç d'action transitive È dans le 2/3 monde : transferts, changement,
dŽveloppement, intervention respectueuse dans leur vie traditionnelle. D'autres
le feront pour justifier la conscientisation, le dialogue, l'interpŽnŽtration
ou des thŽories de mŽtissage et d'identitŽ plurale et interculturelle. D'autres
enfin, l'utiliseront pour justifier une position de retrait, de repli et
d'esquive, basŽe sur la crainte, l'indiffŽrence et mme le mŽpris ˆ l'Žgard des
autres cultures, quand ce n'est pas sur la vengeance.
La solidaritŽ interculturelle n'exige donc exclusivement, ni la solidaritŽ
pour le dŽveloppement, ni l'interdŽpendance, ni la cohabitation parallle et
sŽparŽe, ni le dialogue, l'interaction, l'interpŽnŽtration, le mŽtissage des
cultures. Elle n'exige pas que chaque culture connaisse ou ne connaisse pas
toutes les cultures, mais que chaque culture soit dans une ouverture
existentielle par rapport ˆ elle‑mme et aux autres, et envisage la
possibilitŽ d'une mutation (metanoia) par rapport ˆ elle‑mme, au contact
des cultures et de la rŽalitŽ, sans avoir ˆ passer nŽcessairement par une
conversion ˆ l'autre culture au dŽtriment de la sienne, ou par la transformation
ou non de sa culture par une autre.
La solidaritŽ interculturelle qui est proposŽe ici n'est pas une nŽcessitŽ
absolue pour tous les peuples. C'est une voie alternative. Non il alternative.
Car il n'y a pas d'alternative, mme si nous ne saurions Žchapper ˆ la
nŽcessitŽ d'un mythe unifiant.
Le dualisme de co‑existences sŽparŽes et indiffŽrentes les unes des
autres ne semble pas suffisant. Le monisme d'une monoculture mme inter ou
trans‑culturelle non plus! Il ne semble pas suffisant de s'en remettre
purement dans une sorte de confiance cosmique, ˆ l'Invisible qui nous unit
tous, ni ˆ la seule pensŽe humaine unificatrice. Il semble qu'il nous faut un
pluralisme ou interculturel qui relve du mythos et du logos; du divin, de
l'humain et du cosmique (vision cosmothŽandrique) dans la conscience de son
caractre ˆ la fois temporel d'une part et Žternel de l'autre (tempitemel),
ensuite radicalement relatif et provisoire, et qui se maintienne constamment
dans la conscience de cette relativitŽ.
Mme Si l'on ne saurait renoncer totalement au rve d'une humanitŽ et d'une
rŽalitŽ qui soit une, on pourrait au moins se convaincre qu,il n,existe pas et
ne saurait exister: UN royaume, UNE rŽalitŽ, UNE Voie, UNE Nature humaine, UNE
VŽritŽ, UN Gouvernement UN Ordre UN Univers, UN Dieu, UNE SolidaritŽ.
La solidaritŽ interculturelle comme toute unitŽ ne peut subsister que si
elle reconna”t un centre qui transcende l'intelligence qu'en a chacun des
membres particuliers ou mme la totalitŽ des membres ˆ n'importe quel moment
donnŽ. Elle n'est viable que si elle reconna”t un terrain d'entente qui n'est
pas intelligible en dernire analyse et qui nourrit toutes les intelligences
qu'on en a, celles de la pensŽe comme celles du coeur.
En d'autres mots~ renoncer ˆ conquŽrir le monde, mme par la pensŽe !
Il n'y a finalement de paix que lorsqu'il n'y a ni vainqueur, ni vaincu.
On ne saurait vivre la solidaritŽ intercultuelle in abstracto. On a beau
vouloir vivre la cohabitation par exemple de cultures chtoniques et de cultures
techniques (humanisme technocentrique), ni l'une ni l'autre ne sauraient co‑exister
avec le complexe technologique qui les sape, et auquel personne n'Žchappe
aujourd'hui.
