L'éveil au communautaire
et sa RÉGÉNÉRATION
dans un esprit interculturel
par
l'Institut Interculturel de Montréal
Mémoire présenté le 23
février 1994 par écrit à la Commission de la Culture et du Développement
Communautaire, Ville de Montréal, lors de sa consultation publique sur l'énoncé
d'orientation: «Le développement communautaire au coeur du développement social
de Montréal»
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION......................................................................................3
REMARQUES PRÉLIMINAIRES
Deux fils conducteurs
de cet exposé.........................................................5
Volet 1: Une
alternative au développement communautaire
et
à l'intersectorialité.........................................................7
A. Le communautaire de la culture publique......................................7
B. Le communautaire de la culture communautaire..............................9
C. La culture publique et ses tendances au réductionisme et
au colonialisme culturel
interne...............................................11
D. Qu'entendons-nous par alternative?..........................................12
E. Pourquoi une alternative?......................................................13
F. L'éveil au communautaire et la régénération du communautaire..........14
VOLET 2: Dans un esprit interculturel................................................15
A. Pour un partenariat/alliance
interculturelle horizontale entre la culture
publique et la culture communautaire...........................................15
B. Pour un partenariat/alliance
interculturelle horizontale entre la culture
occidentale (communautaire et publique) et les cultures
non-occidentales.16
VOLET 3: Quelques suggestions concrètes...........................................18
CONCLUSION........................................................................................20
INTRODUCTION
Merci de votre préoccupation qui se veut sociale et
comunautaire dans le cadre panéconomique d'un monde qui a trop tendance de tout
réduire à l'économie, c'est-à-dire à la culture du développement.
Nous sommes cependant fort préoccupés par votre énoncé
d'orientation. Il nous semble qu'il n'a pas conscience du cadre et des
présupposés profondément monoculturels avec lesquels il aborde le communautaire
et cela à plusieurs niveaux de profondeur. Or cela peut avoir des conséquences
très graves sur le communautaire qui nous préoccupe tous.
Nous ne venons donc pas proposer de simples correctifs à
votre énoncé, mais vous inviter à une inversion et à un changement profond
d'orientation, dans un esprit de concertation et d'alliance, comme vous le
dites d'ailleurs si bien. Il ne s'agit pas simplement d'élargir notre capacité
d'intelligibilité rationnelle, en présentant de nouvelles catégories
objectives, ou même d'amplifier le champ de notre conscience réflexive par
rapport au communautaire, mais de voir s'il y a une autre possibilité d'accéder
à la réalité communautaire que celle à laquelle nous avons été habitués par la
culture publique, surmontant par le fait même la loi d'inertie de la pensée.
Montréal a toujours été
— même avant la venue des Européens — un carrefour international des
cultures. Cela semble être sa caractéristique et sa vocation primordiale,
accentuée par la diversité croissante de ses communautés culturelles. mais
cette vocation semble désormais menacée — depuis quelques décennies (sinon
quelques siècles) — par la culture publique standardisante de la modernité et
du développement.
Il nous semble donc, que le défi aujourd'hui plus que
jamais, n'est pas tant le développement (même communautaire) comme le voudrait
une certaine culture du dénominateur commun et du pouvoir, mais le pluralisme
communautaire et culturel. Mais attention! Il ne faudrait pas confondre le
pluralisme avec la pluralité! Si la pluralité est d'abord un problème à
résoudre, le pluralisme est d'abord une chance, une richesse énorme à laquelle
nous devons nous éveiller, dont nous devons nous réjouir, et que nous devons
vivre et célébrer quotidiennement. Le défi qui nous est lancé dans ces pages
par la réalité communautaire est celui-ci: la Ville de Montréal aura-t-elle le
courage politique d'être plus qu'une simple collectivité abstraite ou une municipalité,
plus qu'une ville, mais d'abord une communauté pluraliste de personnes, de
communautés et de cultures.
Après quelques considérations préliminaires sur les deux
fils conducteurs de notre exposé, nous procèderons en trois volets.
Dans le premier, nous prendrons conscience du
cadre et du point de référence monoculturel de la culture publique dans lequel
votre énoncé se situe, de son caractère inadéquat interne pour aborder la
question du communautaire. Et nous proposerons une alternative: le cadre ou
mieux, l'horizon de la culture communautaire en ayant soin d'en marquer le
caractère distinctif, à savoir non-dualiste et pluraliste. Non-dualiste, car il
ne s'agit pas d'une alternative qui doit être nécessairement opposée à votre
énoncé et à la culture publique, comme nous l'expliquerons. Pluraliste, car
nous ne prétendons pas avoir le monopole de sa conception et de sa formation,
comme nous l'expliquerons aussi.
Dans le second volet, nous nous pencherons
justement sur le caractère d'interculturalité de cette alternative. Nous
proposerons d'aller bien au-délà de l'interculturalisme dont il est
généralement question à l'intérieur de la culture publique — et donc à
l'intérieur de votre énoncé — et qui se réduit finalement à
l'intersectorialité. Nous proposerons un «partenariat», ou mieux, une alliance
interculturelle à un double niveau de profondeur. D'abord, à l'intérieur de la
seule culture occidentale et de son pluralisme interne — entre la culture publique et la culture communautaire ; ensuite — à
l'intérieur du pluralisme culturel plus large et profond de la réalité
montréalaise — entre la culture
occidentale dans son ensemble (publique et communautaire) et les cultures
non-occidentales (d'abord
autochtones), ou si l'on veut, entre leurs notions/expériences respectives du
communautaire.
Dans le troisième volet, nous énumérerons quelques
actions concrètes possibles pour une régénération du communautaire dans un
esprit interculturel. Et tout cela, le plus brièvement possible, dans l'espoir
d'y revenir plus longuement ailleurs.
remarques
préliminaires
Les deux fils conducteurs de cet exposé
Plusieurs aujourd'hui cherchent «un cadre pour penser»
les cités pluralistes contemporaines. Nous aimerions plutôt proposer «un
horizon pour vivre» la cité communautaire et interculturel le contemporaine.
Étant donné le caractère inusité de notre approche ici,
il nous semble important d'en souligner les deux fils conducteurs et d'inviter
les lecteurs à les avoir constamment à l'esprit lors de la lecture de ce texte.
Nous croyons, d'abord, qu'il y a une très grave confusion
aujourd'hui entre les notions d'individu et de personne, et par conséquent
entre celles de collectivité et de communauté, et finalement entre la culture
publique et la culture communautaire. Nous tiendrons à leur distinction fondamentale
sans les séparer. Nous croyons, de plus, que nous sommes devenus prisonniers
d'une approche certes valable, mais profondément inadéquate, de la réalité, à
savoir l'approche abstraite dite objective, rationnelle, technique et
intellectuelle. Nous aimerions faire appel plutôt à une approche plus concrète
et holiste, à l'approche de la sagesse qui est l'art de vivre. D'où les deux
fils conducteurs de tout cet exposé.
