PLURALISME ET INTERCULTURALISME[1]
CONTRE LE "RACISME"
Des pistes de réflexion.
Introduction
Suis-je "raciste" ?
Question
honteuse ou question censurée, rarement on se la pose. Pourtant, on devrait se
la poser tous et sans cesse, des personnes aux groupes organisés voire à
l'État. Et l'on devrait avoir le courage d'oser y répondre.
Car le "racisme" est une
plante vénéneuse.
À
la racine, le "racisme" puise dans le terreau de la peur des différences. Différence de
pigmentation de la peau comme différence de cultures et d'horizons culturels ;
peur poussant au mépris et au dénigrement de l'autre, à l'indifférence et à son
assujettissement par la force, à son rejet comme quantité négligeable et même à
son élimination physique comme quantité inutile.
Car le "racisme" a une voix,
celle des préjugés.
Le
ton diversement modulé du "racisme" dit l'exclusion au bout du
compte. Différent, l'autre est
d'office inférieur, en retard technologique ou historique, étranger dans notre
pays, inadapté à notre culture, infidèle à notre religion, ignorant de notre
langue...
Car le "racisme" est un
caméléon.
Il
est souvent rampant et souriant. Il emprunte chaque fois la couleur locale pour
mieux passer inaperçu. Lentement mais sûrement, il traverse les siècles et
n'épargne aucune culture, aucun peuple, aucune minorité victimisée.
Mais LE "racisme" n'existe
pas; il n'y a que des "racismes".
Le
"racisme" est un pluriel dit au singulier. Parfois il est un terme
univoque, parfois un mot/symbole polysémique et parfois un mot fourre-tout.
C'est ce qui fait la difficulté d'en parler. Disons donc que LE
"racisme" n'existe pas; il n'y a que des "racismes"; ou
mieux, que le "racisme" est une notion pluraliste.
Mais la question: suis-je
"raciste", es-tu "raciste", ne saurait remplacer la
question: qui suis-je, qui es-tu...
Personne
ne saurait être réduit ultimement à être simplement "raciste". Une
personne demeure toujours une personne même si elle est "raciste". Il
en va de même pour toute communauté et tout peuple réel, même si son système de
croyance peut être raciste. À la question "suis-je "raciste",
sommes-nous "racistes"", il faut donc toujours ajouter la
question: "qui suis-je, qui es-tu, qui sommes-nous?".
Dans
les brèves pages qui suivent, nous nous limitons d'abord à souligner quelques
aspects du caractère pluraliste du "racisme", en mettant en garde
contre le "racisme" propre à la modernité; ensuite , nous invitons à
continuer d'approfondir la lutte contre le "racisme", surtout en
vivant à plein le pluralisme et l'interculturalisme de la Réalité.
La modernité est-elle exempte de préjugés et donc de
"racisme"?
Se pourrait-il même qu'il y ait un
"racisme" propre à la modernité?
On
reconnaît généralement que le système moderne et démocratique (pas moins que
les personnes qui en font partie), n'est pas exempt de préjugés et donc de
"racisme" à l'égard de certaines personnes ou catégories de personnes
qui sont du système.
Le
"racisme" systémique.
Les
citoyens accusent même les institutions de ce système de discriminer parfois systématiquement - en pratique - les
personnes d'une certaine race, classe ou condition sociale, couleur, culture,
religion ou ethnie, qui sont du système. On appelle ça le "racisme
systémique". On dit alors du système qu'il n'est pas aussi moderne et démocratique
qu'il pourrait l'être, et on essaie plus ou moins de l'améliorer et de le
libérer de ce "racisme systémique".
Ce
n'est pas de ce racisme systémique dont nous voulons parler ici, mais plutôt de
ce que nous appelons "le racisme propre à la modernité". Il se peut
qu'il serait mieux de le nommer autrement: par exemple totalitarisme,
absolutisme, monoculturalisme, etc. Reste qu'on peut probablement l'appeler
aussi "racisme propre à la modernité", d'autant plus qu'on a tendance
aujourd'hui à employer le mot "racisme" comme notion pluraliste.
Le
"racisme" propre à la modernité.
Nous
croyons donc qu'il est possible de parler d'un autre "racisme" du
système, à savoir celui qui est propre à la modernité, à la démocratie, à la
citoyenneté, au développement, à la loi de la majorité, etc. C'est celui dont
on ne parle généralement pas - du moins directement - parce qu'on n'a pas - ou
plus ou moins - conscience de son existence et de ses présupposés. C'est de ce
dernier dont nous aimerions dire quelques mots très brefs ici, et contre lequel
nous aimerions mettre en garde.
D'après
le système de la modernité, le "racisme" serait le propre des
individus, des religions, des cultures, de la tradition; il ne saurait, dit-il,
y avoir un "racisme" propre à la modernité, à la science, au
professionnalisme, à la citoyenneté, à la démocratie, aux droits humains, au
développement, à la nation civique souveraine. Pourquoi? Parce que ces
dernières notions, dit-il, sont au-dessus de toutes ces
"mesquineries" de race, d'ethnies, de cultures, de religions, de
traditions. En effet, la modernité se voit au-delà de toutes ces différences.