Or, la rŽsistance n'a pas ˆ passer par l'opposition directe et dialectique et par la destruction de la mŽgamachine (la rŽvolution), mais par sa dŽmystification, dŽmythisation, dŽconstruction, dŽmantlement. En un mot, en nous Žmancipant de son emprise sur nous, soit au niveau de la pensŽe, soit au niveau de l'action, soit au niveau des objets que nous utilisons.
Brivement, ce serait dŽjˆ beaucoup, si, au niveau de la pensŽe, on
rŽussissait:
1 . ˆ en conna”tre la nature spŽcifique. Ne pas confondre cette mŽgamachine
avec la culture occidentale‑moderne‑technique (l'humanisme
technocentrique), ni avec les Žgarements idŽologiques de cette dernire. En
effet, il ne suffit pas de corriger les Žgarements Žthiques de l'humanisme
technocentrique pour se libŽrer du technocentrisme dont la nature profonde est
d'tre non seulement a‑humaniste mais anti‑humanitŽ, anti‑cosmos,
anti‑technique (techn).
2. ˆ en conna”tre les composantes et les sous‑systmes dans tous les
domaines ‑, l'idŽologie pan‑Žconomique et pan‑monŽtaire,
l'idŽologie pan‑Žtatique et pan‑juridique, l'idŽologie
informatique, l'idŽologie bureaucratique et systŽmique.
3. ˆ libŽrer notre esprit de ses nombreux mythes, par exemple :
a) que pour mener une vie humaine, il faut le confort technologique ;
b) que l'humanisme technologique est un besoin universel ;
c) que la vie doit passer par la techno‑Žvolution ;
d) que la technologie est absolument indispensable pour nourrir et soutenir
la population actuelle du monde et pour faire face aux problmes de l'humanitŽ
moderne ;
e) qu'on en a le contr™le, alors qu'elle nous contr™le ;
f) qu'elle peut tre humanisŽe, rŽparŽe, sauvŽe ;
g) qu'elle est un outil qui peut rendre service aux cultures et ˆ
l'humanitŽ ;
h) qu'elle est neutre ;
i) qu'elle est un fait accompli ;
j) qu'elle peut co‑exister avec les cultures sans essayer de les
dŽtruire; k) que l'opŽratoire, l'efficace, le fonctionnel, est le tout et le
plus important de l'existence; qu'il n'existe pas d'ordre ontonomique, de
donnŽes dŽfinitives, de mythes; que tout peut et doit tre critiquŽ; que tout
est possible‑, que tout est relatif (relativisme); que tout est
processus; qu'on peut tout recommencer ˆ zŽro et crŽer de rien; que le futur (a‑historique)
est n™tre; que l'histoire est pure Žvolution ou processus.
4. ˆ entreprendre quelques actions d'Žmancipation. Par exemple :
a) DŽ‑fonctionnalisation de notre existence au niveau politique, social, Žducatif ; dŽ‑bureaucratisation, dŽ‑professionnalisation; dŽ‑planification; dŽ‑informatisation; dŽ‑scolarisation; dŽ‑canadianisation ; dŽŽtatisation,
b) DŽgagement du langage simpliste de l'ordinateur et de l'informatique;
c) DŽ‑maximisation Žconomique; dŽ‑monŽtarisation de nos
relations Žconomiques;
d) ƒmancipation du temps homogne de la technochronie, du temps linŽaire et
de l'histoire comme pure Žvolution, processus successif;
e) DŽ‑objectification de la science (mme anthropologique!);
f) DŽ‑individualisation de nos relations personnelles; Žmancipation
de la loi de la majoritŽ; etc.
La mŽgamachine est nŽe de l'Occident. On a coutume d'en assigner les causes
exclusivement ˆ l'Occident moderne industriel et sŽculier. Mais je Crois qu'il
faut aller beaucoup plus loin, si l'on veut dŽraciner la cause profonde du mal.
