DHDI
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Christoph Eberhard 10 Octobre 1998
Tout d'abord une remarque générale : il me semble que l'atelier
était une réussite extraordinaire tant au niveau du travail
qui a été fait que des relations d'amitié qui se sont
nouées (deux dimensions qui me semblent intimement liées).
Je vais essayer de faire un bref compte-rendu de cette rencontre en
m'arrêtant d'abord sur la forme de la rencontre avant de m'intéresser
à son contenu. Puis je dégagerais quelques points qui me semblent
importants pour la marche de l'alliance et enfin je livrerai quelques
réflexions sur ce que cette rencontre m'a apporté pour mon
travail sur les Droits de l'Homme et le Dialogue Interculturel.
Avant de commencer j'aimerais juste noter la spécificité de
ma perspective. Je ne suis pas membre de l'alliance et avant cette rencontre
je ne connaissais ses activités qu'à travers sa plate-forme.
D'autre part j'étais membre du comité de pilotage et en cela
je n'étais pas tout à fait dans la même situation que
les autres participants. En effet le comité de pilotage s'est réuni
plusieurs fois avant la rencontre pour en discuter et la mettre en forme.
De plus lors de la rencontre je faisais partie de ceux qui parlaient les
deux langues de travail (anglais et français) et j'ai fais pas mal
de traductions.
Il me semble donc important de mettre en rapport ce témoignage avec
les témoignages des autres participants.
I. La forme de la rencontre
Il est peut-être important de noter ici que pour moi la "forme" est
tout aussi importante que le "fonds". C'est elle qui nous a permis de nous
engager dans une véritable écoute interculturelle et un dialogue
dialogal au sens de Raimon Panikkar, c'est à dire un dialogue qui
n'était pas simple échange d'arguments mais dévoilement
mutuel de nos "différentes humanités".
En effet, pour Raimon Panikkar le dialogue dialectique est un dialogue sur
un objet. Il s'inscrit dans un contexte où l'on considère
que deux têtes pensent mieux qu'une. L'échange d'arguments
rationnels permet de s'approcher de plus en plus de la "réalité"
en éclairant de mieux en mieux le problème. Le dialogue dialogal
quant à lui est plutôt dialogue entre sujets. Nous partageons
certes tous une Réalité, mais en même temps fait partie
de cette réalité les différentes perspectives que nous
portons sur elle. Nous voyons tous la réalité à travers
notre fenêtre personnelle, qui se construit aussi en rapport avec nos
fenêtres "sociale", "disciplinaire", "culturelle"... Si dialogue
dialectique et dialogal ne sont pas exclusifs l'un de l'autre mais sont
complémentaires l'importance du dialogue dialogal est néanmoins
primordiale dans les relations interculturelles.
En effet, le dialogue dialectique prend tout son sens quand on s'inscrit
dans un cadre de référence partagé, quand
l'objet, les questionnements, la problématique sont donnés.
Quand on partage un cadre de référence (que ce soit de
manière explicite ou implicite) il est intéressant de
débattre pour dégager les incohérences, les failles
du raisonnement etc ... Mais on est là à "l'intérieur
du système". Or on ne peut pas postuler a priori qu'il n'existe qu'un
cadre de référence et qu'en outre ce cadre de référence
est le nôtre. Nous sommes tous des sujets et nous ne pourrons jamais
épuiser les autres en tant que sujets. Ainsi il ne peut pas
y avoir un point de vue qui engloberait tous les points de vue. Comme le
dit Raimon Panikkar, il ne peut y avoir de perspective de 360° - c'est
une contradiction dans les termes.
Si nous sommes attentifs, et en nous efforçant de sortir du "mythe
rationaliste" dans lequel nous sommes inscrits (qui postule que la
Réalité est entièrement épuisable par la Raison,
réductible à elle et qu'il peut donc exister un "point de vue
global" sur elle) on peut se rendre compte que déjà à
l'intérieur d'une même culture des personnes différentes
peuvent être en désaccord fondamental sur des manières
de voir le monde - ce qui n'exclue pas qu'ils s'apprécient et vivent
ensemble. Il existe des manières de voir le monde qui sont
irréductibles les unes aux autres.
Cette conscience est extrêmement importante dans le dialogue interculturel.
