UNIVERSITE PARIS I - PANTHEON SORBONNE
INSTITUT D'ETUDE DU DEVELOPPEMENT
ECONOMIQUE ET SOCIAL
DIPLOME D'ETUDES APPROFONDIES
ANTHROPOLOGIE ET SOCIOLOGIE DU POLITIQUE


LE RITE DE LA SATI

La crémation des veuves en Inde


Mémoire rédigé par : Gaël de GRAVEROL
Sous la direction de: Mr Gérard HEUZE
Septembre 1997

INTRODUCTION

En 1987, une partie de la population du sous-continent indien était saisie d'effroi et d'un doute sur sa propre identité et son avenir lorsqu'était révélé dans la presse l'événement de la crémation publique d'une jeune veuve du Rajasthan. Cette grande démocratie quadragénaire, qui était entrée dans l'indépendance suivant les idéaux gandhiens et nehruïstes respectivement de tolérance et de progressisme et avait semblé maintenir cette volonté de devenir une nation moderne en renouvelant depuis lors son soutien au parti du Congrès, prenait subitement conscience de l'hétérogénéité des mentalités et des situations à travers les circonstances de ce phénomène. Mais, plus qu'un réveil soudain de la perception ou de l'acuité d'une élite acquise aux valeurs de la modernité sur le partage non uniforme des ambitions de développement à l'échelle du pays, c'est une mesure de la propension d'un peuple au soutien de forces traditionnalistes obscurantistes qui était révélée dans la médiatisation complaisante d'une coutume meurtrière interdite plus d'un siècle et demi auparavant.

Une appréhension lucide de la résurgence du rite et de sa symbolique nécessite un abord du processus de construction de sens réalisé dans le cérémonial, des fonctions et de l'utilité qu'il présente au sein d'une communauté hindoue. Cette première approche doit permettre de pénétrer l'imaginaire ainsi que la rationalité des sectateurs de la coutume afin d'expliquer, dans un second temps, les germes de l'engouement suscité par cette image de piété et d'orthodoxie dans une société désorientée par des changements perçus comme exogènes et marginalisants. Ce développement se donne pour objet de faire état de la réalité de la dimension sociologique de la problématique soulevée par la réapparition du rite et son intégration à des enjeux politiques formulés sur des bases confessionnelles.


PREMIERE PARTIE

Anthropologie de la Sati


A) La sati dans L'imaginaire occidental.

A.1 Métaphore de l'exotisme et du romantisme

L'évocation du rite de la crémation des veuves sur le bûcher de leur époux dans la littérature de tout genre semble toujours suffire à exalter l'imaginaire occidental autant qu'elle stigmatise la singularité de la culture d'un pays, sujet de fascination ou de frayeur pour le lecteur. Poids des mentalités, empire de la superstition, barbarie ou éthique héroïque viennent qualifier bien lapidairement les fondements d'une coutume dont le simple récit détaillé et même exhaustif ne parvient pas à délivrer l'appréhension d'une certaine aperception sociologique. L'abondance de la bibliographie comme la multiplicité de ses origines contrastent, en effet, avec la monotonie de l'argument aggravée, selon Catherine Weinberger Thomas, par l'importante médiatisation du sujet.(1) Cependant, quoique la qualité du développement de la réflexion soit variable dans ces sources, elles demeurent une précieuse documentation introductive par l'étendue des problématiques qu'elles soulèvent intentionnellement ou inconsciemment. Que la sati serve de support à l'intrigue romanesque, au discours humaniste, ou de symbole romantique, toutes ces références d'auteurs aussi variés diffusent un éclairage riche d'enseignements à travers le prisme déformant de l'ethnocentrisme colonial.

A un premier degré, le sacrifice de la veuve, perçu comme ce qui définit d'un trait la culture de l'Inde, suffit à suggérer l'exotisme et l'extravagance des rites orientaux. Dans l'ouvrage de Jules Verne, Le Tour du Monde en Quatre-Vingts Jours (2), le passage du flegmatique Phileas Fogg et de son acolyte à Allahabad (Uttar Pradesh) se caractérise par la croisée et l'infléchissement du destin de la princesse Aouda vouée à la crémation. Aussi innocente que puisse paraître cette anecdote qui ne représente qu'un court épisode de deux chapitres de l'aventure des protagonistes, elle est pourtant lourde de signification et symptomatique d'une approche normée selon une optique antagoniste obscurantisme-modernité.

