DU DƒVELOPPEMENT ENDOGéNE Ë LA SOLIDARITE INTERCULTURELLE

POUR UNE RƒORIENTATION RADICALE DES ONG

 

Robert VACHON

 

(paru dans Robert Vachon (Žd.), Alternatives au dŽveloppement,

IIM, ƒditions du Fleuve, MontrŽal, 1988, 350 p (289-348)

 


 

 

Introduction

 

Premire partie : conditions requises

 

I.                     Le dŽsarmement culturel

II.                  Reconnaissance et acceptation du pluralisme

 

Deuxime partie: alternatives

 

I. RŽsistance au dŽveloppement (ou le dŽveloppement comme obstacle)

 

II. Reconnaissance et promotion des identitŽs culturelles et des ressources indignes

 

III. L'Žducation au 2/3 monde comme plŽnitude ˆ dŽcouvrir

IV.SolidaritŽ(s) interculturelle(s)

 

V. L'Žmancipation de la mŽgamachine et de son fondement anthropologique

 


 

 


INTRODUCTION

 

Sans chercher ˆ partir en guerre contre les ONG, j'aimerais procŽder ici, avec eux, s'ils le veulent bien, ˆ une relativisation et rŽorientation radicale de leurs activitŽs de solidaritŽ, surtout lorsque celles‑ci se dŽroulent parmi les peuples ˆ cultures radicalement diffŽrentes : peuples autochtones d'Afrique, d'Asie, du Pacifique, des Antilles, des AmŽriques.

 

Mais avant de le faire, il y aurait probablement lieu de reconna”tre leur contribution unique Žnorme ˆ un climat social moins aliŽnant: a) leur travail de conscientisation et de dŽnonciation de certaines situations de misre, d'oppression et d'injustice (famine, bidonvilles, bafouement des droits de l'homme les plus ŽlŽmentaires, etc.), de leurs causes (multinationales, capitalisme effrŽnŽ, mentalitŽ de profit, sociŽtŽ de consommation, structures Žconomico‑politiques d'exploitation, etc.); b) leur soutien aux luttes de libŽration des opprimŽs, par des moyens financiers, des microprojets socioŽconomiques: alphabŽtisation conscientisante, coopŽratives, syndicats, etc.; c) leur souci d'un dŽveloppement endogne, autocentrŽ, qui soit ou colorŽ par la culture locale, ou basŽ sur elle, ou ˆ son service; d) leur excellent travail en faveur du dŽsarmement militaire et de la paix; e) leur dŽmasquage des stratŽgies insidieuses du pouvoir, v.g., la transformation de l'ethnie et de sa culture propre en idŽologie de domination et en instrument du pouvoir, etc.

 

Il ne s'agit pas ici de nier a priori l'utilitŽ, la convenance et mme la nŽcessitŽ de certaines de ces activitŽs menŽes par les ONG ˆ travers le monde. Mais d'inviter ces derniers ˆ jeter un regard radicalement critique (non seulement pluriforme mais surtout interculturell ˆ la fois sur euxmmes (existence, objectifs, motivations, moyens, stratŽgies) ainsi que sur leur faon gŽnŽralement monoculturelle de concevoir la question sociale elle‑mme.

 

Il s'agit de les inviter ˆ envisager la possibilitŽ a) que les ONG et leurs activitŽs soient parfois, souvent ou mme gŽnŽralement, un cheval de Troie du monoculturalisme occidental‑moderne et de son idŽologie technologique; b) qu'elles passent ˆ c™tŽ du problme de fond de la question sociale ; c) qu'elles contribuent inconsciemment ˆ la banalisation et subordination des cultures, ˆ leur dŽsintŽgration et ˆ la misre humaine ; d) qu'elles aient parfois ˆ cesser leurs activitŽs, parfois ˆ les reprendre mais selon une orientation radicalement diffŽrente.

 

La question peut para”tre acadŽmique. Elle est loin de l'tre. Elle vient du constat d'une expŽrience interculturelle vŽcue. En effet, les activitŽs actuelles de solidaritŽ des ONG, mme celles qui se veulent les plus autocritiques, progressives et respectueuses des cultures, a) procdent gŽnŽralement d'une volontŽ (consciente ou inconsciente) d'intŽgration de ces cultures ˆ une culture occidentale‑modeme qu'elles prennent pour la norme universelle, au systme de la mŽgamachine panŽconomique et technologique qu'elles croient pouvoir amŽliorer ; b) elles sont gŽnŽralement plus orientŽes vers les valeurs prŽtendument universelles (mais particulires) de la culture occidentale‑moderne‑technique que vers l'identitŽ et les valeurs traditionnelles des peuples ; c) elles souffrent gŽnŽralement d'une vision trop nŽgative de ces cultures et trop positive de la leur. D'o un sentiment de supŽrioritŽ ; d) elles procdent gŽnŽralement d'une ignorance flagrante de la vision et des valeurs culturelles des peuples qu'elles veulent Ç aider ˆ s'aider eux‑mmes È ; e) bien plus, elles n'ont gŽnŽralement pas le souci de les conna”tre, ˆ cause de la mentalitŽ Žvolutionniste selon laquelle toute culture traditionnelle doit Ç Žvoluer È vers la civilisation, la modernitŽ et la technologie (au moins appropriŽe!) ; f) elles rŽpondent ˆ une question sociale qui est mal ou imparfaitement posŽe, car elle l'est gŽnŽralement ˆ partir des seuls prŽsupposŽs anthropologiques, cosmologiques, thŽologiques et ontologiques de cette culture occidentale ; prŽsupposŽs qui ne sont gŽnŽralement pas partagŽs par les cultures radicalement diffŽrentes auxquelles elles s'adressent.

 

Je propose donc que les mouvements de solidaritŽ envisagent la possibilitŽ non seulement d'une rŽforme, mais d'une rŽorientation radicalement diffŽrente, d'une mutation, s'ils veulent aller au coeur de la crise contemporaine. Mais mutation qui se situe ˆ l'intŽrieur du monde qui existe. DŽconstruire sans dŽtruire, autrement ce serait la rŽvolution.

 

Dans une premire partie, je traite des conditions requises pour une telle mutation, ˆ savoir la dŽcentration, la relativisation radicale, en un mot, le dŽsarmement culturel en ayant soin d'en donner un exemple concret ˆ partir de l'Occident. Je m'en prends ensuite au prŽsupposŽ gŽnŽralement incontestŽ de la question sociale, ˆ savoir que le dŽveloppement serait un requis universel. Je propose une relativisation radicale de la notion Žvolutionniste et de celle de changement qui se trouve au coeur de cette notion.

 

Dans une deuxime partie, je propose quelques alternatives en vue d'une solidaritŽ interculturelle : rŽsister au dŽveloppement, promouvoir l'identitŽ culturelle des peuples et leurs ressources indignes, dŽvelopper des attitudes positives ˆ l'Žgard du 2/3 monde, crŽer une solidaritŽ radicalement interculturelle, sans Žriger cette dernire en nouvelle idŽologie ou systme universel pour toute l'humanitŽ. Il ne saurait, en effet, y avoir, en dernire analyse, une solution thŽorique ou systŽmatique au problme existentiel de la question sociale, du pluralisme et de la paix. Enfin, s'Žmanciper de la mŽgamachine.

 

Une telle dŽmarche appara”tra, ˆ premire vue, dŽroutante et dŽmobilisatrice aux agents qui sont pris par des questions qu'ils considrent urgentes et absolument premires. Mais elle sera, je l'espre, remobilisatrice vers l'essentiel. Mais d'abord quelques remarques.

 

J'aimerais affirmer, ds l'abord, que pour moi, la relativisation radicale de la notion de dŽveloppement et l'attitude de rŽsistance au dŽveloppement n'impliquent pas nŽcessairement le rejet de tout ce qui se prŽsente sous le nom de dŽveloppement et encore moins de modernitŽ, ni l'absolutisation des cultures traditionnelles. Je ne voudrais pas non plus Žriger l'approche interculturelle en requis universel. Et encore moins la forme de cette dernire qui affirmerait que la voie du futur n'est ni celle de la tradition, ni celle de la modernitŽ, mais celle de Finterculturel ˆ crŽer. Je crois que ce ne serait alors qu'une autre forme, plus ŽlŽgante peut‑tre, de monoculturalisme et finalement de colonialisme culturel. Soit ˆ l'Žgard du 2/3 monde d'une part, soit ˆ l'Žgard du 1/3 monde qu'est l'Occident d'autre part.

 

 

PREMIéRE PARTIE : CONDITIONS REQUISES

 

 Le dŽsarmement culturel

 

I1 nous faut un dŽsarmement culturel. Les ONG ne pourraient‑ils pas devenir les pionniers d'un tel dŽsarmement?

 

Par dŽsarmement culturel, j'entends cet effort pour :

 

a) dŽsabsolutiser et relativiser radicalement nos cultures respectives,ˆ la lumire des cultures du monde.

 

Mais le faire ˆ partir du meilleur de notre culture et dans la plus grande fidŽlitŽ ˆ son caractre unique et irrŽductible.

 

Aucune culture ou religion, aussi moderne, traditionaliste ou interculturelle qu'elle soit, n'a le monopole de la vŽritŽ et de la rŽalitŽ. Aucune n'est autosuffisante pour rŽsoudre et les problmes du monde et ceux des personnes humaines. Approfondir au maximum les diffŽrentes cultures de la tradition de l'humanitŽ est une condition nŽcessaire. Mais ce n'est pas suffisant. Il y a une solidaritŽ cosmothŽandrique qui Žmerge aujourd'hui et que l'on ne peut pas ne pas reconna”tre.

 

b) libŽrer la Vie (et donc sa vie) de l'emprise exclusive d une culture ou de l'ensemble des cultures, mais en passant par elle(s).

 

La rŽalitŽ ne peut tre saisie, planifiŽe, ma”trisŽe et donc rŽduite ˆ la pensŽe et conscience que nous en avons, mme ensemble. Elle ne saurait tre ŽpuisŽe par quelque connaissance ou expŽrience (mme inter ou trans culturelle) que ce soit. En effet, ˆ strictement parler, il n'y a rien qui soit purement transculturel! On se trouve toujours dans une culture donnŽe.

 

1) NŽcessitŽ dÕun dŽsarmement culturel

 

Si nous rŽussissions un dŽsarmement nuclŽaire ou militaire, aurions‑nous la Paix? Je crois que non. Comme je le disais en 1972 ˆ la Consultation nordamŽricaine de la ConfŽrence mondiale des Religions pour laPaixl, soulever la question de la paix en termes de dŽsarmement, de dŽveloppement et des droits de l'Homme, c'est une faon occidentale et monoculturelle de poser la question de la paix, mme s'il y a des personnes de plusieurs cultures et religions qui participent ˆ des mouvements plurireligieux comme celui‑ci. C'est certes une faon louable de poser la question, mais ce n'est pas la seule ni mme nŽcessairement la plus importante. Il y en a d'autres que l'on peut trouver dans les civilisations amŽrindiennes, africaines, hindoues, bouddhistes, chinoises et arabes qui n'ont pas rŽussi ˆ interpeller le coeur et l'‰me de l'Homme occidental.

 

L'Orient hindou et bouddhiste, par exemple, est moins prŽoccupŽ par le dŽsarmement que par aparigrahal, moins par le dŽveloppement et l'Žvolution que par karman et yÇJnal, ou si vous voulez, la solidaritŽ cosmique, moins par les droits de l'homme et la dŽmocratie que par le Dharma et ce que j'appelle parfois la dharmacratie (5). Et on pourrait donner d'autres exemples ˆ partir des cultures africaines et amŽrindiennes, etc.

 

D'o mon affirmation que pour avoir la Paix, le dŽsarmement nuclŽaire ou militaire n'est pas suffisant. Il faut aussi un dŽsarmement culturel. J'irais mme jusqu'ˆ dire qu'il ne saurait y avoir de dŽsarmement nuclŽaire ou militaire sans un dŽsarmement culturel. En effet, bien plus que les simples abus de pouvoir ˆ l'intŽrieur d'une culture donnŽe, c'est le sentiment que sa propre culture est supŽrieure ˆ celle des autres et qu'elle doit donc tre la norme universelle, qui est une des sources les plus profondes non seulement de la course aux armements, mais des conflits et finalement de l'absence de la paix. Plus profondŽment encore, c'est de croire que la rŽalitŽ, et donc la Paix, se rŽduit ˆ l'intelligence ou conscience qu'on en a, ou qu'on peut en avoir.

 

Horizontal

 

D'o la nŽcessitŽ d'un double dŽsarmement culturel. D'une part, horizontal, qui consiste ˆ dŽabsolutiser et relativiser radicalement nos cultures respectives, ˆ la lumire des cultures du monde. Qu'il s'agisse de la culture occidentale‑moderne ou des autres cultures. Mais le faire ˆ partir du meilleur de sa culture et dans la plus grande fidŽlitŽ ˆ son caractre unique et irrŽductible. Il ne s'agit donc pas de nier sa culture, de l'affirmer ou de ne pas l'affirmer. Mais de la relativiser dans toutes ses dimensions, non seulement socio‑Žconomique, juridico‑politique et religieuse mais aussi dans ses prŽsupposŽs ŽpistŽmologiques, anthropologiques et cosmologiques. J'en donne un exemple plus loin pour ce qui est de la culture occidentale moderne. Il est Žtrange que dans un monde aussi culturellement pluraliste que le n™tre, on se prŽoccupe si peu de rŽflŽchir aux fondements interculturels de la Paix. Je ne veux pas dire par lˆ seulement rassembler des gens de diffŽrentes cultures et religions pour Žtudier les diffŽrentes faons d'arriver ˆ la Paix. Il faut Žgalement s'assurer que la question elle‑mme de la Paix ne soit pas posŽe et dŽfinie ˆ partir des catŽgories et prŽsupposŽs d'une seule culture, mais aussi des catŽgories et prŽsupposŽs de toutes les cultures qui se trouvent en prŽsence dans notre monde contemporain.

 

Aucune culture ou religion, aussi moderne, traditionaliste ou interculturelle qu'elle soit, n'est autosuffisante au point de pouvoir rŽsoudre ˆ la fois les problmes du monde et ceux des personnes humaines, ni mme de bien poser la question de la Paix. Approfondir au maximum les diffŽrentes cultures de la tradition de l'humanitŽ est une condition nŽcessaire. Mais ce n'est pas suffisant.

 

Vertical

 

Il faut aussi un dŽsarmement Culturel vertical, qui consiste ˆ libŽrer la Vie (et donc sa vie) de l'emprise exclusive d'une culture ou de l'ensemble des cultures, mais en passant par elle(s), c'est‑ˆ‑dire ˆ travers elle(s). Tout le monde, certes, veut la Paix Mondiale, mais il s'agit toujours de sa Paix propre : la paix du civilisŽ, la paix du primordial, celle du dŽveloppement

 moderne et du progrs, paix blanche, paix noire, paix islamique, paix amŽrindienne, paix asiatique, paix occidentale, paix bouddhique, paix confucŽenne, paix chrŽtienne, paix africaine, etc. Les religions pensent en avoir la clef : la paix religieuse, thŽocentrique ou spirituelle. Les humanistes pareillement: la paix humaniste, sŽculire ou anthropocentrique. Les cosmiques de mme: paix de la nature, Žcologique ou cosmocentrique.

 

D'autres parlent de paix interculturelle, de paix globale ou transculturelle. D'autres, enfin, parlent de paix transhistorique et cosmothŽandrique. Certes, toute affirmation que l'on fait sur la Paix, aussi ouverte et intŽgrale qu'on la conoive, est toujours et ne peut tre que particulire et provisoire. Mais la Paix ne saurait tre rŽduite ˆ cette conception qu'on en a, ni mme ˆ l'ensemble de ces conceptions. Elle est une notion qui dŽpasse non seulement chaque culture particulire, mais l'ensemble des cultures.

 

C'est un mystre qui dŽpasse l'intelligence humaine.

 

La Paix n'est pas simplement question de prŽserver nos cultures traditionnelles, de nous ouvrir ˆ la modernitŽ, d'accepter mme nos diffŽrentes faons de vivre, de co‑exister dans l'indiffŽrence mutuelle ou dans la tolŽrance rŽsignŽe. Elle requiert la rencontre, la comprŽhension (understanding, i.e., standing under), un horizon commun, une vision nouvelle. Mais cela requiert que nous reconnaissions ensemble un centre qui transcende l'intelligence qu'on en a ou peut en avoir, ˆ un moment donnŽ de l'espace et du temps. Bref, pour avoir la Paix, on ne saurait partir du prŽsupposŽ qu'on sait ce qu'est la Paix. Ni avant, ni pendant, ni aprs notre dŽmarche de Paix.

 

Surmonter nos individualismes et sociocentrismes

 

La Paix requiert que nous fassions l'effort de surmonter tous nos individualismes et sociocentrismes. Il nous faut relativiser non seulement les convictions, croyances et mythes dont nous sommes conscients, mais mme les prŽsupposŽs dont nous ne sommes pas facilement conscients, un des plus importants Žtant souvent celui de croire que la rŽalitŽ, et donc la Paix, se rŽduit ˆ l'intelligence ou conscience qu'on en a ou qu'on peut en avoir. La rŽalitŽ ne peut tre saisie, planifiŽe, ma”trisŽe et donc rŽduite ˆ la pensŽe et conscience que nous en avons ou pouvons en avoir, mme collectivement. Elle ne saurait tre ŽpuisŽe par quelque connaissance ou expŽrience que ce soit, mme Ç inter È ou Ç trans È culturelle. En effet, ˆ strictement parler, il n'y a rien qui soit purement culturel. On se trouve toujours devant, ou plut™t dans un rŽalitŽ transculturelle. Et il n'y a rien non plus qui soit purement transculturel. On se trouve toujours dans une culture dŽterminŽe. Parler ainsi de la relativitŽ radicale (horizontale et verticale) de la Paix, n'est pas tomber dans le relativisme du scepticisme. Il s'agit en effet d'une sagesse de la Paix, mais d'une sagesse qui demeure toujours constitutivement en qute d'elle‑mme.

 

2) Un exemple concret : l'Occident

 

DŽveloppement

 

On ne saurait rŽduire la Paix ˆ la notion, mme la plus purifiŽe, de progrs, d'Žvolution, de dŽveloppement, comme cela se fait gŽnŽralement ˆ l'heure actuelle. Ç DŽveloppement, nouveau non, de la Paix È, dit‑on. Pourtant, rien de plus dangereux qu'une telle affirmation. En effet, le Ç dŽveloppement È est une fentre sur la bonne vie, mais Pas la seule. C'est une notion d'origine occidentale, qui est beaucoup trop reliŽe ˆ la conception occidentale de la bonne vie, pour exprimer des conceptions de paix radicalement diffŽrentes comme celles, par exemple, qui nous viennent des traditions asiatiques, africaines et amŽrindiennes (notions de Rita, de Dharma, de Moksha, de Sunyata, de Sacrifice et d'Harmonie cosmiques).

 

Justice et droits de l'homme

 

De mme, on ne saurait rŽduire la Paix aux notions (mme les plu idŽales) de civilisation, d'OccidentalitŽ, de ModemitŽ. Ou encore aux notions les plus ŽlevŽes de justice, de droits de l'Homme, d'ŽgalitŽ, d'autonomie et de ma”trise de sa destinŽe. Autant de notions valables en ellesmmes mais qui relvent toutes d'une anthropologie occidentale qui est loin de constituer on mme de devoir nŽcessairement constituer la base de la paix dans d'autres traditions humaines. On pense, par exemple, ˆ ces nombreuses cultures africaines, asiatiques et amŽrindiennes o le mot Ç droit È n'existe mme pas dans leurs traditions originales, parce qu'elles conoivent leurs relations en termes de devoir‑de‑responsabilitŽ infinie ˆ l'Žgard des anctres, du cosmos, de la communautŽ, etc. Voir, par exemple, la notion de Dharma chez les Hindous, celle d'Action de Gr‰ces chez les Mohawks, celle de CommunautŽ chez les Africains, etc. On pense aux notions de propriŽtŽ et d'ŽgalitŽ que l'on croit universelles mais qui sont, en fait, tout ˆ fait Žtrangres aux cultures qui voient plut™t leur relation ˆ la terre comme en Žtant une d'appartenance et de responsabilitŽ d'intendance. Les relations entre humains d'une part et tres vivants de l'autre y sont vues comme une relation Ç hiŽrarchique È dans un cercle o il n'y a aucun tre privilŽgiŽ, chacun ayant un r™le diffŽrent mais important ˆ jouer dans l'ensemble.