Les différentes cultures ne partagent pas UN cadre de
référence mais ont des manières spécifiques de
"construire leur relation au monde". L'idée d'un cadre de
référence est plutôt à ramener à notre
vision occidentale du monde et mène à ce que Louis Dumont a
appelé "l'englobement du contraire" qu'il a dégagé dans
ses travaux sur la hiérarchie. Il s'est demandé ce que la
hiérarchie devenait dans nos sociétés modernes qui
étaient fondés sur le mythe de l'égalité (voir
idée du contrat social). En ce qui concerne la relation avec les autres
cultures il constate que nous les construisons explicitement comme égales
en référence à la catégorie générale
d'humanité dans laquelle nous les englobons. Or implicitement nous
nous construisons nous même comme point de référence
de cette humanité mettant ainsi les autres cultures en position
d'infériorité. De nombreux travaux anthropologiques ont
été marqués par cette construction non-consciente :
l'autre a été construit comme l'image inversée et
inférieure de nous même (ex : le droit africain oral a
été compris comme droit non encore écrit donc
inférieur etc...) et non pas dans son originalité propre. On
n'a pas su reconnaître l'Autre derrière l'autre qui restait
la caricature de notre propre image inversée.
Ainsi le dialogue dialogal est primordial entre cultures pour permettre à
travers l'échange de nos témoignages un dévoilement
progressif de nos différents présupposés, des
différents "mythes" dans lesquels nous sommes enracinés.
L'atelier nous a permis de nous engager dans un tel dialogue dialogal.
La phase de préparation m'a paru primordiale. Les différentes
vagues de questions-réponses nous ont permis de faire connaissance,
de commencer à nous dévoiler mutuellement - surtout que la
possibilité était donnée de poser des questions
générales ou à des participants spécifiques.
Peut-être que ce premier travail nous a aussi permis de "tester le
terrain" avant de nous rencontrer. Une certaine confiance a pu s'installer.
Peut-être avons nous aussi osé écrire des choses qu'il
nous aurait été difficile de dire directement en face, le papier
jouant le rôle d'intermédiaire nous donnant une certaine distance,
un certain anonymat aussi peut-être. Nous avons aussi été
interpellés par les réactions des autres, sommes devenus curieux
et voulions en savoir plus. Avant même de nous rencontrer nous voulions
mettre "une tête" sur les textes, découvrir leurs "auteurs".
Le facteur temps était aussi important : presque dix mois pour faire
connaissance, pour se rapprocher successivement par vagues : lire les
contributions, travailler sur la sienne, revenir à ses autres
activités, puis une nouvelle vague etc ... pour aboutir enfin à
notre rencontre.
Là aussi l'importance de l'entrée progressive en action :
l'arrivée à Athènes puis le voyage en bateau pour Naxos,
occasion de faire connaissance, de commencer à bavarder, de poser
déjà certaines questions à ces interlocuteurs qui
étaient enfin là et devenaient nos amis. Donc début
d'un partage en allant vers le lieu de notre "rencontre". Puis l'arrivée,
la cérémonie de bienvenue, la présentation des cadeaux,
le choix de l'ami secret, tous assis en cercle pour la première fois
: c'est là que nous sommes tous rentrés dans le cercle - mais
naturellement, pas de manière forcée - on l'attendait
déjà (d'autant plus que les participants étaient tous
actifs dans l'alliance et que certains avaient traduits la plate-forme dans
leur langue avant même la participation à cet atelier).
J'ai retrouvé cette importance du temps pour entrer en matière
dans nos groupes de travail dès le lendemain : se retrouver à
7-8 pour dialoguer. Devoir se débrouiller sans traduction simultanée
: il fallait trouver ceux qui pouvaient traduire, il fallait la patience
d'attendre la traduction qui donnait le temps d'observer l'autre quand il
parlait, qui donnait l'envie de déjà comprendre avant la
traduction. Ce qui m'a frappé c'est l'attention qui se lisait sur
le visage de ceux qui ne comprenaient pas l'intervention qui était
en train de se faire. Au lieu de penser à autre chose on essayait
de comprendre. Petit à petit les langues ont commencé à
se délier - ceux qui étaient plus en retrait au départ
commençaient à parler - au fil des jours aussi les interventions
devenaient plus "osées". Extraordinaire aussi la découverte
de talents linguistiques cachés : ceux qui ne parlaient pas au
départ anglais et français trouvaient tout d'un coup ce don.