D'une part, le sentiment de dégoût de Passepartout à l'égard de l'iconographie de la déesse Kali, apparaissant dans le récit sous la forme d'une statue à quatre bras hideuse, le corps colorié de rouge, les yeux hagards, les cheveux emmêlés, la langue pendante, les lèvres teintes de henné et de bétel, portant un collier de têtes de mort à son cou et, à ses flancs, une ceinture de mains coupées, qui lui inspire la réflexion suivante, (Kali, déesse)_ "de la mort, j'y consens, mais de l'amour, jamais!

La vilaine bonne femme!"(3)

représente le bon sens populaire européen se heurtant à une rationalité étrangère sans la comprendre et qui la déclasse pour éviter l'interrogation qu'elle pourrait susciter et mieux restreindre son champs d'influence sur la raison occidentale. L'action participe, de même, à la médiation de la culture colonisante sur la culture indigène à travers un rôle d'arbitre se réservant la définition de ce qui est caractéristique de la tradition et de son authenticité. Aussi, les deux compagnons, partant du principe de barbarie de la coutume, se réservent-ils un droit d'ingérence en la matière au nom d'une morale humaniste. C'est ainsi que, par quelque stratagème, Passepartout arrache la princesse au ravissement des flammes et que la raison l'emporte sur le fanatisme, tout comme dans la tragédie manifeste de Lemierre, intitulée La Veuve du Malabar ou l'Empire des Coutumes (4), où le jeune général Montalban, en assiégeant la contrée dans le but de libérer ses habitants de la tyrannie des lois meurtrières des Brahmanes(5), sauve une sati du sacrifice de sa personne.

D'autre part, à un second niveau, le roman de Jules Verne présente un intérêt didactique par l'ensemble des aspects du rite qu'il laisse entrevoir: la précarité de la condition féminine (Aouda est systématiquement désignée comme l'infortunée ou la victime), l'ascétisme de la veuve, la psychologie de la suicidée (à travers son apathie et sa désorientation consécutive à l'intervention des protagonistes) ou le rôle du patriarcat dans la tradition qu'on devine par la non mention de la présence de femmes dans la description du cortège funèbre. L'ensemble de ces thèmes constitue le noyau dur des problématiques les plus souvent abordées par les auteurs traitant de la sati. Il est d'ailleurs, à ce propos, intéressant de noter que, d'une manière générale, les européens exaltent le courage et la pureté d'âme de la veuve qui se voue à la crémation alors qu'ils se révoltent contre son destin.

Le recul du discours du voyageur, témoin direct ou indirect d'une scène d'immolation, est souvent biaisé par le partage de son sentiment entre fascination et effroi. Jean-Baptiste Tavernier(6), au XVIIè siècle, évoque le cas d'une veuve de 22 ans se soumettant avec la plus inflexible détermination à l'ordalie du feu devant le gouverneur en faisant le sacrifice de sa main afin de lui prouver sa propre volonté de devenir sati et d'obtenir son autorisation. Bernier(7) rapporte son étonnement certain devant la constat de la sérénité d'une sati qui allume elle-même son brasier. Pietro della Valle se laisse subjuguer par la mystique symbolique de la coutume lorsqu'il écrit:

"Si je connaissais une femme sur le point de devenir sati, je ne manquerais pas d'aller voir et d'honorer ses funérailles de ma présence avec cette affection passionnée qu'une si grande fidélité et un si grand amour conjugaux semblent mériter"(8).

Sur un plan plus classique, Goethe trouve en la dévotion de la sati pour son époux la sensibilité du mouvement littéraire dont il est l'un des protagonistes, le "Sturm und Drang", premier jet du romantisme allemand. Dans son poème Der Gott und die Bayadere(9), il met en scène la visite au monde d'un dieu tel que le Christ qui descend sur terre pour y goûter la qualité de l'amour humain. Une prostituée lui offre l'hospitalité et ce qui était du commerce devient amour puis abnégation lorsque, le trouvant mort sur sa couche à son réveil, elle entre dans le bûcher de celui qu'elle considère comme son mari, ignorant les prières des prêtres.