Il faut remonter aux fondements anthropologiques de l'Occident traditionnel et
surtout ˆ ses distorsions historiques prŽ‑modernes. L'Occident
traditionnel s'est toujours distinguŽ des grandes aires culturelles non‑occidentales
par un double caractre, d'une part plus anthropocentrique que cosmocentrique,
d'autre part plus transformateur qu'harmonisateur. En effet, l'Homme et mme
ses dieux pa•ens pour ne pas dire son Dieu judŽo‑chrŽtien, est un
Artisan, un CrŽateur, un Transformateur, un Roi qui met de l'ordre et gouverne.
Au cours des sicles, un double glissement s'est produit.
D'anthropocentrique, sa vision est devenue anthropocentriste au sens o l'Homme
a commencŽ ˆ se voir comme le foyer de convergence auquel le cosmos devait se
soumettre et se subordonner. L'Artisan divin ou humain s'est transformŽ en
Ma”tre et Souverain du monde et des hommes, de sorte que l'Homme en est venu ˆ
croire que son Dieu et finalement lui‑mme Žtait
appelŽ ˆ tre Ma”tre de l'Univers, le principe et la fin de son existence.
L'autonomie a pris le dessus sur l'ontonomie, le ma”tre sur l'artisan,
l'individu sur la personne, la collectivitŽ sur la communautŽ. La rŽalitŽ
elle-mme a ŽtŽ subordonnŽe ˆ la pensŽe (au logos), et finalement ˆ la raison, ˆ
l'organisation et ˆ la planification systŽmatique. Tout est devenu objet de
planification pour la Raison et son sige suprme, l'ƒtat‑Nation.
L'Homme s'est finalement convaincu non seulement qu'il ne pouvait vivre
sans Souverain, mais qu'il Žtait appelŽ ˆ la SouverainetŽ dans une lutte de
compŽtition et de rapport de forces, d'abord avec les autres tres vivants et
enfin avec les autres groupes et individus humains. C'est ce mythe de l'Homme
autonome ma”tre de sa destinŽe qui remplace la rŽalitŽ ontonomique de son r™le
d'Artisan et de collaborateur cosmique et qui fait qu'il se sent le devoir de
tout contr™ler, de tout ma”triser, mme sa propre vie.
Il ne peut accepter
que quelque chose Žchappe ˆ son contr™le. Aussi dŽfinit‑il le chaos comme
ce qui Žchappe ˆ sa raison, ˆ son contr™le. Il ne comprend plus que s'il peut
choisir ses instruments, il ne saurait choisir ses parents et encore moins tout
ce qui est ˆ la source de ses choix.
On ne saurait donc s'Žmanciper de la mŽgamachine sans s'Žmanciper de cet
anthropocentrisme d'une part, et de ce mythe de ma”trise de sa destinŽe. Mais
ce serait une erreur monumentale si l'Homme occidental confondait cette
Žmancipation avec la nŽgation du caractre positivement anthropocentrique de
son identitŽ. S'il doit s'Žmanciper de son caractre de souverainetŽ et de
ma”tre de sa destinŽe, il ne doit pas rejeter le caractre d'artisan cosmique
qui le distingue des peuples et des cultures qui se caractŽrisent plus par
l'importance qu'ils donnent ˆ la vie comme rite cosmique et comme harmonie. Il
n'a donc pas, pour tre fidle ˆ lui‑mme, ˆ se doter d'une identitŽ
d'emprunt d'origine non‑occidentale, mme si cette dernire peut
l'enrichir ŽnormŽment,
C'est dire que si le dŽveloppement a un sens positif qu'il ne faudrait pas absolutiser,
comme nous l'avons dit plus haut, il a, en plus, trs souvent, aujourd'hui, le
sens de ma”triser la vie et le monde et de les contr™ler dans une lutte de
compŽtition avec d'autres ma”tres, De ce point de vue, le dŽveloppement et la
technologie sont une maladie profonde de l'Occident dont le remde ne peut tre
qu'un retour ˆ l'Homme Artisan cosmique et collaborateur synergique avec les
autres forces du Cosmos, mais en ayant soin de ne pas essayer de substituer
l'Homme Artisan ˆ l'Homme Rituel et ˆ l'Homo Ludens. Doivent‑ils
s'Žpouser ? Peut‑tre que oui, peut‑tre que non. Mais ils ont
certainement aujourd'hui ˆ trouver ensemble un moyen de vivre en paix, sans
aller faire l'erreur de confondre leurs natures avec leurs distorsions
respectives,
Notes
1. Il ne s'agit pas ici d'une simple critique des formes culturellement
variŽes que peuvent prendre le dŽveloppement et les luttes de libŽration
classiques, v.g., problmes de passer de micro‑rŽalisations ˆ des macro‑rŽalisations;
formes endognes de progrs, etc. Mais de regarder les ONG avec des critres
provenant de cultures radicalement diffŽrentes et parfois incompatibles avec
ceux des premiers.
