Le mythe émergent
du pluralisme et de l'interculturalisme de la réalité
par
Robert Vachon
Conférence donnée au séminaire I Pluralisme et Société, Discours alternatifs à la culture dominante, organisé par l'Institut Interculturel de Montréal, le 15 février 1997.
Le mythe émergent qu'est le pluralisme
et l'interculturalisme de la Réalité.
Table de matières
Introduction
Partie I De la pluralité au pluralisme / ou de l'approche dialectique à l'approche dialogique.
1. Le pluralisme n'est pas la simple pluralité.
2. Le pluralisme se présente comme irréductible à l'unité.
3. Le pluralisme se tient entre l'unité et la multiplicité, entre le monisme et le dualisme, sans osciller dialectiquement entre les deux.
4. Il ne s'oppose ni à la pluralité, ni à l'unité sous quelque forme que ce soit, et n'en est pas une critique directe.
5. Le passage de la pluralité au pluralisme constitue une mutation, à savoir de l'approche dialectique à l'approche dialogique, sans substitution de la dernière à la première.
Partie II Pluralisme et Société.
- La notion moderne de société. Son caractère
- insidieux
- unitariste
- monoculturel
- mensonger, réducteur, aliénant
- dépasser la notion de société
- Est-il encore possible de parler de société pluraliste?
- La société comme notion pluraliste.
- À quelles conditions?
Partie III Le pluralisme culturel ou l'interculturalisme. Un impératif de la réalité.
- Le pluralisme culturel comme mythème.
- La culture comme mythe englobant.
- Le pluralisme culturel.
- L'interculturalisme comme mythème.
- Un impératif de la réalité.
- Les équivalents homéomorphiques du pluralisme culturel et de l'interculturalisme.
Introduction
" Le pluralisme c'est l'art d'écouter."
R. Panikkar
" I do not propose a
dialectical alternative... I question the very need of models
in order to think and specially to live humanly."
R. Panikkar
Je voudrais faire ici une méditation approfondie sur Pluralisme et Société et vous offrir un discours radicalement autre sur le sujet, en m'inspirant des oeuvres de Raimon Panikkar[1] et de la longue pratique de recherche-action de l'IIM depuis plus de trois décennies[2] .
Il devrait être clair par le titre de cet exposé que je n'entends pas par pluralisme ce que l'on entend généralement aujourd'hui quand les gens parlent de "société pluraliste"[3] ou de pluralismes de toutes sortes, à savoir une position tolérante, ouverte, qui accepte ou trouve une place pour une pluralité ou diversité de styles de vie, de doctrines ou de religions. Ceci est certes une valeur positive et une attitude indispensable, mais j'entends par pluralisme quelque chose de beaucoup plus fondamental.
Le pluralisme, tel que je l'entends, est ce qui aujourd'hui constitue le défi le plus strict à la monarchie de la raison, au totalitarisme de la pensée, à la pluralité et à l'unité, à l'objectivité et à la subjectivité, et ultimement au monothéisme.
Je prends le pluralisme pour ce qui n'est pas une vue métaphysique de l'univers (quoiqu'il puisse en comporter une ou plusieurs). J'entends quelque chose de plus qu'une affirmation objective sur le monde, ou contre l'idéalisme, ou en faveur d'un univers pluraliste. Quelque chose qui n'est pas de l'ordre du concept et de l'idéologie, ou d'un projet de société; quelque chose qui n'est pas le résultat de la pensée et de l'opinion humaine, mais qui est à la source de toute pensée. Il s'agit du caractère impensé de la réalité, ce que j'appelle ici la dimension mythique de cette dernière[4] . Appliquant cela au pluralisme, je dis que le pluralisme n'est pas seulement de l'ordre du logos, mais de l'ordre du mythos. Je parle donc du mythe qu'est le pluralisme de la réalité et de la vérité. Et je le présente comme quelque chose qui est en train d'émerger (à notre conscience), que nous avons encore peine à discerner et à accepter, mais qui est une des sources et points indispensables de la paix et de l'harmonie. Il en est de même du mythe de l'interculturalisme de la réalité.
"Par pluralisme, j'entends aussi cette
attitude humaine fondamentale qui est critiquement consciente, à la fois a) de
l'irréductibilité factuelle (donc de l'incompatibilité) des différents systèmes
humains qui cherchent à rendre la réalité intelligible, et b) de la
non-nécessité radicale de réduire la réalité à un seul centre
d'intelligibilité: il rend ainsi non-nécessaire une décision absolue en
faveur d'un système humain particulier ayant valeur universelle ou même un Être
Suprême."
Il s'agit d'une conscience critique que, aussi réels que soient la pensée et l'imaginaire, ces derniers ne sont pas le tout de la réalité, conscience en d'autres mots que la réalité est libre par rapport à la pensée et à la volonté et ne saurait se limiter à l'intelligibilité, à nos idéaux et projets, à nos options.
Je crois que si l'on n'a pas l'audace d'en parler, tout notre discours sur la société pluraliste, la communication interculturelle et la fécondation mutuelle des cultures, risque de rester stérile.
J'ai conscience que ce que j'entreprends n'est pas facile. C'est même impossible. Mais pour citer Panikkar: "seul l'impossible m'intéresse;" ou encore comme il le disait à McGill en 1974:
"What
I am going to say is probably something that cannot be said... and yet it is
also the only thing worth trying to say. And my failure - insofar as I don't
succeed in saying it - is what makes the attempt not only more exciting, but
really worthwhile. Anything that can be easily said is not worth trying to
say." ("Ce que je vais dire est probablement quelque
chose qui ne saurait être dit... et pourtant c'est la seule chose qu'il vaut la
peine de dire. Et mon échec - dans la mesure où je ne réussis pas à le dire -
est ce qui rend l'essai non seulement plus excitant, mais vraiment valable.
Tout ce qui peut être dit facilement ne mérite pas d'être dit.").
Je n'y réussirai donc probablement pas, mais c'est précisément le défi que nous lance le pluralisme de la réalité et de la vérité: de toujours essayer de dire l'indicible. On pourrait peut-être dire que le pluralisme c'est l'art d'écouter; c'est la parole qui est en même temps silence.
C'est au fond, trois conférences interreliées que je vous ai préparées, et que je vous présente de façon trop schématique, sommaire et condensée:
La première est intitulée: "De la pluralité au pluralisme ou de l'approche dialectique à l'approche dialogique". Il s'agit d'y établir la différence fondamentale entre pluralité et pluralisme, et comment on commence à s'éveiller au pluralisme de la réalité et de la vérité.
La seconde, intitulée: "Pluralisme et Société". essaie de montrer comment ce mythe émergent du Pluralisme de la réalité fait éclater les cadres conceptuels auxquels on se réfère constamment aujourd'hui, tels que : Société, Citoyenneté, Démocratie, Québec, Canada, société civile pluraliste, culture publique, en soulignant leur non-nécessité absolue comme cadre conceptuel de délibération.
La troisième, intitulée: "Le pluralisme culturel ou l'interculturalisme: un impératif de la Réalité", essaie de laisser parler le mythe émergent du Pluralisme culturel et de l'interculturalisme, en le distinguant nettement non seulement du relativisme culturel mais de toute idéologie interculturelle: par exemple du multiculturalisme canadien, de l'interculturalisme du gouvernement québécois, mais aussi des diverses théories, modèles ou systèmes interculturels, transculturels, ainsi que du pluriculturalisme et du perspectivisme culturel. J'essaie de décrire comment il s'agit d'un impératif provenant de la nature même de la réalité et comment il est inévitable.
I De la pluralité au pluralisme[5]
ou
De l'approche dialectique
à l'approche dialogique
" Le vrai pluralisme dépasse l'ordre conceptuel
et celui de l'idéologie ."
R. Panikkar
" Là où il y a une synthèse possible entre deux
visions, on ne saurait parler de pluralisme ."
R. Panikkar
" La nature aspire à l'opposé. C'est de là et non à partir de l'égalité que l'harmonie est
produite. "
Héraclite
" L'harmonie implique une polarité constitutive,
qui ne saurait être dépassée de façon dialectique, car elle serait
alors détruite
."
R. Panikkar
Le sens du mot pluralisme est en train de changer. Il émerge comme une notion qui dépasse l'ordre conceptuel, celui de l'idéologie et de la définition, comme une notion existentielle, transhistorique et d'ordre mythique, c'est-à-dire comme un mythe de la réalité et de la vérité. Ce pourrait être là une des découverts thématiques les plus importantes de notre temps. Nous avons encore peine à la déceler et à l'accepter, car cela ébranle une de nos croyances millénaires les plus chères, à savoir que la réalité est réductible à la pensée.
Le pluralisme n'est pas la simple
pluralité.
La pluralité réfère à des objets, des concepts, alors que le pluralisme n'est pas d'ordre objectif. Il ne dit rien directement des objets. Il n'appartient pas à quelque conception particulière que ce soit. Il ne fait pas d'affirmation objective sur le monde. Il est précisément la reconnaissance que le monde dans lequel nous vivons n'est pas seulement un monde d'objets et de concepts, mais aussi de sujets, et que les sujets ne sauraient être réduits à des objets, encore moins à des concepts sans cesser d'être des sujets[6]. Le pluralisme apparaît lorsqu'on découvre la personne, à savoir que tout est personnel c'est-à-dire un noeud dans un filet de relations; qu'il n'y a aucune chose en soi, rien qui ne soit isolé, que chaque être existe dans la mesure où il participe au tout et où il permet au tout de se constituer, de s'exprimer à travers lui.
C'est l'éveil non pas au relativisme mais à la relativité ou relationnalité radicale de toute chose, l'éveil non pas à l'autonomie, ni à l'hétéronomie mais à l'ontonomie. La réalité est un tout qui n'a pas de parties mais des membres. C'est l'éveil à l'autre non pas comme simple objet ou terme d'intelligibilité, mais comme source d'autocompréhension, comme un tu, irréductible à quelque définition, concept que ce soit. On pourrait dire que c'est l'éveil à l'autre, non comme un vide à remplir, mais comme une plénitude à découvrir. Le pluralisme est certes basé sur la perception de la pluralité, mais il inclut aussi une conviction que quelque soit le degré de réalité que nos idées puissent avoir, elles ne sont pas toute la réalité. C'est une attitude fondamentale, une conscience ontique, qui n'appartient à aucun échafaudage conceptuel particulier. Elle surgit quand on reconnaît les limites de la raison et qu'on ne les identifie pas avec les limites de l'Être, c'est-à-dire quand on ne met pas sur le même pied la Pensée et l'Être, quand on ne présuppose pas l'intelligibilité totale du réel. Le pluralisme apparaît lorsque la pluralité devient un problème non seulement intellectuel mais existentiel, quand la contradiction devient aiguë et la coexistence impossible, quand on découvre l'irréductibilité ultime de nos différences, l'unicité totale de chaque être.
Le pluralisme de la réalité et de la vérité nous révèle donc que les différences entre nous ainsi qu'entre les éléments de la nature ne sont pas de simples différences conceptuelles, catégorielles ou logiques, mais beaucoup plus profondes et radicales que cela, et finalement irréductibles à la conscience la plus haute que quelqu'un puisse en avoir, même lorsqu'il s'agit de la conscience qu'on peut avoir de nous-mêmes. Ceci est un fait auquel nous nous butons tous les jours, qu'il s'agisse des personnes, de l'identité, de la culture, de la nature, etc.
Le pluralisme se présente comme
irréductible à l'unité i.e. à une multiplicité intelligible.
Il s'agit de quelque chose qui défie toute classification en un ensemble d'unités. Il ne considère pas l'unité comme un idéal indispensable. Il n'essaie pas de réduire le tout à une somme totale de parties, à une collectivité, à une unité formelle de quelqu'ordre que ce soit, même celle qui ferait place pour des variations (l'unité pluraliste i.e. plurielle), ni à celle du métissage où l'identité serait abandonnée.
Ce n'est donc pas une théorie, un système, un modèle, une idéologie, un cadre ou horizon conceptuel ou même une vision, même ceux et celles qui se diraient pluralistes. Il est irréductible par exemple à une culture publique, même commune, à des raisons communes, à une citoyenneté, à un système à géométrie variable, à une démocratie ou quelqu'unité transcendantale comme Dieu, la nature humaine universelle, à la raison universelle etc., même celle dont nous participons chacun à notre manière.
Le pluralisme apparaît lorsqu'on accède à un éveil, à une conscience qui nous conduit à l'acceptation positive de la diversité dans son irréductibilité - mais une acceptation qui ne force pas les différentes attitudes dans une unité artificielle, ni ne les aliène par des manipulations réductionnistes. Ici le pouvoir n'a pas sa place, ni la règle de la majorité le dernier mot. Le praxis n'est pas réductible à la théorie.
Le pluralisme se tient entre l'unité et
la multiplicité, entre le monisme et le dualisme, sans osciller dialectiquement
entre les deux.