Elle voit ses notions - ses propres assises - comme des valeurs
transculturelles, transreligieuses, transpersonnelles, transraciales. Ce sont,
dit-elle, des notions/valeurs universelles, propres à la nature humaine en tant
que telle. Insinuer que de telles notions pourraient comporter un
"racisme" spécifique est donc tabou.
C'est
ce qui fait que le système de la modernité ne se pose nullement la question de
savoir s'il existe un "racisme" propre à la modernité, à la
démocratie, et qu'il ne se pose pas non plus les questions fondamentales
suivantes qui pourraient l'aider à le détecter:
• -
Se pourrait-il que mes propres notions ne soient pas aussi universelles que je
le prétends, étant donné qu'il n'existe pas de valeurs absolument universelles (nos valeurs universelles respectives ne
l'étant toujours que relativement à un contexte donné)?
• -
La modernité (et ses valeurs) ne serait-elle pas une nouvelle croyance,
culture, religion, tradition, ayant comme toutes les autres ses limites
internes, de sorte qu'elle ne saurait, elle non plus, épuiser la Réalité et la
Vérité?
• -
Ne se pourrait-il pas que la modernité (et ses valeurs) se présente, non sans
dogmatisme, comme la nouvelle culture et religion universelle, en se
substituant à toutes les autres cultures et religions, ou en banalisant tout ce
qui n'est pas ou qui ne se réclame pas d'elle?
• -
La modernité n'est-elle pas justement bâtie sur le monolithisme dogmatique,
admettant comme absolu(e)s "une loi et une vérité pour tous",
"un seul système politique valable: la démocratie, la citoyenneté, la
nation civique, la loi de la majorité", "une seule base de l'ordre
social: les droits humains", "une seule connaissance vraiment
valable, celle des professionnels et des scientifiques", "un seul
paramètre référentiel du bien-être et du bonheur: le développement",
"une seule autorité possible en dernière analyse: la souveraineté étatique"
etc.?
Quant
à son anti-racisme déclaré et à ses déclarations officielles contre toute
discrimination raciale, culturelle, religieuse, ne s'agit-il pas là, souvent,
d'instruments utilisés pour mieux "intégrer" i.e. assimiler et
réduire tout le monde et ses différences à son modèle unique posé d'emblée
comme supérieur et universel? Son anti-racisme ne serait-il pas alors souvent
lui-même "raciste", occultant ainsi sa propre idéologie
d'assimilation aussi dangereuse que le "racisme" déclaré?
Cette
idéologie d'assimilation emprunte souvent des beaux noms, généreux et
innocents. Outre les mots d'anti-racisme et de lutte contre la discrimination
raciale etc., il y a aussi "intégration", "égalité des
chances", "la citoyenneté", "la lutte contre
l'exclusion", "la lutte contre la pauvreté", "la lutte
contre les ghettos culturels"...
Si
nous mettons en garde ici contre toutes ces notions, ce n'est pas pour les
rejeter, mais pour prendre conscience de ce qu'elles occultent trop souvent,
lorsqu'elles proviennent de la bouche de l'idéologie dominante de la modernité
et de la démocratie. Ainsi:
-
"L'intégration", qui se comporte trop souvent en une exigence
d'uniformisation des différences, conformément au cadre standard. Tout le monde
non seulement doit être dans le
système, mais être du système.
-
"L'égalité des chances" pour tous non pas d'être différents, mais
d'être finalement tous semblables en tant que des unités standards du système,
qui ne laisse aucune chance à ceux qui refusent ou qui ne parviennent pas à
entrer dans le cadre moderne qui a prédéfini les critères d'égalité.
-
"La citoyenneté et la nation civique inclusive", qui vise souvent le
degré zéro de l'ethnicité et entend substituer les différences culturelles et
religieuses par la mono-culture de la citoyenneté.
-
"La lutte contre l'exclusion et la pauvreté", souvent utilisée non
pas pour éliminer la misère sous ses différentes formes, mais pour veiller à ce
que personne n'échappe au système et à son idéologie du développement, fusse au
nom des différences de conception de ce qui fait le bonheur, la pauvreté, la
richesse[2]...
-
"La lutte contre les ghettos culturels", qui sert souvent d'alibi
pour ne pas se laisser interpeller - et possiblement enrichir - par les
cultures différentes, ou pour ne chercher qu'à récupérer ceux et celles qui ne
suivent pas le mainstream moderne...
Le
"racisme" approfondi de la sorte touche également des professions de
foi idéologiques telles que le pluralisme, le multiculturalisme et
l'interculturalisme officiels (voir note 1). En effet, ces idéologies
partisanes ne se privent pas de puiser dans l'ambivalence et l'ambiguïté des
notions qu'on vient de stigmatiser.