2. R. Vachon, ÇThe Urgent Issues of Religion and Peace È : dans Revue
Monchanin, cahier 36, sept.‑oct. 72, pp. 19‑26.
3. Non‑appropriation, non‑thŽsaurisation, non‑possession.
4. Karman :action dŽsintŽressŽe, gratuite ; Yajna : acte de
sacrifice, c'est‑ˆ‑dire d'oubli de soi. Les deux Žtant des actes
qui constituent l'ordre cosmique.
5. Dharma: devoir et
ordre social naturel ; Dharmacratie : se dit d'un gouvernement issu de l'ordre
cosmique, par opposition ˆ dŽmocratie: gouvernement issu de dŽcisions humaines,
de gouvernements humains,
6. Il est fort significatif que l'on soit obligŽ de demander si le Ç
dŽveloppement È est nŽcessaire pour la bonne vie de tous les peuples et non si
Ç Mulai È, Ç Sarvodaya È, Ç Udaya È, Ç Sunyala È, la Ç
Communautarisation È, Ç Kayanerenhkowa È (la Grande Paix en Iroquois) ou la Ç
SolidaritŽ cosmique È le sont.
7. S. Ch. Kohn, Le bonheur‑libertŽ, PUF, Paris, 1981,
p. 229.
8. Voir ÇThe Persistence of Native Indian Values È, dans Interculture, n¡ 85.
9. R. Stavenhagen, Ç Indian ethnic movements, and stale poli des in Latin
America È, IFDA, Dossier 36, juilleVaožt 83, p. 12, Žcrit: Ç Official history
(or rather the history wrinen by members of the dominant culture) has preferred
to underline the process of assimilation and cul" change. Of course, this
process has indeed taken place, but the other side of the story (their resistance)
needs also to betold. È Ajoutons quels, rŽsistance existe mŽrite lorsqu'elle
n'est pas Ç organisŽe È en associations ˆ l'occidentalel Bien plus, en Afrique,
en Ha•ti, en Asie et en AmŽrique du Nord et du Sud, il existe une rŽsistance
clandestine quotidienne remarquable dont les scientifiques du terrain n'ont
souvent aucune connaissance.
10. G Hottois, Le Signe el la technique, Paris, Aubier,
1984, pp. 199‑200.
11. R. Panikar, Ç Response to Harold Coward È, dans Cross-Currents, Vol.
XXIX, n¡2, ŽtŽ 1979, p 190.
13. L'expression Tiers‑Monde a ŽtŽ mise en circulation par l'ouvrage
Le Tiers‑Monde, paru sous le couvert de J'I.N.E.D. (Institut national
[franais] d'Žtudes dŽmographiques) sous la direction de Georges Balandier,
Paris, PUF, 1956.
14. Voir D. Perrot et R. Preiswerk, Ethnocentrisme et histoire: l'Afrique,
l'AmŽrique indienne et l'Asie dans les manuels occidentaux, Paris, ƒd.
