ACADEMIE EUROPEENNE DE THEORIE DE DROIT
Par Jean Paul Segihobe
Bigira
Professeur : Andr Jean
Arnaud
2006-2007
LĠidentit
europenne lĠpreuve du multiculturalisme
A lĠre de la globalisation, de la communication plantaire, de la diffusion de produits nomades quivalents dans tous les pays, de la diffusion mondiale tlvise dĠune information unifie, de techniques architecturales gommant les diffrences[1], de produits matriels qui ne donnent pas sens aux civilisations, la connaissance de lĠidentit est une exigence capitale. Il importe de souligner que face la mondialisation en cours, apprhender lĠidentit europenne est un impratif plus exigeant que jamais[2]. LĠidentit sĠavre une des plus grandes questions anthropologiques du moment et peut tre aujourdĠhui examine dans un contexte historique indit, mlant une situation politico-conomique inattendue. CĠest probablement ce qui pousse lĠauteur du constat qui sous-tend notre rflexion et qui a attir, sans doute, lĠattention du Professeur Andr-Jean Arnaud : Ç Reconnatre lĠEurope lĠexistence dĠune culture historique spcifique, notamment en matire de pense juridique et politique, nĠa pas suffi, jusquĠ prsent, construire une identit europenne È.
Sans conteste, lĠEurope comme projet politique dfie lĠhistoire des Etats-nations, leurs traditions politiques, leurs pratiques gouvernementales, et entrane des dbats sur la recomposition dĠune nouvelle entit. Les Etats membres engags dans ce dessein dploient leurs efforts pour mettre en vidence leur Ç volont de vivre ensemble È[3]. De mme, les historiens lui cherchent un pass commun justifi par lĠhistoire des civilisations, par le processus de modernisation politique et de dveloppement conomique. En rflchissant sur des programmes scolaires en Europe, par exemple, ils explorent les moyens de transmettre aux jeunes gnrations une identit europenne, tenant compte du rle de lĠhistoire et de son enseignement dans la dfinition et lĠavenir des nations et, dans le cas de lĠEurope, dans lĠavenir dĠune nouvelle identit qui reste dfinir[4].
LĠidentit europenne ne se conjugue pas encore au prsent. Elle est, non pas Ç un dj l È, un construit, au sens pistmologique donn par A-J Arnaud dans ses enseignements sur les ÔFondements culturels du droit europenĠ, mais en construction, peut-tre Ç un dj pas encore È. Comme le souligne Edgar Morin, Ç lĠEurope Ôce quĠil appelle notre Ôcommunaut de destinĠ) nĠmerge nullement dĠun pass qui la contredit. Elle merge peine de notre prsent parce que cĠest notre futur qui lĠimpose È[5]. LĠincertitude du futur fait du pass un refuge. Le pass se rfre aux identits construites et labores lors du processus de formation des Etats-nations. DĠo dĠinnombrables dbats et questions concernant les implications dĠun nouvel espace politique mais aussi juridique sur les identits nationales, rgionales, linguistiques, religieuses et, bien sr, sur une identit europenne qui engloberait lĠensemble. Mais quel prix ? Comment combiner lĠidologie universaliste des Etats-nations et le particularisme culturel, historique qui caractrise chacune des nations ? Comment choisir entre les intrts conomiques et une volont politique commune dĠune part, la souverainet des Etats et les traditions politiques de lĠautre ? Comment articuler les appartenances plurielles et complexes des individus, des groupes, des peuples pour arriver construire une identit politique qui serait europenne, ou plutt susciter une identification lĠEurope comme nouvel espace politique dĠaction et de revendication?[6]
En cherchant rpondre cette question, il est ncessaire de partir des identits nationales (I) qui sont diverses pour trouver peut-tre dans le concept de multiculturalisme une thorie explicite de lĠidentit europenne (II). Il va sans dire celle-ci nĠirait pas sans bousculer celui-l au point que la rponse donner restera problmatique.
I.