1. La distinction entre individu et personne
A. Tout notre exposé repose sur une distinction
fondamentale entre:
INDIVIDU et PERSONNE
(privé
et/ou collectif) (toujours
interpersonnelle/
communautaire)
B. De même et de façon
correspondante, les distinctions majeures que nous ferons entre:
(Basées
sur l'individu) (Basées
sur la personne)
◊ ◊
• CULTURE PUBLIQUE et •
CULTURE COMMUNAUTAIRE
• DÉVELOPPEMENT
COM- et •
EVEIL AU, ET RÉGÉNÉRATION DU,
MUNAUTAIRE COMMUNAUTAIRE
• LE
PARTICULIER et • LE CONCRET
• LE
GÉNÉRAL et •
LE HOLISTE (L'UNIVERSEL)
Nous espérons que ces distinctions
émergeront clairement de la lecture de cet exposé.
2. Une approche dialogale et
non-dualiste:
Nous croyons qu'on ne rejoint la personne et donc le
communautaire (basé sur la personne) et les cultures, qu'en dépassant
l'approche conventionnelle dite conceptuelle, objective, rationnelle,
scientifique, dialectique. Cela requiert:
A. Une
approche dia-logale: il s'agit d'accepter le fait que la réalité
personnelle communautaire (basée sur la personne) et culturelle, ne se laisse
pas réduire à une définition administrative, sociologique, à un système, ou à
la pensée qu'on pourrait avoir de cette réalité, car elle est d'abord de
l'ordre de la vie et pas seulement de l'ordre des catégories, des modèles, de
la pensée.
Nous
allons donc vous inviter à essayer de surmonter avec nous une double inertie de
la pensée: celle de la pensée rationnelle/logique de la modernité et celle de
l'intelligence, soit occidentale, soit non-occidentale, mais sans abandonner ni
la rationalité, ni l'intelligence humaine. C'est ce que nous appelons
l'approche dia-logale (qui traverse la pensée: le logos ) et qui ne se situe pas dans un rapport dialectique à
l'égard de l'approche dialectique.
B. Une
approche non-dualiste: Le contraste
mis de l'avant entre individu et personne, culture publique et culture
communautaire, se veut donc non-dualiste, c'est-à-dire ni moniste (qui essaierait de
réduire l'un à l'autre ou les deux à une troisième unité formelle), ni dualiste (qui serait une schizophrénie, un oscillement constant entre les
deux).
Nous
croyons, en d'autres mots, que la réalité naturelle, personnelle, communautaire
et culturelle appelle la diversité. La diversité non seulement individuelle et
collective mais personnelle, communautaire et culturelle, nous semble une condition
nécessaire de l'harmonie entre les personnes, les communautés, les peuples et
les cultures qui constituent la réalité communautaire montréalaise.
Nous croyons que même si le gestionnaire et le colonialisme
(culturel) interne montent de plus en plus dans la cité contemporaine, il
existe au coeur de cette dernière, une réalité/sagesse communautaire et
interculturelle que nous avons peut-être moins à construire qu'à découvrir et
qu'à nourrir. Tous ensemble, nous pouvons lui préparer une demeure1 en ayant soin
d'enlever les obstacles à sa réalisation, obstacles qui nous viennet de tous
nos absolus et de toutes nos souverainetés respectives.
(Avertissement au lecteur: des amis qui ont lu ce texte
suggèrent de lire le Volet 2 avant le Volet 1, ce dernier risquant d'être plus
difficilement compris. Mais il nous semble que le Volet 2 ne sera bien compris
que si le Volet 1 l'est, et qu'il vaut peut-être la peine de faire l'effort de lire
ce dernier avant le Volet 2. À vous, lecteur, de choisir l'un ou l'autre ou les
deux procédés!)
VOLET 1:
UNE ALTERNATIVE AU DÉVELOPPEMENT COMMUNAUTAIRE
ET À L'INTERSECTORIALITÉ
(De quoi s'agit-il? Et pourquoi?)
Il existe, à
l'intérieur de la culture occidentale au moins deux façons fondamentales de
faire l'expérience du communautaire, de le nommer et de l'interpréter. Une,
basée sur la notion conceptuelle de l'être humain comme individu (privé et/ou
collectif), objet et atome, l'autre reposant sur la notion symbolique de l'être
humain comme personne et totalité.
Partant de là,
on peut distinguer aussi deux cadres re référence à partir desquels on peut
aborder et on aborde le communautaire: le cadre de la culture publique1 , basée sur la
notion conceptuelle de l'être humain comme étant un individu (privé et/ou
collectif), une réalité objective, et le cadre ou mieux l'horizon de la culture
communautaire (basée sur la notion symbolique de l'être humain comme personne
et totalité).
Nous
commencerons par décrire un peu ce que nous entendrons par ces deux cadres,
leurs relations au communautaire, et leurs relations entre eux. Nous dirons
ensuite ce que nous entendons par alternative et pourquoi nous la proposons.
A. Le
communautaire de la culture publique
Cette approche
du communautaire (qui semble celle de votre énoncé et qui est fort courante),
c'est celle qui — sans nécessairement s'opposer à la seconde — part
prioritairement du cadre monoculturel ou unitariste de la culture publique,
cette dernière étant considérée comme le point de référence premier er dernier.
Aussi, parle-t-elle de développement communautaire. (Attention! la culture
publique, telle qu'entendue ici n'est pas seulement celle du gouvernement, des
pouvoirs et des services publics, mais de la société civile et urbaine dans son
ensemble, c'est-à-dire de tous les individus qui y croient. Et il faut dire que
les citoyens y sont programmés depuis leur tendre enfance, de sorte qu'elle est
très répandue. Elle est cependant identifiée — de façon générale —
prioritairement avec le gouvernement, les pouvoirs publics, et les institutions
publiques qu'on nomme le secteur public, distinct du secteur privé et du
secteur communautaire. De plus, toute la culture politique, économique,
juridique, éducative, médicale, sociale est basée prioritairement — et parfois
exclusivement — sur elle. C'est la culture de l'État-Nation. Disons qu'il
s'agit d'une philosophie avec des présupposés anthropologiques, cosmologiques,
ontologiques et epistémologiques dont elle n'a pas toujours pleinement
conscience, comme toute philosophie d'ailleurs.)
Conceptuellement,
la culture publique perçoit la réalité communautaire du point de vue de l'être
humain d'abord, qu'elle voit comme un individu collectif, souverain, qui est le
centre de la réalité. De plus, chaque être humain y est défini principalement
comme un individu, autonome et souverain, qui se définit lui-même par sa pensée
rationnelle/objective et sa volonté. Elle voit la société dans son ensemble
comme une collectivité, c'est-à-dire une association contractuelle d'individus
autonomes en vue d'un bien commun: l'intérêt général. Ce dernier consiste, au
moins théoriquement, dans ce que ces individus auront projeté, planifié, voulu
et organisé ensemble, librement, c'est-à-dire, par choix. La société y est
toujours perçue comme devant être basée d'abord sur un projet humain, cohérent,
bien défini, rationalisé et planifié de société. C'est la culture du «droit
public». Son point de référence premier est l'officiel, le légal,
l'institutionnel.
La culture
publique c'est, en fait, la culture du développement, de la modernité, de la
«res publica», de l'État-Nation souverain1 .