Le pluralisme n'affirme pas qu'il y a une ou plusieurs vérités, mais que la vérité est pluraliste. Alors qu'on peut comprendre la pluralité, on ne peut comprendre, de façon cohérente, le pluralisme. Et il n'a pas à être compris pour exister. Il abandonne le rationalisme mais non la rationalité. Il cherche à atteindre le plus d'intelligibilité et d'unité possible, mais sans requérir un idéal d'intelligibilité totale du réel.
Il ne s'oppose ni à la pluralité, ni à
l'unité sous quelque forme que ce soit, et n'en est pas une critique directe.
Il ne s'oppose pas à l'unité, à la cohérence, à l'intelligibilité, à la rationalité. Il ne fait que mettre en garde contre le totalitarisme de la pensée, contre le logocentrisme. Il nous met en garde contre le danger très grave de n'aborder les questions vitales qu'à partir de nos définitions, nos théories, nos cadres et horizons conceptuels.
Il ne s'oppose pas au monisme, ni au dualisme, mais se situe au niveau du non-dualisme (qui dit ni un, ni multiple[7]), de sorte que la polarité tensile se maintient entre unité et multiplicité, mais sans oscillation dialectique.
Si le défi de la pluralité c'est de faire et d'établir l'unité malgré les différences, d'imaginer une société cohérente etc., le défi du pluralisme c'est aussi de vivre l'harmonie dans et à cause des différences et de maintenir la cohésion et l'équilibre organique, sans exiger qu'il y ait toujours pour cela cohérence et unité. C'est l'effort suprême de composer avec la diversité sans abandonner l'identité, en ayant soin d'aborder cette dernière non pas nécessairement et toujours comme l'unité intelligible des éléments ou facteurs pluriels qui constituent soit mon être, soit ma personne ou communauté ou culture (l'identification), mais comme la conscience que ces éléments ou facteurs appartiennent ensemble. L'identité quelle qu'elle soit, ne saurait être réduite aux interprétations qu'on en a ou qu'on peut en avoir. Seul l'amour permet la découverte de l'unicité totale d'une chose. La science en est incapable car elle approche le monde froidement et impersonnellement i.e. objectivement. On ne saurait aborder convenablement, pas même clarifier la question de notre identité personnelle, sans co-impliquer la race humaine toute entière, voire la terre entière et l'univers dans sa totalité. Il faut une solidarité intégrale.
Le pluralisme de la réalité et de la vérité nous aide à prendre conscience de la différence fondamentale qui existe, entre d'une part, les principes qui sont à la base de notre processus de pensée d'une façon plus ou moins explicite (nos postulats) et d'autre part ce que nous prenons non-réflexivement et de façon non-consciente comme allant de soi (nos mythes, nos présupposés). Il nous aide en d'autres mots, à prendre conscience de la différence fondamentale entre nos expériences et visions du monde d'une part, et la réalité d'autre part. Il nous rappelle que la réalité, même de notre être personnel, ne saurait être réduite aux expériences et interprétations qu'on en a ou qu'on peut en avoir.
Le pluralisme nous amène à reconnaître qu'il peut y avoir plusieurs centres d'intelligibilité v.g. que le logos n'en est pas l'unique mais qu'il y a aussi le mythos; qu'à part le monde des concepts et des objets il y a aussi le monde des sujets et des personnes. De plus, il nous amène à reconnaître qu'il n'y a pas de nécessité ou même de convenance que la réalité soit réduite à un seul centre d'intelligibilité à valeur universelle. Il va même jusqu'à nous aider à reconnaître que la réalité n'a pas nécessairement à être intelligible. Cela équivaut à un appel à la confiance cosmique, i.e. à la conviction, croyance, mythe (à l'acceptation, à l'expérience, au postulat) que la réalité est l'ultime terrain que nous ayons pour trouver sens à quoi que ce soit. La Réalité est notre dernière instance. Elle est cette conscience qui rend possible toute interprétation. On ne saurait rejeter un ordre cosmique sans déjà le présupposer.
Le mot unique et ultime de la vérité? Oui! L'acceptation de la réalité. C'est la conscience que nous sommes dans et de l'univers. Elle a à voir avec la foi, l'espérance, et on l'a parce qu'on aime. On croit alors à la réalité telle qu'elle est et non parce que nous sommes capables de la comprendre.
Le passage de la pluralité au pluralisme
constitue une mutation, à savoir de l'approche dialectique à l'approche
dialogique, sans substitution de la dernière à la première.[8]
Le pluralisme de la réalité nous invite à nous poser la question à savoir s'il peut y avoir une autre façon d'approcher la réalité à part l'approche par la pensée. Par le fait même, il nous invite à une mutation dans notre approche du problème que nous appelons le pluralisme. Au lieu de l'approcher seulement comme celui de solutionner intellectuellement un problème que nous percevons comme purement intellectuel, nous sommes invités à aborder le pluralisme comme étant aussi un problème existentiel, c'est-à-dire un problème qui par sa nature même, ne saurait avoir de solution intellectuelle. Dans ce cas, le pluralisme se présente lui-même comme le discours de la réalité existentielle et mythique elle-même, et donc radicalement différent de tout discours intellectuel qu'on pourrait avoir ou construire sur lui. C'est l'approche dialogique, qui laisse le pluralisme de la réalité dire ce qu'il a à dire et ainsi transformer nos vies...(elles qui ne se donnent pas à nous comme logos, mais comme mythos). C'est la méthode pour la rencontre des personnes, des familles, des cultures et de la nature, de tout ce qui n'est pas totalement réductible à la pensée. C'est une approche holiste, de tout l'être à tout l'être.
Le mythe du pluralisme nous révèle qu'une des tâches les plus urgentes de notre temps - qui veut tout objectiver (même la subjectivité), - pourrait bien être de restaurer ou d'instaurer ce dialogue dialogique, non seulement entre humains, mais aussi entre humains et le cosmos, puis entre le cosmique, l'humain et le divin. Cela nous permettrait non seulement d'éviter le totalitarisme de la pensée, mais aussi de sauver la liberté (que ce soit de la Réalité ou de l'Homme) de sa réduction à la pensée et à l'option humaine.
"Le pluralisme comporte une méthode, mais
n'offre pas une alternative aux systèmes existants... Ce qu'il fait est
d'empêcher, avec des raisons intrinsèques, qu'une méthode ou ensemble de
méthodes se déclarent auto-suffisantes pour approcher une question." (R. Panikkar, p. 258).
La méthode du pluralisme dont je parle et qui est celle du dialogue dialogique, n'exclut pas la critique et la réfutation, mais elle rejette la condamnation totale, les verdicts absolus, la rupture totale de la communication et la soumission inconditionnelle. Elle n'exclut pas l'approche dialectique, mais n'est pas réductible à cette dernière. C'est l'approche de l'apprentissage mutuel et du respect mutuel.
Synthèse et conclusion
"Par pluralisme, j'entends cette attitude
humaine fondamentale qui est critiquement consciente, à la fois a) de
l'irréductibilité factuelle (donc de l'incompatibilité) des différents systèmes
humains qui cherchent à rendre la réalité intelligible, et b) de la
non-nécessité radicale de réduire la réalité à un seul centre
d'intelligibilité, rendant ainsi non-nécessaire une décision absolue en faveur
d'un système humain particulier à validité universelle - ou même un Être
Suprême.
En disant qu'il s'agit d'une attitude fondamentale,
je suis en train de suggérer qu'il n'appartient à aucune construction
conceptuelle particulière. En disant qu'il s'agit d'une attitude humaine,
cela implique qu'il s'agit d'une attitude existentiellement humaine,
i.e. d'une praxis humaine, et qu'on en est conscient. Or cette conscience
est critique et double. Critique veut ici dire réflexive
et consciente de son besoin d'un fondement. Double veut dire ici que
cette conscience est à la fois consciente de sa propre perspective et de sa
relativité.
Le fondement critique du pluralisme consiste à
appliquer à lui-même ce qu'il critique dans tous les systèmes: que tout
fondement est simplement un lieu où l'on s'arrête parce qu'on pense qu'il n'a
pas besoin de fondement ultérieur. Cela ne peut être qu'une croyance qui peut
agir comme postulat pratique basé sur ce que j'ai appelé la confiance cosmique
(voir plus loin)." (R. Panikkar, op.cit., p.
252-253).
"Pour
ce qui est de la conscience double (le perspectivisme et la relativité), la
première n'offre pas de difficulté majeure; quelqu'un à partir du point de vue
de son système de croyance particulier détecte l'incompatibilité de son système
de croyance et celui de l'autre. Les deux systèmes respectifs - chacun de leur
point de vue - ne peuvent être tous les deux vrais. On tiendra à l'un et on
jugera l'autre comme ultimement faux - quoique nous soyons conscients que nos
différentes options métaphysiques sont dues à une perspective diverse sur ces
questions elles-mêmes. On explorerait alors ce qui fait qu'une perspective est
plus plausible qu'une autre et on pourrait soit passer à sa discussion ou
reconnaître la validité relative de cette autre perspective. C'est le point
suivant.
La seconde conscience (la relativité) est plus
complexe. Imaginons trois vues irréductibles de la réalité: A, B et C. De la
perspective du système B, on peut voir non seulement la fausseté des systèmes A
et C, mais aussi leurs conséquences mauvaises. On réfutera alors ces systèmes,
et l'on combattra aussi avec des moyens qui, selon notre système, sont vrais, éthiques
et efficaces. Jusqu'ici il n'y pas encore pluralisme. Le pluralisme apparaît
lorsqu'on réalise critiquement que notre position et notre système ne saurait
prétendre être à ce point absolu qu'il juge les autres comme absolument
faux et mauvais. Le pluralisme lutte contre l'absolutisme, non par un
(également absolu) anti-absolutisme, mais en relativisant tout absolutisme au
moyen d'une recherche de sa contextualité...
L'attitude pluraliste a son origine dans la
praxis humaine et comporte deux intuitions: 1) d'abord que notre connaissance
n'est pas absolue; et 2) que la connaissance représentée par les systèmes A et
C a d'autres sujets qui comprennent et s'auto-comprennent, de sorte que nous,
de notre point de vue, ne pouvons prétendre représenter la totalité de la
situation - quoique, pour notre part, nous nous opposerons à ces
systèmes..." (R. Panikkar, op.cit.,
pp. 253-254).
"Donnons
un exemple pour clarifier. Supposons que je crois que le capitalisme [ou le
système étatique][9] est
théoriquement faux et éthiquement mauvais. Je tiens alors à un système de
croyance qui justifie ma position anti-capitaliste [et anti-étatique]. Je
dirigerai alors tous mes efforts vers le démantèlement de l'idéologie
capitaliste [et étatique], et je prendrai tous les moyens qui correspondent à
cette vision du monde...
Une attitude non-pluraliste cherchera à
dévoiler les racines anthropologiques et métaphysiques du capitalisme [ou de
l'Étatisme] et arrivera éventuellement à la conclusion, si réussie, que la
notion de l'Homme et de la réalité impliquée dans le capitalisme [ou
l'Étatisme], est absolument fausse, même si déguisée par plusieurs couches de
médiations. La lutte sera menée jusqu'au bout.
Une attitude pluraliste va aussi lutter
contre le capitalisme [et l'Étatisme], mais elle va pondérer le fait qu'un
groupe important de gens ne partage pas cette opinion négative - quoique notre
"héro" va dénoncer les motifs nocifs cachés derrière l'idéologie
capitaliste [ou étatiste]. Cependant, l'anti-capitaliste [et l'anti-étatiste]
que je suis, va reconnaître le fait, que certaines gens, non seulement en bonne
conscience, mais avec - de leur point de vue - de bonnes raisons, continuent à
défendre soit le capitalisme, [soit l'État-Nation]. Le résultat sera de
relativiser ma position en continuant ma lutte contre le capitalisme [et
l'État-Nation]. Le dialogue dialectique et dialogal est ici requis, de même
qu'une praxis qui changera les structures enracinées du capitalisme [et de
l'État-Nation]. Mais le pluraliste est également conscient que détruire le
capitalisme [et l'État-Nation] pourrait aussi faire du tort à sa propre
position anti-capitaliste [et anti-étatiste]. La lutte se poursuivra: elle
pourra mener peut-être à une certaine action de guérilla ou de maquis, quoique
non de pleine guerre, et certainement pas de croisade absolue pour écraser le
mal. Le pluraliste sera forcé de reconnaître (j'ai parlé du rôle de la praxis)
que le système capitaliste [ou le système étatique] est aussi une option
légitime au moins aux yeux de ses défenseurs. Ceci mènera à une
relativisation à la fois de ma position et de la position de l'autre, faisant
ici place pour une arène commune de lutte ("agonistic arena"). Cela
pourrait mener à un changement de l'une ou de l'autre position, ou des deux, peut-être
pas pratiquement, mais au moins théoriquement. Éventuellement, les tensions
conflictuelles et destructrices pourraient se transformer en polarités
créatrices. On peut ne pas voir encore comment cela est possible, mais la
possibilité n'en est pas exclue. Le pluralisme ne solutionne pas le
dilemme, mais il prévient la réduction de la réalité à des
"lemmes".