Anthropos, 1975, 391 p. On y trouvera un exposŽ utile et profond sur plusieurs
des questions dont nous traitons ici, v.g., la civilisation, J'alphabŽsa~on,
la terminologie dŽvalorisante, L'ethnocentrisme par omission ; et sur bien
d'autres thmes : les contacts avec l'Occident en tant que fondement de
l'historicitŽ des cultures, les stŽrŽotypes ' la sŽlection autocentrŽe des
dates et des ŽvŽnements importants de l'histoire, etc. Pour ce qui est du
regard d'ONG sur le Ç Tiers‑Monde È, on pourra consulter avec profit G.
Rist, d'ƒPinay et Perren, Regards blancs sur visages noirs, Genve,
ƒditions CETIM, 1978,144 p. Aussi: R. Jaulin, La Paix blanche, Paris, Le Seuil,
1970, 428 p ; R. Bureau, Le PŽril blanc, propos d'un ethnologue sur
l'Occident, Paris, L'Hannamm, 1978, ~3l P.; Ç Le tiers‑monde
et l'Žcole È. dans L£ Monde ˆ l'envers, vol. 1, nos 1‑2, mai 1983, publiŽ
par l'AQOCI, 28 p.
15. Pa•ens, obscurantistes, infidles, superstitieux, idol‰tres,
fatalistes, sans foi sans loi et sans roi, sans espoir, sans connaissance du
Dieu d'Amour, non‑chrŽtiens, non‑occidentaux, noncivilisŽs,
sauvages, primitifs, barbares, peuplades, archa•ques, fŽodaux, moyen‰geux,
statiques, rustres, sans Žcriture et sans histoire, arriŽrŽs, non‑ŽvoluŽs,
improductifs, sous‑dŽveloppŽs, en retard, pas avancŽs, illettrŽs,
analphabtes, non et sous‑scolarisŽs, sans infrastructures,
pŽriphŽriques, dŽfavorisŽs, dŽsorganisŽs et sous‑orgarrisŽs, sans
Žducation, incultes, paresseux, sans hygine, sans mŽdecins, infirmires,
cliniques, h™pitaux, sans sŽcuritŽ sociale, sans argent, sans pouvoir, sans
propriŽtŽ, sans dŽmocratie, sans conscience politique, non‑syndiquŽs,
artisanaux et non‑scientifiques, irrationnels, sans sens d'organisation,
sans sens critique, en voie de dŽveloppement, qui n'ont pas accŽdŽ ˆ l'histoire
ou au XXÇsicle, sans salaires, sans emploi, sans autonomie, non‑maitres
de leur destinŽe, esclaves de la nature, sans libertŽ de choix, Pauvres,
Petits, affamŽs, misŽreux, non‑libŽrŽs, opprimŽs, sans droits, sans
dignitŽ humaine, minoritŽs, minoritaires, etc.
Bien plus, ils sont foncirement les artisans de leur propre malheur, leur
culture larvaire et ŽlŽmentaire est un frein ˆ leur dŽveloppement et ˆ leur
libŽration.
16. Les mises en garde contre la nostalgie elle culte d'un passŽ rŽvolu,
l'ethnocentrisme inversŽ, l'idŽologie de J'exotisme, l'ethnologie du rve,
l'utopie du paradis perdu, ne sont certes pas inutiles. Ë ce sujet, pour ce qui
est des AmŽrindiens, voir Jean-Loup Amselle, Le sauvage ˆ la mode, Paris, Le
Sycomore, 1979, 262 p.