 

DŽmocratie et ƒtat‑Nation

 

Il ne s'agit pas de s'opposer ici ˆ la notion occidentale de dŽmocratie, mais ˆ la prŽtention universelle et totalitaire qui ne propose d'autre alternative que la dŽmocratie ou le totalitarisme, comme s'il n'existait pas d'autre forme de sociŽtŽ Ç politique È valable en dehors de celle qui est basŽe sur cette forme particulire d'anthropologie politique et que l'on croit devoir exporter ˆ travers le monde entier.

 

C'est ici, Žgalement, qu'il y aurait lieu de prendre conscience non seulement que la dŽmocratie est incompatible avec la dŽmocratie de masse, mais que les notions de majoritŽ‑minoritŽ, comme celles de vote, de commandant, d'ƒtat‑Nation souverain et mme de gouvernement distinct et de partis politiques, n'ont pas ˆ tre toujours et nŽcessairement des ŽlŽments constitutifs de la sociŽtŽ. C'est ce que rŽvlent, par exemple, les sociŽtŽs sans‑ƒtat amŽrindiennes. ƒtant gŽnŽralement basŽes sur le consensus, elles sont des Ç sociŽtŽs contre l'ƒtat È et sans personne qui commande. De plus, leur notion de Ç dŽmocratie È est radicalement diffŽrente de la notion anthropocentrique occidentale ˆ son meilleur, Žtant donnŽ que le Ç peuple È, pour eux, ne signifie pas seulement les Hommes, mais tous les tres vivants. C'est une notion cosmocentrique. Ë tel point qu'on peut mme dire de l'Occident que non seulement il n'a pas le monopole de la dŽmocratie, mais que la dŽmocratie comme telle, mme au plan idŽal, n'est qu'une fentre sur la sociŽtŽ politique. Elle n'est pas la seule. Ni nŽcessairement la meilleure.

 

Ë la suite d'un tel dŽsarmement culturel, nous serions peut‑tre moins enclins ˆ exporter et imposer nos conceptions dŽmocratiques de paix politique chez ceux qui vivent sur la base de systmes diffŽrents, qui ne sont pas nŽcessairement infŽrieurs aux n™tres. Nous serions moins enclins ˆ porter des jugements violents et non‑pacifiques sur les peuples qui, croyons nous, Ç n'accdent au XXme sicle, et donc ˆ la paix et ˆ la libertŽ, que lorsqu'ils deviennent ƒtats‑Nations souverains selon nos principes dŽmocratiques universels È. Nous serions moins portŽs ˆ Žroder ou ˆ dŽtruire leurs systmes politiques traditionnels au nom de la dŽmocratie. Nous serions peut‑tre aussi moins enclins ˆ confondre la dŽmocratie occidentale avec ses dŽviations historiques, la plus rŽcente Žtant celle de l'ƒtat‑Nation souverain, sous ses deux formes de dŽmocratie de marchŽ et de dŽmocratie bureaucratique. Cela ouvrirait les voies ˆ un renouvellement en profondeur de la dŽmocratie. Nous pourrions alors cesser de confondre notre essentielle identitŽ politique organique avec l'identitŽ fonctionnelle secondaire d'ƒtatNation moderne. Nous pourrions reconna”tre, en d'autres mots, que pour tre de ce Ç pays È, on n'a pas nŽcessairement ˆ tre citoyen de l'ƒtat Nation souverain qui se nomme Canada (ou QuŽbec).

 

Scolarisation

 

On pourrait donner beaucoup d'autres exemples. Qu'il me suffise de souligner l'importance de ne pas rŽduire l'Žducation ˆ la scolarisation et l'alphabŽtisation. Dire que la Paix consiste dans l'Žducation ne signifie pas qu'elle consiste dans la scolarisation universelle. On saitjusqu'ˆ quel point cette confusion entre culture scolaire et culture Žducative dŽtruit les cultures Žducatives traditionnelles du monde entier. Il ne s'agit pas de s'opposer ˆ la scolarisation, mais ˆ la scolarisation obligatoire pour tous et partout, ˆ cette alphabŽtisation‑scolarisaon‑qui‑croit‑devoir‑se‑substituer‑aux‑traditionsorales‑des‑peuples-et-ˆ‑leurs‑cultures‑Žducatives‑traditionnelles. Le dŽsarmement culturel ici consiste dans une sorte de dŽscolarisation, non pas au sens de rejeter toute scolarisation, mais de relativiser son importance et celle de ses assises idŽologiques d'objectivitŽ scientifique. Au sens de retrouver la dimension organique de l'Žducation qui est davantage philosophie (amour de la sagesse et sagesse de l'amour) que technologie et planification systŽmique et bureaucratique. Il ne s'agit pas de renier la pensŽe fonctionnelle, mais de la subordonner ˆ la pensŽe substantielle et ˆ la Vie. C'est finalement refuser de croire que la Bonne Vie ne puisse tre que l'aboutissement de nos projets rationalisŽs. C'est accepter de croire que l'intelligence est plus que la raison, que l'Homme est plus que son intelligence et que la RŽalitŽ est plus que l'Homme.

 

Anthropologie

 

L'anthropologie occidentale est homocentrique. Elle met l'accent sur l'Homme. L'anthropologie moderne va plus loin et place la personne individuelle et sa dŽcision autonome au centre de la vie humaine. La paix devient d'abord une question humaine et personnelle, i.e., individuelle. Or, l'anthropologie des deux‑tiers de l'humanitŽ est fort diffŽrente; elle est cosmocentrique. L'Homme n'est qu'une des dimensions du Grand Cercle Cosmique qui a, lui aussi, ˆ se sacrifier avec et pour l'ensemble et d'abord ˆ s'harmoniser au Tout. La paix devient alors une question cosmique; la personne grandit dans la mesure o Ç l'individu È dispara”t.

 

Et si la paix Žtait aussi une question anthropocosmique, ou encore cosmothŽandrique?

 

 

Conclusion

 

En un mot, il ne peut y avoir de paix vŽritable que lˆ o il n'y a ni vainqueur, ni vaincu. Aucune victoire militaire, intellectuelle, spirituelle, ne saurait rŽaliser la paix. Comment cela peut‑il tre vŽcu dans un monde de rapports de force et d'abus de pouvoir? C'est le dŽfi d'une Paix qui passe par le dŽsarmement culturel et ˆ travers lui, qui passe aussi par l'Žmancipation du complexe technocratique. La question de la Paix Žbranle donc les fondements de l'Homme, de la SociŽtŽ et de la RŽalitŽ elle‑mme. C'est une ŽpŽe qui transperce la moelle de nos ‰mes et nous oblige ˆ une metanoia, une mutation. Elle est fondŽe sur une connaissance qui est bienheureuse ignorance. Sur une sagesse qui est constitutivement en qute de sagesse. Elle commence lorsqu'on croit vraiment ˆ l'impossible, car la vraie libertŽ ne se situe pas dans le domaine de la possibilitŽ d'un choix entre diffŽrentes initiatives, mais... au‑delˆ. Sa sphre est celle de l'espŽrance contre toute espŽrance, de l'impossible, du non‑manipulable, de l'incomprŽhensible.

 

 

 3) Se poser la question de savoir si le dŽveloppement est un requis universel (6)

 

Derrire toutes les formes de dŽveloppement, de progrs, d'Žvolution et de solidaritŽ qui sont proposŽes par l'Occident au 2/3 monde, il existe un prŽsupposŽjamais remis en question : la loi de l'Žvolution et du changement.

 

Elle a deux dimensions fondamentales : une mythique : l'tre (et donc l'Homme) cherche toujours ˆ se dŽpasser, ˆ tre autre que ce qu'il est. C'est le principe de la transcendance. Au niveau Žthique, cela s'exprime par : il faut toujours se perfectionner et Ç Žvoluer È. Au niveau social : aucun peuple n'est satisfait de ce qu'il est. Au niveau anthropologique : l'homme est un tre de dŽsir; il a besoin de changer, de devenir autre. Au niveau culturel : toute culture a besoin d'une autre culture, de dialogue, d'Žchange, de partage, de partenariat.

 

b) l'autre historique : l'histoire en est une d'Žvolution constante vers un plus tre (ˆ c™tŽ de la loi d'entropie) ‑ du primitif au civilisŽ, de la tradition ˆ la modernitŽ, de la bio‑Žvolution ˆ l'histoire et ˆ la logo‑Žvolution, de l'histoire ˆ la techno‑Žvolution; du monoculturalisme ˆ l'interculturalisme.

 

Ce serait une loi ontologique, Žthique, anthropologique, historique, technique universelle et inexorable!

 

On la trouve derrire tous les projets et les propositions de changement qui sont Ç respectueusement È faites aux peuples du monde. Derrire les invitations au rattrapage technologique, il y a toujours la mentalitŽ Žvolutionniste qu'une vie technologique est supŽrieure ˆ une vie non‑technologique et que c'est la voie normale de l'Žvolution humaine. Derrire les efforts d'infrastructuration, il y a toujours la conviction que la vie Ç civilisŽe È est supŽrieure ˆ la vie Ç primitive È et qu'on ne saurait retourner en arrire. Derrire les efforts de rŽpondre aux besoins primordiaux des peuples, il y a toujours le prŽsupposŽ que le mode de vie traditionnel de ces peuples n'a jamais ŽtŽ capable et ne peut subvenir convenablement ˆ leurs besoins; ils ont besoin pour cela, sinon de notre technologie, du moins de notre savoirfaire de civilisŽs, pour les Ç aider ˆ s'aider eux‑mmes È. Derrire les mouvements de solidaritŽ, il y a toujours le prŽsupposŽ que le mode de vie traditionnel de ces peuples est insatisfaisant pour eux et qu'il a besoin sinon d'tre complŽtŽ par un mode de vie plus moderne, du moins d'tre rŽactivŽ, renouvelŽ, revitalisŽ, reconstruit, redressŽ, rŽanimŽ, et que nous avons le saint devoir d'y voir et d'y contribuer par notre action transitive.

 

Or, au risque de passer pour rŽtrograde, antiquaire, statique, je voudrais contester ici que cette loi de l'Žvolution et du changement soit la loi universelle de l'tre et du dynamisme humain. Elle rŽvle en effet une fentre, en certains cas valable et prŽcieuse, sur la bonne vie et sur son dynamisme, mais elle n'en est pas l'unique, ni est‑elle nŽcessairement partagŽe, ou doitelle l'tre, par tous les peuples. Il existe des peuples qui ont une vision tout autre, tout aussi valable et prŽcieuse.

 

Je conteste donc que ce soit une nŽcessitŽ de proposer respectueusement ˆ tous les autres peuples de changer et d'Žvoluer. C'est une erreur de partir a priori du prŽsupposŽ qu'aucun peuple n'est satisfait de ce qu'il est, et que, s'il l'est, il devrait devenir insatisfait, chercher un plus tre, soit dans sa tradition, soit ailleurs, soit dans les deux.

 

Objections

 

Mais, diront certains, voilˆ une question purement thŽorique.

 

En effet, il n'y a pas de culture pure : toute culture est hybride. Il n'y a pratiquement plus de communautŽs culturelles homognes; toutes ont ŽtŽ affectŽes (certains diront contaminŽes) par le dŽveloppement ; chacune a ses progressistes qui cherchent le dŽveloppement, l'Žvolution, et ses bienfaits.

 

Ensuite, on ne saurait retourner au Dinosaure! L'humanitŽ primordiale a perdu ˆ jamais sa premire innocence au contact de la civilisation. La nature humaine et cosmique a subi est subit toujours de profondes mutations.

 

Le fait historique et que les peuples sont passŽs de l'Žtat primordial (dit Ç primitif È) ˆ l'Žtat civilisŽ. Nous vivons dans un monde qui est engagŽ depuis des millŽnaires dans la voie du dŽveloppement: la Ç civilisation È a modifiŽ ˆ toutjamais la simple vie tribale; la sociŽtŽ de marchŽ a ˆjamais modifiŽ la sociŽtŽ fŽodale‑paysanne; le systme bureaucratique actuel transforme ˆ tout jamais la sociŽtŽ de marchŽ.

 

Le peuples sont aujourd'hui engagŽs (de grŽ ou de force) dans le dŽveloppement, c'est‑ˆ‑dire dans un processus de transition ˆ une monoculture occidentale‑moderne et ˆ la technicitŽ, qui deviennent la norme universelle. Il n'y a donc rien d'autre ˆ faire que d'embo”ter le pas, d'embrasser la modernitŽ, de s'intŽgrer ˆ la techno‑Žvolution et au technocosme, tout en essayant de sauvegarder ce qu'on peutpendant qu'on le peut (et si on le peut, diront d'autres qui prŽdisent le cataclysme). D'ailleurs la mŽgamachine nous affecte tous au point o nous ne pouvons l'opposer et survivre. Ç La modernitŽ rŽalise une hŽcatombe culturelle, sur l'ensemble de la plante, comme il n'y en a jamais eu depuis le dŽluge... Les cultures s'Žcroulent comme les arbres d'une luxuriante fort È'. Bien plus, notre problme ne semble plus malheureusement de prŽvenir le raz de marŽe, diront certains, mais d'endiguer la gigantesque inondation qui s'ensuit. Enfin, diront d'autres, les peuples sont dans un Žtat d'interdŽpendance les uns ˆ l'Žgard des autres. Ils ont besoin les uns des autres. Donc, ni la tradition, ni la modernitŽ! Ni les cultures du Sud, ni les cultures du Nord, mais l'interculturel est devenu une nŽcessitŽ pour tous les peuples. Tous les peuples doivent Ç Žvoluer È vers l'interculturalisme, vers le dialogue et la solidaritŽ interculturelle, vers une identitŽ plurale. C'est une question de survie.

 

En rŽponse

 

Ë ce sujet, quelques remarques :

 

1.       Ne nous perdons pas dans un jeu de conjectures et de prospectives ! Jusqu'ˆ quel point les cultures peuvent survivre ˆ l'impact de la civilisation et de la mŽgamachine, conserver leur identitŽ propre, vivre selon cette dernire et ne pas tre rŽduites ˆ de simples folklores marginaux demeure un problme immense qu'on ne saurait rŽsoudre a priori, ni en gŽnŽral pour toutes les formes culturelles traditionnelles, dans un sens ou dans un autre. Nous ne pouvons prŽdire a priori quels chemins les cultures et les peuples vont prendre.

2.       En remettant ainsi en question la thŽorie et la nŽcessitŽ universelle du changement et de l'Žvolution, je n'ai pas l'intention de proposer une contre‑thŽorie et nŽcessitŽ universelle : celle du nonchangement (des peuples et des cultures) ou encore d'une solidaritŽ interculturelle de non‑intervention rŽciproque.

 

3.       Sans chercher ˆ nier la dŽvastation, les transformations culturelles et biologiques profondes qui existent bel et bien dans certains cas, il n'est pas sžr que le dŽveloppement soit aussi dominant qu'on voudrait nous le faire entendre. Pour pouvoir en dŽcider, il faudrait d'abord s'tre mis d'accord sur l'axiologie ˆ appliquer. C'est souvent du point de vue de la vision sous‑jacente ˆ la civilisation occidentalemoderne‑technique que la civilisation et le dŽveloppement semblent dominer le monde. Ceux qui n'attachent qu'une moindre importance ˆ la civilisation, ˆ l'histoire (6 000 ans!), ˆ la raison et ˆ la puissance de l'homme et de la technique, n'admettraient pas que cette civilisation soit la force dominante. Ils la considŽreraient comme un fait nŽgligeable dans l'histoire pluri‑millŽnaire de l'humanitŽ. (Et c'est cette nŽgligence de la part de certaines cultures traditionnelles qui a permis ˆ la civilisation occidentale et moderne d'envahir le monde. Comme c'est aussi la nŽgligence de la part des Ç civilisŽs È et des occidentaux ˆ reconna”tre la valeur primordiale des cultures traditionnelles et leurs forces de rŽsistance qui les a induits ˆ ne pas rŽsister eux‑mmes ˆ cet envahissement et par lˆ ˆ le nourrir.)

 

4. Je ne Voudrais pas tomber dans l'intŽgrisme et l'idŽalisme na•fs qui empchent d'envisager la possibilitŽ que des (sinon toutes) les cultures traditionnelles ont subi et subissent une mutation radicale qui ne leur permet plus de rver ˆ retourner ˆ leur gloire primordiale premire et passŽe. En un sens, elles ne sauraient retourner Ç en arrire È. Par exemple, l'humanitŽ primordiale a perdu sa premire innocence ˆ jamais au contact de la civilisation; elle a maintenant une conscience d'elle‑mme comme distincte qu'elle n'avait pas auparavant. On a beau la dŽcrier et mme la dŽnigrer, c'est un fait inŽluctable.

 

Mais cela ne lui enlve pas la possibilitŽ d'une seconde innocence primordiale, non seulement dans le futur, mais dans le Ç passŽ È et l'actualitŽ. Et en un autre sens, la nŽcessitŽ parfois non seulement d'un Ç recours È mais d'un vŽritable retour ˆ un Ç en arrire È qui n'en est un qu'aux yeux Žvolutionnistes. Ou, pour utiliser l'expression de certains, d'un retour du primordial.

 

Les mutations historiques qu'ont subies les sociŽtŽs traditionnelles et leur caractre Ç hybride È ne doivent pas nous amener ˆ conclure trop vite ˆ leur disparition, ni ˆ la substitution totale de leurs valeurs par la civilisation, l'occidentalitŽ, la modernitŽ. Il faut distinguer, en effet, entre les aspects morphologiques, structurels et les valeurs de fond de ces cultures et de ces peuples. Ou mieux encore, entre les cristallisations socio‑historiques de leur identitŽ, leurs structures sacramentelles (c'est‑ˆ‑dire le noyau de leur engagement et croyances) et enfin le mythe englobant qui nourrit ces deux derniers niveaux. Une acculturation profonde ˆ un niveau peut cacher souvent une identitŽ intacte ˆ un autre niveau. Le fait que des gens se procurent des Ç transistors È par exemple ne les empche pas de vivre d'abord sur la base de leurs propres valeurs.

 

Bien plus, ces cultures ont un dynamisme qui leur est propre et qui n'a pas ˆ emprunter toujours la voie de la civilisation et de la modernitŽ mme lorsqu'elles composent avec ces dernires ou entrent en dialogue de solidari(~ avec elles. Leur relation ˆ ces dernires peut tre fort diffŽrente de celle qui appara”t ˆ un regard provenant de l'extŽrieur.

 

5. Or un certain Žvolutionnisme, historicisme, civilisme et technoscientisme de la pensŽe civilisŽe‑occidentale‑moderne‑ technique empchent d'envisager la possibilitŽ que certaines cultures traditionnelles mnent encore aujourd'hui une existence profonde et dynamique, derrire ou ˆ c™tŽ d'une acculturation superficielle ou profonde'. La question elle‑mme para”t presque ridicule. En tout cas, irrŽaliste. Poutant cette existence est d'autant plus plausible que lÕidentitŽ existentielle profonde (sacramentelle et mythique) d'une culture Žchappe ˆ l'analyse techno‑scientifique de la raison et de la fonctionnalitŽ moderne, comme au logos lui‑mme d'ailleurs. Elle relve du domaine de l'ouverture existentielle, i.e., de la foi, de la relativisation radicale de nos propres mythes. Essayons d'y entrer un peu ici.

 

6. Sans nier le caractre hybride et hŽtŽrogne des Ç cultures È et communautŽs traditionnelles, l'impact du dŽveloppement sur leurs vies est‑il vraiment toujours si Žtendu et si profond qu'on le laisse entendre, soit chez le peuple, soit mme chez les Žlites (qui, souvent, n'oseraient avouer publiquement ou ˆ eux‑mmes, leurs valeurs traditionnelles)? D'ailleurs, on peut vivre de valeurs traditionnelles sans en avoir toujours conscience.

 

Notons d'abord qu'une grande partie de ceux qui Ç s'engagent È dans le dŽveloppement le font, en grande partie, ˆ la suite d'une propagande mystificatrice du dŽveloppement et du progrs, dont un des caractres les plus insidieux est de se prŽsenter comme un fait accompli quitte ensuite ˆ se dŽclarer indispensable (pour rŽsoudre les problmes qu'il a suscitŽs). Plusieurs y sont mme forcŽs, contre leur grŽ, par une culture et une civilisation dominante. Or, composer avec le dŽveloppement et en subir les effets n'est pas nŽcessairement l'embrasser. On peut l'embrasser par pis‑aller et concession involontaire. On peut mme essayer de le conna”tre pour mieux dŽfendre les valeurs traditionnelles qu'il menace, ou pour le combattre, soit directement, soit par contournement et phagocytage. Le compromis, l'ajustement, Ç l'intŽgration È au dŽveloppement et mme le Ç dialogue È avec lui, ne veulent pas dire nŽcessairement qu'on cherche ˆ l'Žpouser, ˆ se laisser pŽnŽtrer par lui, mais ˆ s'articuler ˆ lui, ˆ cohabiter c™te ˆ c™te (ˆ distance, ou dans la mme maison, ou dans la mme personne) dans un certain dualisme, sous un semblant d'unitŽ, jusqu'au moment o le climat permettra autre chose.