Il est clair que, dans ce sens, le pluralisme
ne saurait être un supersystème. Il n'a rien à voir avec une "identité
sous-jacente à la diversité"... Il n'existe pas d'intuition pluraliste
fondamentale. On ne saurait manipuler le pluralisme comme un facteur
dialectique. On ne peut rassembler les pluralistes contre les non-pluralistes.
Il n'y a pas de pluralisme théorique. Le pluralisme est une attitude humaine,
non un système théorique. Il comporte l'irréductibilité de la praxis à la
théorie.
Le pluralisme nous rend conscients de notre
contingence i.e. de nos limites et nous montre comment composer avec l'absence
de sécurité et de certitude totale et comment vivre avec notre vulnérabilité.
L'expérience commence à nous convaincre qu'une escalade des défensives de
toutes sortes, et la prolifération du soupçon ont un effet contraire. Dans le
pluralisme, on prend position et on risque sa vie."
"On peut certes maintenir que le
pluralisme est faux et donner des raisons pour cela. Ces raisons en viennent à
dire que "notre" système ou mini-système de base est vrai et qu'ainsi
toute autre explication est fausse. Je dis "mini-système de base"
afin de faire de la place pour l'objection la plus commune contre le
pluralisme, à savoir qu'il y a des principes sous jacents qui sont communs à
tous car ils appartiennent à la nature humaine. Ils forment le mini-système de
base, le noyau humain qui défie le pluralisme: ne tues pas ton père et ta mère,
2 et 2 sont 4, on veut tous manger...
Cela nous ramène au mythe: tout système de
base n'est valide qu'à l'intérieur d'un mythe particulier. C'est le mythe
qui prévaut à une certaine période ou dans un certain lieu, mais le mythe n'est
pas universel, même si on le nomme le degré d'évolution de la conscience
humaine, ou simplement le progrès. On sait très bien que ce mythe n'est pas le
même partout.
Il ne faudrait pas confondre les invariants
humains avec des universaux culturels. Les invariants humains existent (tout le
monde mange etc.). Mais non des universaux culturels; en effet, chaque culture
parle une langue et a une façon spécifique de comprendre le sens de manger, de
dormir, de célébrer etc.)
Certes il y a une relation transcendantale
entre les invariants humains et les universaux culturels i.e. l'invariant
humain est un concept formel qui n'a de sens que dans un concept particulier
appartenant déjà à une culture (ou groupe de cultures).
Le pluralisme pour moi n'est pas une idéologie
mais la reconnaissance de notre contingence, de nos limites, de notre
incapacité de faire face aux problèmes comme on l'aimerait. C'est souvent la
révélation douloureuse mais possiblement cathartique, de l'autre comme étant
inassimilable à nous. C'est la condition humaine existentielle.
Le pluralisme n'est donc pas un métalangage,
un arbitre dans les disputes humaines, une panacée intellectuelle. C'est une
attitude humaine ouverte, qui par conséquent implique une dimension intellectuelle
qui surmonte toute espèce de solipsisme comme si nous étions seuls dans
l'univers, ses maîtres et les possesseurs de l'Absolu...
Dans un sens objectif, je ne suis pas un
pluraliste. Personne ne l'est. Mes opinions, croyances, philosophie, religion,
sont aussi limitées, vulnérables, débatables et sujettes à la critique que
n'importe quelle autre. Je ne dis pas qu'il n'y a pas de gens qui prétendent
connaître tout l'éléphant (la réalité), ou qu'ils sont erronés. Je dis qu'ils
ne sont pas des pluralistes...
L'attitude pluraliste ne présente pas une
alternative aux systèmes existants. Elle affirme seulement le besoin d'une
approche pluriperspectivale et interculturelle aux questions de la vie. Elle
empêche, avec des raisons intrinsèques quelque méthode que ce soit de se
déclarer auto-suffisante pour aborder un problème. La paix requiert une
attitude pluraliste, un dialogue auto-critique..." (R. Panikkar, op. cit. pp. 254-258).
"Une
dernière remarque: ma position ici n'est pas anti-modèle, anti-paradigmatique;
je ne dis pas qu'il faut ne pas avoir de position, de cadre conceptuel, de
modèle, comme si mon "modèle" était de ne pas avoir de modèle. Mais
je questionne la nécessité absolue de modèles pour penser et surtout pour vivre
humainement. En d'autres mots, je ne défends pas l'irrationalité mais mets en
lumière la relation intrensèque entre mythos et logos. La parole
n'est pas seulement logos mais aussi mythos. Le mythos est aussi
langage et conséquemment comporte une certaine intelligibilité, quoique non
d'évidence rationnelle. L'Homme ne jouit pas seulement de conscience
rationnelle mais aussi de conscience mythique, qui est différente de la
première. Le mythos n'est pas l'irrationnel. Il faut mythos et logos. Il s'agit
de chercher le maximum d'intelligibilité et d'unité sans requérir un idéal de
compréhension totale de la réalité." (R.
Panikkar, op. cit. pp. 242).
J'aimerais présenter maintenant deux exemples de tout ceci dans les parties 2 et 3 de cet exposé.
II Pluralisme et Société
" La convivialité humaine ne se fonde pas sur la
raison et n'est pas non plus le résultat d'un plan rationnel
parfait."
R.
Panikkar
" C'est du totalitarisme que de nous donner
de choix qu'entre le totalitarisme et la
démocratie."
R.
Panikkar
" La plénitude de la vie n'est
ni l'isolement de monades
individualistes, ni l'agglomération en unités
collectivistes mais communion de touts interdépendants."
R.
Panikkar
Nous avons dit plus haut que le mythe émergent du pluralisme de la réalité et de la vérité rend non-nécessaire la décision absolue en faveur d'un système humain particulier à validité universelle; et ajoutons ici: même si ce système se dit pluraliste, démocratique, anti-pauvreté, égalitaire, équitable, libre, progressiste etc.
On a généralement tendance aujourd'hui à aborder les questions vitales - même celle du pluralisme - à partir des notions conceptuelles et idéologiques, d'une part de société, d'État-Nation, de citoyenneté, de démocratie, de Québec, de Canada, de société civile, de souveraineté, et d'autre part de pluralisme au sens par exemple de libéralisme, de droits individuels, de libertés civiles et de Chartes de droits etc. Comme s'il s'agissait là de cadres référentiels absolument nécessaires. On fait de même en parlant de pauvreté et de richesse à partir des notions d'argent, d'emploi, de salaire ou encore en parlant de l'être humain à partir d'un dénominateur commun i.e. la nature humaine supposément universelle basée sur des besoins et des droits fondamentaux comme la rationalité, la liberté, l'égalité, le pouvoir de décider, etc.
Dans cette partie, j'essaie d'illustrer comment le mythe émergent qu'est le pluralisme de la réalité et de la vérité, est en train de faire éclater la nécessité absolue de tous ces cadres conceptuels de référence. Il nous révèle d'abord que le pluralisme de la réalité ne saurait se plier et se réduire à quelque notion conceptuelle ou idéologique que ce soit v.g. celles de libéralisme, de Charte de droits individuels, de libertés civiles ou même de souveraineté de la personne, de l'être humain, de la majorité, etc. Cela équivaudrait à réduire le pluralisme soit à la pluralité, soit à l'unité, et à détruire la notion profonde de la liberté et de l'Homme et de la Réalité à l'égard de toute pensée.
Il nous révèle ensuite - et ce sera le propos principal de cette 2e partie - que le problème majeur que constitue la notion moderne qu'est celle de société[10] est son refus d'abdiquer son statut comme étant ou devant être l'ultime source de cohésion et d'intégration sociale ou même comme étant ou devant être l'ultime unité d'analyse politique et sociale, le critère intégrateur par excellence des relations sociales. Il nous révèle que la notion courante du politique et de l'ordre social qui se limite à la problématique posée par l'État-Nation, la citoyenneté, la société civile, la démocratie, la culture publique, et même par l'idéologie de société pluraliste, nous met dans un cercle vicieux.
La société moderne aime se définir comme pluraliste. Elle parle couramment de l'État pluraliste, de démocratie, de citoyenneté et de société civile pluraliste. C'est même de sa nature de l'être. Mais qu'entend-elle par cela? Le pluralisme comme mythe, comme impensé? Le pluralisme de la réalité et de la vérité? Nullement. Son pluralisme est une idéologie, synonyme de libéralisme, ce dernier étant une idéologie de la liberté qui est anthropocentriste, logocentriste, autonomiste/hétéronomiste i.e. individualiste et souverainiste. C'est un pluralisme qui se situe alors au niveau de l'ordre conceptuel seulement. Il est un résultat de la seule pensée humaine. C'est la consécration de la pluralité et de l'unité par une majorité d'individus, sur la base de leur choix collectif. Ici, le pluralisme de la réalité et de la vérité doit se plier à la pensée humaine, à sa volonté, à ses choix. Il se voit "piloté"par la raison.
Or le mythe du pluralisme de la réalité - si l'on se permet de l'entendre et d'y participer - est en train de plus en plus de nous révéler le caractère problématique, insidieux, unitariste, monoculturel, mensonger, aliénant, réducteur, totalitaire et antagonique d'un tel point de départ lorsqu'il se considère comme cadre conceptuel absolument nécessaire et universel.
Les notions idéologiques de pluralisme et société, de citoyenneté, de démocratie et d'État, de société civile pluraliste, nous détournent alors finalement de notre être personnel, familial, communautaire, culturel, ainsi que de la réalité quotidienne de nos vies dans son intégralité organique et son ontonomie. Il faut donc les dépasser.
Le pluralisme de la réalité ne nous demande pas de rejeter tout ce qui vient sous ces notions conceptuelles, mais de cesser d'en faire les points de référence premiers et absolument nécessaires de toute réflexion. Il ne nous offre pas une alternative conceptuelle, une nouvelle idéologie, construction ou configuration, mais nous permet d'en faire la critique radicale, de les dépasser, d'avancer des considérations, nouveaux horizons ou nouvelles cosmovisions. Il permet aussi un dialogue véritable entre des cadres ou cosmovisions radicalement différentes et irréductibles, sans faire du pluralisme de la réalité une nouvelle idéologie, un nouveau modèle, un système pluraliste, ce qui serait une contradiction dans les termes. Le pluralisme de la réalité nous met en garde contre la tentation de la réduire aux expériences et interprétations qu'on peut en avoir, soit seuls, soit ensemble, même si ces dernières en font partie.
Est-il encore possible de parler de société vraiment pluraliste après tout cela? Nous dirons à quelles conditions, préparant ainsi le terrain pour notre 3e partie, qui traitera du pluralisme culturel et de l'interculturalisme comme mythe émergent et impératif de la réalité.
La notion moderne de société.
Son caractère
insidieux.
Le pluralisme de la réalité nous révèle le caractère insidieux des notions d'État-Nation, de citoyenneté, qui se présentent comme un fait accompli, quitte ensuite à se déclarer indispensables pour résoudre les problèmes qu'elles ont suscitées et qu'elles suscitent, nous déclarant solennellement qu'on ne saurait en aucun cas nier la responsabilité de l'État, comme si on avait nécessairement besoin de l'État pour être des personnes, des familles, des communautés et avoir une bonne vie. Il ne viendrait jamais à l'esprit qu'on pourrait ne pas avoir besoin de l'État pour être une personne épanouie et qu'alors l'État et les organisations communautaires feraient bien de respecter la vie de ces gens-là, et ne pas y mettre d'obstacles. Il se pourrait même que le rôle de l'État soit justement de cesser d'y mettre obstacles. Cela requiert de la part des personnes, une confiance en soi et dans les autres personnes et famille/communautés qui les entourent.
Son caractère
unitariste.
Étant donné qu'elle est basée uniquement sur la pensée et la rationalité humaine et que c'est de la nature de l'intellect de réduire la multiplicité à l'unité, à la cohérence, la notion de société requiert toujours d'abord un principe de cohérence, une unité formelle et une intégration à une unité formelle, comme nous l'avons vu plus haut: une tête, une loi pour tous, une culture publique commune même si elle admet ou tolère certaines variations secondaires. Or le pluralisme comme nous l'avons vu, n'est pas la pluralité et n'est pas réductible à l'unité. La réalité ne cherche pas à tout unifier. Au contraire. Elle cherche la diversité comme condition et présupposé de l'harmonie. Elle ne cherche pas l'harmonie malgré les différences, comme si elle ne faisait que les tolérer. Elle ne confond pas la cohésion avec la cohérence, car la cohésion ne vient pas de la cohérence. La notion moderne de société est donc antagonique au pluralisme de la réalité et de la vérité. Elle se voit donc de plus en plus invitée à transcender toute idéologie unitariste, tout en cherchant le maximum d'unité possible. Certes l'intelligence comme telle ne peut se transcender elle-même mais on peut la transcender sans la rejeter. Cela se fait par le mythe, par l'approche dialogique.
Son caractère
monoculturel.