Le projet politique
europen ne peut ignorer la pluralit au sein de laquelle sĠexpriment et
sĠimposent les diffrentes cultures nationales
Le thme de lĠidentit europenne oppose les auteurs. Pour certains cĠest dj une ralit[7] et pour dĠautres, il est encore un projet[8]. Sans nous mler dans ce dbat, nous pouvons nous contenter de dire quĠil est de nos jours difficile admettre que lĠidentit europenne, sans doute souhait par plusieurs, soit une ralit au regard des dbats dĠordre politique surtout et de nature juridique. Le rejet du projet de la Constitution europenne par la France et les Pays-Bas en tmoigne loquemment. Nous pensons pour notre part que cela reste venir et nous aborderons cette question dans le sens dĠun projet, du reste difficile raliser.
LĠEurope se caractrise par un multiculturalisme et lĠide dĠune identit europenne ne peut chapper cette vidence. Mais le terme Ç multiculturalisme È peut prter confusion. Il peut tre dfini comme une situation relevant dĠune diversit culturelle, dĠun pluralisme[9] propre toute socit industrielle. Au niveau de chaque pays de lĠEurope, ce constat de fait laisse place une idologie lorsque la diversit donne lieu des expressions identitaires particularistes dbordant dans la sphre publique, remettant ainsi en cause lĠunit et lĠintgrit des nations. Un exemple qui relve de la dmagogie notre point de vue est le dbat sur lĠidentit nationale en France lanc dans la campagne pour lĠlection prsidentielle de 2007.
De toute vidence, lĠEurope unie relve, ds ses origines, dĠun pluralisme de fait : diversit linguistique et diversit culturelle – nationales et rgionales, majoritaires et minoritaires ; diversits institutionnelles, o chacune porte la charge de fortes traditions culturelles et politiques. De ce point de vue, le projet politique europen de construire une identit europenne ne peut ignorer cette pluralit au sein de la quelle sĠexpriment et sĠimposent les diffrentes cultures nationales. Celles-ci composent les identits nationales, tatiques, patriotiques, territoriales, ne serait-ce que dĠun point de vue architectural, musical, culinaire, É[10].
Parler de la construction de lĠidentit europenne revient sĠinterroger sur la constitution dĠun nouveau modle de socit. Un modle de socit pluraliste naturellement fond sur des principes redfinis par lĠapport de diffrentes cultures nationales et/ou minoritaires, qui se revendiquent comme nations, pour former une culture commune europenne. Il y a lieu de sĠinterroger sur le mode de participation et de reprsentativit des individus ou des groupes et sur les moyens dĠexpressions de toutes identits collectives, aussi complexes et htrognes soient-elles. A cela sĠajoutent les trangers, non europens, rsidant en Europe. Mme si les politiques dĠimmigration et dĠintgration relvent encore des comptences nationales et pourraient dpendre des comptences communautaires, il ne faut pas perdre de vue que les populations issues de lĠimmigration, qui affichent dĠautres appartenances que celles des Etats-nations de rsidence, trouvent un appui dans ce nouvel espace politique en construction, lĠidentit incertaine, pour promouvoir des identits collectives dites dĠ Ç origine È, quĠelles soient religieuses ou nationales[11]. LĠaffaiblissement des identits nationales, voire leur repli combin avec la mise en Ïuvre des projets politiques communs, entrane une mobilisation pour la reprsentation des identits Ç minoritaires È dans lĠespace europen qui se cherche de nouvelles rfrences.
De ce qui prcde, il est lgitime de sĠinterroger sĠil est vrai que le multiculturalisme peut tre la base de division au sein des Etats-nations, ne pourrait-il pas tre aussi lĠorigine dĠune identit europenne ? Identit produite par des instances juridiques qui mettraient en vidence les changes culturels et politiques ; identit organise autour des rseaux de communication formels et informels entre diffrents groupes nationaux et non nationaux ?
Somme toute, il parat encore nos yeux que la construction dĠune identit europenne, au sens des fondements culturels, sera toujours mise lĠpreuve par le multiculturalisme qui caractrise lĠEurope. Cela reste dĠautant plus difficile de nos jours avec la mondialisation. NĠempche pas videmment que cette dernire se solidifie juridiquement en se dotant progressivement des lgislations uniques et rend vidente la ralit selon laquelle le droit tatique nĠest pas le seul matre bord[12].
II.