Pour elle, tout
doit être bien défini. Si ce n'est pas défini et clair, et «prouvé
scientifiquement» ça n'existe pas ou ce n'est pas valable. Aussi, se présente-t-elle
comme une culture «objective», avec des objectifs clairs, en un mot, comme une
culture scientifiquement et professionnellement définie. Elle «définit» donc la
personne, le communautaire, les cultures, pour ne pas dire la bonne vie
elle-même. La personne y est perçue et définie principalement comme citoyen,
contribuable, consommateur, statistique (partie de la majorité ou d'une
minorité). De même, la communauté y est définie comme une association particulière
d'individus ou de citoyens, ou comme une collectivité de l'ensemble des
citoyens. La bonne vie est perçue comme étant le développement non-exclusivement
mais surtout économique, c'est-à-dire, monétaire. Le bien commun de même, soit
comme le PNB ou l'IDH.
Elle aborde
toute la réalité — et donc le communautaire, la personne et les cultures —
d'une façon d'abord fonctionnelle,formelle, administrative, objective,
sociologique, gestionnaire, institutionnelle, compartimentée, sectorialisée.
Elle parle de concertation, mais intersectorielle. Elle cherche à réduire la
multiplicité à un dénominateur commun, à une unité formelle, malgré les différences. Elle cherche un modèle, un système. Ce système
comprend un mode de gestion des différentes catégories ethnoculturelles, mode
de gestion qui peut varier selon le territoire national, provincial, municipal,
régional, local.
La culture
publique trouve les différences culturelles, personnelles et communautaires
encombrantes.2 Elle préfère chercher les similitudes plutôt que les
différences v.g. les similitudes entre valeurs culturelles. Les différences
troublent l'unité formelle qu'elle cherche. Elle dira: «nous sommes tous des
êtres humains!» «Une seule loi pour tous!» «Affirmer les différences c'est
créer des ghettos»! etc. L'accent sur les différences culturelles est alors
perçu comme un esprit mesquin de clocher, mettant le particulier avant
l'universel, (à savoir la raison critique universelle). Aussi a-t-elle tendance
à réduire l'identité personnelle, culturelle et communautaire à une identité de
construction et d'option humaine, individuelle ou collective.3
B. Le
communautaire de la culture communautaire
Cette
approche du communautaire — qui ne s'oppose pas toujours et nécessairement à la
culture publique — fait l'expérience du communautaire non plus seulement ou
prioritairement à partir du cadre de la culture publique (et donc du développement),
de ses concepts et définitions, mais en
priorité à partir de l'horizon ouvert et pluraliste de la réalité ou de la
culture communautaire.
La culture
communautaire se confond avec la réalité communautaire toute entière. Elle
refuse de réduire le communautaire à l'être humain et à ses relations entre
humains. Il s'agit des relations entre l'humain, le cosmique et le divin, en un
mot des relations entre toutes les composantes de la réalité. Le communautaire
réfère ici à la réalité concrète, totale, globale, de la Vie toute entière et
pas seulement à l'être humain. Ce dernier n'est plus le centre de la réalité
communautaire.
À la différence
de la culture publique, elle n'aborde pas l'être humain d'abord comme un
individu, autonome, rationnel, qui se définit par sa pensée et volonté, mais
comme une personne, c'est-à-dire, une réalité vitale, relationnelle, organique,
intégrale, globale (non un simple égo-psychologique). La personne de la culture
communautaire dit carrément, surtout par son être et sa vie (plus que par ses
définitions): «je ne suis pas d'abord un individu, un atome, un citoyen, un
contribuable, un consommateur, un employé, un riche ou un pauvre, un problème,
un paquet de besoins, mais une personne, c'est-à-dire, un noeud de relations,
une cristallisation et un microcosme de la réalité tout entière, quelqu'un
d'ineffable, d'incomparable. Je suis une plénitude et un mystère très riche à
découvrir. Je suis beaucoup plus que ma pensée, ma volonté, mes choix: je suis
un être plus ontonome1 qu'autonome. Je suis un être cosmique, humain, divin».
La personne c'est ce qu'il y a de plus intime, universel et concret en nous.
La culture communautaire
voit le communautaire humain moins comme une collectivité d'individus autonomes
en vue d'un bien commun défini par eux, que comme une communion de personnes,
ontonomes, constituant, avec les autres humains et le cosmos, une communauté
personnelle et interpersonnelle. La culture communautaire humaine repose
d'abord non sur l'individu mais sur la personne (et donc sur la relation
interpersonnelle, car il n'y a pas de personne qui ne soit communauté
interpersonnelle; il n'y a pas de je sans un tu et sans un nous).
La communauté de
la culture communautaire dit — surtout par son être et sa vie — : «je ne suis
pas d'abord une construction sociologique, un secteur, une collectivité, une
unité administrative, locale, intermédiaire, régionale, une minorité, une
majorité, une association ou même un société civile: un État-Nation, mais une
famille et communauté ethnoculturelle concrète, unique, incomparable». Cette
communauté n'a jamais émergé — pas plus que les personnes qui la composent —
uniquement ou prioritairement de la pensée et de la volonté humaine même
collectives, mais de la Vie dans toutes ses dimensions cosmiques, humaines,
divines, historiques et mythiques. «Je ne suis pas le simple résultat d'un
contrat social et d'un plan quinquennal, mais d'une alliance cosmique. Je ne
suis pas souveraine, maîtresse de ma destinée en dernière analyse. Je suis une
communauté — et une personne — dont la liberté échappe au contrôle de toute
pensée, de tout programme, le mieux établi. Je suis une communauté pluraliste
au plan personnel et culturel — non pleinement systématisable, gérable ou
administrable en dernière analyse».
Le
communautaire, comme la personne, dont il est question ici, est une réalité qui
échappe à la définition rationnelle. On pourrait dire, certes, qu'elle est plus
de l'ordre de l'intuition, mais elle échappe même à l'intuition en dernière
analyse. Disons qu'elle est plus de l'ordre du mythos et de l'esprit ( anima ) que de l'ordre de la raison, de
la pensée, du logos. Elle est une notion plus symbolique (nous ne disons pas
ici métaphorique) que conceptuelle.
C'est un
communautaire qui refuse de se laisser réduire à des définitions, des projets,
des planifications, et à la systématisation scientifique. Il refuse de se
laisser mesurer ou réduire à une notion générale, univoque, unitariste, car il
est polysémique, pluraliste, libre par rapport à la raison et à la pensée, et
plein de surprises. Cela ne veut pas dire qu'il est du simple domaine du
subjectif, des émotions, de l'opinion arbitraire, de l'égo psychologique et de
l'intersubjectif. Ce communataire, loin d'être encombré par les différences
personnelles, communautaires et culturelles, les appelle. Ici la différence
personnelle et culturelle est une condition requise pour l'harmonie
communautaire. Il ne cherche pas à réduire les différences à une unité
formelle. Il vit l'harmonie non pas malgré, mais dans et à
cause, des différences. Et il s'oppose à toute systématisation et
standardisation qui la remettrait en cause ou y ferait obstacle, même si cette
dernière vient des pouvoirs publics. Il ne s'agit pas d'ouverture naïve, car
elle sait la différence entre le personnalisme et l'individualisme.