Le pluralisme de la réalité nous révèle que lorsqu'on dit le mot société (du latin socius: compagnon), on est déjà dans une culture qui n'est pas nécessairement partagée par tous et qui n'a pas à l'être. Il en est de même des notions d'État, de citoyenneté, de société civile etc. L'autochtone par exemple, lorsqu'il réfléchit sur ce qu'on nomme l'ordre social, ne parle pas du Québec, du Canada, de l'État-Nation ou de la société civile ou même de la société humaine, mais du cercle de la vie, de la parenté de tout ce qui existe: hommes, plantes, animaux, rivières, astres, vent, etc. qu'il nomme la Grande Harmonie. De plus, nos ancêtres occidentaux parlaient eux-mêmes du cosmos, de l'univers, d'Universitas, de monde et de la réalité. Cette notion de societas n'est apparue qu'avec le modernité, à la fin du Moyen Age. Elle est née avec l'État-Nation, du dépérissement de la vie communautaire et de la réduction de l'être humain à un être rationnel, qui ne croit qu'il vit que lorsqu'il pense.
Son caractère
mensonger, réducteur et aliénant.
a) Une notion antropocentriste: qui réduit le peuple aux
seuls êtres humains.
Pour elle, le cosmos et les autres non-humains: terre, eau, feu, plantes, animaux, astres etc. ne constituent pas la société ou le peuple, n'étant que des commodités, des ressources à exploiter pour le bien commun du peuple des seuls humains. L'homme n'y est plus alors un être naturel et un fruit cosmique, mais une entité isolée et séparée de la nature, qui se croit l'auteur souverain de lui-même, de la réalité et de la vie. C'est une notion qui l'aliène de la vie.
Cela va à l'encontre de toute la culture autochtone traditionnelle pour qui le peuple c'est tous les êtres vivants, mais aussi à l'encontre de la culture occidentale traditionnelle comme nous l'avons dit plus haut.
La notion de société, héritée du droit naturel moderne et née avec l'État-Nation, fausse toute question d'un monde et d'une nature pluraliste et la réduit à la question du pluralisme entre humains seulement. Elle évacue le Pluralisme de la Réalité et de le Vérité et essaie de le faire entrer dans sa camisole étriquée et abstraite de société, de citoyenneté, de démocratie, de culture publique, etc. On peut comprendre dès lors pourquoi la société moderne, en essayant de s'asseoir sur le pluralisme de la réalité et de la vérité est hantée par cette dernière. Le pluralisme de la réalité fait éclater toute cette réalité virtuelle et fictive qu'est la société, la citoyenneté, la société civile et sa notion de culture publique (même commune et plurielle).
b) Une notion logocratique, basée sur le totalitarisme de la
raison.
De plus, la société moderne, dans sa notion même, définit ses composantes les êtres humains d'abord et avant tout comme des êtres civils et civilisés i.e. rationnels; elle aborde la réalité sociale non plus comme un organisme mais comme une organisation rationnelle et cohérente dont le fondement ultime est la rationalité objective et scientifique. La raison et la loi humaines y sont souveraines, absolues.
Pour elle, qui dit société dit d'abord en tout premier lieu: un anthropocosme, un logocosme, un système de représentations et de sens, un système de planification bureaucratique et informatique, un technocosme, un mécanisme social. La culture de la société relèverait de la raison universelle de l'être humain universel, raison qui serait donc transculturelle, transpersonnelle, transcommunautaire, transreligieuse, transethnique, basée sur les droits humains universels que la raison universelle aura définis et établis comme tels. C'est le bien impersonnel qu'est la culture publique... L'être humain, serait donc, selon elle, transpersonnel, transcosmique, transcommunautaire, transethnique, transculturel et transreligieux.
c) Une notion dépersonnalisée et dépersonnalisante, basée
sur l'individu (privé et/ou collectif)
La personne humaine y est alors définie par les prêtres de cette organisation, d'abord et avant tout comme un citoyen, une unité individuelle et singulière de cet individu (ou unité) collectif appelé la collectivité, la respublica. La personne dans toute sa richesse intégrale, humaine, cosmique, sacrée et mystérieuse, est alors remplacée par l'individu autonome, l'ego, cet être en soi, isolé, abstrait, payeur de taxes, consommateur de biens, producteur de PNB, une statistique, une carte d'identification, une majorité, une minorité, un chômeur ou un travailleur, un salarié ou non-salarié, un exclus ou un inclus du système, un client ou usager des services publics, un immigrant, un réfugié, une partie, un secteur, monsieur tout le monde. Elle réduit l'identité à l'identification et à l'interprétation qu'on en fait, comprenant l'identité comme l'unité intelligible des éléments multiples qui la constituent alors qu'elle est plutôt la conscience que ces éléments appartiennent ensemble. Elle oublie que l'identité est de l'ordre du mythe, alors que l'identification est de l'ordre du logos.
d) Une notion désorganismante.
Elle remplace ce qui est organique par le mécanique et l'organisationnel; elle réduit le communautaire au collectif et à l'associatif, la communauté à la collectivité i.e. à une somme totale de parties ou à l'association[11] .La communauté familiale, tribale et nationale perd alors son sens animiste et est remplacée par ou subordonnée à la collectivité, qu'on confond avec le tout. C'est ce qui fait qu'aujourd'hui on ne fait plus de différence entre communauté et collectivité, nation et état, organisme et organisation (ou association), ou entre holiste et global. "L'organisme" officialisé a remplacé l'organisme familial naturel. Elle détruit la famille en la réduisant à un partenariat. Le père, la mère, le frère et la soeur sont réduits à des partenaires, à des collègues et au plus à des amis. On ose même ridiculiser la relation paternelle et maternelle en l'appelant paternariat (patriarchat) ou maternariat (matriarchat) comme si être père et mère étaient par nature des relations de pouvoir hégémonique. On oublie que le tout ou la communauté ou le peuple est beaucoup plus que la somme totale des individus plus ou moins isolés, qui le (ou la) compose. On réduit un peuple à une population, à la populace, à la masse et aux masses; le communautaire à un secteur ou à l'intersectorialité ou au partenariat. Ce qui est un appauvrissement de la réalité communautaire qui est toujours holiste et holisante.
e) Une notion réductrice du socio-politique.
La notion moderne de société non seulement a tendance à réduire la plénitude humaine et la bonne vie à son statut socio-politique et à oublier de tenir compte que la libération de l'homme a aussi une dimension plus radicalement constitutive, mais aussi à oublier que la conscience socio-politique n'a pas à passer nécessairement par cette collectivité abstraite qu'est le système officiel étatique, ou même le citoyenneté et la société civile; d'ailleurs, la solidarité de la vie dans son ensemble ne constitue-t-elle pas la conscience sociale et politique dans sa couche la plus profonde et la plus importante?
f) Une notion déculturante et appauvrissante.
La notion moderne de société a tendance à réduire la culture à une étiquette, un objet, une chose, un bagage, à quelque chose de confinant, de limitant, de mesquin, d'étroit, à un obstacle, une fermeture, quelque chose de fixe, de particulier et de particularisant, un secteur de la vie différent de l'économique, du social, du politique, du juridique, du rationnel, de l'universel. D'où la tendance de la société soit à l'éliminer, soit à la parquer dans un compartiment de la vie nommé les arts, la littérature, le cinéma etc, soit à la dépasser comme étant une chose du passé sans grande importance.
(Voir plus loin la notion de culture)
g) Une notion injuste.
L'ordre naturel - la justice, le droit - se voient remplacés par ou réduits aux définitions officielles: la légalité, l'égalité, les droits de l'homme, l'État de Droit, la Charte des droits de l'individu. Le droit naturel de la personne n'existe que lorsque la société l'a défini comme un droit individuel. Le droit naturel d'une tribu, d'une nation, d'un peuple, n'existe alors que lorsque la société (i.e. la majorité) l'a défini officiellement comme tel. On peut comprendre alors pourquoi la société ne reconnaît comme peuples et sociétés que les collectivités étatiques définies par la société, à savoir la société étatique qu'est le club exclusif des Nations-Unies. On comprend pourquoi on ne considère vraiment comme nation et peuple que les États-Nations.
h) Une notion aliénante.
Bref, c'est une notion aliénante au sens qu'elle nous aliène du mythe de notre identité et remplace cette dernière par le logos de l'identification et la construction de l'ego; elle nous aliène de la personne et la remplace par l'individu, l'ego ou l'unité chiffrable; elle nous aliène de la conscience pure et la remplace par le conscience réflexive; elle nous aliène de notre être (l'ontonomie) et le remplace par notre pensée et nos options (l'autonomie); elle nous aliène de la notion profonde de liberté de l'être et la remplace par la liberté de penser et de choisir. On finit par oublier que le monde n'est pas simplement une construction humaine ou une fabrication de la pensée et de la raison, mais un don mystérieux de la vie et une harmonie invisible plus réelle que celle de nos planifications et institutions purement humaines et rationnelles.
Dépasser les notions de société (d'État (Québec-Canada), de citoyenneté, de société civile, de démocratie et de souveraineté).
Les signes qu'on essaie de dépasser ces concepts sont de plus en plus nombreux. On cherche à dépasser l'État-Nation en parlant de société civile, mais on parle aussi d'écosociété, de société plus humaine, personnelle, communautaire, spirituelle, plus locale ("small is beautiful" / "home perspective", biorégionale...) plus simple, plus responsable et participative. On parle aussi d'humanisme intégral, de société plus naturelle, plus organique et artisanale, d'économie sociale, informelle, vernaculaire, de politique animiste, de vie plus holiste et rythmée. On parle d'être (plus que d'avoir), de simplifier plutôt que d'accumuler, d'être les artisans de sa vie plus que les maîtres. On parle d'une société plus juste, de la révolution de la suffisance, de la fin, soit de l'État-Nation, soit de l'ère du développement et de la modernité, d'alternatives au développement, de régénération du communautaire, de déconnecter la question de la justice de celle du développement, de société plus libre et moins standardisée et homogénéisée; on veut qu'elle soit pluraliste au sens de respecter les différences et les identités à appartenance multiple. On parle de démocratie directe, radicale, qui remette le pouvoir au peuple et aux personnes, ou qui reconnaisse le pouvoir des personnes, ces dernières n'étant pas des vides à remplir mais des plénitudes à découvrir. On parle d'écoute contemplative à l'égard des personnes et des êtres, de célébration de la vie et du présent, de l'authenticité, de dialogue non seulement dialectique mais dialogique.
C'est comme si l'on cherchait une anthropologie radicalement nouvelle, c'est-à-dire qui soit liée à une nouvelle cosmologie (et non à un nouveau concept scientifique de l'univers), une nouvelle cosmovision intégrale, un mythe englobant nouveau. C'est comme si l'on était en train de découvrir que la réalité est beaucoup plus que la conscience qu'on peut en avoir, qu'on ne saurait réduire l'Homme, la personne, la vie, à l'expérience et à l'interprétation qu'on peut en avoir, même si ces dernières sont des composantes des premières.
Nous sommes en train de découvrir que l'Homme n'est pas simplement un être humain, mais cosmique, que le cosmos n'est pas une simple commodité à son service ou qu'il peut manipuler à volonté sans conséquences graves, mais une dimension constitutive de son humanité. S'il détruit un membre du cosmos il se détruit lui-même. Les arbres, les animaux, les plantes, les rivières etc. sont sa parenté - frères, soeurs, oncles, tantes, etc. - et sont donc aussi le peuple, autant que les humains. L'Homme est un fruit du cosmos et non seulement un résultat de sa pensée humaine, de ses options, de ses constructions et projets de société. L'Homme n'a pas le droit de réduire son humanité à son projet de société et à sa construction autonome de son identité. L'Humanité n'est pas un être en soi, isolé, souverain ou même autonome. L'Homme est une réalité ontonome[12], anthropothéocosmique[13].
Il n'est donc plus un simple être rationnel, mais une crystallisation unique de l'univers tout entier. Il est une réalité holiste qu'on ne saurait réduire à sa conscience ou à l'expérience qu'on pourrait en avoir.
L'Homme est donc toujours une personne et non un individu autonome qui serait principe et fin de son existence. Chaque personne s'est pas un simple ego mais un noeud de relations dont elle n'est pas la maîtresse, même si elle en est co-auteure et co-artisane avec le reste de l'univers.
L'Homme comme personne est donc toujours et avant tout un être familio-communautaire, profondément interdépendant de tout ce qui constitue l'univers: ancêtres, parents, que ce soit d'autres humains ou la terre, le soleil, les insectes, l'air, l'eau, le vent, la lune, les étoiles. Ce n'est donc pas d'abord un citoyen ou être civil (de "civis, civitas": cité), ni partie d'une construction objective, abstraite, résultat de la pensée humaine, et qu'on nomme la cité, la ville, l'État territorial, la société civile. Ce n'est pas non plus un être souverain.
Tout comme on ne saurait réduire la personne à l'individu autonome, on ne saurait réduire la communauté et le communautaire à l'association et à l'associatif où à l'intersectorialité comme on le fait trop souvent. De même, la nation correspond à la notion de personne et de communautaire, alors que l'État et l'association correspondent à la notion d'individu (ici collectif).
Il me semble qu'il nous faudrait donc soustraire l'Homme, la personne, le familio-communautaire, la nation et le cosmos lui-même (qui est un de ses constituants), à la tutelle de la société, de la citoyenneté, de la société civile et même de la démocratie.