Mais l'évocation du sort de la veuve peut aussi inspirer la critique, le rejet et la dénonciation des cruautés perpétrées à l'égard des femmes.

A.2 Support de la critique et de la satyre de la société

Dans ce registre, Nicolo di Conti (10) , un observateur italien, décrit le sacrifice de la sati comme une stratégie de dignité ou le seul moyen pour les femmes indiennes de gagner de l'honneur au sein de leur communauté et de se rendre acceptables aux yeux des hommes. En outre, la critique peut dépasser le contexte indien ainsi que l'explique Dorothy M. Figueira dans son étude, Die flambierte Frau, Sati in European Culture (11) . Elle affirme, en effet, que les poètes et philosophes allemands et anglais, qui écrivirent sur le sujet, trouvèrent en la coutume une image de l'exotisme indien, certes, mais au-delà, un symbole suffisamment maniable pour servir de support à des satyres de leurs sociétés. C'est ainsi que le poème de Thomas Skinner, intitulé The Suttee et publié en 1832, semble témoigner d'une indignation quant au destin de la veuve hindou mais s'inscrit, en fait, dans un contexte de débat concernant les droits de la femme en Grande Bretagne se focalisant, à cette époque, sur la question du patriarcat:

"Yes, she rejects this world without one Thought.

Of all the bliss but yesterday has brought;

Sees unconcerned an aged father stand,

Hears a loved brother urge her to die

With cold indifference not a rebel sigh

Bursts to declare that yet one pulse remains,

Against her will to throb at human pains"(12) .

Dans Zadig ou la Destinée (13) , Voltaire ironise , dans le chapitre, le Bûcher, sur la prétendue libre résolution de la sati. Zadig, confronté à la terrible situation du sacrifice prochain de la jeune Almona, la convainc, au cours d'un entretien privé, d'embrasser un meilleur destin puis va conseiller les chefs de tribus de faire une loi "par laquelle il ne serait permis à une veuve de se brûler qu'après avoir entretenu un jeune homme en tête à tête pendant une heure entière". Par le biais de ce court épisode des aventures du héros, l'écrivain parvient à suggérér autant de caractères propres à l'exercice de cette coutume que le mépris de la veuve, sa désorientation et la contrainte. Dans les Questions sur l'Encyclopédie(14) , son ton se fait plus dur et accusateur lorsque, sous le générique "Bracmanes, Brames" il s'émeut du sort des satis, moins de leur souffrance que de l'outrage qui leur est fait, celui de la superstition à la victime idéale. Cette réflexion revient, du reste, souvent dans les récits de voyages sous la forme du mot célèbre de Lucrèce "Tamtum religio potuit suadere malorum"(15) (tant la religion à pu conseiller d'horreurs).

Enfin, pour clore cette introduction à la présentation du phénomène suscité par et autour du rite de la sati, il est nécessaire de faire mention de la correspondance de l'Abbé missionnaire Jean Antoine Dubois (1765-1848). En relativisant l'ampleur des méfaits de la crémation des veuves comparés aux fléaux sociaux du suicide et du duel en Europe au XIXè siècle, il fait ressortir la cristallisation-mythification opérée, à son époque et par la suite, autour du problème pour lui conférer sa réelle valeur de signe figuratif d'une culture en évolution et en réaction aux changements exogènes comme endogènes,

"Le suicide est-il particulier aux veuves hindoues et existe-t-il des pays libres de si détestables excès? Plus de personnes périssent en France et en Angleterre au cours d'un mois par le suicide ou le duel que pendant toute une année en Inde par la sati."

La seule différence que Dubois juge utile de faire remarquer est que:

"la femme hindoue commet un suicide à partir de motifs religieux déplacés et du fait qu'elle considère ceci être son devoir conjugal de dévotion alors que les européens mettent fin à leur existence contre tout principe religieux, en violation ouverte des devoirs les plus sacrés envers Dieu et les hommes "(16)

La littérature européenne de la Renaissance, classique et "post-classique" constitue un véritable outil d'analyse de la coutume de crémation des veuves en Inde en raison du vif intérêt de l'opinion occidentale porté à cette matière qui ne suscite jamais l'indifférence, en dépit de la variabilité des sentiments exprimés, d'une part, et, d'autre part, en ce qu'elle fait l'état d'un certain nombre de difficultés liées au sujet, qu'elles soient de l'ordre de l'acuité réduite par le conflit des rationalités ou du domaine de l'appréhension globale entravée par la multiplicité des facettes du phénomène. La morale chrétienne est, en effet, fermement opposée à cette pratique qui heurte profondément tous ses principes. Elle s'applique, en conséquence, depuis toujours, à en décrier les aspects dégradants avec tant d'acharnement qu'elle finit par s'intégrer à l'histoire du rite pour en devenir une spécificité.