 

On Žtudie avec empressement l'impact nŽfaste du progrs sur les cultures traditionnelles, mais on Žtudiera moins leur rŽsistance ˆ ce progrs (ˆ quoi bon si on est convaincu qu'elles vont succomber ˆ la longue ... ); rŽsistance qui est beaucoup plus rŽpandue qu'on ne le croit et qui demeure encore trs mal ŽtudiŽe; d'autant plus que cette rŽsistance est la plupart du temps imputŽe au caractre statique, fŽodal, rŽtrograde de ces cultures et non ˆ leur gŽnie interne, dynamique, actuel, contemporain9.

 

Cette rŽsistance reste souvent cachŽe aux yeux de l'Occidental progressiste, parce que cette rŽ&stance n'emprunte pas toujours l'approche frontale, adversariale, visible, de dŽnonciation, d'organisation, de dŽclaration de droits, ˆ laquelle l'Occidental est habituŽ. C'est souvent une rŽsistance invisible, secrte, qui se cache derrire un sourire, un acquiescement extŽrieur et qui est parfois enracinŽe dans une sagesse calme et patiente qui croit fermement ˆ l'auto‑destruction inŽluctable d'une sociŽtŽ basŽe finalement sur le rapport de forces. 7. Je ne ferme pas la possibilitŽ ˆ ce qu'il y ait des personnes de ces cultures qui cherchent librement le meilleur de la civilisation et du Ç dŽveloppement È, qu'elles cherchent ˆ se laisser pŽnŽtrer par ses valeurs au point mme d'entrer dans un vrai dialogue de rŽciprocitŽ qui aille mmejusqu'ˆ la fŽcondation mutuelle, la solidaritŽ, l'identitŽ plurale, le mŽtissage et la symbiose, dans un tre nouveau. Sont-elles nombreuse ou pas? Je ne sais pas. Mais quel est l'impact de ces cultures traditionnelles sur les objets et les valeurs du dŽveloppement? On en parle si peu. Et pourtant les peuples transforment souvent ces objets et ces valeurs en outils et mme en symboles de leurs propres valeurs culturelles, comme on en a des exemples dans les cultes syncrŽtistes ˆ travers le monde. Absorption, au point o l'on peut se demander : qui absorbe qui?

 

8. Si j'affirme tout ceci, ce n'est pas pour privilŽgier les cultures traditionnelles mais pour aider ˆ crŽer un climat qui permette une authentique solidaritŽ interculturelle o les cultures traditionnelles pourront avoir la place qui leur revient et qui leur est enlevŽe prŽsentement par l'intŽgrationnisme et Žvolutionnisme gŽnŽralisŽs de notre sociŽtŽ. C'est aussi pour Žviter d'Žriger en systme, en thŽorie ou en nŽcessitŽ universelle une approche de solidaritŽ interculturelle qui affirmerait abstraitement que la voie du futur n'est ni celle de la tradition, ni celle de la modernitŽ, ni celle du Sud ou du Nord, mais celle de l'interculturel ˆ crŽer. Visage du mme Žvolutionnisme de fond qui ne serait pas mieux que l'ancien.

 

II. Reconnaissance et acceptation du pluralisme

 

Reconnaissance du Pluralisme de la nature humaine, de la vŽritŽ, de la rŽalitŽ

 

Voilˆ le prŽsupposŽ fondamental! En voici quelques expressions fondamentales

 

La rŽalitŽ ou la vie seule est suprme. Elle est foncirement pluraliste; elle ne saurait tre ŽpuisŽe par quelque connaissance ouexpŽrience (divine, humaine, cosmique) que ce soit. La vŽritŽ est donc pluraliste.

 

Mme s'il existe une nature humaine universelle, on ne saurait partir a priori du prŽsupposŽ que tous les tres humains en ont la mme notion. En effet, l'interprŽtation que l'on faitde cette nature humaine universelle, c'est‑ˆ‑dire l'intelligence que l'tre humain particulier en a, fait aussi partie de cette nature, de sorte qu'on ne saurait identifier cette nature humaine universelle avec une interprŽtation (culturelle) particulire. C'est dire, par exemple, que la conception occidentale de la nature humaine universelle ne s'applique pas nŽcessairement ˆ la totalitŽ de la nature humaine.

 

‑ Aucune culture, religion, tradition, idŽologie, aussi moderne, traditionaliste, interculturelle, globale, qu'elle soit, ne saurait dŽfinir la bonne vie et les besoins fondamentaux pour toute l'humanitŽ.

 

‑ Les mots qui expriment les expŽriences humaines fondamentales ne sauraient tre identifiŽs avec une seule interprŽtation conceptuelle particulire ˆ une culture.

 

‑ On ne saurait partir a priori du prŽsupposŽ que tous les tres humains conoivent l'homme comme un tre de dŽsirs et de besoins ˆ assouvir. Pour certains, il est considŽrŽ comme ayant atteint la maturitŽ, lorsqu'il s'est libŽrŽ de ses dŽsirs et de ses besoins.

 

Acceptation de systmes de vie, de pensŽe et d'action, diffŽrents et parfois incompatibles, sans partir du prŽsupposŽ a prioristique que tous doivent changer ou demeurer les mmes.

 

Qu'on cesse notre monoculturalisme bienveillant qui ne parle des cultures que comme des ŽpiphŽnomnes de l'Žconomico‑politique, alors que ce sont des faons de vivre, constitutives de l'identitŽ profonde des peuples.

 

Chercher ˆ dŽcouvrir leurs systmes de valeur dans son intŽgralitŽ et sa profondeur plut™t que d'en relever seulement quelques traits folkloriques et psychosociaux. Il existe en effet des humanismes qui ne sont pas basŽs sur l'autonomie individuelle, la libertŽ de choix, la ma”trise de sa destinŽe; des cultures Žconomiques avancŽes qui ne parlent pas de propriŽtŽ, de productivitŽ, de salaires et de plein emploi; des cultures politiques raffinŽes, sans notion de dŽmocratie, d'ƒtat‑Nation, de souverainetŽ, de pouvoir politique, de citoyennetŽ et de langue officielle; des cultures Žducatives ŽlevŽes, sans Žcriture, sans Žcoles et systme scolaire; des cultures hautement scientifiques qui ne sont fondŽes ni sur l'objectivitŽ ni sur la subjectivitŽ, etc.

 

‑ Cesser de ne les voir que comme des choses du passŽ, de toute faon profondŽment modifiŽes, auxquelles on ne saurait retourner. Mais envisager la possibilitŽ qu'elles mnent encore une existence profonde et dynamique, derrire ou ˆ c™tŽ d'une acculturation souvent superficielle.

 

‑ Cesser de croire qu'elles doivent toutes ou dispara”tre ou Ç Žvoluer È (C'est‑ˆ‑dire graduellement embrasser la civilisation, la modernitŽ, le dŽveloppement ou un interculturel particulier) mais envisager la possibilitŽ qu'elles se maintiennent selon leurs dynamismes propres et selon des voies qui nous paraissent incomprŽhensibles et incompatibles avec ce que nous avons de plus cher.

 

‑ Accepter que puissent exister, c™te ˆ c™te, des cultures techniques et des cultures chtoniques; des humanismes cosmocentriques, anthropocentriques et technocentriques. Et sans essayer de les changer au nom de je ne sais quel fatalisme Žvolutionniste ou technologiste. Et sans essayer de les maintenir ˆ tout prix dans un statu quo au nom de je ne sais quel fatalisme traditionaliste.

 

 

DEUXIéME PARTIE ALTERNATIVES

 

I. RŽsistance au dŽveloppement (ou le dŽveloppement comme obstacle)

 

Je propose cinq orientations ou alternatives complŽmentaires.

 

Sans rejeter a priori tout Ce qui se prŽsente sous le nom de dŽveloppement, crŽer un mouvement de rŽsistance au dŽveloppement dans le sens polyvalent suivant :

 

a) RŽsister ˆ l'idŽologie de ma”trise de la nature et de sa destinŽe qu'est le dŽveloppement, et cesser d'identifier l'idŽologie qu'est le dŽveloppement avec le mythe primordial positif de l'Occident. Cesser, en d'autres mots, d'identifier le mythe primordial positif de 1 'Occident, avec ses dŽviations historiques : la magie, l'anthropocentrisme, le civilisme, la syphilisation, l'Žvolutionnisme, le rationalisme, l'individualisme, le sŽcularisme et la mŽgamachine. Mais, aller beaucoup plus loin :

 

RŽsister de confondre le mythe primordial positif de l'Occident avec ses formes historiques positives, anciennes et nouvelles, prises soit individuellement, soit collectivement : la culture primordiale, la civilisation, la modernitŽ. Il y aurait lieu ici de cesser de rŽduire l'Occident ˆ la modernitŽ, ou ˆ la civilisation ou mme ˆ ses formes historiques primordiales. Renouer, en d'autres mots, avec le mythe primordial positif de l'Occident.

 

C) RŽsister ˆ la culture occidentale, i.e., au mythe primordial positif de l'Occident, comme Žtant la norme universelle de la bonne vie pour tous les peuples. Maintenir la culture occidentale dans ce qu'elle a de plus positif. L'amŽliorer, la purifier de ses scories, l'approfondir au contact des autres cultures, mais refuser d'en faire la norme universelle de la bonne vie. Refuser d'en faire un requis universel au sens o tous les peuples devraient s'en voir proposer les bienfaits, l'embrasser en partie ou en totalitŽ, dialoguer avec elle, mme si la plupart sont obligŽs de composer aujourd'hui avec elle.

 

Donnons ici quelques exemples de ces trois premiers points. Cesser de confondre l'Occident exclusivement avec la modemitŽ ou mme avec la civilisation. ƒviter de rŽduire lÕOccident ˆ son histoire, sans considŽration de sa rŽalitŽ mythique. Ne pas rŽduire l'Žconomie occidentale ˆ l'Žconomie moderne ou ˆ l'Žconomie industrielle et de marchŽ, ni ˆ une Žconomie d'Žchange (privŽe ou collective). Ne pas croire que l'Žconomie occidentale d'Žchange doive supplanter les Žconomies de rŽciprocitŽ du 2/3 monde. Ne pas confondre l'Žconomie vernaculaire de l'Occident avec les Žconomies vernaculaires du 2/3 monde.

 

Il ne s'agit pas de s'opposer ˆ la scolarisation mais ˆ la scolarisation obligatoire pour tous, ˆ l'identification exclusive de l'Žducation avec la scolarisation, ˆ cette alphabŽtisation‑scolarisation‑qui‑croit‑devoir‑se‑substituer‑aux‑traditions‑orales‑des‑peuples. Il ne s'agit pas de refuser tout systme scolaire mais l'absolu de la systŽmatisation scolaire universelle et de la culture Žducative occidentale.

 

Il ne s'agit pas de s'opposer ˆ la dŽmocratie mais ˆ la prŽtention universelle et totalitaire qui ne prŽsente d'autre choix qu'entre elle et le totalitarisme. Ni aux gouvernements par reprŽsentation et aux partis politiques mais ˆ leur prŽtention d'tre la seule et la meilleure forme de gouvernement humain. Ni au vote mais ˆ la dŽresponsabilisation politique que trop souvent il cache et justifie. Ni ˆ toute forme d'ƒtat, mais ˆ celle basŽe sur le rapport de forces, sur le principe des pouvoirs plŽniers, sur l'opposition ˆ toute sociŽtŽ sans ƒtat. Il ne s'agit pas de s'opposer ˆ toute forme de souverainetŽ, par exemple ˆ celle qui consiste ˆ tre libre d'tre, de penser et d'agir, sans imposition de l'extŽrieur, mais ˆ celle qui fait de la volontŽ soit de l'individu, soit de l'ƒtat, soit de l'homme, soit du divin, un absolu auquel tout doit se plier et qui n'est limitŽ, forcŽment, que par la souverainetŽ de l'autre. Il ne s'agit pas de s'opposer ˆ toute citoyennetŽ, mais ˆ sa confusion avec le patriotisme; ˆ toute langue nationale mais de refuser toute langue Ç officielle È d'un ƒtat‑Nation qui voudrait se substituer aux langues vivantes ou les rŽlŽguer au secteur Ç privŽ È.

 

Il ne s'agit pas de dire non ˆ l'argent comme moyen d'Žchange mais ˆ la pan‑rentabilisation des valeurs humaines, ˆ l'argent comme seul moyen de rŽmunŽration, ˆ la rŽmuiiŽration comme seul moyen de commerce. Ni ˆ la propriŽtŽ au sens d'appropriation, mais ˆ sa dŽfinition comme le droit de disposer ˆ sa guise d'un objet dŽterminŽ (jus uti et abutendi) et ˆ son universalisation comme s'il ne pouvait y avoir de relations autres qu'appropriatives ˆ l'Žgard de la terre. Ni ˆ la transformation de la matire et ˆ la production, ni mme ˆ une Žconomie de productivitŽ, mais ˆ sa primautŽ absolue et ˆ l'identification de l'Žconomie avec la seule production; il ne s'agit pas de s'opposer ˆ toute Žconomie de marchŽ, mais ˆ sa primautŽ et ˆ sa substitution ˆ l'Žconomie d'Žchange ou de rŽciprocitŽ. Ni aux valeurs mathŽmatiques et quantitatives, mais ˆ leur rgne, ˆ leur prŽtention de pouvoir mesurer et reprŽsenter les valeurs humaines, ˆ leur r™le d'Žtalon de base pour l'organisation d'une et de toute sociŽtŽ. Les relations entre membres d'une entreprise n'ont pas ˆ passer parla relation patron‑employŽ.

 

C'est dire que pour pallier au plus vite Ç aux aspects insupportables de la misre que l'Occident a contribuŽ ˆ occasionner dans le monde È, tous les peuples n'ont pas nŽcessairement ˆ avoir recours aux armes occidentales modernes : production accrue de nourriture par des moyens modernes, crŽation de pouvoirs face ˆ la domination (tels que syndicats ouvriers, associations paysannes, partis politiques), monŽtarisation, rapports de force, etc. Je ne nie pas qu'il puisse tre utile et mme parfois nŽcessaire de conna”tre l'Occidentmoderne etd'avoir recours ˆ ses armes pour mieux s'en dŽfendre, mais de l'embrasser, mme en partie, ne saurait tre une nŽcessitŽ universelle.

 

Il ne s'agit pas de nier que le dialogue d'ouverture existentielle avec l'Occident soit parfois une exigence, mais de refuser d'en faire une forme universellement nŽcessaire ou premire de solidaritŽ.

 

Il ne s'agit pas de s'opposer au dynamisme occidental‑moderne avec son sens de toujours plus et d'au‑delˆ, mais ˆ sa prŽtention d'tre l'unique et universelle forme de dynamisme humain. Ni au temps linŽaire, ˆ l'horloge et ˆ la technochronie, mais ˆ sa prŽtention d'tre le seul temps pour tous. Ni ˆ l'histoire, mais ˆ la rŽduction de la rŽalitŽ au fait historique sans considŽration de la rŽalitŽ mythique des choses.

 

Il ne s'agit pas de dire non ˆ la libertŽ de choix, mais ˆ la prŽtention que c'est lˆ l'unique et meilleure faon de dŽfinir la libertŽ et la nature humaine. Ni ˆ la sŽcularitŽ de la culture moderne, mais ˆ son sŽcularisme. Ni ˆ la personne, mais ˆ son identification exclusive et abstraite avec l'individu.

 

Il ne s'agit pas de s'opposer ˆ la science et ˆ la conscience rŽiqexive, mais ˆ son identification avec la conscience tout court. Ni ˆ la connaissance, mais ˆ son identification avec l'existence, comme si la pensŽe pouvait capter le tout de l'tre et l'Žpuiser. Ne pas dire non ˆ l'anthropologie homocentrŽe, mais ˆ sa prŽtention d'tre le tout de l'anthropologie et de l'homme.

 

Il ne s'agit pas de s'opposer ˆ ce qu'il y ait une vŽritŽ, mais ˆ son monisme qui Žcrase le pluralisme de la vŽritŽ. Ni au dŽsir d'unitŽ plus large, mais ˆ ce monisme unitariste qui dŽtruit le pluralisme fondamental du rŽel.

 

d) Bannir de notre vocabulaire la notion de dŽveloppement en tant que notion transculturelle ou globale, valable pour toutes les cultures, symbole universel de bonne vie.

 

Or, il faut insister ˆ nouveau qu'il ne s'agit pas ici de rejeter a priori tout ce qui se prŽsente sous le nom dŽveloppement, utilisŽ dans ce sens. De plus, nous ne voulons pas figer la notion de dŽveloppemt dans son idŽologie, ni dans le mythe primordial positif de l'Occident. Si nous ne voulons pas refuser ˆ ce mythe son caractre positif dynamique interne, nous ne voulons pas non plus bŽtonner le mythe primordial de l'Occident dans son occidentalitŽ. Il ne s'agit pas ici de nier la valeur des efforts pour Ç humaniser È le dŽveloppement. Par exemple, pour le dŽgager de sa conception productiviste, consumŽriste et bureaucratique, ou encore de son ethnocentrisme. Nous ne nous opposons pas ici ˆ tout ce qui se fait au nom de l'ŽcodŽveloppement, du dŽveloppement alternatif : global, intŽgrŽ, harmonisŽ, centrŽ sur l'tre humain, dans le respect des cultures et des civilisations (Lebret). Nous ne nous opposons pas ici aux luttes de solidaritŽ pour assurer la libertŽ, la survie, le minimum vital, la self‑reliance.

 

Certains, aujourd'hui, mettent de l'avant une notion de dŽveloppement qu'ils prŽsupposent ou disent transculturelle, globale, universelle, valable pour toutes les cultures, le prŽsupposŽ Žtant que la nature humaine est  partout la mme et que la vŽritŽ est une, mme si elle est pluriforme.

 

C'est ainsi qu'ils parleront des besoins fondamentaux de l'tre humain comme Žtantpartout les mmes :minimum vital de nourriture, de logement. D'autres rŽservent le mot dŽveloppement aux Ç universaux transculturels È comme les droits de l'homme, la dŽmocratie, etc. Ils voient dans le dŽveloppement une sorte de valeur transculturelle, universelle : Ç la montŽe humaine ... È, Ç le passage d'une phase moins humaine ˆ une phase plus humaine ... È Ç le plus‑tre de tout homme et de tous les hommes È (Lebret) : Ç un processus endogne et autocentrŽ d'Žvolution globale spŽcifique ˆ chaque sociŽtŽ È (F. Partant) : Ç maximisation des potentialitŽs humaines È (F. Perroux) : Ç tre sujet et crŽateur de sa propre histoire, personnelle et sociale È (D. Goulet) Ç dŽpasser ce qui est aujourd'hui pour crŽer ce qui doit tre, c'est‑ˆ‑dire ce qui vaut d'tre È (Allo) etc.

 

Il ne s'agit pas de nier ici , valeur de ces purifications de la notion de dŽveloppement. Mais outre que ces notions sont gŽnŽralement mal ou pas dŽgagŽes de l'idŽologie de ma”trise dont nous avons parlŽ plus haut, elles manifestent toutes une anthropologie qui est loin d'tre partagŽe par le reste de l'humanitŽ. De plus, ce sont toutes des notions occidentales dans leur origine, signification, formulation, qui ne peuvent tenir lieu de normes pour toute l'humanitŽ. Par exemple, ce ne sont pas toutes les cultures qui dŽfinissent l'homme comme un tre de besoin, un tre en devenir vers un plustre, etc. Nous n'avons pas tous les mmes conceptions de la mort et de la survie. C'est ce qui fait qu'on ne place pas tous l'essentiel et l'urgent ˆ la mme place.