On ne saurait surmonter la démocratie qu'en faisant l'expérience d'une nouvelle cosmovision où le demos (le peuple) ne peut avoir de Kratos (pouvoir) que si le peuple est plus que la population (la somme totale des individus plus ou moins isolés), plus que la majorité, et que si le peuple est composé de personnes et non d'individus autonomes, souverains et maîtres de leur destinée. Bien plus, on ne saurait surmonter le démocratie si, dans cette nouvelle vision, le peuple (et donc la personne aussi) n'est pas cosmos.
La recherche de la justice n'est plus alors la simple lutte des classes pour l'égalité économique (i.e. monétaire) ni la lutte pour l'intégration des exclus dans le système de la cité, mais la recherche aussi de la libération de la personne, du remembrement de l'être humain, de sa réintégration à toute la réalité humaine, cosmique, divine; c'est la recherche aussi de son salut intégral, de la dignité intégrale de la personne, celle qui échappe finalement aux définitions que la société et ses personnes peuvent lui donner. Ce n'est pas la seule quête de cohérence mais celle aussi de la cohésion et de l'harmonie de l'univers; un espace où chacun et chaque chose a sa place naturelle, sans réductionnisme unitaire. Il y a là quelque chose de plus organique et symbiotique qu'organisationnel et bureaucratique. On cesse alors de réduire la justice et le droit à la légalité et aux chartes des droits de l'individu; on cesse de réduire les personnes à des unités standards, des egos, des majorités et minorités; on cesse de réduire les communautés à des associations, la nation à l'État et à une collectivité, le lien communautaire au lieu associatif et sociétal, sans nécessairement condamner tout ce qui vient sous les termes d'association, de citoyenneté, de collectivité, de société civile, de majorité et de minorité.
Il s'agit de cesser de réduire la plénitude humaine et la bonne vie à son statut sociopolitique, et cesser de penser que la conscience sociopolitique doit passer nécessairement, toujours et d'abord par le système officiel étatique, par la citoyenneté et même par la société dite civile. Il s'agit de s'éveiller au fait que la vie dans son ensemble-relations interpersonnelles, familiales, de voisinage, relations animistes au cosmos, relations à la dimension sacrée de toute la nature, - constituent la conscience socio-politique dans sa couche la plus profonde et la plus importante[14].
Le mythe du pluralisme de la réalité nous émancipe donc, non seulement de la tutelle idéologique de cette notion moderne abstraite, fictive et virtuelle qu'est la société, la citoyenneté, la démocratie, la souveraineté et la société civile, mais aussi de la tutelle idéologique du "pluralisme libéral" qui emprisonne présentement le pluralisme comme mythe, le réduit et le dissipe. Bref, le pluralisme de la réalité fait éclater la notion conceptuelle et idéologique de société pluraliste, de citoyenneté pluraliste, de culture publique commune pluraliste, de démocratie pluraliste, de société civile pluraliste, comme cadre de référence d'une réflexion en profondeur sur Pluralisme et Société.
Est-il encore possible de parler de
société etc... pluraliste?
Oui, si l'on entend ces deux mots ensemble au sens conceptuel et idéologique de collectivité ou agglomération plurielle, de majorité composée d'individus autonomes réductible(s) à l'unité. D'ailleurs c'est le sens courant de société pluraliste dans la culture dominante en Occident moderne.
Mais si le mot pluraliste est pris au sens mythique de pluralisme de la réalité, il y a alors contradiction dans les termes, à savoir société (i.e. unité) et pluraliste (i.e. irréductible à l'unité).
À moins qu'on ne prenne le mot société aussi, non plus comme concept général et unitaire, mais comme symbole et réalité mythique[15].
La société comme
notion pluraliste.
La notion de société est vécue alors comme radicalement pluraliste, de sorte qu'elle ne saurait être réduite au concept moderne de société ni à ses variations d'une société à l'autre v.g. la société québécoise, la société canadienne, la société italienne etc. Société (mythico-symbolique) n'est plus alors une notion plurielle ou homogène, mais pluraliste i.e. irréductible soit à l'unité, soit à la pluralité, soit à une combinaison contradictoire des deux où l'on se trouverait dans une relation d'opposition et de contradiction constante.
Quand on dit société, on peut alors référer à des notions tellement loin de la notion moderne de société que cette dernière - la société moderne - aurait possiblement difficulté à les appeler société au sens civiliste étatique, démocratique, nationalitaire, citoyen, conventionnel. On pense ici par exemple aux notions autochtones du Cercle de la Vie, du Cercle de Parenté de tous les êtres vivants, du Peuple qui comprend les animaux et la terre etc, de la Grande Harmonie ou Grande Paix (v.g. la Kayanerekowa ou l'Île de la Tortue, chez les Iroquois), de la communauté clanique au sens totémique, de la communauté ou nation animiste au sens tribal et lignager, de la confédération de ces nations animistes (v.g. la Maison Longue Iroquoise). On pense aussi aux nations (animistes claniques, tribales et lignagères) d'Asie, d'Afrique et même de l'Occident traditionnel.
Parmi d'autres équivalents homéomorphiques, on peut parler de la société comme d'une tradition, en entendant tradition au sens d'articulation ambiguë entre une mémoire immémoriale et un futur éternel[16]. Ou encore de ces "sociétés", qui à la différence de l'Occident ne séparent pas le civil et le spirituel/religieux: la Umma (islamique), la Sangha (Bouddhique), la confrérie arabe, le Dharma (Hindou-Bouddhique), Bharat (Inde[17]) où il y a des jatis (communautés que les Occidentaux ont séctorialisées et classifiées en les appelant castes) etc.
Nos ancêtres occidentaux européens parlaient du cosmos, du monde (racine étymologique: moun: ancêtres, lieu des ancêtres), d'"universitas" (l'univers ou le monde entier). Ils parlaient aussi de nations (animistes) avant même que survienne la notion de "societas", d'État, de citoyenneté, de civilisation et de société civile. (On sait comment le mot "nation" aujourd'hui a été récupéré et réduit à la notion de société, d'État, de société civile).
Aujourd'hui les anthropologues parlent de tout cela comme étant des "sociétés", mais des "sociétés" primitives, arriérées, qui ne sont pas des sociétés civilisées, civiles. La notion occidentale et moderne de société est-elle capable de s'ouvrir et d'inclure dans sa notion le pluralisme du lien socio-communautaire de la réalité? On peut en douter, à cause de son monoculturalisme et totalitarisme invétéré. Mais on ne saurait non plus à priori, exclure cette possibilité.
L'expérience que nous faisons aujourd'hui du pluralisme de la réalité et de la vérité relativise radicalement notre notion de société (on n'a qu'à penser à ce qui se passe avec les Nations Autochtones qui refusent de se faire encadrer soit par le Canada, les États-Unis et le Québec ou par ce qu'on nomme la société étasunienne, canadienne, québécoise). Puis combien de personnes, communautés et nations même nées ici refusent d'être définies comme étant d'abord canadienne et/ou québécoise, ou comme citoyennes de ces sociétés?
Le pluralisme de la réalité nous pose donc une question fondamentale: doit-on commencer notre réflexion (sur la réalité de nos vies) à partir du cadre conceptuel et idéologique de société, de démocratie, de Québec, de Canada etc.? Ce cadre est-il suffisant? Doit-on même commencer notre réflexion à partir de quelque modèle conceptuel que ce soit? Ou devrait-on commencer à partir de l'horizon mythique pluraliste de la réalité, un horizon qui permette de parler avec autant d'importance par exemple du Cercle de la Vie, de l'Île de la Tortue, de la nation-étatique, de l'Amérique, de la Laurentie etc[18]. ce qui permettrait un véritable dialogue et une harmonie dans nos différences profondes, précisément parce qu'aucune ne commande et n'a à commander. Est-il nécessaire de préciser ici à nouveau que l'horizon pluraliste de la réalité dont nous parlons, est non un "horizon conceptuel", "un cadre, un modèle ou un système pluraliste" ... même s'il est toujours inculturé et inséparable du logos (v.g. de la pensée)?
À quelles conditions?
Une chose semble certaine, c'est que seulement une société ouverte peut être une société pluraliste. Mais cela requiert une force transcendante qui l'empêche de se refermer dans son auto-interprétation.
Si nous n'acceptons pas un point transcendant non-intelligible, alors évidemment, un a raison et l'autre a tort et on ne peut accepter une plus haute compréhension qualifiante de nos positions respectives. Une société pluraliste ne saurait donc subsister comme telle, que si elle reconnaît un centre qui transcende l'entendement que peut en avoir quel que membre que ce soit ou la totalité des membres à un moment donné. La reconnaissance de ce centre implique un certain degré de conscience qui variera selon le temps, le lieu et les personnes concernées, et qui n'est jamais couvert par l'objet de conscience; en d'autres mots, le pluralisme présuppose toujours qu'il y a un reste de conscience pure qui n'est pas conscience réflexive. La société est alors plus que la somme totale des individus qui la compose, plus que la majorité et que la société elle-même.
C'est une société qui ne requiert pas nécessairement l'unité même dans le cas où l'unité permet des variations. Le lien de cohésion n'y est pas quelqu'objectivation que ce soit, mais la vie elle-même. Il s'agit alors de cela qu'aucun mot ne peut exprimer: le mystère de la vie, de la réalité qu'est chacun de nous. Une société est pluraliste dans la mesure où elle est basée sur le pluralisme de la réalité.
L'approche alors n'est plus celle de l'autorité et du pouvoir mais celle d'obéir ensemble à une instance plus haute, à une valeur plus haute que chaque membre reconnaît et qu'aucun ne contrôle; ce n'est pas connaître la solution, mais chercher ensemble dans la loyauté à un esprit commun, supérieur aux deux (ou plus) membres. Le consensus signifie ultimement marcher dans la même direction et non avoir une seule vue rationnelle.
Le problème du pluralisme n'a pas besoin d'être toujours solutionné en maintenant l'unité[19]. Chaque personne et groupe a son coefficient propre de cohérence, d'uniformité et d'harmonie. Comme règle générale, chaque société devrait s'efforcer d'être aussi pluraliste qu'elle peut se le permettre, mais chaque société a ses limites.
Le passage de la pluralité à la pluriformité et de là au pluralisme, appartient aux douleurs d'enfantement de la création, au dynamisme même de l'univers. Toute érection d'absolus même un (également absolu) anti-absolutisme conduit à la disparition du pluralisme.
Une société pluraliste est une réalité flexible qui dépend de la santé ou du pouvoir spirituel de ses membres. On n'est pas pluraliste en intégrant toute chose dans une cosmovision "pluraliste". On l'est en croyant que personne d'entre nous n'a la clef, n'a accès au centre de l'univers - si un tel centre existe. Avoir assez de retenue pour ne pas tenter de tout penser, de peur de détruire et le "pensé" et le penseur, ce n'est pas de l'irrationnalisme, mais de l'humilité intellectuelle, du simple bon sens.
Le critère de la réalité c'est précisément d'être imperméable à la pensée, d'être sans critères. Nos différences sont donc les rayons colorés d'une lumière qui ne se voit pas.
III Le pluralisme culturel ou interculturalisme.
Un impératif de la
réalité.
" De plus en plus les cultures
refusent de chanter leurs chants du cygne et de quitter le théâtre qu'est le monde pour entrer dans
les manuels
de l'histoire. Vraiment, les cultures ont commencé à revenir, comme
l'inconscient de Freud,
pour hanter le système moderne des États-Nations."
Ashis
Nandy
Le pluralisme culturel comme mythème (du
pluralisme)
Nous avons parlé plus haut du pluralisme comme mythe. Or, ce pluralisme comme mythe a de nombreux mythèmes interreliés: par exemple le pluralisme personnel, communautaire, le pluralisme identitaire, le pluralisme herméneutique, philosophique, théologique, le pluralisme de la nature, le pluralisme cosmique, le pluralisme humain, le pluralisme social, économique, politique, juridique, éducatif, linguistique, artistique, religieux etc.
Je dis bien "mythèmes" et non champs mentaux (logothèmes), pour éviter de faire de chacun de ces mythèmes de simples objets, catégories ou disciplines intellectuelles et scientifiques, à savoir des territoires conceptuels, des chasse-gardées ou secteurs de la vie, comme a tendance à le faire une approche purement objective, logique, conceptuelle, rationnelle. Je le dis pour éviter de fractionner ce qui est indivis, une robe sans couture: la vie, la réalité.
Je vais donc parler maintenant du pluralisme culturel comme d'un mythème du mythe du pluralisme, évitant ainsi de faire de la culture un simple objet ou "secteur" de la vie, à côté des "secteurs" politique, économique, social, religieux, comme le fait ordinairement le discours dominant lorsqu'il parle du pluralisme culturel. Je vais faire de même pour l'interculturalisme, évitant par là de le confondre avec l'intersectorialité v.g. entre le secteur communautaire et secteur culturel, entre secteur politique et secteur culturel, entre secteur économique et secteur culturel, etc. comme on le fait couramment.