De ce
communautaire et de la personne sur laquelle il repose, on ne peut parler en
profondeur que par allusion. Il ne se laisse pas appréhender, comprendre,
définir, saisir en dernière analyse. Ce n'est pas le communautaire abstrait,
conceptuel, objectif, sociologique, sectoriel, collectif et institutionnalisé
de la culture publique, mais un communautaire symbolique (non métaphorique) de
la vie et du rythme cosmique. C'est le domaine de l'art et de l'artisanal plus
que de la technique et du scientifique, de l'organique plus que du fonctionnel,
du concret plus que du particulier, de l'universel plus que du général et de la
globalité abstraite. C'est le domaine du culturel profond plus que du transculturel.
La diversité lui semble une condition sine
qua non pour l'harmonie
communautaire.
Dire que le
communautaire appelle les différences personnelles, communautaires et
culturelles, ne veut pas dire qu'il les absolutise nécessairement, ou qu'il a
abandonné la raison critique. Il refuse tout simplement l'absolutisme de cette
dernière. Il refuse donc de réduire l'identité personnelle communautaire
culturelle à l'identité de construction et d'option humaine, soit individuelle,
soit collective, en d'autres mots à une simple catégorie mentale. Disons qu'il
fait une distinction fondamentale entre relativité radicale et relativisme
culturel; et il refuse de réduire la première au second.1 Disons qu'il
refuse de se laisser enfermer dans ce qui peut être le ghetto de la culture
publique.2
(Attention!
Lorsque nous parlons ici de la culture communautaire, nous ne parlons pas d'une
culture que l'on trouve seulement dans le «secteur communautaire», mais on la
retrouve aussi — souvent cachée — dans tous les milieux de vie: public, privé,
associations, communautés de la culture occidentale (ou de quelque culture que
ce soit). En effet, il n'existe pas, de fait, d'individus, de fonctionnaires,
de professionnels, de collectivités ou de cultures abstraites: il n'y a que des
personnes, des communautés et des cultures concrètes. Quand on rencontre un
individu on est toujours devant une personne, même si elle ne se présente pas
comme telle ou pense ne pas agir comme personne. Toute personne, certes est
aussi un individu, comme toute communauté est aussi une collectivité, mais la
personne ne se réduit pas à l'individu, ni la communauté à une collectivité.
C. La
culture publique et ses tendances au réductionisme et au colonialisme culturel
interne
Elle a une
tendance — souvent inconsciemment — réductrice, et cela dans tous les domaines
de la vie. Voici quelques exemples.
D'abord celle de
confondre la personne avec l'individu et de réduire la personne au citoyen, au
contribuable, etc.: l'identité personnelle à l'identification fonctionnelle; la
communauté à l'association ou à la collectivité. Le communautaire est réduit à
un secteur, à côté des secteurs public et privé ; le peuple et le populaire à
un amas quantifiable d'individus, appelé la masse ou les masses. Elle réduit la
personne à l'égo (psychologique), le personnel au subjectif, à l'opinion
individuelle, à l'arbitraire, à l'émotivité irrationnelle et non contrôlée.1 Enfin, elle
réduit la nation communautaire à la nation publique, territoriale, à savoir
l'État-Nation2 .
Elle a
aussi une notion souvent résiduelle et
nominale de la culture, c'est-à-dire comme quelque chose qui est à côté de
l'économique et du politique, etc. Aussi n'a-t-elle pas conscience généralement
d'être elle-même une culture parmi d'autres; au contraire, elle considère ses
propres valeurs et critères comme transculturels et universels — ce qui est
loin d'être le cas — appliquables à chaque cas particulier selon des modalités
différentes. En fait, les cultures comme la dimension personnelle lui semblent
encombrantes par rapport à la standardisation de ses définitions; les cultures
doivent eventuellement s'intégrer au système de valeurs de la culture publique
commune, c'est-à-dire disparaître dans le système où il ne doit y avoir aucune
discrimination religieuse, raciale, culturelle. Elle parle d'égalité des
chances d'être semblables (et non d'être différents).
Plus
profondément, elle a tendance à réduire la réalité à l'être humain; l'être
humain à un être de besoins, un vide à remplir, ou encore à sa pensée/volonté,
à ses choix de vie; sa pensée à la raison; la sagesse à la science, la vie à la
bilogie; le mystère à n'être plus qu'un problème à résoudre; le mythe à la
fable, la légende, l'irréel; la réalité à l'histoire; l'organique à
l'organisme, etc.
La situation
dans laquelle se trouve présentement la culture publique par rapport à la
culture communautaire, en est une de colonialisme
culturel interne; elle est
hégémonique et intégrationiste au nom d'une prétendue souveraineté de l'être
humain, de l'individu et de la collectivité. De plus elle se substitue à la
réalité de la culture communautaire dont nous parlerons plus loin; elle est
devenue l'obstacle numéro un à la culture communautaire — et celà dans tous les
domaines de la vie et de diverses façons.
Tous — même les
croyants à la culture publique — se plaignent du caractère standardisant,
déshumanisant, aliénant, dépersonalisant de cette dernière. Ils cherchent à
rendre le système plus personnel, plus humain, plus juste, plus communautaire et
au service d'une meilleure qualité de vie. Mais le communautaire est mis au
service de la culture publique, comme étant un secteur intermédiaire entre le
local et le global, entre le privé et le public; partenariats nouveaux, oui, du
privé et du public avec le communautaire, mais toujours à l'intérieur du cadre
de la culture publique. Nouvelle forme de récupération qui impose des
contraintes parfois trop grandes sur le secteur communautaire et la culture
communautaire elle-même. Il y a cependant des complicités qui peuvent être intéressantes
pour la culture communautaire, du moins indirectement, et qui suscitent des
espoirs d'alliance véritable horizontale. Mais confondant personne et individu,
communauté et collectivité, liberté et libre choix, la qualité de vie et le
développement, on crée de l'individualisme privé et collectif amenant par là un
système encore plus bureaucratique, régulateur et finalement encore plus
standardisateur, déshumanisant, dépersonalisant. Le droit coutumier et
communautaire est remplacé par le droit public, abstrait, complexe et
souverain, la légalité remplace la justice. On contrôle de plus en plus par
décrets, par coercition policière et législative et par l'embrigadement. On en
vient à penser qu'on n'a de droits que ceux qui sont définis par l'État et sa
culture publique.
Devant une telle
dépersonalisation, la personne et les communautés, soit décrochent, soi jouent
le jeu de la mégamachine. Dans les deux cas, s'il y a confusion entre personne
et individu, l'issu est un individualisme et un conformisme encore plus grands
et donc aliénants1. C'est comme si le système créait de lui-même l'atomisation
cancéreuse et l'assimilation conformiste.2
La culture
publique remplace le cycle vital de l'homme et de la nature, par le cercle vicieux
de l'être humain-menacé-par-la-nature et de la nature-menacée-par-l'être-humain.
Elle remplace le cercle vital de la personne — communauté ontonome, par le
cercle vicieux de l'autonomie — hétéronomie, de la tension conflictuelle entre
le privé et le public.