L'oreille s'était adaptée, de vieux souvenirs se sont
réveillés, une confiance s'était installée -
et puis il y avait l'envie de dialoguer : qu'importe de "faire des fautes"
mais il fallait parler directement à son interlocuteur, on avait envie
de lui dire, sans passer par un intermédiaire. En même
temps prise de conscience de la difficulté de communiquer son
expérience, déjà à cause de la langue. Apprentissage
du respect qui consiste pour celui qui parle à laisser le temps à
la traduction, à essayer de se faire comprendre, pour celui qui
écoute de laisser à l'autre le temps de dire. Enfin la
possibilité à travers les rapports personnels de se faire entendre
"dans la durée" sans que notre voix se perde dans une synthèse
forcément "synthétique".
L'importance d'avoir laissé la possibilité au jaillissement
de l'imprévu. Je pense surtout à la présentation des
différentes manières de saluer selon les cultures pour laquelle
nous avions prévu 15 minutes et qui a finalement duré presque
deux heures. C'est spécialement à cette occasion que je me
suis rappelé de ce que me disait M. Le Roy, mon directeur de thèse
: c'est quand on pense être le plus enraciné dans l'interculturel
qu'on risque d'être le plus à côté de la plaque
- qui aurait soupçonné toute la richesse de cette
présentation avant que nous ayons commencé ? En ce qui me concerne
je dois admettre qu'au départ je le voyais plus comme une façon
sympathique de commencer la journée avant de "passer aux choses
sérieuses". Aussi notre promenade improvisée après le
déjeuner sous les oliviers.
Je ne peux pas raconter ici toutes les occasions qui ont permis d'apprendre,
de comprendre, de partager. Les travaux en groupe, les assemblées
plénières, les "activités", le partage de nos repas,
de notre chambre, nos promenades... ce sont toutes ces choses qui ont contribuer
à "l'écoute" de cet atelier.
II. Le fonds de la rencontre
Pour moi le plus important de cette rencontre était la prise de conscience
de l'importance du dialogue dans la démarche de l'alliance. Et il
me semble que tous les participants étaient extrêmement
reconnaissants d'avoir eu à travers l'alliance et cette rencontre
la possibilité de dire, de se dire et de se faire écouter.
L'atelier a fait éclore de multiples remises en question fondamentales.
Mais en même toutes ces remises en question ont été
présentées non pas pour "détruire" l'alliance mais pour
l'enrichir dans et à travers le dialogue pour contribuer à
"mieux aller ensemble" dans la direction de l'idéal qu'elle incarne
pour ses participants.
Je commencerai ici à présenter quelques remises en question
qui ont émergés dans nos discussions sur "perspectives sur
le monde", "identité", "pratiques de relations sociales -
sécurité" et "façons d'agir".
(1) Perspectives sur le monde
Le monde n'est pas uniquement une "planète", un "écosystème",
un "objet" qu'on peut aborder uniquement scientifiquement et gérer
d'une manière optimale. Ce n'est pas qu'un "spaceship earth". Le monde
a une réalité cosmique dont nous faisons partie. C'est "mother
earth" dont nous provenons et à laquelle nous retournons. C'est tout
le cosmos avec lequel nous sommes liés et ou tout est
interdépendant. De plus le Divin ne peut pas en être
séparé. La création ne peut pas être pensé
sans le créateur. Ces points de vue ont tout de suite menés
à une réflexion sur le rôle de la "spiritualité".
L'équilibre global est donné et ne peut-être un objectif.
Mais cet équilibre est un équilibre dynamique, changeant qui
repose sur l'interaction de facteurs qui ne sont pas égaux mais
différents et interdépendants. Voir l'idée du yin et
du yang ou le proverbe "égaux nous ne vivrions pas ensemble".
L'équilibre stable c'est la mort.
La globalisation a été perçu comme processus de
contrôle total, imposant ses lois à tous, et excluant ceux qui
veulent vivre autrement, à leur manière. La question de la
logique scientiste-techologiste a été posé : ne sommes
nous pas en train d'essayer de "remplacer l'humanité" par quelque
chose de plus efficace qui pourrait mieux faire tourner le système
? Ne sommes nous pas en train de rendre l'Homme superflu ?