Je refuse en d'autres mots, de réduire la culture, comme le politique, l'économique et le religieux à de simples catégories mentales qu'on essaie ensuite de relier artificiellement par ce qu'on nomme couramment l'intersectorialité ou l'interdisciplinarité, et qui mène toujours à nous éloigner de la réalité de la vie dans sa dimension profonde, holiste, inobjectifiable, insécable, imbricolable.
En parlant du pluralisme culturel, je parle donc par le fait même du pluralisme politique, économique, social, identitaire, religieux, herméneutique, personnel et naturel etc., ces divers mythèmes du pluralisme étant inséparables.
La culture comme mythe englobant[20]
De plus en plus - et malgré les attaques de la société moderne contre la notion de culture - on commence à considérer la culture, non plus comme un simple objet, une étiquette, une catégorie, un simple résultat de la pensée humaine, mais comme un mode intégral de vie, d'être et agir. Ce n'est plus un simple secteur de la vie humaine, à côté des secteurs économique, politique et social etc., mais une dimension fondamentale et englobante de l'être humain. "Une façon d'être, de vivre, de voir, de goûter le monde, la réalité, la vie". C'est une cosmovision[21].
La culture devient pour nous beaucoup plus qu'une simple donnée historique, ou un simple système de signes et de sens, ou le simple savoir-faire et savoir-être d'un peuple, ou l'univers logique et conceptuel dans lequel nous vivons. Elle est aussi et d'abord cette dimension intégrale, profonde, invisible, qui échappe à toute pensée, et qui imprègne toute la vie d'une personne, d'une communauté, d'un peuple, à un moment donné de l'espace et de temps. On découvre de plus en plus la culture comme étant aussi et d'abord le mythe englobant ou l'univers mythique et transhistorique dans lequel nous vivons, en entendant le mot mythe ici comme l'impensé, etc. tel que décrit plus haut.
L'Homme n'est plus considéré alors comme un simple être rationnel, mais aussi comme un être culturel en tout ce qu'il est et fait. Il a toujours une identité culturelle irréductible à l'expérience et à l'interprétation qu'il en a, irréductible à la pensée, même si elle est inséparable de la façon dont il la pense.
La culture n'est donc plus qu'un simple objet de pensée et de volonté, qu'un simple "bagage" ou projet. Elle ne peut être manipulée, "bricolée", "gérée" comme on manipule des cacaouettes ou des objets.
Il s'agit d'une expérience radicalement nouvelle de la dimension culturelle d'être humain. Je dirais qu'il s'agit d'une expérience de la culture non plus comme enfermement, fermeture, clôture, îlot, monade, mais comme ouverture à la réalité, comme fenêtre sur le monde et la vie, comme une exigence de la nature même de la réalité.
Pour connaître l'homme et la personne, on ne saurait faire abstraction de sa culture i.e. de ce mythe englobant qui l'imprègne et qui est la source de tout son savoir-être, de son savoir-faire, de ses croyances, de ses pratiques quotidiennes. Chacune de ses activités - que ce soit de penser, de manger, de travailler, de parler, de regarder, de toucher, se situe toujours à l'intérieur d'un mythe concret.
Il n'y a donc pas de domaine ou dimension de la vie qui ne soit culturelle, pas même l'activité politique, économique, sociale, religieuse, naturelle, personnelle, communautaire etc. Chaque politique, comme chaque économie est l'expression d'une culture. Qu'on parle de politique, d'économie, de social, de communautaire, on est toujours dans une culture déterminée de sorte qu'il s'agit toujours d'une culture politique, d'une culture économique, d'une culture sociale et d'une culture communautaire concrète[22]. On ne saurait donc réduire le culturel à un secteur, à côté ou à l'intérieur de l'économique, du politique, du social, du communautaire, du personnel, comme on le fait généralement. Au fond, tout est culturel, même si l'on ne saurait réduire les notions (symboliques) de nature, de politique etc. à la notion (symbolique) de culture.
Une façon de prendre conscience et de faire prendre conscience du caractère omniprésent et omniimprégnant de la culture dans nos vies, c'est de parler de notre notion culturelle de la personne, de notre culture politique, culture économique, culture familiale, culture sociale (v.g. culture de voisinage, culture d'amitié, culture publique, culture communautaire, culture de démocratie et de citoyenneté, culture civiliste et sociétale), de notre culture médicale et de la santé, de notre culture de la communication, notre culture linguistique, juridique, éducative, scientifique, alimentaire, récréative et artistique, culture du travail et du loisir, de notre culture technique, organisationnelle, scientifique, ethnique, raciale et culturelle. Nous avons aussi notre culture herméneutique, sapientielle, mythologique, notre culture de la nature humaine (culture anthropologique), du cosmos (culture cosmologique), du divin (culture théologique), culture de la réalité (culture ontologique), culture religieuse[23], spirituelle, mystique ou séculière etc.
Le pluralisme culturel
D'après ce que nous venons de dire, d'une part du mot pluralisme, et d'autre part du mot culture, nous pouvons nous douter un peu de l'étendue et de la profondeur de ce que nous pouvons entendre ici par pluralisme culturel.
Par exemple, il ne s'agit pas ici de la pluralité culturelle, du pluriculturalisme ou du multiculturalisme, ni par le fait même, du relativisme culturel. Il ne s'agit pas non plus d'une idéologie, même celle de l'interculturalisme, sous quelque forme que ce soit (voir plus loin), pas même celle du métissage des cultures.
Allons plus loin! Le pluralisme culturel d'ici ne veut pas dire simplement ou même d'abord qu'il y a ici des immigrés, des réfugiés ou individus provenant de divers États-Nations ou nationalités comme l'Italie, la France, Haïti, l'Inde, le Zaïre etc., mais des personnes provenant de diverses cultures i.e. de divers univers mythiques, qu'ils soient immigrés ou pas, autochtones de vieille souche ou de souche plus récente. Il faut donc faire attention de ne pas réduire l'identité culturelle à l'identité étatique, l'ethnie et la culture à la nationalité et à la citoyenneté ou même à de simples différences d'opinions, d'idées, d'idéologies, de systèmes de signes et de sens.
Cela veut dire que les personnes qui vivent ici non seulement ne partagent pas nécessairement les mêmes opinions, idées, idéologies, mais les mêmes croyances et les mêmes mythes. Bien plus, cela veut dire qu'ils n'ont pas nécessairement à partager les mêmes idées, idéologies, croyances, mythes pour vivre en harmonie.
Bien plus, un des mythes émergents de notre temps est précisément l'identité de plus en plus culturellement pluraliste de chacune de nos personnes, pour ne pas dire de chacune de nos familles, de nos voisinages, de nos communautés ethniques et nationales.
Nous vivons tous et chacun dans des univers mythiques souvent radicalement différents et pluralistes. Ce n'est pas toujours de la simple pluralité culturelle chaotique mais parfois du pluralisme culturel, c'est-à-dire une attitude qui ne considère pas l'unité culturelle comme un idéal indispensable, même si elle n'est pas indifférente à l'unité, ni aveugle aux aspects communs. Le pluralisme culturel n'est pas une attente eschatologique qu'à la fin tout se transformera en monoculture, en culture publique commune, en culture unitaire, même de type plurale. Nous prenons conscience que le pluralisme culturel de la réalité n'est pas réductible à l'unité, car le pluralisme culturel est une exigence de la nature même de la vie.
Nous prenons conscience petit à petit du pluralisme (je ne dis pas simplement de la pluralité) de la culture politique, de la culture économique, de la culture sociale, de la culture familiale et personnelle, de la culture du voisinage, de la culture médicale et de la santé. Nous prenons conscience du pluralisme de la culture du savoir, du pluralisme de la culture linguistique, du pluralisme de la culture du travail, du loisir et de l'amitié, du pluralisme de la nature humaine, de la culture cosmologique, religieuse, communicationnelle, etc.
Et cela, non seulement entre les grandes aires culturelles du monde entier, mais à l'intérieur de la grande aire culturelle euro-occidentale, pour ne pas dire à l'intérieur de chaque personne de ces différentes aires culturelles.
C'est ainsi par exemple que certains refusent de réduire la culture politique à la simple culture publique, à la culture de citoyenneté ou même à celle de société civile ou à la culture sociétale, ou encore refusent de réduire la culture communautaire à un simple secteur de la culture publique, de la culture économique ou même à l'économie sociale, ou refusent de réduire la pauvreté à la pauvreté monétaire et à l'absence de pouvoir de décision institutionnelle et officielle[24] .
De même, plusieurs refusent de réduire la culture de la personne à celle de l'individu autonome et de l'autonomie; la culture communautaire et holiste du tout à celle de la collectivité, de l'agglomération d'individus c'est-à-dire à une culture de la majorité. Ne sommes-nous pas tous de plus en plus mal à l'aise avec le totalitarisme de la culture de la majorité?
Nous refusons de plus en plus de donner la haute main à la culture du savoir scientifique, objectif, neutre, à celle des institutions publiques, à celle des professionnels et à celle de l'officialité sur la culture du savoir personnel, communautaire et des experts populaires. Nous refusons la dominance des chercheurs et experts académiques sur les chercheurs et experts populaires.
C'est plus que l'intersectorialité et le partenariat que l'on recherche de plus en plus, c'est la symbiose créatrice de ces cultures du savoir: le pluralisme culturel du savoir, le pluralisme de la réalité de la connaissance et de la conscience.
Si le défi de la pluralité politique, c'est de faire l'unité malgré nos différences irréductibles de cultures politiques, de faire ainsi une synthèse (un système) en établissant une culture politique publique où chacun sacrifie sa culture politique personnelle, d'imaginer une société cohérente, un État de droit, le défi du pluralisme politique, c'est de vivre l'harmonie, la cohésion, dans et à cause de nos différentes cultures politiques, de transformer nos dialectiques conflictuelles en tension créatrices, sans sacrifier nos cultures politiques respectives.
Si le défi de la pluralité politique c'est l'égalité des chances de chacun de jouir des droits établis par la collectivité (la majorité), le défi du pluralisme politique, c'est l'égalité des chances d'être radicalement et irréductiblement différents, sans dualisme, ni monisme. Cela présuppose un centre politique transcendant - i.e. métapolitique - (dimension profonde du politique), dont aucune des cultures politiques en présence n'ont le monopole, ni la propriété, soit seules, soit ensemble. C'est refuser de réduire la réalité politique à l'interprétation politique qu'on peut en avoir[25] .
L'interculturalisme comme mythème[26] .
L'interculturalisme est un autre mot pour le pluralisme culturel dont nous venons de parler. Alors que ce dernier accentue la différence et l'irréductibilité des cultures sans tomber dans la pluralité, l'éclectisme, l'exclusivisme, et le ghettoisme, le premier accentue la relativité (non le relativisme), l'interconnexion, la relationnalité, la non-dualité entre les cultures, sans tomber dans l'homogéneité, le dénominateur commun, l'unité de métissage ou l'inclusivisme; il accentue l'harmonie, non pas malgré, mais dans et à cause des différences culturelles.
Il ne s'agit pas ici de l'interculturalisme comme idéologie, sous quelque forme que ce soit, par exemple, celle du métissage des cultures, ni celle de trouver les similitudes entre les cultures, ou encore celle de l'intégration de toutes les cultures ou ethnies à une culture dominante ou à la culture publique commune d'une majorité ou collectivité. Il ne s'agit pas non plus d'une entité culturelle unitaire de type plural i.e. qui tolère des variations, par simple pragmatisme, ou stratégie, ou exotisme, ou technique publicitaire. Ni, enfin, de l'inclusivisme culturel: une culture qui s'arrogerait le droit d'assigner à chaque culture autre, sa place à l'intérieur d'une culture globale.
C'est ce qui fait dire à Panikkar:
"L'interculturalisme n'est pas tant un
creuset où se fondent les cultures sous la haute température d'une vérité que
l'on considère comme une, qu'une mosaïque spéciale où s'harmonisent les
divergences les plus dispersées et isolées, sous la température ambiante d'une
réalité qui ne prétend pas et ne cherche pas à unifier."
L'interculturalisme dépasse l'ordre conceptuel, celui de l'idéologie et de la définition. C'est un mythe émergent à expliciter, à décrire et à vivre, mais non à expliquer. L'interculturalisme ne peut donc être quelque définition qu'on en donne ou qu'on puisse en donner v.g. l'acculturation, l'inculturation, le bricolage, le métissage culturel, la négociation ou gestion des cultures, l'interculturation, le transfert historique des cultures. L'interculturalisme n'est pas une simple réalité historique mais aussi une réalité transhistorique et mythique, comme le sont le pluralisme, la culture, la personne, la vie.
Ce n'est pas du simple perspectivisme culturel où chaque culture voit la même chose objective de façon subjective. C'est plutôt aborder la réalité (qui nous inclut et nous dépasse tous) à la lumière mutuellement enrichissante des sagesses respectives de nos traditions, cultures, cosmovisions (pratiques, savoirs, croyances, mythes).