 

Donnons l'exemple de la famine! Un sujet fort dŽlicat. Il ne s'agit pas de venir prŽsenter ici une thŽorie que la famine n'existe pas, qu'il ne faut pas s'occuper des affamŽs. Loin de nous FidŽe de dŽmobiliser ceux qui travaillent gŽnŽreusement, et parfois au risque et au prix de leur vie pour la survie physique de ceux qui souffrent de famine et manquent du minimum vital. Mais on aimerait entendre aussi des mises en garde comme les suivantes de la part des ONG : Ç ne soyons pas aveugles au fait que le minimum vital et la famine sont souvent le Cheval de Troie par o on introduit le dŽveloppement, ˆ la fois comme idŽologie de ma”trise et comme culture occidentale; la voie privilŽgiŽe par o l'on donne une image mŽprisante des cultures traditionnelles, o on les prŽsente comme, ou laisse entendre qu'elles sont, archa•ques, inefficientes, d'une stupiditŽ illimitŽe, et causes elles‑mmes de leur misre; o l'on justifie nos interventions passŽes et rŽcentes dans leur vie et o l'on a beau jeu de pratiquer le sauveurisme et de tenter de prouver et de faire valoir notre supŽrioritŽ. Il y aurait lieu de soumettre ˆ une critique trs serrŽe et interculturelle le fait, l'existence, la nature et les critres mmes de la famine et de la malnutrition, dont les statistiques, trop souvent, sont ŽlaborŽes par des bureaucrates qui ne connaissent rien du mode de vie des peuples, ne mettent pas le pied sur le terrain, et quand ils le font, analysent sur la base de leurs propres critres prŽtendument universels.

 

N'y aurait‑il pas lieu que les ONG mettent au grand jour que les causes de la famine viennent le plus souvent des interventions occidentales dans ces pays, mais plus important encore que les ONG aident ˆ prendre conscience du pluralisme de la nature humaine et qu'on ne saurait partir a priori du prŽsupposŽ que tous les tres humains ont les mmes besoins fondamentaux? Si l'on n'accepte pas la possibilitŽ que d'autres cultures voient les besoins fondamentaux d'autres manires, on absolutise sa propre conception de la nature humaine et on risque de crŽer certains problmes qui n'existent parfois mme pas pour les peuples dont on parle. Ou, s'ils existent, souvent n'ont pas, dans leur esprit, mme s'ils sont parfois urgents, la prioritŽ qu'on leur prte.

 

La justice, les droits de l'homme, la dŽmocratie, etc. peuvent avoir valeur de symbole polysŽmique et rejoindre une certaine universalitŽ, ˆ condition qu'ils soient acceptŽs comme tels par diffŽrentes cultures. Mais ces notions demeurent, mme dans ce dernier cas, une fentre sur le monde, une expression liŽe ˆ une culture dŽterminŽe. Mme s'ils sont gŽographiquement universels, ils ne sont pas nŽcessairement universels au plan historique et culturel. Ë vrai dire, il n'existe pas de valeurs simplement transculturelles; on est toujours dans une culture dŽterminŽe. Une mŽtaculture n'est pas culture.

 

Nous ne nions pas que la notion de dŽveloppement puisse en arriver et n'arrive parfois, ˆ se dŽgager de faon presque parfaite, de sa signification purement occidentale, lorsque dŽfinie par des personnes fort sensibles ˆ la dimension interculturelle : Ç lutte contre l'entropie dans le respect de la matrice sociŽtaire et des impŽratifs du milieu È (E. LeRoy), Ç reproduction harmonieuse de la sociŽtŽ È (ƒ. Le Roy),Ç The realization of oneÕs cultural identity È (M. Jackson) ; Ç l'aspiration de chaque culture ˆ tre pleinement et ˆ se reproduire physiquement et spirituellement ˆ l'aide de son/ses paradigmes de ce qu'est la bonne vie È (D. Perrot) : enlever les obstacles ˆ ce que chaque culture puisse vivre selon son identitŽ (culturelle) propre dans son intŽgralitŽ. Mais outre que Ç ce symbole ne saurait s'identifier avec la perfection humaine È, parce qu'il n'est, comme tout symbole d'ailleurs, qu'une fentre sur la rŽalitŽ, nous prŽfŽrerions ne pas parler de dŽveloppement comme symbole et rŽfrent universel. C'est une question, dans ce dernier cas, de prŽfŽrence et de choix linguistiques, basŽs sur le fait que ce mot est trop liŽ historiquement ˆ l'Occident, ˆ son anthropologie et ontologie, et aussi ˆ son idŽologie et complexe technologique. Il est ainsi trop apte ˆ semer la confusion dans nos orientations sociales et surtout ˆ faire le jeu d'une culture occidentale, d'une civilisation technologique et d'une idŽologie contemporaine qui cherchent ˆ tout rŽcupŽrer ˆ son service. Prendre le dŽveloppement comme Ç le nouveau nom de la Paix È, c'est risquer gravement de faire le jeu de la culture dominante. Nous aimerions donc remplacer le dŽveloppement par un autre symbole, qui n'est pas parfait non plus, mais qui est peut‑tre plus apte, comme le mot paix, ˆ rallier tout le monde, la sensibilitŽ occidentale‑moderne incluse : solidaritŽ(s) interculturelle(s).

 

Il ne s'agit pas de s'opposer aux recherches de vision globale, de conscience universelle, de culture planŽtaire et globale, d'universaux transculturels et d'ordre global. Chercher l'unitŽ et la vŽritŽ est une dimension constitutive de l'tre humain. Nous avons besoin d'un horizon global, d'une vision unifiŽe, globale, dŽfinitive de la rŽalitŽ, d'autant plus qu'il y a des dŽmarches unificatrices trs partielles (et donc standardisatrices) qui ignorent les fondements de l'tre humain. L'unitŽ seule peut nous satisfaire. Cette soif d'unitŽ n'est pas seulement ontologique (unitŽ d'intellection) mais aussi sociologique et politique (unitŽ du genre humain, unitŽ des cultures). C'est que la rŽalitŽ est une en dernire analyse. Tout est reliŽ. L'univers est une famille. On ne saurait donc cesser de Ç rver È ˆ l'unitŽ.

 

Mais la rŽalitŽ restera toujours irrŽductible ˆ l'unitŽ. Il n'y a pas et ne saurait y avoir de vision globale ˆ 360 degrŽs. Notre vision est toujours partielle et provisoire, mme lorsqu'elle se prŽsente comme Ç globale È. Il ne saurait y avoir de culture universelle, globale, en dernire analyse : un univers, une culture, un royaume, un Dieu, un ordre universel. PrŽtendre ˆ la comprŽhension globale de la totalitŽ des cultures et de la rŽalitŽ relve d'une pensŽe aliŽnŽe d'elle‑mme et du rŽel.

 

On peut certes trouver des invariants transculturels et des universaux abstraits, structure sous‑jacente ˆ une pluralitŽ d'entitŽs, mais on ne saurait faire abstraction de l'ensemble de la rŽalitŽ, de son caractre holiste, du Tout qui nous constitue, et qui est irrŽductible, ˆ lÕ intelligibilitŽ, parce qu'il est d'ordre mythique. C'est que la rŽalitŽ et l'humanitŽ est une ˆ un niveau qui dŽpasse non seulement l'intelligence mais l'tre lui‑mme. Elle est mŽtaontologiquement une, ou unique. Et, de ce point de vue, elle n'est ni une, ni deux. On est tentŽ de concocter un ordre universel, un systme, qui Žlimine tout ce qu'on ne peut accommoder ou manipuler. La rŽalitŽ s'y refuse.

 

Il nous faut donc un paradigme unifiant, mais qui ne soit pas en mme temps quelque chose de monolithique et de clos. Une vision qui donne un certain sens de la totalitŽ et de l'unitŽ sans tre totalitaire et unitariste. Aucune vision ou systme uniforme ou moniste ne pourra satisfaire l'inŽpuisable versatilitŽ de l'tre humain et de la rŽalitŽ. La solution ne saurait donc se situer au niveau abstrait de la pensŽe dialectique et de la rationalitŽ, du systŽmatique ou systŽmique (un systme interculturel est une contradiction dans les termes), mais au niveau d'une vision ou d'une synthse de type existentiel, qui transperce le logos (dialogale!), d'une ouverture existentielle sur la rŽalitŽ mythique. Synthse qui n'a pas ˆ tre toujours rationnelle ou intellectuelle, mais qui n'est pas anti‑rationnelle, ni anti‑intellectuelle. En d'autres mots, il s'agit de prendre conscience que l'unitŽ que nous avons ˆ chercher n'est pas celle du dŽnominateur commun, de l'essence ou de l'unitŽ (transcendentale) des cultures et du rŽel, l'unitŽ dans ce qu'on a ou est en commun (au prix des diffŽrences), mais l'unitŽ ou l'harmonie (Funion de non‑dualitŽ) dans nos diffŽrences.

 

Mais il y aurait lieu de s'Žveiller au fait que la qute elle‑mme de l'unitŽ est radicalement diffŽrente selon les cultures. Alors que certaines cultures croient devoir rassembler les peuples et les cultures autour d'un point de rŽfŽrence, identifiable dans l'espace et le temps, et saisissable par l'intelligence Ç'unitŽ essentielle o il y a un contenu), d'autres peuples sont plus prŽoccupŽs d'harmonie et de convivance. Harmonie et convivance qui dŽpendent plus de la communion dans un mystre invisible ineffable et nonidentifiable que dans son identification par la pensŽe. L'union des deux constitue la synthse pluraliste dont il est question ici, sous le terme : solidaritŽ interculturelle.

 

e) RŽsister ˆ l'idŽologie du progrs, de l'Žconomie industrielle, de la dŽmocratie de masse, de l'ƒtat‑Nation, de la technologie et de la mŽgamachine.

 

Il est Žvident que l'idŽologie de la ma”trise et de l'autonomie, qui est une dŽviation du mythe primordial positif de l'occident, a pris des formes concrtes dans tous les domaines de la vie moderne : Žconomie, politique, droit, vie sociale, Žducation, mŽdecine, religion, civilisation de progrs basŽ sur l'Žvolutionnisme, etc. Il ne peut tre question d'en faire l'analyse ici, v.g., comment l'Žconomie industrielle se substitue ˆ l'Žconomie vemaculaire, le systme scolaire ˆ l'Žducation, l'individu ˆ la personne, la collectivitŽ ˆ la communautŽ, la dŽmocratie de masse ˆ la dŽmocratie, l'ƒtat‑Nation ˆ l'ordre politique etc. Nous nous limiterons ici ˆ inviter ˆ rŽsister ˆ la technologie entendue au sens de complexe technologique. Plus loin, nous parlerons de nous en Žmanciper. Ce qui est important de noter, c'est que la rŽsistance dont nous parlons ici est beaucoup plus qu'une rŽsistance aux abus et aux errements de l'Žconomie industrielle, de la dŽmocratie de masse et de l'ƒtat‑Nation, v.g., capitalisme et communisme etc. Elle est une remise en question radicale des idŽologies elles‑mmes qu'elles constituent, toutes fondŽes sur une idŽologie anthropologique historique qu'on a gŽnŽralement de la peine ˆ distinguer de ces idŽologies elles‑mmes et de leurs errements historiques.

 

Sans tomber dans l'interprŽtation dŽmoniaque de la technique, ni dans la technologie rŽactionnaire, et tout en poursuivant la lutte pour parfaire, Le., pour humaniser et mme relativiser la technique et pour la mettre au service des cultures, de l'humanitŽ et du cosmos, prendre conscience de ce qui Žchappe largement ˆ la conscience moderne, c'est‑ˆ‑dire du caractre spŽcifique de la technologie et techno‑science actuelle, ˆ savoir qu'elle n'est pas un simple instrument ou outil neutre dont on pourrait faire un choix judicieux, mais qu'elle est dans sa nature mme, non humanisable. Elle ne saurait tre mise au service de l'humanitŽ. La co‑existence des cultures avec cette mŽgamachine est impossible. Les cultures ne sauraient dialoguer avec elle. Il faut donc lui rŽsister, et nous en Žmanciper comme nous le dirons plus loin.

 

Il ne s'agit pas de s'opposer a) ˆ la technique (technŽ) et ˆ la science ; b) ˆ la machine de preniier degrŽ ; c) ˆ la technologie entendue comme science des techniques, science appliquŽe, philosophie de la technique ; d) ˆ l'homo faber et ˆ la dimension technique de la rŽalitŽ ; e) ˆ la techniculture occidentale et moderne (humanisme technocentrique), avec son accent sur une rationalitŽ, quantitŽ. objectivitŽ, efficacitŽ, soumises ˆ l'homme. Mais au technocentrisme, ˆ cette machine de deuxime degrŽ, ˆ ce systme impersonnel et mŽcanique, aux lois inexorables dont personne n'a le contr™le, qui ne peut tre amŽliorŽ, humanisŽ, sauvŽ, et qui est basŽ sur une anthropologie, une cosmologie, une ontologie et un mythe qui constituent une vŽritable mutation dans l'histoire humaine et cosmique, ˆ savoir, sur une conception de l'homme‑hybride: homme‑machine (enmachinŽ), homme robot, species technica : sur une conception du cosmos comme simple machine, pur objet et matire morte, ressource exploitable; sur une conception du temps comme homogne ; sur le mythe de la technique, i.e., sur le primat absolu de lÕopŽratoire, de lÕefficace, du fonctionnel, du futur dŽtachŽ de toute racine ontique, du Ç tout est possible È, de l'action Ç objective È, aveugle et muette.

 

On ne dialogue pas avec la technique.

 

La technique suit ses impŽratifs de croissance propres et si la culture, au sein de laquelle elle est nŽe, Žchoue ˆ l'inscrire symboliquement en soi, on voit mal comment des cultures Žtrangres ˆ l'Occident, rŽussiraient une intŽgration symbolique de la technique, qui ne soit pas une illusion fatale pour ces cultures. La notion importante de Ç transfert de technologies È est ainsi placŽe dans une lumire nouvelle. IdŽalement, la rŽussite d'un transfert irnplique que le sous‑systme technologique transportŽ se trouve intŽgrŽ au milieu naturel‑culturel rŽcepteur, compte tenu des besoins, des valeurs, des coutumes et traditions de l'h™te symbolique qui reoit la technique. Sur la base de ce que nous savons du rgne technique, il faut craindre que cet idŽal ne soit en fait une chimre, et la faon dont se rŽalise de facto la technicisation du monde n'apporte, malheureusement, ˆ cet Žgard que trop de confirmations. La nature a‑symbolique, an‑historique, a‑culturelle et an‑Žthique du rgne technique fait qu'il s'accomode en principe de n'importe quelle culture (ce qui ne veut pas dire que telle ou telle culture n'offrira pas un terrain plus propice ˆ l'implantation technique, et que certaines en seront foncirement hostiles). L'important pour lui c est de cro”tre, de se dŽvelopper dans tous les sens, non de s'insŽrer, de s'intŽgrer. Ou bien il plie son autre culturel ˆ son service (directement ou obliquement) ou bien il tend ˆ l'Žvincer, ˆ le dŽtruire pour s'y substituer purement et simplement (non sans colporter bien entendu, d'innombrables bribes et morceaux de culture occidentale). La dimension systŽmique de la technique joue dans cette expansion mortifre un r™le dŽterminant. Le transfert dans le Tiers‑Monde d'un quelconque Ç outil È technologique tant soit peu sophistiquŽ (tŽlŽphone, tŽlŽvision, automobile, centrale nuclŽaire, etc.) entra”ne nŽcessairement le dŽveloppement de tout le systme qui supporte cet Ç outil È et qui le transforme peu ˆ peu en un nouveau milieu rŽvŽlant ainsi sa nature non instrumentale : il n'Žtait pas un simple Ç outil È dont une autre civilisation pourrait innocemment se servir. Mais une sorte de virus cancŽrigne mettant en route une prolifŽration mutationnelle bouleversant compltement le milieu naturel‑culturel d'accueil.

 

La croissance aveugle de la technique, indiffŽrente ˆ l'ordre culturel, sa nature systŽmique font que le transfert d'un sous‑systme quelconque tend ˆ entra”ner ‑ puisque Ç tout se tient È ‑, ˆ moyen terme, la reproduction du systme total au dŽtriment fatal des particularitŽs du milieu d'accueil. Le processus qu'on appelle souvent l'Ç occidentalisation de la plante È et qui est en fait la Ç technicisation È, l'extension du Ç technocosmos È, ne serait donc pas un accident, une erreur Ç politique È rŽparable mais l'expression d'une nŽcessitŽ directement issue de l'essence mme de la technique et des principes de la techno‑Žvolution qui rappellent ceux de la Ç bio‑Žvolution È : le rgne supŽrieur croit sur le rgne infŽrieur et s'en nourrit, l'espce la plus performante Žvince les autres dans sa lutte pour la vie ... Il

 

On peut donc dire que c'est un systme constitutivement anti‑culturel. Donc parler de pluralisme culturel au sein de ce systme technologique n'a gure de sens et revient ˆ traiter les cultures du monde comme simples folklores, comme matire pour sa flamme technologique, comme clientle de son intŽgrationnisme dŽsintŽgrateur. En un mot, ˆ banaliser les cultures et l'identitŽ culturelle.

 

Le problme posŽ par ce systme technique n'est pas technologique mais humain et cosmique : c'est le destin de l'homme et du cosmos en tant que tels qui est en jeu. La technique non seulement suscite des problmes Žthiques, Žcologiques, culturels et humains, mais elle met en jeu et en pŽril l'Žthique comme telle, l'humanitŽ (Phomme naturel‑culturel), le cosmos. Il ne s'agit pas de simple Žgarement idŽologique guŽrissable (sauf dans certains cas), mais de ce qui met en pŽril l'existence et l'essence de l'homme et du cosmos. La mŽgamachine est un monstre homicidaire, terricidaire, suicidaire.

 

Donc sans s'opposer a priori ˆ toute Ç techno‑Žvolution È (et ˆ tout technocosme), il s'agit de rfser d'en faire une loi et un fait accompli de l'Žvolution universelle pour toute l'humanitŽ. On ne saurait obliger tous les peuples ˆ l'embrasser ou mme ˆ dialoguer et ˆ entrer en solidaritŽ avec elle (lui), mme si, prŽsentement, plusieurs ou mme la plupart des peuples sont pratiquement obligŽs de composer avec elle (lui).

 

C'est donc rŽsister aussi ˆ ses idŽologies : le pan‑Žconomisme, le panjuridisme, le pan‑Žtatisme, le pan‑bureaucratisme. M'ais il ne faudrait pas confondre cet anti‑technologisme etc. avec le refus de la culture occidentale et moderne dans ce qui la caractŽrise. L'impossible dialogue des cultures avec la mŽgamachine pan‑Žconomique, bureaucratique et pan‑‑Žtatique et ses unitŽs‑standards ne veut pas dire non plus qu'on ne saurait dialoguer avec les personnes qui sont les sujets, victimes ou complices de cette mŽgamachine, ni avec leurs cultures traditionnelles et modernes.

 

CÕest enfin, rŽsister ˆ ses sous‑systmes dans le domaine scolaire, gouvernemental, Žconomique, juridique et social...

 

 

II. Reconnaissance et promotion des identitŽs culturelles et des ressources indignes

 

Nous vivons dans une sociŽtŽ et un systme mondial profondŽment intŽgristes et intŽgrationnistes, qui se sont ŽrigŽs en absolus et universels pour tous les peuples et les personnes. Leur premire prŽoccupation est l'intŽgration de tous ˆ un systme (qui est considŽrŽ comme toujours perfectible) ainsi que /ou bien ˆ une monoculture ou faon de vivre unique.

 

Aussi longtemps que nous n'en prenons pas conscience pour nous rŽorienter dans une vision centrŽe sur l'identitŽ (culturelle) des peuples et des personnes, nous passons ˆ c™tŽ de la question sociale et de la crise contemporaine. En effet, la premire prŽoccupation (consciente ou inconsciente) de toute communautŽ culturelle c est celle de son identitŽ propre et unique, ˆ savoir de pouvoir vivre son propre mythe englobant et ses valeurs, en paix, et de pouvoir les transmettre ˆ ses enfants, selon son propre dynamisme, qui n'a pas ˆ emprunter nŽcessairement la voie de l'Žvolution, du progrs, du changement et du dŽveloppement, ni celle de la tradition tribale et / ou paysanne, ni celle du mariage entre les deux.

 

J'inviterais donc les ONG ˆ donner plus d'attention ˆ ce noyau propre et irrŽductible de chaque culture et communautŽ culturelle; ˆ se rŽorienter vers une lutte pour que les peuples (et les personnes) puissent vivre autant que possible selon leur propre identitŽ culturelle et qu'ils soient respectŽs dans l'intŽgralitŽ de leurs cultures, anthropologies, cosmologies, thŽologies, et en profondeur.

 

Je dis bien leur identitŽ et non leur identification (ou r™le fonctionnel) dans le systme et sa mŽgamachine ou dans une thŽorie quelconque de sociŽtŽ. Je dis l'identitŽ des peuples et non l'identitŽ de cette structure abstraite qu'est l'ƒtat‑Nation! IdentitŽ des personnes (rŽseau de relations) et non de l'individu abstrait.