C'est une
culture abstraite; elle part de ce qui devrait être au lieu de ce qui est.
C'est l'oubli de l'être.
D.
Qu'entendons-nous par alternative?
1. Il s'agit
d'alternative au développement communautaire
et à la culture publique qui le sous-tend.
2. Nous ne
parlons pas ici de développement communautaire alternatif ou de culture
publique alternative. Nous n'essayons donc pas de définir une autre culture
publique ou de remplacer la culture publique actuelle par une autre culture
publique, même plus humaine, plus chaleureuse, plus personnelle et plus
communautaire.
3. Nous ne nous
opposons pas nécessairement au développement communautaire ou à ce qu'il y ait
une culture publique. Nous ne nous opposons pas non plus nécessairement à tout
ce qui vient sous le nom de développement communautaire et de culture publique.
Nous ne nous opposons pas aux efforts valables d'amélioration de la définition
et de l'opérationalisation du développement communautaire et d'une culture
publique, ni aux efforts de personalisation, d'humanisation de la culture
publique pour la rendre plus chaleureuse, humaine, écologique et communautaire.
4. Nous ne
présentons pas la culture communautaire comme devant nécessairement et toujours
être un substitut, un remplacement, de la culture publique, comme si tout ce
qui se présente sous le terme de culture publique doive nécessairement être
mauvais.
5. Nous ne nous
érigeons pas ici simplement contre les abus du pouvoir de la culture publique à
l'égard des personnes, du secteur communautaire, des immigrants et de leurs
cultures, ou même de la réalité communautaire.
6. Nous parlons
d'alternative au développement communautaire et à la culture publique qui le
sous-tend, non en tant que tels, mais en tant que ces derniers se présentent
comme devant être les cadres ou points de référence premiers et derniers de la
réalité communautaire.
En d'autres
mots la situation de colonialisme culturel interne de la culture publique par
rapoort à la culture communautaire n'est pas une simple question d'abus de
pouvoir qu'il faut corriger en rendant la culture publique plus chaleureuse,
plus humaine, plus personnelle et communautaire, ou en faisant plus de place au
secteur communautaire à l'intérieur de la culture publique. Nous croyons que le
colonialisme culturel interne est inhérent au concept de développement
communautaire (et de culture publique), aussi longtemps que ce dernier se
présente comme devant être nécessairement le cadre premier et dernier de la
réalité communautaire et donc des personnes, des communautés et des cultures.
Ce que nous venons de dire plus haut s'applique de même à la question de
l'intersectorialité.
E. Pourquoi
une alternative?
La raison profonde pour proposer une alternative à ce
concept de culture publique, c'est à cause du vice qui lui est inhérent, à
savoir la prétention que la réalité personnelle et communautaire n'existe et
n'est valable que dans la mesure où elle est humainement définie
(rationnellement, objectivement, scientifiquement), organisée, planifiée et
légiférée. C'est là la première prétension ou le premier supposé auquel nous
nous attaquons ici. Nous croyons que la
culture publique réduit par là la réalité occidentale communautaire à la
culture publique de la modernité, au point même d'essayer de s'y substituer.
Elle devient alors l'obstacle premier à l'épanouissement du communautaire, à
l'éveil de tous au communautaire, et donc à la régénération du communautaire
que cette modernité affaiblit, trouble et détruit.
La seconde prétention à laquelle nous nous opposons ici,
c'est la prétention occidentale plus profonde, à savoir que la réalité
personnelle et communautaire n'existe et n'est valable que dans la mesure où
elle est humainement pensée1 et comprise, c'est-à-dire abordée selon les critères
de la civilisation occidentale. C'est la prétension d'une certaine culture
occidentale très répandue d'affirmer que ses valeurs — son anthropologie, sa
cosmologie, son epistémologie et son ontologie — ne sont pas occidentales, mais
transculturelles et universelles dans un sens absolu. Nous croyons qu'une telle
prétension réduit non seulement le communautaire au communautaire occidental,
mais le communautaire occidental lui-même à la pensée occidentale. Une telle
culture occidentale (publique et communautaire) devient alors l'obstacle
premier à l'épanouissement du communautaire (non seulement des autres
communatés culturelles, mais de la communauté occidentale elle-même).
F. L'éveil au communautaire et la régénération du
communautaire
L'éveil communautaire ne veut pas dire prendre conscience
réflexive du communautaire de la culture communautaire, l'appréhender, le
saisir, le définir. Cela ne veut même pas dire s'en rapprocher, mais le laisser
être et le laisser parler. Il s'agit plutôt de se laisser approcher par lui. Il
n'est pas objet de pensée. Nous ne sommes pas les patrons de ce communautaire.
L'important ici est de l'écouter parler, d'y participer dans une sorte de
réceptivité féminine. Il s'agit de révérence sacrée à l'égard de la personne et
du communautaire; il s'agit d'un «être en harmonie avec». Il s'agit de se
laisser prendre par elle et par lui au lieu de l'approcher simplement comme un
cas à étudier. Vous voyez pourquoi nous parlions au début de surmonter la loi
d'inertie de la pensée.
Par régénération communautaire, nous n'entendons donc pas
la régénération communautaire de la culture publique, à savoir le développement
communautaire1 mais enlever les obstacles que pose la culture
publique à ce que le communautaire (basé d'abord sur la personne) existe,
s'exprime et soit l'espace prioritaire de nos relations. Il s'agit d'agir soi-même
d'abord comme personne et non comme individu. Il s'agit d'une véritable
inversion, de la culture publique à la culture communautaire, sans
nécessairement nier la culture publique.
VOLET 2:
DANS UN ESPRIT INTERCULTUREL
Nous allons nous limiter ici à faire brièvement deux
propositions de partenariat et d'alliance interculturelle.
„ À l'intérieur
de la culture occidentale:
A. Pour un partenariat/alliance interculturelle
horizontale (c'est-à-dire non hégémonique) entre la culture publique et la
culture communautaire
S'il faut rejeter le cadre vertical et pyramidal de la
culture publique, et donc sa relation hégémonique à l'égard de la
réalité/culture communautaire, il ne s'agit pas, évidemment, de lui substituer
un autre cadre vertical (hégémonique), à savoir celui de la culture
communautaire.1
Tout comme la réalité toute entière n'est pas dans une
relation de pouvoir hégémonique à l'égard de ses constituants, ou comme le
corps physique n'est pas dans cette relation à l'égard de ses membres v.g. les
mains, les yeux, etc., de même la personne n'est pas dans cette relation à
l'égard du je, tu, nous, il, cela, ses constituants. La réalité communautaire
(basée sur la personne) n'est donc pas dans une relation de pouvoir
hégémonique, vertical, pyramidal, à l'égard des constituants personnels et
individuels, associatifs, privés, communautaires et publics. Il peut donc y
avoir fécondation mutuelle dans une esprit horizontal et non-dualiste.