Mais lorsque les auteurs de cette collection et d'autres comme H. Favre,
Deverre ou J. Friedlander, L'Indien des autres, Paris, Payot,
1979, affirment que : Ç il n'y a plus de sociŽtŽs primitives È; Ç elles sont
disparues et moribondes È; Ç ces sauvages ne sont qu'une idŽe È; Ç il
n'y a plus d'Incas
et d'Aztques È. Ç ce sont des ethnies prŽtextes È; Ç l'indianitŽ a ŽtŽ crŽŽe
entirement par des dŽterminants exognes È. on charrie des gŽnŽralisations et
on se rapproche des indianistes qu'on critique, comme l'Žcrit L. Necker ˆ
propos de quelques thses rŽcentes sur l'indianitŽ, dans De l'empreinte ˆ
l'emprise, IdentitŽs andines et logiques paysannes, Paris, PUF, 1982 ;
Genve, Cahiers de 1'1£.V.D., p. 243‑266. Mais les mises en garde doivent
aussi aller dans l'autre sens, ˆ savoir : attention ˆ 1,Žvolutiormisme, au
fatalisme de la modernitŽ, ˆ la sous-estimation des cultures traditionnelles.
Ne pas confondre la tradition avec le passŽ ! etc.
17. C'est ainsi qu'on parlera Ç d'ŽgalitŽ des chances È de chacun de vivre
comme nous et de jouir des mmes droits que nous, plut™t que de l'ŽgalitŽ des
chances d'tre diffŽrents et du droit des communautŽs ˆ leur culture propre.
18.Multiculturalisme, ƒglise indigne, ThŽologie africaine, Inculturation,
DŽveloppement endogne sont des expressions de cet int6gratiormisme culturel
qui n'a rien ˆ voir avec l'Žducation et la convivance interculturelle
proprement dite dont nous parlons ici.
19. L'ouverture aux cultures est encore vue comme le meilleur moyen de
faire accepter des modles technico‑Žconomiques sans qu on ait ˆ
s'interroger sur le bien‑fondŽ ou la rationalitŽ de ces modles au regard
des pays bŽnŽficiaires. La culture devient alors un Ç ŽlŽment porteur de
dŽveloppement È. Le crŽole devient un instrument d'alphabŽtisation; la
tradition de l'oralitŽ est mise au service de l'information par le moyen du
magnŽtophone et des enregistreuses ˆ cassettes; les ftes populaires, les
marchŽs et la communautŽ en Bolivie sont utilisŽs pour faire assimiler les
techniques modernes. Voir plusieurs exemples dans IdŽes et action, n¡ spŽcial
152, 1983, 3/4, publiŽ par la FAO et la CMCF/AD, 00100 Rome, Italie, pp. 3‑49.
Certains, avec raison, conscientisent les Žtudiants ˆ l'origine des aliments de
leur petit dŽjeuner : cafŽ du BrŽsil, sucre de Cuba et d'Afrique du Sud,
arachides d'Afrique du Sud, etc. et soulignent avec justesse comment tout cela
se fait au dŽtriment de ces peuples. Mais cela se limite aux aliments et c'est
toujours, finalement, pour introduire le progrs et le dŽveloppement. Voir Ç Le
Tiers‑Monde et l'Žcole È, op. cit.
20. Voir, par exemple, L. R. Aspiaz, Ç Institutions autochtones et
dŽveloppement autocentrŽ en Bolivie È, dans IdŽes et action, op. cit.,
pp. 23‑31.
21. CitŽ dans Hvalkof Sfren, Ç Towards an Anthropology of Human Rights È,
dans Interculture, oct.‑dŽc. 1983, cahier 81, p. 19.
22. Voir Collectif, Il faul manger pour vivre... Controverses sur les
besoins fondamentaux et le dŽveloppement, Paris, P.U.F.,
Genve, I.E.U.D., 1980, qui constitue un sŽvre rŽquisitoire contre la manire
dont certaines organisations internationales conoivent et cherchent ˆ
satisfaire les Ç besoins fondamentaux È du Tiers‑Monde.
23. Voir les analyses de Johann Galtung dans Collectif, Il faut
manger.... op. cil., pp. 53‑127; aussi, sur la santŽ et la
mŽdecine, les cahiers de la revue Interculture, cahiers 54, 56, 67.