 

Les respecter dans leur intŽgralitŽ ne veut pas dire les condamner au statu quo, les empcher de suivre leur dynamique traditionnelle ou mme d'embrasser d'autres cultures, lorsque cela leur semble utile, mais de prendre en considŽration toute leur identitŽ et pas seulement quelques parties qui ne nous dŽrangent pas trop. Cela veut dire les respecter non seulement dans leurs traits psycho‑sociaux extŽrieurs, mais dans leurs valeurs et significations profondes et centrales. Non seulement dans leurs valeurs religieuses et spirituelles, mais dans leurs valeurs socio‑Žducatives, Žconomico‑politiques et juridiques propres. Non seulement dans leurs cultures mais dans leurs anthropologies, cosmologies, thŽologies ou visions du monde. Non seulement dans leurs visions du monde, mais dans leur mythe englobant. On peut en effet distinguer diffŽrentes couches de profondeur de l'identitŽ culturelle: la dimension morphologique, structurelle et celle des significations majeures. Ou encore plus profondŽment : les cristallisations socio‑historiques, la structure sacramentelle, le mythe profond qui nourrit les deux premires".

 

Finalement, on ne saurait respecter toute l'identitŽ propre d'un peuple sans respecter son identitŽ totale, ˆ savoir ses relations interpersonnelles avec les autres communautŽs culturelles qui sont toutes des dimensions constitutives les unes des autres et du tout qui les imprgne et qui constitue leur identitŽ unique et propre (voir plus loin : solidaritŽ interculturelle).

 

La question sociale premire n'est pas : es‑tu ŽvoluŽ? dŽveloppŽ? nourri, logŽ, scolarisŽ, alphabŽtisŽ, opprimŽ? es‑tu intŽgrŽ au courant culturel dominant? es‑tu traditionaliste? Mais qui es‑tu?

 

Dans ce but, j'aurais trois propositions concrtes ˆ proposer aux ONG :

 

a) Conna”tre les Žquivalents homŽomorphiques des cultures traditionnelles quÕon veut aider ˆ sÕaider elles-mmes, avant mme de penser ˆ quelque projet ou action transitive que ce soit.

 

Mettre au dŽfi ceux qui prŽtendent introduire le dŽveloppement Ç basŽ sur la tradition È ou le mariage des cultures, sans mme conna”tre cette tradition ˆ fond dans son identitŽ propre et dans ce qu'elle est en elle‑mme, indŽpendamment de sa relation ˆ la n™tre et ˆ nos valeurs universelles.

 

J'aimerais suggŽrer que les ONG se soucient moins de stratŽgies, de techniques d'aide au dŽveloppement, et essaient de dŽcouvrir d'abord qui sont les peuples qu'ils veulent Ç aider ˆ s'aider eux‑mmes È. Envisager la possibilitŽ non seulement qu'ils veulent changer mais qu'ils veulent demeurer ce qu'ils sont,,avec ou mme sans dŽveloppement. Et qu'ils y ont droit. Bien plus, prendre conscience qu'on ne conna”t bien une rŽalitŽ personnelle que si l'on y croit d'une certaine faon. Cela revient ˆ inviter les ONG ˆ se mettre dans une attitude d'ouverture existentielle qui pourrait les amener ˆ croire ˆ ces cultures traditionnelles d'une certaine faon. Ne pas partir trop vite du prŽsupposŽ que les cultures traditionnelles ont besoin d'tre rŽactivŽes, renouvelŽes, reconstruites, redressŽes, rŽanimŽes. Et avoir l'humilitŽ de reconna”tre que nous sommes bien mal placŽs, dans notre ignorance de ces cultures, pour en juger et pour y contribuer directement.


 

b) Envisager la possibilitŽ qu'une des responsabilitŽs premires des ONG puisse tre parfois d'aller jusqu'ˆ les protŽger du dŽveloppement, du changement, de lÕŽvolution, en enlevant les obstacles qui les empchent de vivre selon leur identitŽ propre traditionnelle. Deux exemples

 

La famine : sans fermer les yeux aux situations rŽelles de famine (la plupart du temps crŽŽes par le dŽveloppement!) et sans fermer la porte ˆ toute aide alimentaire dans tous les cas, j'aimerais paraphraser Preiswerk, LappŽe et Collins :

 

Ç Il existe dŽsormais des indices plus que suffisants de ce que certains besoins fondamentaux, notamment alimentaires, pourraient tre satisfaits localement dans n'importe quelle partie du globe, ˆ condition que ni la terre ni la nourriture ne soient arrachŽes au peuple, ou tmsformŽes au nom de leur dŽveloppement et de notre conception de leur minimum vital. Les peuples affamŽs se nourrissent, peuvent se nourrir et se nourrissent si on le leur permet. Cette condition ‑ si on le leur permet ‑ est au coeur de la problŽmatique. Au lieu de nous demander comment nourrir le monde? nous pourrions nous poser une question bien diffŽrente : que faisons‑nous pour crŽer ces obstacles qui empchent les gens de se nourrir ˆ leur faim? Que peut‑on faire, dans son propre pays (car c'est de lˆ que a vient!), pour participer aux c™tŽs des affamŽs, ˆ la lutte qu'ils mnent pour Žliminer tous ces obstacles È 12

 

Je rŽponds : outre la lutte contre les multinationales et contre la mentalitŽ technologique qui croit que ces peuples ne peuvent se nourrir sans notre aide technique, on pourrait commencer par envisager la possibilitŽ que la faon dont ces peuples se sont nourris, et se nourrissent depuis des sicles, n'a rien d'infŽrieur ˆ notre faon de nous nourrir, que leurs besoins primordiaux de nourriture d'hygine et de survie ne sont peut‑tre pas de la mme nature que les n™tres, et qu'ils peuvent tre trs heureux sans nous. Encore une fois, il ne s'agit pas d'absolutiser la tradition mais de relativiser radicalement nos notions de dŽveloppement et de minimum vital. LÕopŽration est dŽlicate, mais nŽcessaire.

 

Un autre exemple : une sociŽtŽ interculturelle. Les ONG pourraient travailler ˆ protŽger leurs clients de l'amour suffoquant de la bureaucratie, de la mission et de la civilisation et ˆ crŽer des zones, ˆ l'intŽrieur mme de leurs milieux pluralistes occidentaux, qui permettent aux cultures qui le veulent, de vivre selon des normes et des critres distincts de ceux de l'Occident traditionnel ou moderne et de sa mŽgamachine, et selon toute une gamme de possibilitŽs. Ils pourraient certaines communautŽs culturelles traditionnelles dans leur rŽsistance au mythe du progrs, de l'Žvolution et du dŽveloppement. Ils pourraient crŽer un climat qui permette aux communautŽs culturelles traditionnelles de rŽsister, sans passer pour anti‑occidentales, anti‑modernes, rŽvolutionnaires et anarchiques. Climat qui permette ainsi une vraie rencontre entre les communautŽs, dans la dignitŽ rŽciproque et sans la domination d'une partie sur l'autre; mais sans Žriger cette rencontre en nŽcessitŽ universelle par o tous les peuples devraient passer.

 

c) Commencer par renouer avec, et promouvoir, en Occident, le mythe primordial positif de l'Occident, trop souvent confondu avec le dŽveloppement en respectant ses expressions et interprŽtations historiques et Kairologiques trop souvent confondues avec leurs dŽviations historiques. Mais prendre soin de ne pas se limiter ˆ ces formes, ni au mythe primordial lui‑mme. Il y a lˆ tout un travail pour dŽmler le bon grain de l'ivraie idŽologique qui suffoque le mythe primordial positif de l'Occident.

 

 

III. L'Žducation au 2/3 monde comme plŽnitude ˆ dŽcouvrir

 

Introduction

 

S'il est une recommandation pratique que j'aimerais proposer dans le domaine de l'Žducation interculturelle, c'est bien celle d'abolir l'expression Tiers‑Monde pour dŽsigner ce qui constitue en fait 2/3 sinon 3/4 de l'humanitŽ. C'est une expression nŽo‑colonWistell qui va ˆ l'encontre de l'Žducation interculturelle la plus ŽlŽmentaire. Mais si, malgrŽ cela, on tient ˆ l'expression, il serait plus logique de l'appliquer ˆ l'Occident moderne qui en fait constitue le Tiers du Monde. Le reste c'est le 2/3 monde.

 

Mon but ici n'est pas de faire le procs de l'Occident, de sa civilisation, de ses missions, de ses organismes de dŽveloppement et de justice sociale, ni de faire l'apologie de quelque culture que ce soit, mais seulement de proposer quelques recommandations pratiques pour passer d'une vision monoculturelle, ethnocentrique 14 et gŽnŽralement nŽgative ˆ l'Žgard de ces peuples (1re partie), ˆ une vision plus positive, interculturelle et donc plus rŽaliste (2me partie). Brivement, ce que je propose, c'est qu'on cesse de ne voir et de ne prŽsenter ces peuples et leurs cultures que comme des vides ˆ remplir mais qu'on les peroive et les prŽsente aussi comme des plŽnitudes ˆ dŽcouvrir. Bien plus, que cette perception et prŽsentation soient faites aussi sur la base de leurs visions et sens respectifs de la rŽalitŽ; visions dont les critres et grilles d'analyse sont souvent radicalement diffŽrents des n™tres, non seulement au niveau des moyens, mais aussi ˆ ceux des fins et de la nature mme de la bonne vie et de ce qui est considŽrŽ comme fondamental, minimal et essentiel.

 

Qu'il soit bien clair que je parle ici d'Žducation interculturelle et non de ce qu'on essaie de faire passer pour tel, mais qui n'est en fait que de lÕintŽgrationnisme culturel, ˆ savoir de l'intŽgration (consciente ou inconsciente) des cultures des autres ˆ la sienne propre.

 

Brve phŽnomŽnologie de notre attitude nŽgative

 

Avez‑vous remarquŽ la faon prioritairement nŽgative dont nous parlons gŽnŽralement de ces peuples et de leurs cultures depuis des sicles? D'abord au niveau religieux mais ensuite et surtout au niveau socioŽconomico‑politique? (15)

 

Quelqu'un ose‑t‑il parler positivement de leurs valeurs traditionnelles, qu'on se dŽfend immŽdiatement : Ç on ne saurait tout de mme retourner en arrire È; Ç il faut tout de mme Žvoluer È; Ç on ne saurait retourner aux mocassins È, etc. (16)

 

Si on leur trouve des qualitŽs et des potentialitŽs, c'est presque toujours et quasi exclusivement en fonction de notre vision du monde qui se prŽtend objective, scientifique, universelle" (17).

 

On ne s'intŽresse gŽnŽralement ˆ leurs valeurs originales et uniques que comme des modalitŽs des n™tres ou comme de la Ç couleur locale (18). Quand il en est autrement, c'est comme matire de recherche spŽculative, Ç objet de musŽe È. Certes, il y a des cas o l'on s'intŽressera vraiment ˆ leurs valeurs distinctes, mme au niveau substantiel et existentiel, mais c'est gŽnŽralement comme Ç instruments È, en vue de mieux les intŽgrer ˆ notre sens de la rŽalitŽ (19). Et presque jamais comme des valeurs actuelles, aussi valables que les n™tres, ayant droit Žgal ˆ l'existence et capables de nous interpeller, aujourd'hui mme, dans notre faon de vivre personnelle et sociale.

 

Certes, certains parmi les plus ouverts parlent d'une action en vue de revitaliser les cultures traditionnelles, mais c'est toujours comme si les Sujets de cette revitalisation en Žtaient incapables sans notre intervention directe (20). Trs peu parlent de la vitalitŽ contemporaine des cultures traditionnelles. Finalement, l'image que nous avons, c'est celle, pour employer l'expression de Johann Wwng, de Ç la stupiditŽ illimitŽe du Tiers‑Monde È (21). C'est comme si leurs cultures contenaient une sorte de vice congŽnital qui exige, ˆ un niveau ou l'autre, un sauveur occidental.

 

Il faut dire que nous avons en Occident une longue et riche tradition missionnaire et civilisatrice qui renforcit cette image. Tradition qui parlait autrefois d'ŽvangŽlisation et qui parle maintenant de dŽveloppement, de justice sociale et d'option pour les pauvres, quand ce n'est pas de solidaritŽ avec les Ç petits È. Cette image nŽgative est fortifiŽe constamment non seulement par les mŽdias et leurs programmes sur la misre du TiersMonde, mais par des campagnes de dŽveloppement international des gouvernements de nos pays dits Ç libres È et des organismes internationaux (FAO, UNESCO, Banque Mondiale, etc.) (22). Les ONG, par milliers, nous inondent de films, de programmes, de confŽrences sur cette grande misre du Tiers‑Monde (OXFAM, DŽveloppement et Paix, Club 2/3, Oeuvres du Cardinal LŽger, Mouvements de SolidaritŽ, Jeunes du Monde, Carrefours Tiers‑Monde, etc.).

 

Il ne s'agit pas ici de prendre position sur le bien‑fondŽ ou le mal‑fondŽ d'une analyse et d'une action en faveur de ces peuples ˆ partir de critres occidentaux et modernes comme la civilisation, l'Žvolution, l'alphabŽtisation, la dŽmocratie, les droits de l'homme, la libertŽ, le minimum vital, etc. Il s'agit plut™t de relativiser son exclusivisme, sa prŽtention ˆ l'universalitŽ et de rendre justice ˆ la rŽalitŽ totale de ces peuples, ˆ leur sens unique de rŽalitŽ. Il y a d'autres fentres et par consŽquent d'autres critres de la bonne vie et d'autres notions des besoins primordiaux de l'tre humain qui sont aussi importants et universels que ceux de l'Occident. Les nŽgliger, c'est donner une version non seulement restrictive mais biaisŽe de ces peuples et de nous‑mmes.

 

Il ne s'agit pas d'tre na•fs, dupes et de faire le jeu du pouvoir; en effet, la culture peut tre transformŽe en une idŽologie de transformation et en un instrument de pouvoir. Mais il s'agit d'tre conscients qu'elle peut aussi tre la garantie la plus sžre et la plus efficace contre cette transformation lorsqu'on ne la rŽduit pas~ˆ une antiquitŽ du passŽ et qu'on l'Žpouse avec sŽrieux et fidŽlitŽ dans toute son intŽgralitŽ mythique et sa contemporanŽitŽ; en effet il n'est pas sžr que les voies de la culture occidentale moderne soient toujours et nŽcessairement meilleures que les voies des cultures traditionnelles pour lutter contre le pourvoir qui nous domine tous. Bien plus, nos hŽsitations devant l'affirmation des cultures traditionnelles et de leurs valeurs peuvent tout autant faire le jeu du pouvoir qui se dŽguise aussi (consciemment ou inconsciemment) sous des dehors de dŽveloppement, d'intŽgration culturelle et de justice sociale.

 

Il ne s'agit pas ici de dŽfendre ou de condamner a priori ceux qui travaillent pour les droits humains ˆ travers le monde, mais de se demander : o sont donc les instances et les organismes qui font conna”tre les valeurs des cultures traditionnelles et leurs faons propres de poser la question sociale des besoins primordiaux et d'interpeller le dŽveloppement et la modernitŽ?

 

Il ne sÕagit pas d'affaiblir ou de mettre finaux mouvements de solidaritŽ avec les opprimŽs ˆ travers le globe, mais de ne pas confondre l'Žducation interculturelle ˆ la solidaritŽ (dans les deux sens) entre les peuples, avec l'intŽgrationnisme culturel ou encore l'Žducation monoculturelle ˆ la coopŽration internationale (Nord‑Sud, Est‑Ouest), deux approches que l'on retrouve gŽnŽralement dans les organismes d'Žducation ˆ la coopŽration internationale.

 

Il n'y a pas d'analyse ou d'action qui soit culturellement neutre. L'important c 1 est d'en tre conscient et d'tre ouvert ˆ une analyse et ˆ une action qui soient interculturelles sans faire de ces dernires une autre idŽologie.

 

Une approche interculturelle : quelques recommandations

 

1. Un principe fondamental :

 

Ne pas aborder les cultures seulement comme des problmes ˆ rŽsoudre, mais dÕabord et avant tout comme des mystres ˆ explorer. Ne pas les approcher seulement comme des vides ˆ remplir mais aussi et surtout comme des plŽnitudes ˆ dŽcouvrir.

 

2. La Ç bonne vie È, les Ç besoins de base È, le Ç minimum vital È des autres :

 

Les peuples n'ayant pas tous nŽcessairement la mme notion de ce qui constitue la bonne vie, les besoins primordiaux, le minimum vital, ne pourrait‑on pas lutter, dans nos Žcoles et ailleurs, contre le monopole de la dŽfinition de la bonne vie par la culture dominante occidentale et moderne, et faire conna”tre d'autres conceptions existantes de la bonne vie, conceptions qui peuvent tre soit en consonnance, soit en dissonnance avec la notion occidentale et moderne et avec celle de progrs et de dŽveloppement?

 

Il existe un domaine encore plus difficile ˆ relativiser, c'est celui des droits humains de base, du minimum vital. Or, non seulement des peuples ont‑ils des notions radicalement diffŽrentes de ce qui constitue les nŽcessitŽs de base comme la nourriture, le logement, l'habillement, la santŽ et la mŽdecine 23. mais plusieurs ne mettent pas nŽcessairement leur prioritŽ dans la survie physique; plusieurs prŽfrent mourir physiquement plut™t que d'avoir ˆ vivre pour l'argent, sans honneur, sans dignitŽ intŽrieure, sans communautŽ familiale ou parentale. La pire des pauvretŽs, pour certains peuples, n'est pas nŽcessairement la famine et la mort physique, mais bien plut™t de vivre (?) aliŽnŽ, sans identitŽ sans famille, esclave du temps et de lÕargent (24).

 

3. Relativisation de nos concepts de pauvretŽ et de misre

 

Il serait important de souligner que la pauvretŽ et la misre de ces peuples, lorsqu'elles existent, sont le plus souvent le rŽsultat des interventions Žtrangres (surtout occidentales) dans leur vie traditionnelle et ne doivent pas tre imputŽes ˆ une sorte de sous‑intelligence congŽnitale de ces peuples. Elles sont souvent, dans nos esprits, le rŽsultat d'une interprŽtation sociocentrique (25).

 

De plus, leur pauvretŽ ou leur misre ne consiste pas toujours et d'abord dans le fait qu'ils sont dŽpourvus de notre richesse et mme du minimum vital (tel que dŽfini par nous!) mais qu'ils sont dŽpouillŽs parfois de leur propre richesse et de ce qu'ils considrent comme leur propre minimum vital.

 

Il ne suffit pas d'affirmer que l'Occident aussi a ses pauvres et ses misŽreux, ou mme de parler de la misre du Tiers‑Monde qu'est l'Occident. La diffŽrence entre la misre de l'un et la misre de l'autre n'est pas simplement une question de degrŽs mais de nature et de qualitŽ radicalement diffŽrentes, parce que basŽe sur des critres culturels radicalement diffŽrents. Il serait utile de signaler que la misre du Deux‑Tiers Monde n'est pas nŽcessairement plus grave que celle du Tiers‑Monde qu'est l'Occident; nous n'avons pas nŽcessairement les mmes notions de ce qui constitue la pauvretŽ, l'oppression, la misre.

 

4. Civilisation et primordialitŽ (26)

 

La civilisation n'est pas nŽcessairement meilleure que la vie primordiale des communautŽs tribales qu'on dit Ç primitives et sauvages È, comme les aborignes d'Amazonie ou les Bushmen. On pourrait alors Žviter de Parler des Peuples du palŽolithique comme s'ils n'Žtaient que des primitifs, des archa•ques, des arriŽrŽs, des Ç sauvages È, et parler plut™t des peuples primordiaux, tŽmoins encore vivants des dimensions primordiales de notre existence.

 

On pourrait faire un effort constant pour relativiser notre Žvolutionnisme et notre darwinisme social, notre civilisme (27) qui ne nous fait voir le dŽroulement de l'tre humain qu'en termes d'histoire successive, linŽaire, qui va nŽcessairement du moins parfait au plus parfait. En effet, il y a dÕautres visions de ce dŽroulement qui privilŽgient non pas l'histoire et lÕŽvolution, mais la Tradition, les Anctres, lÕOrdre et la Relation cosmique, le Symbole, la PrimordialitŽ.