Concrètement, de la
part de la culture publique (et de ses divers secteurs: public,
institutionnel, privé et communautaire) cela veut dire, par exemple, cesser de
voir les personnes (et donc soi-même) comme s'il s'agissait seulement d'individus,
de citoyens, de contribuables, de pauvres et de riches, de professionels ou de
non-professionels, etc. Cesser aussi de ne voir les communautés que comme si
elles étaient uniquement ou prioritairement des majorités, des minorités, des
associations, des unités administratives locales, régionales ou nationales à
organiser, à administrer, à contrôler. Les pouvoirs publics, les professionnels
et les individus de la culture publique doivent cesser de penser que leur
culture publique, officielle et professionnelle, scientifique, est
nécessairement supérieure à la culture, à la sagesse, au savoir-faire, à
l'expertise, à l'«artisanal» des personnes de la culture communautaire. Cela
veut dire envisager que la culture communautaire puisse être aussi valable et
importante que celle de la culture officielle, professionnelle etc., et sans
avoir nécessairement à passer par les critères de cette dernière pour l'être.
Nous invitons donc, par exemple, les fonctionnaires, les professionnels des
réseaux publics, les universitaires et les individus de cesser de se présenter
et d'agir uniquement et prioritairement comme tels, même lorsqu'ils sont en
fonction, et d'avoir le courage d'agir d'abord comme des personnes et de
traiter les gens d'abord commes des personnes, non des individus.
Du côté de la
culture communautaire, cela veut dire, par exemple, garder l'esprit ouvert
par rapport à la culture publique du développement et de la modernité et à ses
notions conceptuelles — administratives et sociologiques — du communautaire: de
statistiques, de collectivités, de minorités, de majorités, d'associations,
d'identité fonctionnelle, de science et de technique, mais refuser de se
laisser réduire à cette culture publique (et à ses notions) et surtout cesser
de confondre les deux et de se laisser coloniser quotidiennement dans tous les
secteurs et domaines de la vie. Ne pas perdre le sens de la totalité en ayant
soin de ne pas réduire celle-ci à des notions abstraites, générales, dites
transculturelles.
„
À l'intérieur du pluralisme culturel plus large et
plus radicalement différent de la vie cosmopolitaine1
A. Une partenariat/alliance interculturelle
horizontale (non hégémonique) entre la culture occidentale (communautaire et
publique) et les cultures non-occidentales, par exemple, autochtones,
asiatiques, afro-antillaises, etc.
La réalité communautaire
(basée sur la personne) est pluraliste. À cause de son orientation holiste,
elle appèle la diversité personnelle, communautaire, culturelle. Selon elle, la
diversité personnelle, communautaire et culturelle profonde est une condition
pour l'harmonie communautaire; en effet, aucune personne, communauté ou culture
n'épuise le tout de la réalité communautaire même si elle en est une expression
partielle et une des constituantes.
Même si la grande majorité des personnes et communautés
de Montréal sont d'abord de culture communautaire occidentale, un bon nombre de
personnes sont de cultures communautaires radicalement différentes et
irréductibles à la culture occidentale (soit publique, soit communautaire).
Par exemple, non seulement la notion symbolique de
personne est-elle différente2, mais aussi celle de
la famille. Alors que la famille occidentale est plus nucléaire (ou même
parfois monoparentale) remontant à une ou deux générations au plus, la famille
asiatique, africaine, autochtone est celle de famille étendue, remontant
parfois à plusieurs générations. Alors que la première est basée davantage sur la
personne individuelle et l'amitié, les secondes le sont plus sur la parenté de
sang, le lignage ancestral, le clan, la tribu3 au point où le 'nous' prend priorité sur le je-tu.
Tout cela affecte aussi la façon dont on aborde la notion
symbolique du communautaire. L'Occident voit le communautaire plus comme une
association libre et amicale (un compagnonnage) de personnes individuelles et
d'associations, alors que chez les asiatiques, africains, autochtones, le
social et le communautaire se base sur une notion parentale de frères, soeurs,
oncles, tantes, pères et mères etc. Un africain entre à Montréal, c'est toute
la tribu qui entre. Un hindou immigre ici, c'est toute la famille étendue qui
émigre; de même pour le chinois, le vietnamien, etc.
En d'autres mots, il n'existe pas (et ne peut exister) de
culture transculturelle du communautaire. Ce dernier n'est pas de l'ordre du
concept général et abstrait, mais de l'ordre de croyances et mythes positifs
profonds et de convictions viscérales irréductibles à un dénominateur commun.
Nous vivons, en fait, à Montréal, non dans le cadre monoculturel de la culture
occidentale (soit publique, soit communautaire) du communautaire, mais dans la
réalité d'un puralisme culturel profond en ce qui a trait au communautaire.
Tout cela appelle un partenariat/alliance interculturelle
horizontale (non-hégémonique), une acceptation dans la révérence religieuse
mutuelle de nos différences personnelles et culturelles, mais aussi — par là
même — une fécondation mutuelle pour un renforcement, un enrichissement de nos
cultures communautaires respectives, toutes menacées aujourd'hui par le
colonialisme de la culture occidentale publique ou par l'arrogance de leur
propre supériorité et suffisance culturelle1 .
VOLET 3:
QUELQUES SUGGESTIONS CONCRETES
(pour s'éveiller à la réalité/culture communautaire et
la regénérer)
1. Procéder chacun ensemble à
une déprogrammation (par rapport à tout ce à quoi la culture
publique cherche à nous réduire). Exemple:
a. Toujours
donner priorité à notre identité personnelle sur notre identité fonctionnelle.
Toujours être des personnes avant d'être des citoyens, des contribuables, des
professionnels / non-professionnels, des pauvres / riches, des développés / sous-développés.
b. Toujours
donner priorité à notre identité familiale/communautaire sur notre identité
associative ou publique; cesser de parler de nous-mêmes et des autres en termes
d'abord de majorité et de minorités.
c. Accepter
d'être d'abord l'être total que l'on est, à savoir un microcosme, plutôt que
simplement un être humain, rationnel, autonome, un individu privé ou collectif.
Donc placer l'ontonomie avant l'autonomie.
2. Jeunes: ne pas
d'abord les scolariser à être des citoyens et des individus rationnels et
autonomes, des employés, des professionels, des techniciens pour le développement
urbain, mais les éduquer à être l'être total qu'ils sont: des personnes, des
êtres relationnels (reliés aux ancêtres, au cosmos, aux autres humains) et
ontonomes, des artisans et des sages qui savent placer la vie et la réalité
avant l'interprétation logique qu'ils en font, leurs aspirations profondes
avant leurs projets, leur être avant leurs options les mieux réfléchies.
3. Personnes âgées:
plus que de centres récréatifs et de foyers étrangers (organisés et
développés), ils ont généralement besoin d'être parmi les leurs: leurs enfants,
les membres de leurs familles et de leurs communautés de vie. Ils ont besoin
d'être perçus moins comme des croûlants qui vont vers la mort que comme des
vivants qui sont entrés et entrent davantage plus dans la vie. Plus que des activités
organisées récréatives, ils ont besoin d'être consultés pour leur expérience et
leur sagesse de vie.