B) Réalité et existence contemporaine de la problématique liée à la

coutume

Après qu'une loi dite Sati Prevention Regulation Act ait été promulguée avec force d'argument, de volonté et de persuasion, grâce à l'association du réformateur social Raja Ram Mohan Roy et du gouverneur général du Bengale, Lord William Cavendish Bentick, en 1829, contre l'orthodoxie de pandits et d'hommes influents déterminés d'origines diverses, la coutume, alors en résurgence devait tomber en désuétude dans l'ensemble du sous-continent. Ceci devait suspendre le débat plus d'un siècle et demi malgré la survivance du rite dans quelques familles princières et de haut statut. La pratique, qu'on pouvait donc croire, dès lors, abandonnée ou très circonscrite, reste, en réalité, fermement enracinée dans les croyances, le quotidien, et renforce son influence dans l'imagerie populaire à travers le média de la construction de lieux de culte dédiés à la grandeur des saintes satis qui en fortifient le symbole. L'alerte qui aurait du être déclenchée par l'étrange engouement engendré par le sacrifice manqué de Jasvant Kanvar, à Devipura (district de Jaïpur, Rajasthan), le 12 mars 1985, grâce à l'intervention de la police, attendra la fin de l'année 1987 pour résonner dans les esprits indiens mais avec quel retentissement. En effet, la sati vivante de Devipura était devenue, depuis lors, une icône, celle d'un "être hybride à la jonction du monde terrestre et du monde surnaturel (16)b " auquel on alla même jusqu'à ériger un temple important malgré les dispositions légales prohibant ce type de sacrifice considéré comme un suicide. Cependant, ce n'est qu'autour de l'événement de la crémation forcée de la jeune Rajput(17) de 18 ans, Roop Kanvar, dans le village de Déorala (district de Jaïpur, Rajasthan), le 4 septembre 1987, que la prise de conscience s'effectue soudain, opposant fondamentalistes et partisans de la réforme sociale selon le vieux clivage tradition-modernité du XIXè siècle. Seulement le débat critique resurgit alors avec une ampleur inédite à ce jour puisqu'il devient l'objet, pour la première fois en Inde, d'une mobilisation, d'une fédération nationale des organisations féministes qui s'emparent de la sati comme d'un crime stigmatisant les violences et les atteintes perpétrées contre la condition féminine. Dans le même temps, les suites de l'incident de Déorala font prendre la mesure de la capacité de mobilisation et de résistance "épidermiques" des confessionalistes aux attaques dirigées à l'encontre de leurs références identitaires, d'une part, attisant un peu plus le courroux des militantes anti-sati, ainsi que du biais communaliste de la politique menée par un pouvoir central affaibli, hésitant et disposé à se prêter au jeu du calcul électoral. Voilà en quoi le rite de la crémation des veuves, fait devenu en soi excessivement rare, s'inscrit plus largement dans une tendance nationale d'émergence, d'inventions ou de radicalisation d'antagonismes dues à la recherche de sens et d'une sécurité perturbées par une modernisation brutale, inégale et déstructurante.

A présent que la complexité et l'ensemble des matières auxquelles renvoie le sujet sont présentés, du moins entrevus, et la problématique située dans le cadre d'un phénomène national de première importance, il convient de s'éloigner des récentes polémiques pour effectuer une description-définition de la sati avant de tenter une explication anthropologique des fonctions accomplies à travers son rite.

C) Présentation du rite dans la tradition.