 

On n'a pas nŽcessairement ˆ classer les sociŽtŽs selon leur Ç degrŽ È de civilisation, Žcrivait C. LŽvi-Strauss, il y a 20 ans. Ç Si le critre (de classement) retenu avait ŽtŽ le degrŽ d'aptitude ˆ triompher des milieux gŽographiques les plus hostiles, il n'y a gure doute que les Esquimaux d'une part, les BŽdouins de lÕautre, remporteraient la palme. È (28) Bien plus, si l'on utilisait des critres comme le sens holiste, la communautŽ parentale et personnelle avec tous les tres vivants, le sens du dŽfinitif de nos relations, le sens du sacrŽ des tres (pas seulement des tres humains), les sociŽtŽs tribales les plus simples seraient en tte du palmars. La sociŽtŽ individualiste de marchŽ et la sociŽtŽ atomisŽe de planification moderne seraient au plus bas de l'Žchelle humaine. Il ne s'agit pas d'entrer dans une polŽmique de classement des sociŽtŽs et de dŽcrier tout ce qui est civilisation : Žcriture, agriculture, science, dŽmocratie, urbanisme, construction de routes, l'ordre lŽgifŽrŽ, etc., mais de reconna”tre que la vie traditionnelle d'une tribu simple d'Amazonie et du dŽsert du Kalahari n'est pas nŽcessairement moins Ç ŽvoluŽe È que celle d'un citadin d'une civilisation aztque ou de Ç l'empire È du Mali, pour ne pas parler de l'empire romain et des Nations‑Etats modernes. Nos Žtudiants entendent‑ils ce discours?

 

Ne pourrait‑on aussi mettre en garde contre le fatalisme de la civilisation et cesser de parler comme si les aborignes et leurs styles de vie Žtaient fatalement destinŽs, de par la logique interne de l'Žvolution humaine, ˆ se Ç civiliser È ou ˆ dispara”tre en tant que tels. ils manifestent une dimension primordiale de l'tre humain qui ne saurait dispara”tre sans que l'tre humain lui‑mme disparaisse. Certes, tout peuple change, de mme que sa culture, mais ce changement n'a pas ˆ emprunter toujours la voie de la civilisation et encore moins celle de la civilisation occidentale et moderne.

 

Pourquoi ne pas Žveiller ˆ la fois ˆ l'actualitŽ contemporaine, au dynamisme propre de ces cultures traditionnelles et ˆ leur importance pour la survie de l'humanitŽ ? Sans fermer les yeux aux cas de disparition rŽelle de certaines d'entre elles, n'y aurait‑il pas lieu de chercher ˆ reconna”tre et ˆ dŽceler la vie de plusieurs derrire la superstructure civiliste et moderne et les dŽcombres sous lesquels la civilisation et la modernitŽ cherchent ˆ les enfouir? (29) Pourquoi ne pas reconna”tre les dŽbuts de renaissance de cette primordialitŽ dans beaucoup de phŽnomnes de ce qu'on appelle aujourd'hui la contre‑culture, la vie alternative, certains mouvements d'Žcologie et de retour ˆ la vie simple et primordiale des peuples primordiaux?

 

5. ModernitŽ et traditionalitŽ

 

La modernitŽ n'est pas un critre nŽcessairement plus ŽlevŽ que celui de la traditionalitŽ. ætre paysan n'est ni plus ni moins bon, en termes absolus, qu'tre citadin. ætre paysan‑ˆ‑la‑houe n'est ni plus ni moins bon qu'tre paysan‑au‑tracteur. ætre chasseur‑cueilleur nomade n'est ni plus ni moins bon qu'tre paysan ou citadin sŽdentaire. Mettre en garde contre le fatalisme de la civilisation, certes, mais aussi contre le fatalisme de la modernitŽ. Tradition n'est pas synonyme de passŽ. La modernitŽ n'a pas le monopole du prŽsent. Une culture, en termes absolus, en vaut une autre. Il n'y a pas d'hiŽrarchie absolue des cultures. Il ne s'agit pas de pr™ner un Žgalitarisme culturel‑, il existe en effet une hiŽrarchie relative des cultures.

 

Ce serait une grave erreur, par exemple, d'Žduquer les jeunes ˆ la nŽcessitŽ absolue du dŽveloppement, comme si ce dernier Žtait un requis universel (pour tous les peuples, voire pour tous les Occidentaux).

 

Dans cette ligne de pensŽe, il serait important de montrer que la technologie n'est pas absolument requise pour nourrir et soutenir la population actuelle du monde et pour faire face aux problmes de l'humanitŽ moderne.

 

Bien plus, il serait fort important de montrer que s'il y a eu et existe encore des sacrifices humains dans des cultures traditionnelles, ces sacrifices ne sont rien comparŽs aux sacrifices impersonnels de millions d'tres humains immolŽs aujourd'hui sur l'autel du progrs, du dŽveloppement et de la technologie.

 

6. ƒducation orale‑communautaire et Žducation Žcrite-scolaire

 

Une personne bien formŽe par une culture Žcrite‑scolaire n'est pas nŽcessairement mieux, ŽduquŽe qu'une personne bien formŽe par une culture orale‑communautaire (non‑scolaire).

 

Il ne s'agit pas de dŽnigrer l'Žcole et le systme scolaire occidental (qui peut d'ailleurs toujours tre radicalement amŽliorŽ) mais de reconna”tre et de faire valoir l'importance des cultures Žducatives orales (non Žcrites) et communautaires (non scolaires), de leurs pŽdagogies, leurs modes de transmission, leurs conceptions de la nature de l'Žducation. Il s'agit de cesser de faire de l'alphabŽtisation et de l'Žcole civilisŽe‑moderne une nŽcessitŽ absolue pour tous les peuples et pour tous les Occidentaux.

 

Certes, la violence institutionnalisŽe de l'empire des Nations‑ƒtats modernes oblige historiquement les peuples ˆ passer par l'alphabŽtisation et la scolarisation pour survivre, mais n'y aurait‑il pas lieu de reconna”tre la lŽgitimitŽ et le rŽalisme de ceux qui veulent vivre leurs cultures Žducatives orales‑communautaires sans avoir ˆ passer par l'alphabŽtisation et lÕŽcole moderne? Ne pourrait‑on reconna”tre les personnes de ces cultures comme au moins aussi ŽduquŽes que les alphabŽtisŽs et les scolarisŽs ? Ne pourrait-on faire valoir l'importance, l'originalitŽ, la qualitŽ, le dynamisme de ces cultures Žducatives, non-seulement en elles-mmes, mais pour le bien de l'humanitŽ ? On cesserait alors de ne parler des paysans ha•tiens analphabtes et non-scolarisŽs qui arrivent au QuŽbec que comme des "retardŽs", des "gens sans Žducation", dont la culture orale n'aurait rien ˆ nous apprendre au niveau de la vie quotidienne. Et si l'on n'a pas le courage ou la possibilitŽ de lutter pour que nos sociŽtŽs modernes mŽnagent une place ˆ ces cultures Žducatives, on pourrait au  moins aider ˆ la prise de conscience du caractre profondŽment monolithique, monoculturel et ethnocidaire d'une sociŽtŽ qui se prŽtend culturellement pluraliste au niveau Žducatif.

 

Comme l'Žcrivaient les auteurs d'Ethnocentrisme et histoire, "nous ne contestons pas la valeur de l'Žcriture comme mode de transmission des connaissances et de communication, mais l'infŽriorisation, sur la base de ce critre, de cultures diffŽrentes et l'absolutisation de la nŽcessitŽ de son emploi en toute circonstance." (30).

 

7. Objet d'Žtude et rŽalitŽ existentielle

 

Les cultures ne sont pas d'abord des statistiques, des idŽologies, des systmes de reprŽsentation ou mme des rŽalitŽs intelligibles, mais des rŽalitŽs existentielles, personnelles, mythiques, qui se manifestent ˆ travers leur vŽcu.

 

Donc Žviter l'approche purement thŽorique et conceptuelle qui ne considre les cultures que comme des objets analysables, des rŽalitŽs "objectives", des catŽgories que l'on pourrait saisir au moyen de thŽories et de modles interculturels scientifiques. Il ne s'agit pas de condamner cette approche, mais de prendre conscience de ses limites profondes et de la situer ˆ sa place vraiment secondaire dans le domaine de l'Žducation interculturelle.

 

Aussi et plus profondŽment, Žviter l'approche purement intellectuelle qui croit pouvoir "saisir" les cultures et leurs significations profondes par la conscience rŽflexive et l'intelligence, comme si elles Žtaient des purement intelligibles. Elles sont des mythes (au sens positif) d'o provient leur intelligibilitŽ. Elles requirent donc une approche de communion mythique, c'est-ˆ-dire de communion affective et de participation rŽciproque non seulement dans le mythe respectif des uns et des autres mais dans un horizon ou mythe commun qui ne saurait tre dŽterminŽ d'avance, par hypothses ou de toute autre faon.

 

Concrtement, l'Žducation interculturelle requiert donc qu'on dŽveloppe en nous‑mmes et chez les Žtudiants une attitude de confiance et de prŽjugŽ favorable ˆ l'Žgard de ces cultures, ˆ faire l'effort de les voir comme elles se voient elles‑mmes, c'est‑ˆ‑dire comme un mythe (idŽal) illimitŽ et englobant, avec son dynamisme interne propre. Au fond, il s'agit de pratiquer le dialogue des cultures comme un acte sacrŽ d'Žcoute rŽvŽrentielle, humble et dŽsintŽressŽe (i.e., non interventionniste) ˆ l'Žgard des personnes de ces cultures, de leurs valeurs profondes, de leur mythe englobant. Cela ne peut se faire vraiment sans un engagement personnel qui nous amne ˆ nous laisser interpeller Et remettre en question dans ce qui constitue les fondements mmes de notre identitŽ et de notre existence personnelle et collective.

 

8. Pays libres

 

Les cultures n'ont pas toutes la mme notion de libertŽ ou de ce qui constitue un pays libre. Les Nagas du Nagaland considrent qu'un pays est libre lorsque ses membres n'ont pas ˆ payer pour les nŽcessitŽs de base comme la nourriture et le logement et qu'il est esclave lorsqu'il doit payer pour ces choses essentielles. L'homme libre dans la tradition hindoue n'est pas celui qui a beaucoup d'argent mais celui qui peut vivre sans argent. Les Nations‑ƒtats modernes se prŽsentent comme pays libres ˆ cause de la libertŽ d'expression, mais Ç ˆ condition que tout le monde suive les lois dictŽes par l'ƒtat ou la majoritŽ È diront d'autres qui refusent la standardisation, c'est‑ˆ‑dire "l'ordre" de la violence institutionnalisŽe et cette sorte de dualisme entre la thŽorie et la praxis.

 

L'Occident parle souvent de la nŽcessitŽ d'assurer ˆ ces pays la Ç libertŽ de choix È d'un autre style d'existence que celui de la vie traditionnelle, mais ces pays rŽtorqueront qu'en Occident on n'a pas la libertŽ de choix de ne pas payer de taxes, de ne pas envoyer ses enfants ˆ l'Žcole, de vivre sur la base des coutumes ancestrales plut™t que sur celle de la lŽgislation gouvernementale, en un mot, de vivre selon sa culture traditionnelle. Tout ce qui est considŽrŽ comme libertŽ par certaines cultures traditionnelles est vu comme Ç anarchie È, Ç dŽsordre È, Ç passŽisme È et Ç romantisme È par la culture pan‑Žconomique moderne prŽdominante. Bien plus, la libertŽ, pour certains peuples, ne consiste pas tant dans la libertŽ de choisir que dans celle de ne pas choisir ce qui para”t assez dŽroutant pour la conception occidentale moderne et anthropocentrique de la libertŽ. Quoiqu'il en soit, ne pourrait‑on pas cesser de parler comme si seuls les pays occidentaux Žtaient libres ou Ç plus libres È que les autres? Et enseigner que ces Ç autres È peuvent nous enseigner d'autres notions de libertŽ et aussi contribuer ˆ nous libŽrer de l'oppression tout autant que nous croyons pouvoir contribuer ˆ les libŽrer de la leur.

 

La libertŽ de la personne dans nos sociŽtŽs individualistes et modernes n'est pas plus grande, en termes absolus, que celle de la personne dans les sociŽtŽs paysannes, fŽodales et tribales traditionnelles. Elle est de nature diffŽrente, voilˆ tout.

 

Vivre en pays libre, pour certains, c'est vivre en rŽgime Ç dŽmocratique È o l'on peut voter pour les gouvernants d'un ƒtat policŽ. Pour d'autres, c'est vivre en rŽgime Ç dharmacratique È o l'on peut coucher ˆ la belle Žtoile dans un parc ou sur le trottoir sans tre arrtŽ par la police.

 

Pour certains, un pays libre est un pays o l'on a une carte d'assurance sociale et d'assurance‑ santŽ, son certificat et sa date de naissance, en un mot une identification, et o tout est bien contr™lŽ. Pour d'autres, c'est un pays o l'on n'a peut‑tre pas d'identification mais o l'on a une identitŽ et o l'on est d'abord connu personnellement comme membre d'une communautŽ.

 

Pour certains, c'est un pays o l'on est libŽrŽ du fatalisme de la tradition et de sa destinŽe. Pour d'autres c'est un pays o l'on est libre du fatalisme de la modernitŽ.

 

9. Richesse et pauvretŽ Žconomiques

 

La richesse Žconomique, pour certaines cultures, c'est d'avoir de l'argent. Pour d'autres c'est plut™t d'avoir des enfants. En Inde traditionnelle, l'homme riche n'est pas tant l'homme qui a beaucoup d'argent et de possessions que celui qui sait vivre sans argent et sans le poids des possessions. Le pauvre, ce n'est pas nŽcessairement celui qui est sans argent mais celui qui croit pouvoir tout acheter et qui mne sa vie sur une base monŽtarisŽe plut™t que sur une base de gratuitŽ.

 

Certaines cultures s'apitoient sur ceux qui font un dur travail manuel dans les champs, mais d'autres cultures ont pitiŽ de ces gens qui sont assis toute la journŽe derrire un bureau dans une chambre climatisŽe et qui font du travail inutile et ennuyeux, tout en Žtant pris dans l'engrenage de la congestion urbaine, dans l'esclavage de la montre et des taxes. Qu'est‑ce qu'une Žconomie saine? Celle o il y a de l'emploi salariŽ ou celle o il y a du travail crŽateur et directement sustentateur de la vie? Est‑ce une Žconomie de l'avoir, du faire, de l'tre? Les Ç sans‑terre È en Žconomie occidentale ce sont ceux qui n'ont pas de propriŽtŽ terrienne (privŽe ou collective). En Žconomie autochtone, les Ç sans‑terre È, ce sont ceux qui n'ont aucun sens d'appartenance et de responsabilitŽ ˆ l'Žgard de la terre et qui sont ˆ la merci des taxes, des lois et de l'expropriation Žtatique.

 

Si nous appelons les villages d'Afrique et d'Asie des bastions du fŽodalisme, sachons que le nom officiel que les Inuit donnent ˆ la ville de MontrŽal est Sanikuvik qui veut dire Ç le dŽpotoir È. On peut trs bien affirmer que les villageois du Deux‑Tiers Monde ont besoin d'tre Ç conscientisŽs È ˆ leur Žtat, mais n'oublions pas que plusieurs parmi eux affirment, comme Peter Inukpuk (de la Northern Quebec Inuit Association), qu'ils dŽcouvrent au Sud de larges agglomŽrations urbaines de gens manifestement sauvages et inconscients de l'environnement naturel, qui vivent sur le bord d'une rivire large et polluŽe et qui ont besoin d'tre conscientisŽs ˆ leurs dimensions primordiales et naturelles.

 

10. Richesse politique

 

La Nation‑ƒtat unitariste et souveraine n'est pas une rŽalitŽ politique nŽcessairement plus avancŽe que l'organisation politique des sociŽtŽs sans ƒtat et sans notion de souverainetŽ (31). La dŽmocratie moderne n'est pas nŽcessairement meilleure que la dharmacratie orientale traditionnelle ou le communautarisme politique africain qui vivent aujourd'hui enfouis, cachŽs et rŽprimŽs, sous la domination des ƒtats‑Nations modernes. La dŽmocratie par la majoritŽ n'est pas nŽcessairement une avance sur la dŽmocratie par consensus de la plupart des nations autochtones d'AmŽrique du Nord. Le modle de gouvernement amŽricain Ç of the people, by the people, for the people È n'est pas nŽcessairement meilleur que l'original dont il s'est inspirŽ, avec plus on moins de comprŽhension et de succs, le gouvernement dŽmocratique de la Longhouse des Six nations iroquoises.

 

Pourquoi ne pas faire un effort spŽcial pour enseigner l'existence et le dynamisme de ces cultures politiques encore trs vivantes ˆ travers le monde entier, mais qu'une culture politique prŽdominante trop centrŽe sur les ƒtats modernes tend ˆ ignorer et ˆ dŽprŽcier? On pourrait trs bien habituer les Žtudiants ˆ ne pas identifier les gouvernements des nations amŽrindiennes avec les conseils de bande, ˆ ne pas parler d'eux comme des citoyens ou des Indiens du QuŽbec ou du Canada. Au lieu de parler de cette superstructure extŽrieure qu'est le Mali ou le SŽnŽgal, etc., on pourrait parler des ethnies Wolof, Dogon, Senoufo, etc. Au lieu de parler de l'Inde d'abord comme d'une nation au sens occidental du terme, on pourrait parler des Indes, c'est‑ˆ‑dire de plusieurs pays dans un commun rŽceptacle gŽographique et reconna”tre les panchayats traditionnels liŽs ˆ la structure des jatis (qu'on appelle les castes) et toute leur culture politique qui n'a rien ˆ voir avec la Nation‑ƒtat souveraine actuelle qui a la haute main sur l'information internationale.

 

On pourrait aussi cesser de parler de ces cultures en termes de Ç minoritŽs È (ethniques ou culturelles). Il y a lˆ quelque chose de minorisant dans une culture dominante qui valorise le nombre et la majoritŽ. Quelque chose de dŽpersonnalisant ˆ ne rŽfŽrer aux tres humains qu'en termes de chiffres, de nombres, de statistiques. (De ce point de vue, Deux‑Tiers Monde est aussi une expression inadŽquate.) Enfin, quelque chose d'irrespectueux ˆ l'Žgard de cultures pour lesquelles le fait d'tre minoritaires n'a aucune sorte d'importance parce qu'elles se trouvent dans un contexte de communautŽ basŽe sur le consensus communautaire. Il serait si facile de remplacer le terme par communautŽs ethno‑culturelles.

 

On pourrait continuer l'ŽnumŽration et parler de la richesse de leur culture juridique qui prŽfre parler de devoirs plut™t que de droits, de rŽhabilitation plut™t que de punition; de la richesse de leur culture fŽminine qui vaut n'importe quelle culture fŽminine occidentale, mme celle du fŽminisme moderne, et que ces dernires ont gŽnŽralement tendance ˆ ignorer compltement ; de l'organisation sociale au niveau familial qui nourrit un sens de la hiŽrarchie qui n'a rien ˆ voir en soi avec les relations de pouvoir hiŽrarchique, paternaliste et autoritaire qu'on lui prte et qui ne va nullement ˆ l'encontre du sens profond d'ŽgalitŽ de la culture moderne et qui Žvite l'Žgalitarisme individualiste et standardisateur de l'idŽologie moderne, etc.

 

11. Les figures inspiratrices

 

Une des faons les plus efficaces de dŽvelopper une image positive des autres cultures sans les mettre, en spectacle, c'est de faire connaissance avec leurs figures inspiratrices, soit mythiques, soit historiques : hŽros mythiques et lŽgendaires, rŽsistants, shamans, prophtes, sages, plut™t que ces guefriers militaires et hommes de pouvoir politique dont nos livres d'histoire au service de nos Empires et de nos ƒtats modernes regorgent. Je pense, par exemple, pour les Montagnais, ˆ Tsakapesh (32); pour les Mohawks, au Faiseur de Paix (33) ; pour les indes, ˆ Krishna, Rama et Sita, Tagore, Rarnakrishna, Vivekananda, Gandhi, Vinoba Bhave (34); pour l'Afrique Noire, aux Kore dugaw (35) qui sont les inspirateurs de la jeunesse; pour Ha•ti, Mackandal (36), etc.

 

 

12. DŽcouvrir les cultures dans leur intŽgralitŽ et apprendre ˆ les accepter dans leur diffŽrence

 

Il ne suffit pas de rendre accessibles ˆ tous les individus et ˆ toutes les collectivitŽs, les bienfaits et les droits dont jouissent les membres de la culture dominante, sur une base de non‑discrimination et d'ŽgalitŽ des chances. Pourquoi ne pas chercher ˆ conna”tre les cultures dans leur intŽgralitŽ et apprendre ˆ les accepter dans leur diffŽrence, dans un dialogue de convivance, de respect et de comprŽhension mutuelle ?

 

L'unitŽ dans ce qu'on a en commun, c'est facile. Vivre l'unitŽ dans nos diffŽrences, c'est une autre histoire. C'est dans cette dernire que se vit vraiment l'interculturel.