LĠidentit europenne reste
un projet politique indtermin qui nĠarrive pas se lgitimer indpendamment
des Etats
Impossible de nier les avances ralises par les Etats europens dans le construction de lĠUnion europenne. Il existe actuellement un espace public europen qui tend vers un mutliculturalisme europen[13]. Mais cĠest surtout dans lĠinterpntration entre les Etats et lĠUnion europenne que se jouent le pouvoir politique et les influences rciproques. Les Etats constituent la force structurante de la construction europenne et lĠintrieur de lĠUnion, Ç les nations doivent voir garanti lĠexercice de certaines fonctions essentielles leur identit et en particulier la solidarit sociale et territoriale et la protection de leurs cultures È[14].
Cela apparat aussi bien dans la production des normes culturelles que dans celle des normes juridiques europennes. Pour Yves Hersant, il est impensable de dfinir une culture europenne qui reviendrait faire abstraction de la diversit des cultures nationales, des langues, des identits, et, pour Dominique Wolton, un espace europen ne peut tre construit que si ces identits sont prserves comme lments constitutifs dĠun espace public europen, car Ç il nĠy a pas de communication sans relations entre les identits mutuellement reconnues, et une des faiblesses du projet actuel È, prcise-t-il, Ç est dĠtre en dcalage grande chelle de lĠorganisation politique existant au sein de chaque Etat-nation È[15]. De mme, en ce qui concerne les Ç praticiens de lĠEurope È, la rfrence communautaire nĠest pas synonyme dĠune identit partage. Par exemple, lĠusage de la langue nationale, malgr le pluralisme ambiant, permet dĠaffirmer une identit qui, dĠaprs Marc Abls, Ç ne se rsume pas aux caractristiques culturelles des diffrents pays, mais recle une dimension politique È[16].
Nous avons saluer les efforts remarquables fournis pour dfinir un espace commun dans le domaine juridique. Mais force est de dire que ces efforts se heurtent Ç des interprtations concurrentes propos des mmes principes et des mmes rgles juridiques È (J.-M. Ferry). La production de normes juridiques europenne, malgr la recherche de lĠuniversalit, notamment en matire des droits de lĠhomme, montre effectivement que les Etats constituent Joseph H.H. Weiler appelle les Ç limites fondamentales È dans la cration dĠune jurisprudence europenne. Elles portent sur Ç le principe selon lequel certains pouvoirs ou comptences explicitement dsigns garantiront que, dans certains domaines, les communauts humaines seront libres de faire leurs propres choix sociaux sans lĠintervention venue dĠen haut È[17]. Mme si la Convention europenne des droits de lĠhomme, en dfinissant le Ç noyau dur È universel, transcende des diversits culturelles, Ç les droits de lĠhomme demeurent le rsultat dĠun compromis entre les forces sociales qui entrent en jeu avec un rgime politique donn et dĠun quilibre entre les intrts concurrents (gouvernements – individus) ; ils se dfinissent par consquent lĠintrieur des Ç limites fondamentales È et leurs valeurs essentielles È[18].
De mme, pour le droit de protection des minorits nationales eu Europe, nous sommes dĠavis avec Emmanuel Decaux qui montre quĠapparat, ds le dpart, une ambigut dans la dfinition mme de minorit nationale et des incertitudes dans la mise en place des formes juridiques de sa reconnaissance. En effet, dsigne-t-on des minorits culturelles, linguistiques, territoriales et officiellement reconnues comme telles, comme les Catalans, les Basques en Espagne ; ou sĠagit-il de minorits constitues dĠimmigrants, mais galement reconnues officiellement comme aux Pays-Bas ? La dfinition propose par la Convention europenne des droits de lĠhomme se rvle aux dires de Frdric Sudre large : Ç Le terme minorit dsigne un groupe numriquement infrieur au reste de la population et dont les membres sont anims de la volont de prserver leur culture, leurs traditions, leur religion ou leur langue È[19]. Mais cĠest le concept de minorit, dvelopp en relation avec la ralit sociale, culturelle et politique des pays de lĠEurope centrale et orientale, o le problme de dmocratie se pose depuis 1989 en termes de reconnaissance de minorit par les institutions europennes dĠautres pays de lĠEurope occidentale. En France, quĠil sĠagisse des identits rgionales ou religieuses, ou encore des identits collectives exprimes par les populations issues de lĠimmigration, le terme est rejet[20]. Par exemple le 10 novembre 1994, le Conseil de lĠEurope a labor une convention-cadre tendant garantir les liberts individuelles des minorits sans porter atteinte lĠunit et la cohsion de lĠEtat. Mais la France ne lĠa pas signe, car son ministre dlgu aux Affaires europennes a considr que ce texte nĠtait Ç pas compatible avec la Constitution È[21]. Ainsi, diffrentes dclarations, chartes ou convention ont oscill, explique Emmanuel Decaux, Ç entre la protection de lĠidentit ethnique des personnes et les conditions favorables sa promotion, passant ainsi du droit individuel au droit collectif, pour aboutir la fin au Ç relativisme des situations È qui tiendrait compte de la diversit des expriences nationales et des systmes constitutionnels È[22].