Dans ce sens nous avons aussi débattu du temps : le seul temps valable
est-il celui de la production, de l'efficience. Le temps pour l'art, les
fêtes, le jeu, le partage, l'éducation de ses enfants, le soin
de ses parents etc ... est-il du temps perdu, ceux qui le vivent sont-ils
des paresseux, des inconscients, des parasites, des non-civilisés
? Réfléchir abstraitement au futur de l'humanité n'est-il
pas un luxe pour "riches globalisés" ? Quoi des préoccupations
des gens "à la base" ? Leurs préoccupations sont-elles moins
nobles, moins importantes, peut-on les ignorer, les écraser en vertu
de nos préoccupations plus globales et plus abstraites ? Comment se
fait-il que la plate-forme ne parle pas de la faim ? Quel sens de penser
un futur apocalyptique dont nous devrions nous sauver si pour beaucoup c'est
le présent qui l'est déjà ? Et d'ailleurs qui sommes
nous pour vouloir sauver le monde ? Il n'a pas besoin de nous et les
civilisations naissent, s'épanouissent et meurent depuis des
millénaires ... (voir le "phoenix factor" évoqué par
l'un de nos amis).
Notons aussi que dans le cadre de la réflexion sur un monde responsable
et solidaire il a été noté que la solidarité
pour beaucoup de cultures n'étaient pas un objectif à atteindre
(comme ils pouvaient l'apparaître dans nos sociétés
individualistes) mais la base même de la vie en société.
La solidarité ce n'est pas uniquement donner à celui qui est
dans le besoin. C'est partager une vie avec ses malheurs et ses bonheurs.
Quant à la responsabilité, de quoi parlons nous : d'une
responsabilité universelle pour le monde entier qui se dissout dans
son abstraction et détourne l'attention de responsabilités
beaucoup plus concrètes envers sa famille, sa communauté, son
environnement immédiat ?
(2) Identité
L'importance des familles, des communautés. Notre identité
n'est pas abstraite. Nous sommes inscrits dans différents groupes,
dans différents réseaux, dans différentes situations.
On ne peut pas penser notre identité "en soi" mais uniquement en relation
avec ce(ux) qui nous entoure(nt). L'individualisme peut même être
destructif des identités (voir l'effet déstructurant des droits
de l'homme sur les peuples indigènes).
L'importance des modèles pour construire son identité et
fragilité de ceux qui n'ont pas de modèle ou n'ont que l'embarras
du choix. La diversité des modèles peut être un
enrichissement mais peut aussi être un facteur de déstructuration
et de perte d'identité. De toute façon importance des modèles
concrets (parents, membres de la communauté, "héros locaux",
proverbes etc ...) et insuffisance de modèles abstraits universels.
Nécessité de prendre en compte le pouvoir économique
qui "casse" et déstructure les peuples et les cultures, leurs vies
et leurs identités.
De plus la question : les cultures existent par rapport à quoi ? Si
on parle par exemple de "spiritualité" ou de "religion" alors que
ces termes n'existent pas par exemple en Chine, que deviennent les chinois
? N'ont-ils rien compris ? Sont-ils à côté de la plaque
? Doivent-ils se civiliser ? Mais de toute manière si on ne les
écoute pas ne les exclue-t-on pas a priori ?
Ne seraient-ce pas les occidentaux qui auraient un problème
d'identité ? Qu'est-ce qu'ils veulent avec nous (habitants des pays
du Sud) ? Pourquoi n'y a-t-il pas beaucoup d'occidentaux dans l'alliance
? Qu'est ce qu'on veut encore nous vendre et pourquoi ? Peut-être le
Nord qui s'est arrogé le privilège de prendre en charge "l'avenir
global" devrait-il s'interroger sur qui il est et comment ça influence
sa manière de structurer le monde avant de s'atteler à lancer
des programmes pour "sauver le monde" ?
(3) Pratiques de relations sociales et sécurité
Nous nous sommes ici aussi rendus compte de l'importance de porter notre
attention sur les situations concrètes. L'importance de modèles
pour inciter à l'action a été révélé.
Ce n'est qu'en agissant, en montrant l'exemple qu'il est possible petit à
petit de mobiliser des gens. Car l'exemple peut interpeller, être occasion
de dialogue. Des dynamiques peuvent ainsi se créer. Dans ce sens nous
avons noté l'importance de l'humilité dans les démarches.