 

 

Conclusion

 

La difficultŽ fondamentale que nous, Occidentaux, Žprouvons ˆ voir et ˆ prŽsenter ces peuples et ces cultures sous un jour plus positif et interculturel provient des postulats‑prŽsupposŽs anthropologiques dont nous n'avons pas encore suffisamment pris conscience : notre Žvolutionnisme social, notre homocentrisme, notre pan‑Žconomisme et notre civilisme, notre rationalisme, notre juridisme, notre individualisme, notre unitarisme et globalisme, notre technologisme, notre sauveurisme.

 

Ç Notre regard sur les autres sociŽtŽs est conditionnŽ par le r™le qu'on entend jouer dans ces sociŽtŽs en tant qu'agent de dŽveloppement. Et le portrait qui en rŽsulte est globalement nŽgatif. È On pourrait imaginer une approche nuancŽe : parler bien sžr du destin tragique du Deux‑Tiers Monde, Ç mais aussi relier ce destin ˆ ses causes historiques‑ le choc destructeur de la rencontre avec l'Occident‑ ou montrer encore la spŽcificitŽ de ces sociŽtŽs qui sont, au mme titre que la n™tre, reprŽsentatives de la richesse et des limites humaines È; ne pas oublier le destin aussi tragique du Tiers‑Monde qu'est l'Occident. Ç La gravitŽ des problmes qui demandent solution n'aura pas alors masquŽ la rŽalitŽ Žtrange ˆ nos yeux, fascinante ou dŽroutante, mais surtout digne de respect, des autres cultures ÈIl et de la n™tre qui risque aussi de mourir avec les autres sous le rouleau compresseur de la souverainetŽ et du complexe technocratique dont nous n'avons pas rŽussi ˆ l'Žmanciper.

 

 

IV. SolidaritŽ(s) interculturelle(s)

 

On ne saurait Žchapper ˆ la nŽcessitŽ d'un mythe unifiant. L'harmonie et la paix entre les peuples et les cultures est une exigence de tous les temps, enracinŽe dans la nature mme du rŽel, mais qui prend des noms et des formes diffŽrentes selon les peuples, les cultures, leurs interrelations, les conjonctures et les aires historiques.


 

Partant d'un mot cher aux ONG, je propose ici le symbole : solidaritŽ(s) interculturelle(s), en ayant soin d'en souligner le caractre mythique, interculturel, polysŽmique, pratique et provisoire.

 

Ce que je propose sous ce symbole, ce n'est ni un pis‑aller, ni un compromis, ni une idŽologie (thŽorie, modle, systme), ni une stratŽgie (projet technique) ni un fait accompli, mais une responsabilitŽ historique qui provient de la nature mme du rŽel, qui relve de l'inexprimable et qu'on pourrait essayer d'exprimer comme une attitude d'ouverture existentielle et de relativitŽ radicale (non relativisme) o l'on envisage les cultures comme des possibles dimensions constitutives de la rŽalitŽ et de soi‑mme. C'est aussi une synthse, une vision ou Ç mythe È qui appelle ˆ la fois diffŽrentes interprŽtations et cristallisations historiques. Mais qui est aussi pratique. Ce n'est donc pas l'alternative (il n'y en a pas), car aucune interprŽtation particulire (mme holiste) qu'on en fait ne saurait tre le requis universel (cet inexprimable qui lui donne de s'exprimer).

 

Je tiens particulirement ˆ souligner que tout comme on aurait tort d'utiliser l'exigence du pluralisme ˆ des fins de dualisme, d'indiffŽrence, de mŽpris et d'opposition systŽmatique aux cultures et aux efforts de comprŽhension, d'harmonisation et de construction de l'unitŽ entre les peuples, de mme on aurait tort d'utiliser l'exigence de la solidaritŽ interculturelle ˆ des fins d'Žlaboration de thŽories et d'idŽologies monistes, soit de changement, soit de dŽveloppement, soit d'interpŽnŽtration et de mŽtissage des cultures.

 

Non pas une solidaritŽ de pis‑aller, de compromis et de triste nŽcessitŽ :

 

Il existe une attitude assez gŽnŽrale qui ne s'intŽresse aux autres cultures que par triste nŽcessitŽ, pour mieux dŽfendre la sienne contre les premires qui sont vues comme menace ou frein ˆ la sienne propre. Mais sans les accepter vraiment. C'est le cas de plusieurs personnes de culture traditionnelle ˆ l'Žgard de la culture occidentale qui est perue comme ennemie. Mais c'est aussi le cas de plusieurs personnes de culture occidentale moderne qui voient les cultures traditionnelles comme des obstacles ou freins au dŽveloppement. On cherche alors ˆ les conna”tre (dans la solidaritŽ), mais pour mieux s'en libŽrer ou pour mieux les transformer ˆ sa propre image, sans chercher ˆ les apprŽcier pour ce qu'elles sont. Quand je parle de solidaritŽ interculturelle ici, je ne l'entends pas dans ce sens de pis‑aller, de triste nŽcessitŽ, de compromis nŽcessaire (qui, certes, peut avoir parfois sa place et son utilitŽ), mais d'une ouverture existentielle vŽritable o l'on envisage, de part et d'autre, les cultures qui nous entourent, comme de possibles dimensions constitutives (mme positives) de la rŽalitŽ et de soi‑mme.

 

ResponsabilitŽ historique et exigence naturelle

 

La solidaritŽ interculturelle dont je parle ici ne provient pas d'un prŽsupposŽ que le monde serait dans un tel Žtat d'interdŽpendance et d'unification qu'il faut faire un effort de solidaritŽ. L'ƒtat d'interdŽpendance est trop forcŽ et asymŽtrique pour servir de fondement ˆ la solidaritŽ. Quant au prŽsupposŽ de l'unification du monde, c'est peut‑tre vrai, au plan gŽographique, mais ce n'est pas si sžr au plan historique, culturel, anthropologique.

 

L'exigence de solidaritŽ interculturelle provient d'abord du fait que la "tŽ est une en dernire analyse, et que tout est reliŽ, interconnexe et que l'univers est une grande famille. On ne saurait conna”tre ˆ fond une culture particulire sans conna”tre l'Homme tout entier, ni sans conna”tre la vision que l'Homme a de lui‑mme, car il est un tre intelligent et son intelligence (understanding) est une dimension constitutive de son tre. Mais l'homme a plusieurs visions de lui‑mme et aucune d'entre elles n'a accs ˆ l'ensemble de l'expŽrience humaine. Seule une rencontre (un dialogue dialogal) de ces visions peut nous amener ˆ une intelligence (toujours provisoire et mutuelle) de l'Homme et de chaque culture.

 

Bien plus, l'exigence de solidaritŽ interculturelle provient d'une solidaritŽ cosmothŽandrique qui Žmerge aujourd'hui et que l'on ne peut pas ne pas reconna”tre.

 

L'unification gŽographique du monde, causŽe par la technologie, occasionne une prise de conscience plus aigu‘ de cette solidaritŽ et d'un nŽcessaire dialogue de convivance entre cultures qui aille au‑delˆ des simples accommodements, compromis et ajustements mutuels. ÇL'un des mythes naissants de notre Žpoque : le mythe de l'unitŽ de la famille humaine vue dans l'optique gk‑bale d'une culture de l'homme embrassant toutes les civilisations et les religions comme autant de facettes, mutuellement enrichissantes et stimulantes, d'une expŽrience humaine unique et totale È (38).

 

 

Mythe, vision, synthse

 

Toute description est imparfaite et provisoire.

 

C'est une pensŽe, une action, une vie qui se dŽroule dans un horizon interculturel d'une sociŽtŽ et d'une rŽalitŽ interculturelle.

 

C'est celle qui s'oppose au dualisme et au monisme. Au dualisme (ˆ la pluralitŽ culturelle, au sŽparatisme, ˆ l'autonomisme) c'est‑ˆ‑dire ˆ l'idŽologie qui pr™ne la juxtaposition et l'amalgame de cultures individuelles aucunement reliŽes entre elles, s'ignorant les unes les autres dans une indiffŽrence de ghetto et dans l'autonomie d'indŽpendance souveraine, totale, exclusive des autres. Au monisme (ˆ l'hŽtŽronomisme, au subordinationisme, ˆ l'intŽgrationnisme unilatŽral) o la culture d'un groupe se prŽsente ˆ l'autre comme absolument nŽcessaire ˆ son existence et ˆ sa vie, au point de ne plus respecter la distinction, la diffŽrence et l'irrŽductibilitŽ constitutive entre les deux.

 

L'interculturel relve plut™t d'une relation ontonomique, non‑dualiste entre les cultures et entre les parties du tout. Ni un, ni deux, mais non‑deux! La perspective est holiste. Le foyer de convergence ou principe de cohŽsion n'est jamais une des cultures ou parties du cercle, mais bien le cercle tout entier, ˆ savoir le tout. Il part du prŽsupposŽ que la rŽalitŽ est composŽe de parties distinctes et interconnexes, qui sont des dimensions constitutives les unes des autres et du tout qui les imprgne, les constitue et les transcende. Il voit la "tŽ comme relativitŽ radicale, ouverture existentielle, dynamique, insaisissable en dernire analyse par la pensŽe.

 

La solidaritŽ interculturelle comprend trois dimensions mutuellement complŽmentaires :

 

a) le respect mutuel des distinctions et des irrŽductibilitŽs culturelles c'est le principe de distance et de distinction ;

 

b) la relation intra‑culturelle . c'est le principe d'intimitŽ ou de non-distinction ;

 

c) l'harmonisation crŽatrice : c'est le principe de la dynamique harmonisatrice et crŽatrice.

 

 

Qui appelle diffŽrentes interprŽtations et cristallisations historiques :

 

Certaines interprŽtations mettront l'accent sur la premire et prŽfŽreront parler de pluralisme culturel. D'autres sur la seconde et prŽfŽreront parier de non‑dualitŽ (advaita) et de solidaritŽ. D'autres sur la troisime et prŽfŽreront parler de fŽcondation mutuelle, de symbiose crŽatrice et de convivance des cultures.

 

La solidaritŽ interculturelle dont je parle ici ne s'oppose pas a priori au concept classique de solidaritŽ chez les ONG ‑ collaboration, dialogue et partenariat entre personnes de diffŽrentes cultures en vue de la transformation et de la libŽration du Tiers‑Monde. Elle peut et doit parfois mme l'appuyer. Mais elle ne le fait pas a priori et inconditionnellement. Et elle ne saurait se muer en thŽorie de partenariat en vue du changement.

 

Ses visages sont trs variŽs.

 

Elle consistera parfois ˆ promouvoir, en certains cas, une certaine sŽgrŽgation et isolation des cultures (Ç les laisser tranquilles! È), qui, sans devenir des ghettos, ont besoin de garder une certaine distance, soit pour retrouver leur identitŽ propre menacŽe, soit tout simplement pour mieux

 

PrŽserver et vivre leurs diffŽrences selon le dynamisme qui leur est propre. Les ONG doivent envisager que la solidaritŽ peut parfois consister ˆ prŽserver certaines cultures traditionnelles, non seulement du progrs, du dŽveloppement, de l'Žvolution (et donc de la civilisation, de la scolarisation et de la modernisation) mais du changement, de la Ç conscientisation È, du dialogue et d'une certaine solidaritŽ interculturelle elle‑mme. Et cela, non seulement de faon temporaire, mais permanente.

 

Les ONG doivent envisager la possibilitŽ qu'il y a des peuples et des cultures qui sont satisfaits de vivre comme ils vivent, qu'ils n'ont pas besoin d'aucun autre peuple ou culture pour tre heureux, pas mme de la solidaritŽ occidentale. Certains vivent la solidaritŽ en Žtant ce qu'ils Sont. Leur seul besoin c'est que ceux qui leur proposent l'interdŽpendance, le dialogue et la solidaritŽ, les laissent tranquilles. Mais cette solidaritŽ interculturelle ne saurait se muer en thŽorie du non‑changement, au sens o l'on condamnerait tout effort de comprŽhension, de dialogue et de solidaritŽ entre cultures traditionnelles et cultures modernes.

 

Parfois elle sent le besoin d'ouvrir des voies de communication et de meilleure comprŽhension mutuelle entre les cultures, en vue d'une meilleure acceptation mutuelle; elle ira mme jusqu'ˆ susciter une interaction pour que les sociŽtŽs du monde apprennent ˆ se conna”tre et ˆ s'enrichir de leurs valeurs mutuelles; interaction qui peut mme dŽboucher, parfois, par la fŽcondation et l'interpŽnŽtration mutuelles, dans un mŽtissage interculturel, une symbiose, une identitŽ plurale, bi‑culturelle, ou interculturelle nouvelle.

 

Mais elle ne saurait se muer en thŽorie comme quoi toutes les cultures aujourd'hui doivent entrer en communication, dialogue et symbiose les unes avec les autres.

 

Bien plus, la solidaritŽ entre les peuples n'exige parfois ni la collaboration (de l'action transitive), ni la conscience de l'identitŽ culturelle des autres, mais consiste simplement ˆ tre ce que l'on est (de vivre) et de laisser les autres tre ce qu'ils sont (laisser vivre). L'homme civilisŽ et surtout moderne a difficultŽ d'envisager la solidaritŽ sous ce jour. Il a perdu le sens de son existence nue. Il ne croit vivre qu'en Žtat de veille ; il ne se croit homme que lorsqu'il pense et observe son acte de vouloir. Il identifie son tre avec sa conscience et se voit ainsi amputŽ de ce qu'il a de plus substantiel et universel. Mais encore une fois cette solidaritŽ ne saurait se muer en thŽorie de solidaritŽ existentielle nue, Žtant donnŽ que l'tre de l'Homme ne saurait tre sŽparŽ de sa conscience, de son agir et de son faire.

 

Dans un sens, toutes les cultures aujourd'hui sont historiquement appelŽes de plus en plus ˆ une reconnaissance du pluralisme de la nature humaine et de la rŽalitŽ, ˆ une certaine acceptation et comprŽhension mutuelle et par lˆ ˆ une certaine transformation et mme mutation de soi-mme et de l'autre, au contact les unes des autres. Mais cela ne signifie pas


 (et ne justifie pas) une politique interculturelle qui induirait toutes les cultures ˆ l'une ou ˆ l'autre forme de solidaritŽ interculturelle ou ˆ faire de cette vision de solidaritŽ une thŽorie, un systme, une religion, un projet, une stratŽgie, ou mme un donnŽ qui serait ou ne serait pas soumis au changement.

 

La tentation est grande, et plusieurs y succombent, d'utiliser cette exigence naturelle de solidaritŽ entre les peuples pour justifier l'une ou l'autre politique ou stratŽgie sociales. Certains le feront pour justifier une politique Ç d'action transitive È dans le 2/3 monde : transferts, changement, dŽveloppement, intervention respectueuse dans leur vie traditionnelle. D'autres le feront pour justifier la conscientisation, le dialogue, l'interpŽnŽtration ou des thŽories de mŽtissage et d'identitŽ plurale et interculturelle. D'autres enfin, l'utiliseront pour justifier une position de retrait, de repli et d'esquive, basŽe sur la crainte, l'indiffŽrence et mme le mŽpris ˆ l'Žgard des autres cultures, quand ce n'est pas sur la vengeance.

 

La solidaritŽ interculturelle n'exige donc exclusivement, ni la solidaritŽ pour le dŽveloppement, ni l'interdŽpendance, ni la cohabitation parallle et sŽparŽe, ni le dialogue, l'interaction, l'interpŽnŽtration, le mŽtissage des cultures. Elle n'exige pas que chaque culture connaisse ou ne connaisse pas toutes les cultures, mais que chaque culture soit dans une ouverture existentielle par rapport ˆ elle‑mme et aux autres, et envisage la possibilitŽ d'une mutation (metanoia) par rapport ˆ elle‑mme, au contact des cultures et de la rŽalitŽ, sans avoir ˆ passer nŽcessairement par une conversion ˆ l'autre culture au dŽtriment de la sienne, ou par la transformation ou non de sa culture par une autre.

 

 

Ce n'est pas l'alternative ou un requis universel

 

La solidaritŽ interculturelle qui est proposŽe ici n'est pas une nŽcessitŽ absolue pour tous les peuples. C'est une voie alternative. Non il alternative. Car il n'y a pas d'alternative, mme si nous ne saurions Žchapper ˆ la nŽcessitŽ d'un mythe unifiant.

 

Le dualisme de co‑existences sŽparŽes et indiffŽrentes les unes des autres ne semble pas suffisant. Le monisme d'une monoculture mme inter ou trans‑culturelle non plus! Il ne semble pas suffisant de s'en remettre purement dans une sorte de confiance cosmique, ˆ l'Invisible qui nous unit tous, ni ˆ la seule pensŽe humaine unificatrice. Il semble qu'il nous faut un pluralisme ou interculturel qui relve du mythos et du logos; du divin, de l'humain et du cosmique (vision cosmothŽandrique) dans la conscience de son caractre ˆ la fois temporel d'une part et Žternel de l'autre (tempitemel), ensuite radicalement relatif et provisoire, et qui se maintienne constamment dans la conscience de cette relativitŽ.

 

 

Mot de la fin

 

Mme Si l'on ne saurait renoncer totalement au rve d'une humanitŽ et d'une rŽalitŽ qui soit une, on pourrait au moins se convaincre qu,il n,existe pas et ne saurait exister: UN royaume, UNE rŽalitŽ, UNE Voie, UNE Nature humaine, UNE VŽritŽ, UN Gouvernement UN Ordre UN Univers, UN Dieu, UNE SolidaritŽ.

 

La solidaritŽ interculturelle comme toute unitŽ ne peut subsister que si elle reconna”t un centre qui transcende l'intelligence qu'en a chacun des membres particuliers ou mme la totalitŽ des membres ˆ n'importe quel moment donnŽ. Elle n'est viable que si elle reconna”t un terrain d'entente qui n'est pas intelligible en dernire analyse et qui nourrit toutes les intelligences qu'on en a, celles de la pensŽe comme celles du coeur.

 

En d'autres mots~ renoncer ˆ conquŽrir le monde, mme par la pensŽe !

 

Il n'y a finalement de paix que lorsqu'il n'y a ni vainqueur, ni vaincu.

 

 

 

V. L'Žmancipation de la mŽgamachine et de son fondement anthropologique

 

On ne saurait vivre la solidaritŽ intercultuelle in abstracto. On a beau vouloir vivre la cohabitation par exemple de cultures chtoniques et de cultures techniques (humanisme technocentrique), ni l'une ni l'autre ne sauraient co‑exister avec le complexe technologique qui les sape, et auquel personne n'Žchappe aujourd'hui.

 

Or, la rŽsistance n'a pas ˆ passer par l'opposition directe et dialectique et par la destruction de la mŽgamachine (la rŽvolution), mais par sa dŽmystification, dŽmythisation, dŽconstruction, dŽmantlement. En un mot, en nous Žmancipant de son emprise sur nous, soit au niveau de la pensŽe, soit au niveau de l'action, soit au niveau des objets que nous utilisons.

 

Brivement, ce serait dŽjˆ beaucoup, si, au niveau de la pensŽe, on rŽussissait:

 

1 . ˆ en conna”tre la nature spŽcifique. Ne pas confondre cette mŽgamachine avec la culture occidentale‑moderne‑technique (l'humanisme technocentrique), ni avec les Žgarements idŽologiques de cette dernire. En effet, il ne suffit pas de corriger les Žgarements Žthiques de l'humanisme technocentrique pour se libŽrer du technocentrisme dont la nature profonde est d'tre non seulement a‑humaniste mais anti‑humanitŽ, anti‑cosmos, anti‑technique (techn).


 

2. ˆ en conna”tre les composantes et les sous‑systmes dans tous les domaines ‑, l'idŽologie pan‑Žconomique et pan‑monŽtaire, l'idŽologie pan‑Žtatique et pan‑juridique, l'idŽologie informatique, l'idŽologie bureaucratique et systŽmique.

 

3. ˆ libŽrer notre esprit de ses nombreux mythes, par exemple :

 

a) que pour mener une vie humaine, il faut le confort technologique ;

 

b) que l'humanisme technologique est un besoin universel ;

 

c) que la vie doit passer par la techno‑Žvolution ;

 

d) que la technologie est absolument indispensable pour nourrir et soutenir la population actuelle du monde et pour faire face aux problmes de l'humanitŽ moderne ;

 

e) qu'on en a le contr™le, alors qu'elle nous contr™le ;

 

f) qu'elle peut tre humanisŽe, rŽparŽe, sauvŽe ;

 

g) qu'elle est un outil qui peut rendre service aux cultures et ˆ l'humanitŽ ;

 

h) qu'elle est neutre ;

 

i) qu'elle est un fait accompli ;

 

j) qu'elle peut co‑exister avec les cultures sans essayer de les dŽtruire; k) que l'opŽratoire, l'efficace, le fonctionnel, est le tout et le plus important de l'existence; qu'il n'existe pas d'ordre ontonomique, de donnŽes dŽfinitives, de mythes; que tout peut et doit tre critiquŽ; que tout est possible‑, que tout est relatif (relativisme); que tout est processus; qu'on peut tout recommencer ˆ zŽro et crŽer de rien; que le futur (a‑historique) est n™tre; que l'histoire est pure Žvolution ou processus.