4. Investissement
financier dans le communautaire: la Ville de Montréal dépense des sommes
faramineuses du peuple pour les structures et institutions publiques et pour le
«développement» des citoyens et des entreprises privées, pour tout ce qui
rapporte financièrement, mais pratiquement rien pour les communautés et le communautaire
(basé sur la personne) dont nous avons parlé ici, sauf dans la mesure où ces
communautés servent la culture publique du développement. Ne devrait-il pas y
avoir ici inversion? La finance au service d'abord de la réalité communautaire!
D'abord le communautaire coûte moins cher, est plus efficace pour contrer la
violence et établir la paix sociale. Ensuite le communautaire place toujours la
vie avant l'argent; il démonétarise donc la société, fait en sorte qu'elle soit
de moins en moins dépendante de l'argent. L'investissement financier dans le communautaire
va donc plus loin, à tous les points de vue. Se pourrait-il alors qu'en finançant
d'abord le communautaire au lieu de la mégamachine-à-faire-de-l'argent (qui est
d'ailleurs fort coûteuse et finit par nous appauvrir tous), on pourrait réussir
à construire une société — peut-être moins développée — mais plus riche, plus
humaine, plus écologique, plus conviviale, plus paisible et sans déficit
financier? Or la ville n'a pas d'argent pour le communautaire, dit votre
énoncé. Elle n'en a que pour le développement économique (et financier).
5. Quelques initiatives
concrètes qui ont cour maintenant: Partout
où il y a des personnes, des communautés, des cultures vivantes, il y a des
initiatives concrètes d'éveil au communautaire et de sa régénération. Or c'est
une caractéristique de la réalité/culture communautaire de ne pas se présenter
comme modèle1 , ni de se laisser aborder comme simple objet
d'étude. Cela n'empêche pas cependant qu'on en parle et qu'on en donne des
exmples qui pourraient servir d'inspiration (toujours limitée évidemment).
Voici quelques exemples d'initiatives concrètes.
À part les familles de toute culture qui pratiquent
l'entraide communautaire quoitidienne entre leurs propres membres, d'après
leurs valeurs propres, il y a à Montréal, des enclaves communautaires au niveau
culturel: la communauté juive de Côte Saint-Luc, la communauté noire de
Côte-des-Neiges, la communauté Mohawk de Kahnawake, la communauté haïtienne de
Rosemont, la communauté italienne de Saint-Léonard, la communauté hassidique
d'Outremont2 , etc. La culture publique, qui a tendance à tolérer
ces enclaves, les perçoit trop souvent comme des ghettos qu'il faudrait éviter.
Pourtant, lorsqu'il s'agit de l'enclave francophone québécoise en Floride, il
ne s'agit plus de ghetto mais d'enclave naturel. N'y aurait-il pas lieu de se
réjouir de toutes ces enclaves communautaires, fort naturelles, de les
percevoir comme un enrichissement commun, d'accepter les valeurs culturelles
différentes sur lesquelles elles se fondent, et de ne pas y mettre obstacle?
(sans y confiner leurs membres...) et de cesser de crier au ghetto lorsqu'il
s'agit de différences culturelles?
Mais il y a aussi les nombreuses associations bénévoles,
à orientation plus personnelle et communautaire que publique: v.g. certaines
associations interculturelles, ethnoculturelles et/ou religieuses (v.g.
communautés chrétiennes de base, etc.), certaines groupes qui assurent des
services d'écoute, de présence, de visite, auprès des jeunes (v.g.
l'Association des Grandes Frères et Grandes Soeurs) des personnes âgées, des
personnes en difficulté (SOS Suicide, visiteurs de prisonniers, de malades, de
gens isolés), etc. Il y a le Regroupement des alternatives en santé mentale du
Québec, mais aussi les ressources alternatives (savoir faire, experts et
pratiques) communautaires que l'on retrouve dans les différentes communautés
ethnoculturelles (v.g. les sages femmes, les houngans haïtiens, les jyotishi
hindous, les pir musulmans, etc.) qui offrent des services basés sur des
valeurs culturelles autres que celles de la culture publique et de ses
professionnels modernes, mais aussi valables que les services du réseau public.
On pourrait parler aussi non seulement des coopératives à
orientation plus interpersonnelle et communautaire que monétaire (dans tous des
domaines (habitation, alimentation, transport, agriculture, etc.), mais aussi
des initiatives endogènes et vernaculaires dans tous les domaines (par exemple
dans ceux de l'architecture, de la sécurité personnelle et communautaire ou de
la sécurité du lieu d'abitation ou du quartier. On pense ici aux 'peacekeepers'
de la communauté Mohawk à Kahnawake, au mouvement 'Community Watch', mais aussi
à toutes les pratiques communautaires originales de sécurité que l'on retrouve
dans des communautés autres qu'occidentales et qui ne sont pas de caractère
publique comme l'est la sécurité publique et son corps de policiers).
Nous avons tous un travail à faire pour nous éveiller à
toutes les alternatives communautaires existantes et leur donner la
reconnaissance et l'appui qu'elles méritent, au lieu de les ignorer ou de les
substituer par les pratiques professionnelles de la culture publique.1
CONCLUSION
Le problème de notre société urbaine moderne c'est
justement de vouloir être d'abord moderne et développée plutôt que d'être
d'abord communautaire. Une mutation, une inversion s'impose: celle de passer du
développement (même communautaire) à l'éveil au communautaire et à sa régénération
comme premier horizon et foyer de convergence. Le défi n'est donc pas le
développement (même communautaire), mais l'acceptation de la réalité communautaire
intégrale pluraliste.
Ceci n'est pas de l'anti-développement, de
l'anti-rationalité, de l'anti-planification, de l'anti-public, de
l'anti-individu (privé ou collectif), comme nous l'avons dit.
Cette inversion ne pourra se faire par le gouvernement,
les pouvoirs et institutions publiques, d'abord, mais par les personnes et
communautés que nous constituons tous ainsi que par la nature elle-même. Les
pouvoirs et les institutions publiques, comme la culture publique elle-même,
ont la responsabilité première de ne pas y mettre d'obstacles: elles sont là d'abord
pour les personnes et les communautés et pour la réalité communautaire
intégrale, non pour les individus privés et collectifs, non pour le «public».
La régénération du communautaire passera par la
reconnaissance par tous de la réalité communautaire intégrale, et non par
l'utilisation du secteur communautaire comme potentiel et ressource pour le
développement économique, pour le développement urbain.
Il s'agit d'une inversion politique. C'est le communautaire
qui invite les pouvoirs publics à collaborer avec lui pour ses intérêts
personnels et communautaires, non vice-versa. C'est le communautaire qui invite
les pouvoirs publics, les professionnels, les universitaires, les technologues
et leur culture publique à prendre la place seconde qui leur revient, et de
donner priorité aux personnes et communautés qui nous sommes tous, ainsi qu'à
la réalité/culture communautaire intégrale dont nous sommes tous, avec la
nature et les esprits, les constituants.
1 Voir le livre
récent de R. Panikkar "A dwelling place for wisdom" (Westminster
& John Knox Press) 177 pp. Ce livre
philosophique expose très bien les présupposés de notre approche et de ses fils
conducteurs.