Étymologiquement, comme l'explique Catherine Weinberger Thomas(18) , le mot est dérivé de la racine sanskrite "as" qui signifie "être" et qui produit la participe présent "sat", dont sati est le féminin. "Sat" a, en conséquence, pour sens premier: "qui est", "qui existe". Il est associé à l'idée de bien et de vertu lorsque rapporté au rite étudié. La sati est donc, logiquement, l'épouse chaste et fidèle. Mais l'expression peut revêtir une acception plus abstraite car elle participe d'un rameau sémantique lié à l'idée de vérité. C'est ce que confirme l'analyse de John Stratton Hawley dans Sati, The Blessing and the Curse(19) , dont il ressort que le verbe être, dont le mot sat est dérivé, a, dans ses multiples formes, non seulement une connotation des réalités existentielles mais également de ce qui devrait être (cette remarque nous éveillera sur l'omniprésence de la notion de Dharma (loi, chose immuablement fixée, éthique, vocation) qui régit toutes les séquences de l'existence hindoue et dont on traitera plus tard). La sati désigne, dans le sens commun, l'épouse vertueuse, la pativrata, qui s'immole sur le bûcher de son mari défunt et non la coutume de la crémation de la veuve quoiqu'une érosion de la nuance se révèle parfois dans la confusion manifestée par certains textes juridiques comme littéraires. La pativrata (expression consacrée à la femme mariée, de pati (mari) et vrat (le voeux), littéralement "l'épouse dévouée à son mari") devient l'objet de la sacralisation de son entourage à travers la reproduction d'un cérémonial préétabli et quasi-immuable qui la fait passer successivement du statut de femme mariée à celui de "sativrata" et enfin "satimata".

La veuve hindoue qui désire joindre son destin à celui de son mari, au-delà des flammes, devient d'abord sativrata, à la suite de l'annonce du décès, par la déclaration de sa volonté d'en terminer ainsi selon des formules stéréotypées telles que "je vais manger le feu", "je vais suivre mon mari", ou "je vais devenir sati, loué soit tel dieu, telle déesse" (invoquant sa divinité d'élection en laquelle elle prendra refuge). On dit alors que "le sat est monté", ou bien que "le bhâv est venu", expressions qui désignent l'irruption d'une force surnaturelle dans le monde profane dont la femme devient la monture et qui, selon la croyance, entame une combustion de l'enveloppe charnelle, devant permettre à l'Atman (terme sanskrit signifiant le "Soi", l'âme individuelle, la réalité ultime) de rejoindre l'esprit du mari; réunion symbolisée par le mélange des cendres des époux sur un même brasier. La notion de Sat est fondamentale dans la définition du sujet. C'est l'élément qui établit le lien entre le terrestre et le surnaturel, justifiant la commémoration et le culte porté à la sacrifiante. En effet, seule la satimata, mère sati, est honorée pour sa capacité à donner la "parco" (fait d'être reconnu ou identifié), à révéler sa vraie nature par des faits miraculeux dans lesquels se reconnaît l'état de "satité" (satitva). Ceci tient à la responsabilité imputée à la femme dans la mort de son époux. La veuve est, par essence, de mauvais augure pour la communauté. On dit qu'elle est coupable de ne pas avoir su ou voulu préserver son homme du trépas. En la matière, son âge définit d'ailleurs la gravité de la faute: plus il est précoce, plus celle-ci est répréhensible et l'être répudiable.

Entre le sativrat et l'embrasement du bûcher funéraire, la sati est donc considérée comme un être extrêmement puissant parce qu'ayant progressé au-delà de la vie par son renoncement à celle-ci. Protection et guérison constituent l'essentiel de ses facultés auxquelles s'ajoute le pouvoir de faire des épouses de meilleures pativrata, asseyant la force de la vénération et du symbole pour les femmes.

La crémation en elle-même peut prendre deux formes distinctes. La première, à laquelle on réduit souvent le rite, à l'exclusion de toute autre expression, appelée SAHAMARANA (mourir ensemble) ou encore SAHAGAMANA (aller avec) se rapporte à l'immolation de la veuve avec le corps de son mari, soit pendant la cérémonie funéraire organisée à l'occasion des obsèques du défunt.