24. Voir l'exemple pour l'Afrique Noire dans Bulletin de nouvelles du
CIM., mars 1985, n¡ 28. Il y aurait toute une analyse ˆ faire du Tiers‑Monde
qu'est l'Occident ˆ partir des critres des cultures africaine, amŽrindienne,
asiatique. Il est symptomatique que cette analyse critique n'a pas encore ŽtŽ
faite de faon systŽmatique.
25. Sur toute cette question, voir R. Panikkar, Ç Cross‑Cultural
Studies ‑. the Need for a New Science of Interpretation È, op. cit., o
il nous invite ˆ passer ˆ une hermŽneutique diatopique.
26. Voir Preiswerk, Perrot, Ethnocentrisme et histoire, op. cit.,
pp. 105‑121. Aussi Ç RŽflexions contemporaines È de R. Vachon sur
dŽcouvrir la dimension primordiale de notre tre, et de R. Panikkar sur l'homme
prŽhistorique, dans N'tsukw et R. Vachon, Nations autochtones et AmŽrique du
Nord, Coll. Rencontre des cultures, MontrŽal, Fides, 1983, pp. 34‑47,
27. Civilisme : se dit de cette idŽologie qui croit que la civilisation est
absolument supŽrieure ˆ l'Žtat primordial des peuples, ou que le mode
d'organisation anthropocentrique, politique ou urbain est supŽrieur au mode
d'organisation cosmocentrique et social.
28. CitŽ dans Preiswerk, Perrot, op. cit., p. 121.
29. Sur la culture amŽrindienne, voir R. Vachon, Ç Autogestion et
dŽveloppement : la tradition autochtone contemporaine d'ontogestion et de
solidaritŽ cosmique È, dans Recherches amŽrindiennes au QuŽbec, vol. XIII,
n* 1, 1983, pp. 36‑43; Interculture, cahier 75‑76,
sur Ç L'Univers juridique autochtone È, 84 p.; aussi le cahier 86 (Žd.
franaise) sur la persistance des valeurs autochtones, 40 p.; la revue Kerygma, vol. 16,
n* 39, 1982, 220 p., sur Ç La suprenante vitalitŽ des religions amŽrindiennes
È.
Sur les autres cuItures : africaine, hindoue, ha•tienne, etc., voir les
Profils culturels de 125 p. chacun, publiŽs par le Centre interculturel
Monchanin, ainsi qu'Interculture du mme Centre consacrŽe ˆ cette
approche depuis plusieurs annŽes. Aussi les oeuvres de G. Anglade sur l'Ha•ti
profond de la paysannerie. (Soit dit en passant, on pourrait faim mention des
religions africaines
et amŽrindiennes
parmi les grandes religions du monde, au lieu de laisser entendre qu'elles font
partie des petites religions.)
30. Preiswerk, Perrot, op. cil., p. 157.
31. Voir Pierre Clastres, La SociŽtŽ contre l'ƒtat, Col.
Critique, Paris, Minuit, 1974, et Recherches danthropologie critique, Paris,
Seuil, 1980.
32. Voir Y. Bardault, Mythes et rites chez les Indiens Montagnais, SociŽtŽ
historique de la C™te Nord, 197 1. R. Savard, La Voix des Autres, MontrŽal,
Hexagone, 1985.
33. Voir P. Wallace, The White Roots of Peace, Port Washington,
Kemikat, 1946.
34. Pour un bon rŽsumŽ et une bibliographie, voir K. Das et R. Vachon, L'Hindouisme, MontrŽal,
GuŽrin, 1987.
35. Voir D. Zahan, Religion, spiritualitŽ et pensŽe africaines, Paris,
Payot, 1970, pp. 194‑236.
36. Voir Jean Fouchard, Les marrons de la libertŽ, Paris, ƒd.
de l'ƒcole Svres, 197Z
37. Rist, d'Epinay, Perren, op. cit. (passim)
38. R. Panikkar, Ç Un mythe naissant È, dans Interculture, cahier 97.