 

4. ˆ entreprendre quelques actions d'Žmancipation. Par exemple :

 

a) DŽ‑fonctionnalisation de notre existence au niveau politique, social, Žducatif ; dŽ‑bureaucratisation, dŽ‑professionnalisation; dŽ‑planification; dŽ‑informatisation; dŽ‑scolarisation; dŽ‑canadianisation ; dŽŽtatisation,

 

b) DŽgagement du langage simpliste de l'ordinateur et de l'informatique;

 

c) DŽ‑maximisation Žconomique; dŽ‑monŽtarisation de nos relations Žconomiques;

 

d) ƒmancipation du temps homogne de la technochronie, du temps linŽaire et de l'histoire comme pure Žvolution, processus successif;

 

e) DŽ‑objectification de la science (mme anthropologique!);

 

f) DŽ‑individualisation de nos relations personnelles; Žmancipation de la loi de la majoritŽ; etc.

 

La mŽgamachine est nŽe de l'Occident. On a coutume d'en assigner les causes exclusivement ˆ l'Occident moderne industriel et sŽculier. Mais je Crois qu'il faut aller beaucoup plus loin, si l'on veut dŽraciner la cause profonde du mal. Il faut remonter aux fondements anthropologiques de l'Occident traditionnel et surtout ˆ ses distorsions historiques prŽ‑modernes. L'Occident traditionnel s'est toujours distinguŽ des grandes aires culturelles non‑occidentales par un double caractre, d'une part plus anthropocentrique que cosmocentrique, d'autre part plus transformateur qu'harmonisateur. En effet, l'Homme et mme ses dieux pa•ens pour ne pas dire son Dieu judŽo‑chrŽtien, est un Artisan, un CrŽateur, un Transformateur, un Roi qui met de l'ordre et gouverne.

 

Au cours des sicles, un double glissement s'est produit. D'anthropocentrique, sa vision est devenue anthropocentriste au sens o l'Homme a commencŽ ˆ se voir comme le foyer de convergence auquel le cosmos devait se soumettre et se subordonner. L'Artisan divin ou humain s'est transformŽ en Ma”tre et Souverain du monde et des hommes, de sorte que l'Homme en est venu ˆ croire que son Dieu et finalement lui‑mme Žtait

 

appelŽ ˆ tre Ma”tre de l'Univers, le principe et la fin de son existence. L'autonomie a pris le dessus sur l'ontonomie, le ma”tre sur l'artisan, l'individu sur la personne, la collectivitŽ sur la communautŽ. La rŽalitŽ elle-mme a ŽtŽ subordonnŽe ˆ la pensŽe (au logos), et finalement ˆ la raison, ˆ l'organisation et ˆ la planification systŽmatique. Tout est devenu objet de planification pour la Raison et son sige suprme, l'ƒtat‑Nation.

 

L'Homme s'est finalement convaincu non seulement qu'il ne pouvait vivre sans Souverain, mais qu'il Žtait appelŽ ˆ la SouverainetŽ dans une lutte de compŽtition et de rapport de forces, d'abord avec les autres tres vivants et enfin avec les autres groupes et individus humains. C'est ce mythe de l'Homme autonome ma”tre de sa destinŽe qui remplace la rŽalitŽ ontonomique de son r™le d'Artisan et de collaborateur cosmique et qui fait qu'il se sent le devoir de tout contr™ler, de tout ma”triser, mme sa propre vie.

 

Il ne peut accepter que quelque chose Žchappe ˆ son contr™le. Aussi dŽfinit‑il le chaos comme ce qui Žchappe ˆ sa raison, ˆ son contr™le. Il ne comprend plus que s'il peut choisir ses instruments, il ne saurait choisir ses parents et encore moins tout ce qui est ˆ la source de ses choix.

 

On ne saurait donc s'Žmanciper de la mŽgamachine sans s'Žmanciper de cet anthropocentrisme d'une part, et de ce mythe de ma”trise de sa destinŽe. Mais ce serait une erreur monumentale si l'Homme occidental confondait cette Žmancipation avec la nŽgation du caractre positivement anthropocentrique de son identitŽ. S'il doit s'Žmanciper de son caractre de souverainetŽ et de ma”tre de sa destinŽe, il ne doit pas rejeter le caractre d'artisan cosmique qui le distingue des peuples et des cultures qui se caractŽrisent plus par l'importance qu'ils donnent ˆ la vie comme rite cosmique et comme harmonie. Il n'a donc pas, pour tre fidle ˆ lui‑mme, ˆ se doter d'une identitŽ d'emprunt d'origine non‑occidentale, mme si cette dernire peut l'enrichir ŽnormŽment,

 

C'est dire que si le dŽveloppement a un sens positif qu'il ne faudrait pas absolutiser, comme nous l'avons dit plus haut, il a, en plus, trs souvent, aujourd'hui, le sens de ma”triser la vie et le monde et de les contr™ler dans une lutte de compŽtition avec d'autres ma”tres, De ce point de vue, le dŽveloppement et la technologie sont une maladie profonde de l'Occident dont le remde ne peut tre qu'un retour ˆ l'Homme Artisan cosmique et collaborateur synergique avec les autres forces du Cosmos, mais en ayant soin de ne pas essayer de substituer l'Homme Artisan ˆ l'Homme Rituel et ˆ l'Homo Ludens. Doivent‑ils s'Žpouser ? Peut‑tre que oui, peut‑tre que non. Mais ils ont certainement aujourd'hui ˆ trouver ensemble un moyen de vivre en paix, sans aller faire l'erreur de confondre leurs natures avec leurs distorsions respectives,

 

 

Notes

 

1. Il ne s'agit pas ici d'une simple critique des formes culturellement variŽes que peuvent prendre le dŽveloppement et les luttes de libŽration classiques, v.g., problmes de passer de micro‑rŽalisations ˆ des macro‑rŽalisations; formes endognes de progrs, etc. Mais de regarder les ONG avec des critres provenant de cultures radicalement diffŽrentes et parfois incompatibles avec ceux des premiers.

 

2. R. Vachon, ÇThe Urgent Issues of Religion and Peace È : dans Revue Monchanin, cahier 36, sept.‑oct. 72, pp. 19‑26.

 

3. Non‑appropriation, non‑thŽsaurisation, non‑possession.

 

4. Karman :action dŽsintŽressŽe, gratuite ; Yajna : acte de sacrifice, c'est‑ˆ‑dire d'oubli de soi. Les deux Žtant des actes qui constituent l'ordre cosmique.

 

5. Dharma:  devoir et ordre social naturel ; Dharmacratie : se dit d'un gouvernement issu de l'ordre cosmique, par opposition ˆ dŽmocratie: gouvernement issu de dŽcisions humaines, de gouvernements humains,

 

6. Il est fort significatif que l'on soit obligŽ de demander si le Ç dŽveloppement È est nŽcessaire pour la bonne vie de tous les peuples et non si Ç Mulai È, Ç Sarvodaya È, Ç Udaya È, Ç Sunyala È, la Ç Communautarisation È, Ç Kayanerenhkowa È (la Grande Paix en Iroquois) ou la Ç SolidaritŽ cosmique È le sont.

 

7. S. Ch. Kohn, Le bonheur‑libertŽ, PUF, Paris, 1981, p. 229.

 

8. Voir ÇThe Persistence of Native Indian Values È, dans Interculture, n¡ 85.

 

9. R. Stavenhagen, Ç Indian ethnic movements, and stale poli des in Latin America È, IFDA, Dossier 36, juilleVaožt 83, p. 12, Žcrit: Ç Official history (or rather the history wrinen by members of the dominant culture) has preferred to underline the process of assimilation and cul" change. Of course, this process has indeed taken place, but the other side of the story (their resistance) needs also to betold. È Ajoutons quels, rŽsistance existe mŽrite lorsqu'elle n'est pas Ç organisŽe È en associations ˆ l'occidentalel Bien plus, en Afrique, en Ha•ti, en Asie et en AmŽrique du Nord et du Sud, il existe une rŽsistance clandestine quotidienne remarquable dont les scientifiques du terrain n'ont souvent aucune connaissance.

 

10. G Hottois, Le Signe el la technique, Paris, Aubier, 1984, pp. 199‑200.

 

11. R. Panikar, Ç Response to Harold Coward È, dans Cross-Currents, Vol. XXIX, n¡2, ŽtŽ 1979, p 190.

 

13. L'expression Tiers‑Monde a ŽtŽ mise en circulation par l'ouvrage Le Tiers‑Monde, paru sous le couvert de J'I.N.E.D. (Institut national [franais] d'Žtudes dŽmographiques) sous la direction de Georges Balandier, Paris, PUF, 1956.

 

14. Voir D. Perrot et R. Preiswerk, Ethnocentrisme et histoire: l'Afrique, l'AmŽrique indienne et l'Asie dans les manuels occidentaux, Paris, ƒd. Anthropos, 1975, 391 p. On y trouvera un exposŽ utile et profond sur plusieurs des questions dont nous traitons ici, v.g., la civilisation, J'alphabŽsa~on, la terminologie dŽvalorisante, L'ethnocentrisme par omission ; et sur bien d'autres thmes : les contacts avec l'Occident en tant que fondement de l'historicitŽ des cultures, les stŽrŽotypes ' la sŽlection autocentrŽe des dates et des ŽvŽnements importants de l'histoire, etc. Pour ce qui est du regard d'ONG sur le Ç Tiers‑Monde È, on pourra consulter avec profit G. Rist, d'ƒPinay et Perren, Regards blancs sur visages noirs, Genve, ƒditions CETIM, 1978,144 p. Aussi: R. Jaulin, La Paix blanche, Paris, Le Seuil, 1970, 428 p ; R. Bureau, Le PŽril blanc, propos d'un ethnologue sur l'Occident, Paris, L'Hannamm, 1978, ~3l P.; Ç Le tiers‑monde et l'Žcole È. dans L£ Monde ˆ l'envers, vol. 1, nos 1‑2, mai 1983, publiŽ par l'AQOCI, 28 p.

 

15. Pa•ens, obscurantistes, infidles, superstitieux, idol‰tres, fatalistes, sans foi sans loi et sans roi, sans espoir, sans connaissance du Dieu d'Amour, non‑chrŽtiens, non‑occidentaux, noncivilisŽs, sauvages, primitifs, barbares, peuplades, archa•ques, fŽodaux, moyen‰geux, statiques, rustres, sans Žcriture et sans histoire, arriŽrŽs, non‑ŽvoluŽs, improductifs, sous‑dŽveloppŽs, en retard, pas avancŽs, illettrŽs, analphabtes, non et sous‑scolarisŽs, sans infrastructures, pŽriphŽriques, dŽfavorisŽs, dŽsorganisŽs et sous‑orgarrisŽs, sans Žducation, incultes, paresseux, sans hygine, sans mŽdecins, infirmires, cliniques, h™pitaux, sans sŽcuritŽ sociale, sans argent, sans pouvoir, sans propriŽtŽ, sans dŽmocratie, sans conscience politique, non‑syndiquŽs, artisanaux et non‑scientifiques, irrationnels, sans sens d'organisation, sans sens critique, en voie de dŽveloppement, qui n'ont pas accŽdŽ ˆ l'histoire ou au XXÇsicle, sans salaires, sans emploi, sans autonomie, non‑maitres de leur destinŽe, esclaves de la nature, sans libertŽ de choix, Pauvres, Petits, affamŽs, misŽreux, non‑libŽrŽs, opprimŽs, sans droits, sans dignitŽ humaine, minoritŽs, minoritaires, etc.

Bien plus, ils sont foncirement les artisans de leur propre malheur, leur culture larvaire et ŽlŽmentaire est un frein ˆ leur dŽveloppement et ˆ leur libŽration.

 

16. Les mises en garde contre la nostalgie elle culte d'un passŽ rŽvolu, l'ethnocentrisme inversŽ, l'idŽologie de J'exotisme, l'ethnologie du rve, l'utopie du paradis perdu, ne sont certes pas inutiles. Ë ce sujet, pour ce qui est des AmŽrindiens, voir Jean-Loup Amselle, Le sauvage ˆ la mode, Paris, Le Sycomore, 1979, 262 p.

 

Mais lorsque les auteurs de cette collection et d'autres comme H. Favre, Deverre ou J. Friedlander, L'Indien des autres, Paris, Payot, 1979, affirment que : Ç il n'y a plus de sociŽtŽs primitives È; Ç elles sont disparues et moribondes È; Ç ces sauvages ne sont qu'une idŽe È; Ç il

n'y a plus d'Incas et d'Aztques È. Ç ce sont des ethnies prŽtextes È; Ç l'indianitŽ a ŽtŽ crŽŽe entirement par des dŽterminants exognes È. on charrie des gŽnŽralisations et on se rapproche des indianistes qu'on critique, comme l'Žcrit L. Necker ˆ propos de quelques thses rŽcentes sur l'indianitŽ, dans De l'empreinte ˆ l'emprise, IdentitŽs andines et logiques paysannes, Paris, PUF, 1982 ; Genve, Cahiers de 1'1£.V.D., p. 243‑266. Mais les mises en garde doivent aussi aller dans l'autre sens, ˆ savoir : attention ˆ 1,Žvolutiormisme, au fatalisme de la modernitŽ, ˆ la sous-estimation des cultures traditionnelles. Ne pas confondre la tradition avec le passŽ ! etc.

 

17. C'est ainsi qu'on parlera Ç d'ŽgalitŽ des chances È de chacun de vivre comme nous et de jouir des mmes droits que nous, plut™t que de l'ŽgalitŽ des chances d'tre diffŽrents et du droit des communautŽs ˆ leur culture propre.

 

18.Multiculturalisme, ƒglise indigne, ThŽologie africaine, Inculturation, DŽveloppement endogne sont des expressions de cet int6gratiormisme culturel qui n'a rien ˆ voir avec l'Žducation et la convivance interculturelle proprement dite dont nous parlons ici.

 

19. L'ouverture aux cultures est encore vue comme le meilleur moyen de faire accepter des modles technico‑Žconomiques sans qu on ait ˆ s'interroger sur le bien‑fondŽ ou la rationalitŽ de ces modles au regard des pays bŽnŽficiaires. La culture devient alors un Ç ŽlŽment porteur de dŽveloppement È. Le crŽole devient un instrument d'alphabŽtisation; la tradition de l'oralitŽ est mise au service de l'information par le moyen du magnŽtophone et des enregistreuses ˆ cassettes; les ftes populaires, les marchŽs et la communautŽ en Bolivie sont utilisŽs pour faire assimiler les techniques modernes. Voir plusieurs exemples dans IdŽes et action, n¡ spŽcial 152, 1983, 3/4, publiŽ par la FAO et la CMCF/AD, 00100 Rome, Italie, pp. 3‑49. Certains, avec raison, conscientisent les Žtudiants ˆ l'origine des aliments de leur petit dŽjeuner : cafŽ du BrŽsil, sucre de Cuba et d'Afrique du Sud, arachides d'Afrique du Sud, etc. et soulignent avec justesse comment tout cela se fait au dŽtriment de ces peuples. Mais cela se limite aux aliments et c'est toujours, finalement, pour introduire le progrs et le dŽveloppement. Voir Ç Le Tiers‑Monde et l'Žcole È, op. cit.

 

20. Voir, par exemple, L. R. Aspiaz, Ç Institutions autochtones et dŽveloppement autocentrŽ en Bolivie È, dans IdŽes et action, op. cit., pp. 23‑31.

 

21. CitŽ dans Hvalkof Sfren, Ç Towards an Anthropology of Human Rights È, dans Interculture, oct.‑dŽc. 1983, cahier 81, p. 19.

 

22. Voir Collectif, Il faul manger pour vivre... Controverses sur les besoins fondamentaux et le dŽveloppement, Paris, P.U.F., Genve, I.E.U.D., 1980, qui constitue un sŽvre rŽquisitoire contre la manire dont certaines organisations internationales conoivent et cherchent ˆ satisfaire les Ç besoins fondamentaux È du Tiers‑Monde.

 

23. Voir les analyses de Johann Galtung dans Collectif, Il faut manger.... op. cil., pp. 53‑127; aussi, sur la santŽ et la mŽdecine, les cahiers de la revue Interculture, cahiers 54, 56, 67.

 

24. Voir l'exemple pour l'Afrique Noire dans Bulletin de nouvelles du CIM., mars 1985, n¡ 28. Il y aurait toute une analyse ˆ faire du Tiers‑Monde qu'est l'Occident ˆ partir des critres des cultures africaine, amŽrindienne, asiatique. Il est symptomatique que cette analyse critique n'a pas encore ŽtŽ faite de faon systŽmatique.

 

25. Sur toute cette question, voir R. Panikkar, Ç Cross‑Cultural Studies ‑. the Need for a New Science of Interpretation È, op. cit., o il nous invite ˆ passer ˆ une hermŽneutique diatopique.

 

26. Voir Preiswerk, Perrot, Ethnocentrisme et histoire, op. cit., pp. 105‑121. Aussi Ç RŽflexions contemporaines È de R. Vachon sur dŽcouvrir la dimension primordiale de notre tre, et de R. Panikkar sur l'homme prŽhistorique, dans N'tsukw et R. Vachon, Nations autochtones et AmŽrique du Nord, Coll. Rencontre des cultures, MontrŽal, Fides, 1983, pp. 34‑47,

 

27. Civilisme : se dit de cette idŽologie qui croit que la civilisation est absolument supŽrieure ˆ l'Žtat primordial des peuples, ou que le mode d'organisation anthropocentrique, politique ou urbain est supŽrieur au mode d'organisation cosmocentrique et social.

 

28. CitŽ dans Preiswerk, Perrot, op. cit., p. 121.

 

29. Sur la culture amŽrindienne, voir R. Vachon, Ç Autogestion et dŽveloppement : la tradition autochtone contemporaine d'ontogestion et de solidaritŽ cosmique È, dans Recherches amŽrindiennes au QuŽbec, vol. XIII, n* 1, 1983, pp. 36‑43; Interculture, cahier 75‑76, sur Ç L'Univers juridique autochtone È, 84 p.; aussi le cahier 86 (Žd. franaise) sur la persistance des valeurs autochtones, 40 p.; la revue Kerygma, vol. 16, n* 39, 1982, 220 p., sur Ç La suprenante vitalitŽ des religions amŽrindiennes È.

Sur les autres cuItures : africaine, hindoue, ha•tienne, etc., voir les Profils culturels de 125 p. chacun, publiŽs par le Centre interculturel Monchanin, ainsi qu'Interculture du mme Centre consacrŽe ˆ cette approche depuis plusieurs annŽes. Aussi les oeuvres de G. Anglade sur l'Ha•ti profond de la paysannerie. (Soit dit en passant, on pourrait faim mention des religions africaines

et amŽrindiennes parmi les grandes religions du monde, au lieu de laisser entendre qu'elles font partie des petites religions.)

 

30. Preiswerk, Perrot, op. cil., p. 157.

 

31. Voir Pierre Clastres, La SociŽtŽ contre l'ƒtat, Col. Critique, Paris, Minuit, 1974, et Recherches danthropologie critique, Paris, Seuil, 1980.

 

32. Voir Y. Bardault, Mythes et rites chez les Indiens Montagnais, SociŽtŽ historique de la C™te Nord, 197 1. R. Savard, La Voix des Autres, MontrŽal, Hexagone, 1985.

 

33. Voir P. Wallace, The White Roots of Peace, Port Washington, Kemikat, 1946.

 

34. Pour un bon rŽsumŽ et une bibliographie, voir K. Das et R. Vachon, L'Hindouisme, MontrŽal, GuŽrin, 1987.

 

35. Voir D. Zahan, Religion, spiritualitŽ et pensŽe africaines, Paris, Payot, 1970, pp. 194‑236.

 

36. Voir Jean Fouchard, Les marrons de la libertŽ, Paris, ƒd. de l'ƒcole Svres, 197Z

 

37. Rist, d'Epinay, Perren, op. cit. (passim)

 

38. R. Panikkar, Ç Un mythe naissant È, dans Interculture, cahier 97.