"Il ne s'agit pas de constater qu'il
existe diverses visions du monde, mais de comprendre qu'il y a une différence
entre, d'une part, mon expérience du monde, la perception que j'ai de l'univers
dans lequel je vis, et d'autre part, ce même monde ou univers. Ce dernier n'est
pas un monde "en soi" kantien qui serait divers pour chacun ou au
moins pour chaque culture. Ce n'est pas qu'il y ait un monde noumenon,
unique et pour tous, et diverses visions de ce monde, plusieurs Weltanschaungen.
Ce n'est pas qu'il y ait un monde objectif que chacun subjectivise à sa
manière. C'est plutôt que le monde n'est ni subjectif, ni objectif, mais le
point où se rencontrent l'objectivité et la subjectivité.... Le monde dans
lequel nous vivons, l'univers dont nous sommes conscients, n'est pas le
résultat de notre pensée, mais il n'est pas non plus une "réalité en
soi", unique pour tous, un donné absolu. La réalité n'est pas le fruit de
notre interprétation, quoique nous et notre interprétation appartenions à la
même réalité. Le monde se donne à nous, non comme un objet à investiguer ou
comme un objet à penser, mais comme un don, quelque chose qui nous embrasse, à
l'intérieur duquel nous pouvons vivre et découvrir nos objets. Bref, la réalité
ne se donne pas à nous comme logos, mais s'offre à nous comme mythos,
comme cet horizon dans lequel nous situons notre propre idée du monde" (R.
Panikkar). L'accueil de ce donné est plus fonction du mythos (ce que je
crois sans croire que j'y crois) que du logos (la pensée)."
L'interculturalisme relève plus de l'osmose naturelle et de la symbiose que du système, que de la libre interaction dialectique et que du jeu de la démocratie. La symbiose n'a pas de plan préconçu, ni un critère intégrateur comme c'est le cas pour le système. Le système est artificiel alors que la symbiose est naturelle. Le système se construit alors que la symbiose se donne. La symbiose n'est pas liée à la victoire d'une des parties sur l'autre, ni aux compromis bien intentionnés ou à quelque démonstration de tolérance civilisée. Elle est le fonctionnement sain de tout organisme, soit biologique, sociologique ou culturel. Elle ne privilégie pas l'un en dénigrant l'autre, elle n'établit pas une hiérarchie à priori. Il s'agit de s'ouvrir à la lumière d'où qu'elle vienne. C'est pourquoi on pourrait peut-être dire que l'interculturalisme c'est l'harmonie entre cultures ou cosmovisions précisément parce qu'aucune ne commande (pas même celle de la citoyenneté, de la rationalité, de la nature humaine, ou de quelque religion même transculturelle que ce soit). C'est alors peut-être aussi le refus d'accepter, d'établir ou de définir quelque culture ou cosmovision dominante que ce soit, parce que c'est là une exigence de la nature de la réalité. Ce n'est pas une suspension de jugement, ni refuser à la connaissance quelle qu'elle soit, la consistance totale à l'intérieur de son champ (ce serait du relativisme agnostique et sceptique), mais c'est reconnaître l'agnosis de toute connaissance[27] , la relativité de toute cosmovision.
Mais changeant de métaphore, on peut aussi parler de l'interculturalisme comme étant l'interculturation, i.e. soit l'acceptation, soit la fécondation, soit le parachèvement mutuel des cultures ou cosmovisions, sans prédéterminer d'avance la nature de cette interculturation. L'interculturation, c'est aussi l'apprentissage mutuel des cultures (où le mot apprendre signifie assimiler sans perdre l'identité).
L'interculturalisme respecte les différences radicales entre cultures et cosmovisions, à savoir leurs unicités et irréductibilités respectives, leurs ontonomies respectives. Or l'unicité et l'ontonomie culturelle ne requièrent pas l'homogénéité culturelle, mais ne s'opposent pas à ce qu'il y ait des valeurs, standards, normes homogènes. Il en est ainsi aussi pour l'interculturalisme; même s'il ne requiert pas l'homogénéité dans la conception de l'interculturel, il ne s'oppose pas à ce qu'il y ait des valeurs, standards, normes interculturelles homogènes. Mais il n'est pas réductible à ces valeurs, normes, standards.
Mais il faut aller plus loin et dire que l'interculturel, du moment qu'il s'exprime est toujours inculturé[28]. Mais l'interculturalisme comme mythe ne saurait se réduire à l'interculturalisme comme logos (l'interculturalisme objectif). L'identité interculturelle n'est pas réductible à l'identification interculturelle. Le critère ou la norme de l'interculturalisme de la réalité c'est précisément d'être imperméable et résistante à la pensée, à la logique, aux normes, aux critères. De même l'identité interculturelle n'est pas réductible à l'identification logique.
Un impératif de la réalité: le
pluralisme culturel ou l'interculturalisme.[29]
" L'interculturalité est
beaucoup plus qu'un
jeu académique; c'est une nécessité vitale pour la survivance
humaine."
R. Panikkar
(Pensamiento c... p. 38)
"L'interculturel (comme mythe)
apparaît lorsqu'on prend conscience que le pluriculturalisme n'est pas possible
i.e. qu'on ne saurait avoir deux horizons ultimes d'intelligibilité en même
temps, qu'on ne peut parler deux langues en même temps, et que le
monoculturalisme et le monolinguisme est du colonialisme et du totalitarisme
dans le contexte pluraliste actuel."[30]
Nous prenons de plus en plus conscience que le pluralisme culturel, l'interculturalisme, est une exigence de la réalité et de chaque culture. Comme tout être est co-être, toute culture est co-culture.
Nous reconnaissons de plus en plus aujourd'hui, que pour résoudre les problèmes humains, aucune culture/religion/tradition/cosmovision n'est auto-suffisante, qu'elle soit moderne ou traditionnelle, occidentale ou autochtone, africaine ou asiatique, chrétienne ou scientifique, juive ou islamique, chinoise ou vietnamienne, etc. Le dialogue est inévitable.
Nous ne saurions aborder convenablement, pas même clarifier la question de notre identité personnelle, culturelle et même humaine, et donc la question de notre destinée, sans co-impliquer la race humaine toute entière, voire la terre entière et l'univers dans sa totalité. Il faut une solidarité intégrale[31] . Comment pouvons-nous savoir ce qu'est l'Homme sans prendre en considération tout ce que les êtres humains ont compris être?[32] . La plénitude humaine ne saurait être liée ou appartenir à une seule culture, race, religion, cosmovision.
L'impératif interculturel n'est pas un simple impératif éthique ou épistémologique (ce serait bon ou intelligent d'entrer en dialogue, d'aborder les questions dans une perspective interculturelle!). Ce n'est pas une simple responsabilité historique de notre temps ou une simple décision humaine. Il ne vient pas d'abord de quelque projet de l'Homme. Il n'est pas le résultat de quelque personne, quelque part, qui a décidé - seul ou ensemble - de monter une théorie ou un projet qu'on nomme interculturel. C'est une exigence mythique qui découle de la nature même de la réalité. La réalité elle-même est pluraliste dans sa nature même. Personne n'en a donc le monopole, ni la définition. Il ne s'agit donc pas d'une simple concoction de la pensée humaine, le résultat de quelqu'option libre ou de quelque vogue.
Ce n'est donc pas une nouvelle théorie, technique[33] ou un nouveau projet ou modèle ou système de société à élaborer ensemble. C'est un impératif de la réalité que nous avons encore peine à discerner et à accepter. Il semble que ce soit la Réalité elle-même qui exige que nous discernions et acceptions ce mythe émergent nouveau, un style de vie interculturel.
La réalité n'est-elle pas en train de nous dire qu'il existe dans chaque culture, comme dans chaque personne et réalité, une aspiration à être, à demeurer, à devenir toute la réalité à sa façon? N'est-elle pas en train de nous rappeler que chaque réalité culturelle est une constituante de l'ensemble du cercle de la vie i.e. du tout qui finalement lui donne l'existence, l'y maintient, le dynamise, lui donne d'être ce qu'elle est et toujours plus?
Ne nous rappelle-t-elle pas constamment que toute culture est constitutivement ouverte à la fécondation par d'autres cultures, qu'une croyance qui ne désigne pas toujours un au-delà qui la transcende, et en un sens l'annihile, n'est pas une croyance, mais relève du fanatisme?
N'est-elle pas en train de nous convaincre de plus en plus que l'interculturation et la fécondation/parachèvement mutuel des cultures est requise non seulement pour comprendre, mais pour accomplir notre vocation humaine? Quelle est donc cette "culture interculturelle" appelée interculturalisme? C'est la culture de la survie. La situation commune requiert toutes nos diversités radicales et irréductibles. Ces différences sont une condition prérequise à l'harmonie, à la symbiose, sous une forme ou une autre.
Mais n'allons pas confondre l'interculturalisme de la réalité avec une idéologie, quelle qu'elle soit, par exemple celle du métissage, de la fusion, de l'hybridisation des cultures, comme si nos cultures devaient se fondre sous la haute température d'une vérité que l'on considère comme une, ou d'une réalité qui chercherait à unifier, comme si l'identité que nous avons déjà devait être rejetée et remplacée par une autre, comme si se nourrir de l'autre et apprendre de l'autre signifiait assimiler en perdant l'identité. L'interculturalisme n'est pas systématisable ou homogénéisable en dernière analyse; il est du domaine du non-bricolable, du non-manipulable, du non-négociable, comme la vie. Ce qui ne veut pas dire que l'être humain n'a rien à dire ou à faire. Il en est aussi l'auteur, mais seulement le co-auteur, dans la solidarité avec toute la réalité. Il n'en est pas le maître d'oeuvre. L'interculturalisme ne se construit pas. Il se donne.
L'interculturalisme de la réalité nous dit: Il n'y a aucune chose en soi, rien qui ne soit isolé. Il existe une interconnexion constitutive, une relativité radicale entre toutes les personnes, toutes les cultures, toutes les dimensions profondes de la réalité: une relation de non-dualité. Il y a une harmonie invisible de la réalité, qui échappe à toute pensée et définition et qui est la source de toutes nos cosmovisions sans jamais se réduire à ces dernières. Nous avons un besoin essentiel de l'autre et de sa culture radicalement différente pour approfondir la réalité et la vivre pleinement.
Les équivalents homéomorphiques du
pluralisme culturel et de l'interculturalisme de la réalité.
Il n'est pas toujours nécessaire de parler du pluralisme et de l'interculturalisme de la Réalité pour parler du pluralisme et de l'interculturalisme de la réalité. Le pluralisme et l'interculturalisme de la Réalité est beaucoup plus que le Pluralisme et l'Interculturalisme de la réalité; il fait donc éclater ce langage que nous utilisons pour l'exprimer.
Une autre façon de vivre le pluralisme et l'interculturalisme de la Réalité c'est de laisser la Réalité s'exprimer dans un langage fonctionnellement semblable mais radicalement différent de celui que j'ai utilisé et de celui qui encadre cette série de séminaires, à savoir Pluralisme et Société. C'est ce que je nomme avec Panikkar, des équivalents homéomorphiques de nos notions occidentales de pluralisme, de société, de cosmos, de culture et d'interculturalisme.
Je pense par exemple aux langages de peuples et de gens qui n'utilisent pas les mots pluralisme, culture, société, cosmos, politique, économique, justice, pauvres, riches ou même réalité, etc. pour exprimer la Réalité.
Par exemple. Pour culture: site symbolique, nature, dispositions inscrites dans la nature des choses, le chant de chacun (Autochtones), tradition (Afrique), samskriti ou svadharma (Inde) etc.; pour société: cercle de la vie, la Terre Mère, "all our relatives" etc (Autochtones); pour interculture: samanvaya (Inde), l'entre-traditions (Afrique); pour le cosmos: Rita, dharma (Inde et pays bouddhiques), le Tao (Chine), la Grande Harmonie, le chant de la terre, la grande famille des êtres vivants, la Kayanerekowa, etc. (Autochtones); pour pluralisme: ad-vaita (non-dualité: Inde), pratityasamudpada: relativité radicale (Bouddhisme), le rythme de l'être (Panikkar), la dimension trinitaire (Père, Fils, Esprit; mythos, logos, pneuma; l'être, la pensée, la parole; l'experience cosmothéandrique), la famille ou parentèle des vivants (Autochtones), l'harmonie dans et à cause de nos différences, etc.
Ceci pour dire que le titre même de ce séminaire est déjà piégé par la culture occidentale moderne.
C'est dans ce but que nous avons voulu entendre des voix autres qu'occidentales, non pas pour qu'elles nous disent simplement ce qu'elles pensent subjectivement de notre objet et sujet déterminé, mais pour qu'elles aient l'espace pour ne pas prendre "Pluralisme et Société" ni le mythe émergent du pluralisme et de l'interculturalisme comme cadre et point de référence de leurs discours. C'est dire qu'il est difficile d'éviter le colonialisme culturel même lorsqu'on se veut interculturel de façon radicalement différente. Pour être interculturelle, aucune culture ne saurait établir à elle seule l'objet, le sujet et les règles du jeu, et cela même à l'intérieur de la culture occidentale, car elle-même est profondément pluraliste et interculturelle, même si l'on a tendance à la réduire à la monoculture de la modernité et de son langage scientifique. J'ai cherché à en donner des exemples en distinguant pluralité et pluralisme, société et réalité cosmothéandrique, individu et personne, collectivité et communauté, etc.