1 Nous affirmons que la culture publique, depuis la
Renaissance, c'est la culture de la modernité. Plus récemment on parle au
Québec d'une culture publique commune, distincte de la culture publique
canadienne et états-unienne. Voir le discours de la Ministre Monique
Gagnon-Tremblay «La culture publique commune: facteur d'intégration et non
d'exclusion» (MCCIQ - Texte intégral de l'article paru dans La Presse , le 13 octobre 1993) et «Vers
une culture publique commune au Québec» (Centre Justice et Foi, Montréal,
Rapport Synthèse, session du 16 au 19 août 1993, 16pp.), ainsi que l'Avis du
Conseil Supérieur de l'Éducation du Québec «Pour un accueil et une intégration réussis des élèves des communautés
culturelles» 1er octobre 1993 (p. 71 ss. et notes 31-32 pour bibliographie). Il
nous semble que ces trois documents se situent à l'intérieur de la culture publique
dont nous parlons ici.
1 Nous entendons par État-Nation dans ces lignes-ci, non
seulement le gouvernement, mais aussi la société civile, la société de
citoyens, territorialisée, moderne.
2 En France, on a même beaucoup parlé récemment de la
«peste du communautaire». Cela réfère dans ce cas surtout aux communautés
culturelles immigrantes.
3 Il est évident qu'à l'intérieur de la culture publique,
tout cela est fort logique. Aussi, l'interculturalisme est-il réduit alors à
l'intégration des immigrants à un dénominateur commun, à une unité formelle
bien définie et cohérente de valeurs, choisies théoriquement par la majorité.
Tout autre interculturalisme ne peut être, dans ce cas, que dualiste,
schizophrénique, ghéttorisant et chaotique, en un mot, du relativisme culturel
agnostique et non critique.
1 Ontonomie, ontonomique: l'ordre interne de l'être, par où l'individu concret est à la
fois indépendant de et intégré à la totalité de l'être. Ce n'est ni l'indépendance
sevrée de chaque individu (autonomie), ni une hierarchie d'individus
(hétéronomie), mais plutôt l'interrelationalité de l'être perçue comme point de
départ de la pensée (du grec on :
être, nomos : loi, ordre).
1 La relation entre humains d'une part, et entre les
humains et le cosmos d'autre part, ou encore entre culture et nature, n'est pas
une simple qualité secondaire (ce que la scolastique appèle un accident), mais
une qualité de connexion radicale et constitutive, une relation d'être ( et
donc ontomique). Pas de je sans tu, pas d'être humain qui ne soit cosmique, pas
de culture sans nature et vice-versa.
2 De plus, ce que la culture publique appelle ghettoisant
— l'acceptation des communautés culturelles et de leurs différences de valeurs
— est souvent ce qui, précisément, libère du ghetto de la culture publique et
de l'absolutisme de la raison critique. Ce qui amène certains communautaristes
à affirmer audacieusement leur droit au ghetto, c'est-à-dire à ce que la
culture publique appelle ghetto mais qui ne l'est pas nécessairement, à savoir
la vie personnelle, communautaire, culturelle qui est distincte de la culture
publique. (Voir à ce sujet: Gustavo Esteva, «Une nouvelle source d'espoir, les
marginaux» dans Interculture ,
printemps 1993, cahier 119).
1 Autres exmples: réduction de la justice à l'égalité;
le travail à l'emploi; l'art à la technique; l'expert au professionnel
accrédité par les pouvoirs publics; la terre et le terroir à la territorialité;
le bien commun à la volonté générale et à l'économie; l'éducation à la
scolarisation; la santé personnelle et communautaire à la santé publique;
réduction du communautaire au communautaire humain comme si la réalité toute
entière du cosmos n'était pas une grande solidarité communautaire entre l'humain,
le cosmique et le divin. On réduit le communautaire à un sentiment humain alors
qu'il est le pilier de tout l'univers, ce qui tient tout ensemble.
2 C'est ici qu'il faudrait expliquer, par exemple,
comment la nation et le pays francophone sont réduits à un territoire appelé le
Québec, et les communautés ethnoculturelles à des associations ethniques à
l'intérieur de la nation publique. Nous ne pouvons le faire ici.
1 Chez les jeunes cela ce manifeste par des phénomènes
de singularisation privée et collective (les gangs), de désabusement et de
violence, qui peuvent aller jusqu'au suicide physique.
2 Ce conformisme devenu souvent une nécessité pour
survivre, devient encore plus obligatoire à cause d'une nouvelle diarrhée
legislative complexe et sans fin, accompagnée de mesures de plus en plus répressives
et bureaucratiques.
1 La pensée renvoie ici à l'intelligence, pas seulement
à la raison.
1 Le développement communautaire — à cause du mot
développement qui est le mot-clef de la culture publique, mot qui réfère
généralement à la croissance économique et à la croissance de l'idéologie de la
modernité — est une notion fort ambigue et dangereuse, comme par ailleurs le
développement écologique, humain, intégral. Cette notion réfère généralement au
développement, c'est-à-dire d'abord à la collectivisation, la
professionalisation, la technisation et la monétarisation du communautaire.
(C'est d'ailleurs ce qui intéresse votre énoncé, voir 3.3. les formes de
soutien communautaire, p.12). Il signifie alors développement du 'secteur'
communautaire; le communautaire y est perçu d'abord comme une ressource, un
potentiel pour le développement ou comme un secteur à 'développer'.
1 Nous n'entrons pas ici dans la question de la relation
différente qui existe entre la réalité communautaire totale et l'individu
(privé et collectif) d'une part, et d'autre part entre elle et la personne. En
effet on peut 'sacrifier' l'individu ou le particulier pour le tout, mais on ne
saurait sacrifier la personne et donc le concrèt pour le tout.
1 Voir notre mémoire du 15 février 1988 à la Commission
du développement culturel à la Ville de Montréal sur «Montréal, ville
interculturelle» où nous faisons déjà quelques remarques et suggestions à cet
effet.
2 Alors que l'occident
parle du je et du soi personnel, les hindous parlent du Soi universel (l'Atman ) et les bouddhistes du non-soi (Anatta ), etc.
3 Quelques exemples: la notion de jati chez les hindous,
celle du lakou chez les haïtiens, celle de clan de l'ours, de la tortue, du loup chez les mohawks.
1 Ceci est particulièrement important dans les relations
entre autochtones et non-autochtones. On peut penser à une alliance
interculturelle horizontale entre la culture communautaire Mohawk et les
cultures communautaires non-Mohawk (occidentale et non-occidentale) contre le
réductionnisme et le colonialisme de la culture occidentale publique à l'égard
de chacune d'entre elles.
1 Dans ce domaine, il n' y a pas de modèles et il n'y a
pas à en avoir.
2 Cette
dernière est un exemple particulièrement impressionant de communauté
auto-suffisante, basée sur des valeurs de vie fort différentes de la culture
publique de la modernité, et remarquable par sa qualité communautaire interne.
1 Voir les reportages du magazine Horizons interculturels de
notre Institut (de 1986 à 1993). Aussi: «Philosophies et pratiques de l'interculturel
dans les ONG» dans Interculture
(mai-juin-juillet 1994.)