On ne peut pas agir en pensant avoir les réponses et en voulant imposer
ses points de vue et ses manières de faire. Il faut qu'on accepte
de dialoguer avec les gens pour inventer et mettre ensemble en action des
dynamiques. On a noté ici l'importance de traducteurs et de
médiateurs pouvant d'une part traduire les préoccupations de
l'Alliance dans les contextes locaux et d'autres parts les préoccupations
locales dans la dynamique globale.
Par rapport à l'action, le rôle de la spiritualité a
aussi été évoqué. Si là aussi l'importance
de l'humilité a été souligné pour éviter
les dérives fondamentalistes, il a cependant été noté
que la "spiritualité" n'était pas un luxe qui se surajoutait
à la "vraie vie", aux "choses concrètes". Au contraire dans
de nombreuses sociétés ce que l'on écoute, ceux qui
sont des modèles sont des "sages". De plus pour certaines cultures
ce n'est que dans le silence d'une contemplation intérieure que semble
pouvoir émerger des actions "responsables" (sous forme de pensées,
paroles, activités corporelles).
Je n'ai pas pu ici rendre la richesse des interventions de toute la semaine
à Naxos mais j'espère que les quelques points relevés
permettent déjà de pressentir toute la richesse du travail
d'éclairage interculturel effectué par rapport au "projet de
bonne vie" que représente l'Alliance.
III. Enseignements pour l'Alliance
A mon avis l'enseignement le plus fondamental pour l'Alliance est que ce
qui semble avoir été perçu comme son point essentiel,
ce qui lui donnait son originalité par rapport à d'autres
dynamiques et qui lui donnait tout son sens était son ouverture dialogale.
Il a été noté que le dialogue interculturel était
au centre de l'Alliance et devait être son objectif principal. Tous
les participants étaient extrêmement heureux et reconnaissants
de pouvoir se rencontrer, de se dire et de s'écouter. Il a
été noté de plus à quel point il était
extraordinaire de pouvoir parler aussi librement à l'extérieur
des "cadres institutionnels classiques". Il faut peut-être aussi noter
ici une double liberté : liberté de parler et d'exprimer ses
opinions "en soi" (ce qui n'est pas possible dans tous les pays) et faire
écouter son point de vue sur des problématiques globales ou
domine d'habitude le discours occidental. Notons que les participants ont
fait remarquer qu'ils ne pouvaient pas représenter leurs cultures
"en tant que telles" mais ne pouvaient que donner une éclairage, une
perspective particulière.
L'importance historique du texte de la plate-forme a été
noté. C'est lui qui a permis de mettre une dynamique en marche et
qui nous a permis d'avancer. Il semble cependant nécessaire maintenant
d'aller plus loin. Non seulement faut-il revoir les "commentaires" de la
plate-forme, mais faut-il radicalement revoir, de façon interculturelle,
son diagnostic de l'état actuel des choses. Il a été
noté que vu son ouverture dialogale le caractère de prime abord
"choquant" de la plate-forme pour certaines cultures avait été
un facteur extrêmement bénéfique puisqu'il a permis
l'émergence d'un véritable débat et dialogue. D'une
certaine façon la plate-forme était perçu comme
"prétexte" à la rencontre, et "pré-texte" peut-être
à une autre version. Elle était un peu perçu comme le
diamant brut sur lequel on pouvait commencer à travailler pour un
jour pouvoir le faire resplendir dans toute sa beauté, après
avoir été taillé dans le dialogue des cultures. La
proposition de compléter un "texte central" par des "plate-formes
locales" voir de faire uniquement des "plate-formes locales" a été
avancée.
Pour une nouvelle version, il a semblé important que tout le monde
participe à son élaboration, pour que tout le monde ait vraiment
l'impression de participer, non seulement dans la mise en oeuvre, mais aussi
dans les objectifs.
Il a aussi été noté que la plate-forme n'était
qu'un texte mais que l'Alliance était beaucoup plus que cela. En signant
c'est une idée qu'on a signé. Il n'est pas sûr que tous
les signataires aient lus toute la plate-forme - ce qui est important c'est
l'idée qui se cachait derrière les mots.