Il est à espérer que nous pourrons créer un climat où les autochtones et les gens des pays du Sud ne se sentiront pas prédéterminés et liés par le cadre de référence, l'horizon intellectuel ou même la mythico-symbolique occidentale du titre de ces séries. Peut-être que la question Pluralisme et Société n'est pas du tout leur question, leur problème, ou en tout cas, est une question qui ne se pose pas en ces termes, mais dans d'autres termes, que nous n'avons peut-être pas le droit de connaître ou qui ne peuvent se communiquer ici. Mais peut-être qu'ils auraient des façons radicalement différentes de poser la question qui nous touche tous, celle de vivre ensemble dans nos différences.
En guise de
conclusion.
Le mythe du pluralisme et de l'interculturalisme de la réalité est une façon - pas la seule - de nous inviter au désarmement culturel, et à ne pas nous laisser écraser par la culture, la nature, les hommes, la société, les dieux. C'est une façon - non la seule - de nous libérer, de nous réaliser, non pas dans une autre vie ou dans quelque futur projet de société, mais dans un présent transhistorique qui est le noyau le plus profond de notre réalité intégrale. La Réalité ne s'épuise ni dans le pluralisme, ni dans l'interculturalisme.
[1]Surtout: "The Myth of Pluralism" (in Cross-Currents, Summer 1979, pp. 197-231);"The Pluralism of Truth" (in Insight, Oct. 1990, pp. 7-16); "The Dialogical Dialogue" (in F. Whaling (ed) The World's Religious Traditions, Edinbourgh, 1980, Clark Ltd, pp. 201-221); "Religious Identity and Pluralism" (Conference for the 100th Anniversary of the Parliament of Religions, Chicago, 1993). The Intercultural Challenge of R. Panikkar (Orbis 1996), surtout les pp. 243-262; Voir aussi Annexe "L'IIM et le Pluralisme" sous: oeuvres de Panikkar.
[2]Voir Annexe "L'IIM et le Pluralisme" (IIM, 1997)
[3]Il ne s'agit donc pas ici non plus de proposer quelque système ou idéologie pluraliste que ce soit, ou quelque modèle ou technique d'administration ou de gestion des différences ethnoculturelles (v.g. multiculturalisme canadien, société à géometrie variable, système de métissage ou d'hybridation des cultures, système d'accommodement culturel etc.)
[4]"Je parle du mythe comme de ce qui n'est pas vu mais qui fait voir (comme la lumière). Le contenu du mythe n'est plus un mythe. Le mythe est ce que l'on croit, sans croire qu'on y croit. C'est ce qui permet de trouver le sens des choses, sans être le sens même des choses". (R. Panikkar). Voir R. Vachon "Guswenta ou l'Impératif Interculturel" dans Interculture, printemps 1995, cahier 127, pp. 34-70.
[5]Voir note 1 plus haut.
[6]Un connaissant connu ne serait plus un connaissant en tant que connaissant (mais un connu).
[7]Il
s'agit d'une négation de la structure à la fois dualiste et moniste de la
réalité, à cause du fait qu'on ne saurait réduire la réalité à une unité
intelligible. La non-dualité ne dit pas que l'être est non-deux. Si l'être était non-deux (et non-plural),
logiquement, il devrait être un. Ce serait le monisme. La non-dualité dit que
l'être est non-duel, que la dualité n'est-pas
le cas. Elle ajoute que l'être est-non
un. La non-dualité ne fait pas d'assertion objective au sujet de la réalité:
"L'être est non-deux... Si non-deux inclut aussi non-trois, etc. la
déduction rationnelle serait que "l'être est un." Le nier serait une
contradiction pure et simple. La non-dualité refuse le est (un ou deux) et dit plutôt que l'être est-non - un ou deux.
L'être n'a pas de prédicat. Le est de
notre pensée rationnelle n'a pas à être identique avec l'être de notre
conscience. Il est un défi précisément à l'objectivité au niveau ultime, car il
découvre que notre propre pensée est également non-duelle; elle ne saurait être
réduite à une unité absolue; elle est constitutivement polaire. Il est un défi
également à la subjectivité, précisément parce qu'il refuse de postuler la
nécessaire transparence de la réalité à notre pensée, à toute pensée. La pensée
et l'être sont deux "dimensions" irréductibles de la réalité,
dimensions qui ne sont ni identiques (monisme), ni différentes
(dualisme)." (R. Panikkar
The Intercultural Challenge, op. cit. p. 275).
[8]Voir Guswenta, op. cit. La methode.
[9]Note de la rédaction: nous avons ajouté à l'exemple du capitalisme présenté par l'auteur, l'exemple de l'Étatisme. Pour le signifier, nous l'avons mis entre crochets.
[10] Qu'il s'agisse de société humaine, d'État-Nation, de culture publique, de démocratie, de système politique républicain, de société civile, des notions de Québec, Canada, "ONU". Il aurait fallu traiter ici d'une question essentielle et inséparable de celle de société, à savoir celle de "pluralisme et pauvreté", soulignant comment le pluralisme de la Réalité fait éclater nos notions de pauvreté et de richesse et révèle leur caractère totalitaire, insidieux, monoculturel etc lorsqu'ils se présentent comme nécessité universelle. Mais ce serait là une autre conférence.
[11] Elle oublie qu'en fait le tout comme la réalité n'a pas de parties mais des membres, un peu comme la main de notre corps n'est pas une partie qui limiterait le corps, mais au contraire est un membre qui constitue aussi le tout qu'est le corps. La main, parce qu'elle est membre ne fige pas le corps tout entier. Bien au contraire.
[12] Voir R. Vachon, Guswenta, cahier 128, pp. 25-28.
[13] Voir R. Panikkar, The Cosmotheandric Expirience, (Orbis
1995).
[14]
Voir R. Panikkar, Il daimon della
politica, (Bologna EDB, 1994). Aussi son Cultural Disarmament. The Way of Peace (Westminister Press, Louisville,
Kentucky, 1995) pp. 43-60 v.g.
"The
essence of justice consists not solely in justitia socialis, nor in mere
justificatio in vitam aeternam, but rather in Man's authentic, complete
relationship with reality. The essence of justice consists in the harmonious
realization of all Man's constitutive relations. Justice is made up of the
whole ensemble of Man's relations with all of Reality" (p. 54).
[15] Sur la différence entre "Words and Terms", "Parole et Terme", "Symbole et signe", voir R. Vachon, "Guswenta" dans Interculture, cahier 127, pp. 30-36
[16] Voir Emongo Lomomba, La tradition comme articulation ambiguë (Université libre de Bruxelles, 1995 - chez l'auteur ).
[17] Les gens d'Inde réfèrent (traditionnellement et dans les langages courants) à l'Inde d'abord comme Bharat, la Mère terre divine et ses habitants, et non comme société. Ils se nomment même les Bharatya, les gens de Bharat. (Ce n'est que depuis 1947 que certains en Inde parlent de Bharat comme étant l'Inde, l'État, la société Indienne. Et cela en anglais seulement). On a là un exemple éloquent d'une vision moins anthropocentriste, que, dans un certain sens cosmocentrique, qui inclut le côté humain et divin. Il s'agit d'une vision cosmothéandrique.
[18] On pourrait parler par exemple du monde, de l'univers ou de l'écoumène (comme le font les géographes) pluraliste. Pour des exemples de premiers efforts pour introduire une notion plus mythico-symbolique du mot société, voir R. Vachon "Pour un Canada interculturel et international" (document inédit au Conseil Consultatif du Multiculturalisme Canadien en 1980) ou "D'un Québec intégrationiste à un Québec interculturel" dans la revue Monchanin, cahier 1981; voir aussi: R. Vachon "Qui est Québécois" dans
R. Vachon et J. Langlais Qui est Québécois (Fides 1979) pp. 119-151; et "Pour être maître chez soi: faut-il être maître des autres?" dans Oui à l'éducation interculturelle (APEIQ, Montréal, 1988). R. Vachon "Système politique integrationiste et identité culturelle" dans Revue internationale d'action sociale et communautaire, 1985. Pour un exemple du mot américité comme symbole pluraliste, voir G. Sioui "La signification interculturelle de l'américité." dans Discours et mythes de l' éthnicité, Montréal, ACFAS, 1992 (Cahiers Scientifiques, 78)
[19] "Le pluralisme de la vérité ne signifie pas qu'à l'intérieur d'une période particulière de l'histoire ou qu'à l'intérieur d'une culture donnée - à l'intérieur d'un mythe vivant - il n'y a pas de standards acceptés de façon unanime, et, en ce sens, de vérités relativement universelles. Il y a de telles vérités." (R. Panikkar), "La Religion du Futur" dans Interculture, été 1990, cahier 108, pp. 62-63)).
[20]Voir R.Vachon, "Guswenta", Dans Interculture vol. XXVIII, no 2, Printemps 1995, cahier 127, pp. 53 ss.
[21]La cosmovision (ou Kosmologie) - en contraste avec le terme scientifique cosmologie (où le cosmos signifie l'objet scientifique), est comment la réalité se présente, se donne à nous; c'est la vie (vivencia) de la réalité qui est le propre de chaque culture: l'horizon par rapport auquel plus ou moins instinctivement, se situent toutes les perceptions humaines de manière que, ainsi situées, elles ont un certain sens et sont d'une certaine manière intelligibles. C'est la manière qu'a la conscience humaine de voir le monde v.g. la cosmovision chrétienne, la cosmovision scientifique, la cosmovision occidentale, la cosmovision autochtone, la cosmovision hindoue etc. La cosmovision est la texture de la vie de la réalité, qui est le propre de chaque culture, (le tissu de la réalité étant constitué de texte, de prétexte, de contexte et de texture). Le monde constitue une texture qui ne suit pas les mêmes règles que les textes à l'intérieur de leur contextes. La texture est toujours pluraliste. La différence cosmovisionnelle est la différence mythique fondamentale, le hiatus entre notre monde qui nous est donné comme mythos et ce monde également nôtre, découvert par le logos. Ce hiatus rend impossible toute absolutisation, car toute réflexion se trouve insérée dans un mythos que la rend possible, et en conséquence, la limite.
[22]Même lorsqu'on parle du pluralisme, de la culture, et de l'interculturel, on est dans une culture. C'est l'expression d'une culture concrète. Comme le dit Panikkar : "L'interculturel lui-même devient inculturé du moment où il s'exprime". (Voir Il Daimon della politica, op. cit. p. 108). De même on est toujours dans une culture concrète même lorsqu'on parle de valeurs transculturelles, universelles, neutres.
[23]"La religion est un fait culturel. La culture est un fait religieux. La culture offre à la religion son langage, son corps, et la religion offre à la culture son contenu ultime, son âme." (Voir R. Vachon, "Guswenta", op.cit. p. 71). "Aucune religion n'est culturellement neutre. Si l'on exclut de la culture le fait religieux - i.e. sa dimension d'ultimité, la culture cesse d'être culture." (id.)
[24]"Parler du pluralisme culturel au sein de ce qu'on pourrait appeler une idéologie pan-économique, n'a guère de sens et revient à traiter toutes les autres cultures du monde comme simple folklore." (R. Panikkar, 172, 90).
[25]"On ne saurait parlait sérieusement du pluralisme culturel sans un authentique pluralisme socio-économico-politique." (R. Panikkar, 172, 90).
"La notion courante du politique limitée à l'État moderne nous met dans une impasse". (R. Panikkar, "Il daimon", p. 96);
"Vouloir du pluralisme culturel dans une unité
politique fermée c'est du réductionisme culturel." (R. Panikkar, op.
cit.).
[26]Voir "Guswenta", dans Interculture, cahier no. 128, le cahier entier.
[27]Reconnaître cette agnosis de toute connaissance est capital pour l'interculturalisme. Cela rend la symbiose viable et pour changer de métaphore, cela rend possible l'apprentissage, l'enrichissement, la fécondation et l'achèvement mutuel. C'est reconnaître la double relativité de toute connaissance: 1) d'abord entre la connaissance et l'être b) ensuite entre le prétexte, le texte, le contexte et la texture de toute culture. (Voir R. Panikkar, Pensamiento cientifico y pensamiento cristiano, 1994, Madrid, pp. 36-40).
[28]R. Panikkar, 108.
[29]Voir "Guswenta" op. cit. cahier 128, pp. 11-43 et cahier 129, pp. 45-47.
[30]R. Panikkar, Interculturality and Colonialism.
[31]R. Panikkar 19, 125-126.
[32]R. Panikkar, (171.6).
[33]Est-il nécessaire de souligner que l'interculturalisme n'est pas une technique, une mécanique ou doctrine de gestion et de contrôle des différences, mais un art de vivre en harmonie dans et à cause des différences, un art de vivre ensemble dans une convivialité qui n'est le monopole d'aucune culture ou super-culture? Cela ne signifie pas qu'il s'oppose à toute technique, doctrine ou conceptualisation de l'interculturel, mais qu'il refuse de s'y réduire.