Enfin,
la modernité refuse généralement le dialogue véritable avec le savoir
populaire, la tradition, la spiritualité, les cultures, les religions, les
visions du monde autres que la sienne, sauf pour les trivialiser ou les
privatiser ou pour mieux les assimiler ("intégrer", dit-elle!!!) à
ses dogmes scientifiques, à sa monoculture de développement, à sa monoreligion
de la démocratie, de la citoyenneté, du professionnalisme et de la majorité
souveraine.
Vivre le pluralisme et l'interculturalisme de la
Réalité.
Tous
contre le "racisme" déclaré et le "racisme" anti-raciste,
soit. Mais alors, en faveur de quoi sommes-nous? Nous préférons pour notre part
être moins contre v.g. le "racisme", que pour quelque
chose. Ici, la Réalité et la Vie ont des enseignements à nous donner.
Pour
nous, l'approfondissement de la lutte contre le "racisme" consiste
surtout à vivre le pluralisme et l'interculturalisme de la Réalité elle-même.
Nous disons bien "de la Réalité" pour le distinguer du pluralisme et
de l'interculturalisme idéologiques, relevant de notre volonté, de notre idéal
ou projet. Car même si nous ne pouvons jamais parler de la Réalité qu'à travers
notre pensée, cette dernière ne saurait épuiser ou avaler la Réalité. La
Réalité fait toujours éclater nos cadres de pensée et nous invite à la vivre
avec tout notre être. Il en est ainsi de son pluralisme et de son
interculturalisme. Pour nous, l'opposé du "racisme", c'est donc de
vivre le pluralisme et l'interculturalisme de la Réalité et de la Vérité, dans
lesquels nous sommes inscrits d'office et que nous sommes appelés toujours à
redécouvrir et à vivre tous ensemble.[3]
Par
son pluralisme, la Réalité nous dit: gare à tout absolutisme! On ne peut
combattre le "racisme" par le monolithisme culturel, religieux,
économique, politique, étatique ou autre (qui nivelle, uniformise,
standardise). Les monolithismes sont autant de formes de "racisme",
en tant que banalisateurs ou négateurs des différences. Mais la Réalité
n'absolutise pas non plus ces dernières. Le pluralisme de la Réalité n'est donc
ni la pluralité, ni l'unité mais la relativité ou relationnalité (radicale) de
toutes choses, la symbiodiversité de tout ce qui existe. Cela n'est pas le
relativisme.
La
Réalité nous dit donc aussi: gare à tout relativisme! On ne peut combattre le
"racisme" en suspendant tout jugement, toute prise de position, mais
bien en reconnaissant qu'il n'existe ni bien absolu, ni mal absolu. Reconnaître
la contingence et la relativité radicale de toute chose, ce n'est pas tomber
dans le relativisme; c'est admettre comme irréductible la complexité des choses
qui est celle de la Réalité elle-même, et reconnaître qu'il n'y a aucune chose
qui soit isolée.
Par
son interculturalisme, la Réalité nous rappelle qu'aucune religion, culture ou
conception de la Réalité, aussi universelle qu'elle prétende être, n'épuise
cette dernière, et que les religions, les cultures et les visions du monde ont
besoin les unes des autres pour réaliser leur plénitude (relativité radicale).
La Réalité complexe nous propose l'approche de l'arc-en-ciel, de l'harmonie
dans nos différences, car l'harmonie requiert les différences.
Ce
défi du pluralisme et de l'interculturalisme que nous lance la Réalité doit
être relevé par les personnes, les familles et les communautés, les peuples et
les nations, les religions et les gouvernements. Comme le dit le philosophe de
l'interculturel, Raimon Panikkar, «le défi interculturel de notre temps, c'est
qu'il n'y a pas grand espoir qui reste pour notre planète, à moins d'inviter le
barbare, le mleccha[4], le goy[5], l'infidèle,
le nigger, le kafir[6], l'étranger
à être membres intrinsèques de moi-même, en plus de ceux de mon clan, de ma
tribu, de ma race, de mon église ou de mon idéologie».
Kalpana Das, présidente-directrice générale
Robert Vachon, directeur de la recherche et des publications
Lomomba Emongo, chercheur
Institut Interculturel de Montréal
[1]Les notions de pluralisme et d'interculturalisme
utilisées ici ne sont en aucune façon inféodées ni à la notion de
multiculturalisme du gouvernement canadien, ni à celle d'interculturalisme du
gouvernement québécois.
[2]Il faut noter que la modernité croit avoir le monopole
des critères (et donc de la définition) de l'équité, de ce qui constitue la
pauvreté, la richesse et la misère. Il y a là aussi une attitude
"raciste".
[3]Voir R. Vachon "Le mythe émergent du Pluralisme et
de l'Interculturalisme de la Réalité" (35 pp.),
(à paraître dans Interculture).
[4] Expression hindoue.
[5] Expression juive.
[6] Expression musulmane.