Dans ce sens on doit aussi noter que le caractère dynamique, processuel
de l'Alliance - qui ne pourra jamais être rendu par un texte - a
été souligné. Ainsi revenons nous pour boucler la boucle
à l'exigence dialogique : par rapport à ses objectifs et à
ses diagnostics la plate-forme ne diffère en effet pas beaucoup de
ce qui se fait déjà à l'ONU, à l'UNESCO, dans
les programmes de coopération et de développement etc ... En
outre les initiatives locales pour améliorer les conditions de vie
ont déjà existé avant la création de l'Alliance
: "on n'a pas attendu l'Alliance pour agir". Ce que l'Alliance peut apporter
de nouveau c'est de favoriser le partage des expériences,
l'éclairage de nos "problèmes" à travers nos
différentes perspectives pour prendre conscience de toute leur
complexité et la conscience de l'importance de l'écoute et
du dialogue de tous pour un projet de société partagé.
Dans ce sens il a été remarqué qu'il serait peut-être
utile de focaliser l'activité de l'Alliance sur les moyens d'
"échanger", sur ce qui permet une dynamique dialogale.
IV. Apports pour ma recherche sur "Droits de l'Homme et Dialogue
Interculturel"
Il est très difficile pour moi de dire en quelques mots ce que cette
rencontre à Naxos et toute sa préparation m'a apporté
dans mon travail. En effet, ça fait maintenant déjà
trois ans que je travaille explicitement sur ma problématique "Droits
de l'Homme et Dialogue Interculturel" - je me lève avec le matin,
je passe ma journée avec et il m'arrive même d'en rêver
la nuit. Cette expérience s'inscrit ainsi pour moi plus dans un long
processus de prise de conscience et d'apprentissage de l'écoute de
"l'Autre" qu'elle ne m'apporte des éclairages précis. Elle
m'a encore fait prendre conscience du poids du "complexe de
supériorité occidental" qui écrase les autres cultures
et nous rend tellement difficile l'écoute interculturelle. L'atelier
par ses surprises (j'ai évoqué plus haut l'exemple de la
cérémonie des salutations mais il y en a eu d'autres) m'a aussi
fait prendre conscience à quel point moi même j'étais
hautain et pensais avoir compris des choses alors que tout reste à
comprendre et que nous ne comprendrons jamais tout. D'une certaine manière
je dirais que cet atelier était pour moi une leçon d'humilité
- leçon d'autant plus importante qu'en tant que juriste
réfléchissant à la problématique de la globalisation
à travers une réflexion sur une théorie interculturelle
des droits de l'homme on a tendance à penser qu'on s'approche du point
de vue universel et global sur la question de la "bonne vie". Or la vie ne
se laissera jamais épuiser par aucune construction intellectuelle.
Et s'il est aujourd'hui nécessaire de réfléchir à
des "problèmes globaux" il ne faut jamais oublier que "ces problèmes
globaux" ne sont pas supérieurs ou plus nobles que des "problèmes
plus locaux" et qu'on ne peut pas subordonner les seconds aux premiers. Les
différentes situations, inscrites dans différents cadres, dans
différentes échelles et temporalités, mettant en relation
différent acteurs avec des logiques et des objectifs différents
etc ... nécessitent toutes une approche humble qui puisse permettre
petit à petit à relever leur complexité.
Si je dois retenir une chose spécifique de cette rencontre ce serait peut-être l'importance de ne pas oublier que nos vies ne sont pas réductibles à des projets, à des éléments d'un "système global" dont ils devraient assurer le bon fonctionnement. Nos vies ce sont nos vies - et en dernière analyse c'est tout ce que nous avons. Il faut donc apprendre à les prendre au sérieux et à les "reprendre en main" (alors que nous avons tendance à les décentrer hors de nous en en abandonnant la responsabilité à l' "Etat", au "marché", au "système", à la "globalisation", à "Dieu" ...).
Il n'y a pas un centre d'où on pourrait ordonner la vie pour le bien
de tous. Comme le disait le Mulla Nasruddin quand on lui demandait ou se
trouvait le centre du monde : c'est là ou j'ai attaché mon
âne. Le centre du monde est pour chacun de nous là où
nous vivons, où nous avons nos affaires. Nous sommes tous des centres
du monde. Et si "Dieu est une sphère dont le centre est partout et
la circonférence nulle part" peut-être pouvons nous nous retrouver
ainsi dans le partage d'un "mystère commun" ? Mais en ce qui concerne
nos projets de société n'oublions pas de considérer
tous les êtres humains comme des sujets et non pas comme des
objets qui seraient uniquement des moyens à la réalisation
d'un but transcendant (l'Etat, l'ordre social parfait, un futur pacifié
etc ...) et apprenons donc à dialoguer.