De ce qui prcde, il nous revient de dire que les Etats restent encore jaloux de leur relative souverainet et la question de lĠidentit europenne demeure encore un projet politique dont le contenu nĠobtient pas de consensus de la part des pays europens. De ce point de vue la construction de lĠidentit europenne pose encore de problmes.
[1] Lire les diffrentes rflexions dĠA-J. Arnaud sur la mondialisation, notamment dans Critique de la raison juridique. Gouvernants sans frontires. Entre mondialisation et post-mondialisation, Paris, LGDJ, 2003, 433 p.
[2] Lire avec fruit Grars-Franois Dumont, Les racines de lĠidentit europenne, Paris, Economica, 1999, p.27.
[3] Voir Riva Kastoryano (dir), Quelle identit pour lĠEurope ? Le multiculturalisme lĠpreuve, Presses de sciences po, 1998, p.11.
[4] Idem.
[5] E . Morin, Penser lĠEurope, Paris, Seuil, 1988, pp. 168-169.
[6] Voir Riva Kastoryano (dir), Op. cit., p.12.
[7] Pour Antonio Albarran Cano, il est acquis quĠil existe une identit europenne qui se distingue de la citoyennet europenne. Mais il admet que chercher cette identit dans les textes conduit le plus souvent une impasse. Les sources de lĠidentit europenne sont plutt chercher dans lĠhistoire ; il sĠagit de mettre jour les racines ou courants souterrains qui ont conduit lĠEurope jusquĠ notre situation contemporaine, ainsi que les diffrentes phases communautaires jusquĠauxquelles lĠEurope sĠest fraye un chemin parmi des conceptions diverses. Voir dans Grard-Franois Dumont, Op. cit., p. 365.
[8] Voir Riva Kastoryano, Op. cit., p. 13.
[9] A-J Arnaud parle dĠun pluralisme clatant. Voir dans A-J, Arnaud, Pour une pense juridique europenne, Paris, PUF, 1991, pp. 57 et ss
[10] Voir Grard-Franois Dumont, Op. cit., p. 43.
[11] Voir Riva Kastoryano, Op. cit., p. 13.
[12] A-J Arnaud et Jos Farinas Dulce, Introduction lĠanalyse sociologique des systmes juridiques, Bruxelles, Bruylant, 1998, pp. 314 et ss.
[13] Voir Riva Kastoryano, Op. cit., p. 31.
[14] P. Thibaud, Ç LĠEurope allemandeÉ Dfinitivement ? È, in Esprit, mai 1996, pp. 53-65.
[15] Voir Riva Kastoryano, Op. cit., p. 32.
[16] Marc Abls, cit par Riva Kastoryano, Op. cit., p. 32.
[17] Voir Riva Kastoryano, Op. cit., p. 32.
[18] J. H. H. Weiler, cit par Riva Kastoryano, Op. cit., p. 32.
[19] Article 2 de la proposition de convention de 1991, cit par F. Sudre, Droit international et europen des droits de lĠhomme, Paris, PUF, 1995, p. 156.
[20] Voir Riva Kastoryano, Op. cit., p. 33.
[21] Voir Le Monde, 21 mars 1995.
[22] E. Decaux, cit par Riva Kastoryano, Op. cit., p. 33.