La deuxième, dite ANUMARANA (mourir après) ou ANUGAMANA (aller après), désigne le sacrifice de la veuve effectué au lieu même des funérailles de son époux mais à une date ultérieure lorsque, pour une raison ou une autre (grossesse, menstruation etc.), la femme ne peut accompagner aussitôt son mari. Elle emporte alors avec elle des vêtements ou d'autres biens ayant appartenu au conjoint. Le Padma Purana, le deuxième écrit dans l'ordre des Puranas (textes traditionnels en sanskrit, composés entre le IVè et le XIVè siècle, au nombre de 18, traitant de sujets aussi divers que la création du monde, les généalogies des souverains mystiques ou les varnas(20) , mélangeant toutes les traditions et les connaissances que les hindous avaient à l'époque) fait une description assez fidèle de la coutume effective de SAHAGAMANA, si on en juge par sa concordance avec les récits des voyageurs occidentaux déjà évoqués. Selon cette source, la veuve ayant déclaré sa résolution de devenir sati, prend un bain pour se parer ensuite de tous les symboles du mariage et du "saubhagya" (béatitude du bonheur conjugal). Elle se munit également d'un miroir, d'un peigne et de kumkum, pâte rougeâtre, qu'elle applique de ses mains aux portes, aux volets des maisons suivant le chemin du bûcher, marquant ainsi de son empreinte son passage et son abnégation pour le bien de la communauté. Elle profère, au cours de la procession qui la mène au sacrifice, des bénédictions et des interdits aux personnes, connaissances ou étrangers, et que celles-ci devront respecter si elles veulent bénéficier de sa protection. Arrivée enfin sur le lieu des funérailles, elle se libère de ses bijoux et autres parures dont elle fait don aux membres de sa famille et à ses amis qui les conserveront précieusement et lui confient parfois des messages à l'attention d'ancêtres ou de connaissances disparues. Ce rituel accompli, elle décrit quelques circonvolutions autour du bûcher avant d'y monter où le corps de son mari l'attend déjà. Elle le prend dans son giron, dans la posture de la femme donnant le sein à l'enfant, et le feu s'allume spontanément sous l'effet du sat, selon le mythe. Bien que la tradition instaure une certaine règle de conduite de la cérémonie (c'est le fils aîné qui doit allumer le brasier), les dévots vivent dans la conviction que la veuve, inexpugnable et insensible aux flammes s'immole de son feu intérieur.

De cette première approche sur un mode descriptif de la coutume, telle qu'elle est perpétuée par la tradition dans les mémoires ou officieusement dans les faits, il convient de tirer quelques enseignements d'importance qui nous inviteront à une réflexion plus approfondie dans la suite de ce travail. Tout d'abord, il est essentiel de garder à l'esprit l'idée de culpabilité de la veuve dans le décès de son mari pour bien comprendre que, du moins dans l'imaginaire hindou, la sati est une femme qui a choisi de ne pas devenir une veuve, dont elle rejette le statut. Il ressort de cette remarque qu'on ne peut qualifier le rite de la sati de "widow burning", tel que les anglo-saxons ont l'habitude de le nommer par commodité de langage, ou de crémation de la veuve. La sati se définit, en effet, par opposition à la veuve comme la pureté du Brahmane contraste avec l'intouchabilité du barbier et du blanchisseur(21) . Il existe, en fait, une différence tranchée de la condition entre femme, pativrata, veuve et sati selon le degré de pureté associé à ce positionnement social. En l'occurrence, la sati, dans la religion hindoue est beaucoup plus qu'une femme qui s'immole sur le bûcher de son mari, de même qu'une épouse qui s'empoisonne, se pend, se noie ou se défenestre n'est considérée que comme une suicidée. La sati possède et révèle le pouvoir de son sat qui lui confère sa sainteté, selon un rituel déterminé et normé.

Selon cette présentation, la sati apparaît comme revêtant un caractère sacré pour les personnes qui se joignent à sa procession. La religion constitue donc un relais de cette tradition. Ceci semble indéniable. Sur ce point, l'étude des sources mythologiques de différentes époques est significative concernant les origines de la coutume en ce qu'elle corrobore simultanément cette thèse de manière positive, d'une part, et en ce qu'elle s'inscrit également en faux par la non-unanimité sur le sujet dont elle témoigne, d'autre part. Aussi convient-il d'en faire état.

D) La coutume et la religion

D.1 La sati dans la mythologie hindoue.

La lecture et l'interprétation des textes sacrés permet de dégager, de découvrir des traces du rite qui en composeraient le fondement normatif (et desquelles pourraient se réclamer les familles de satis). Les femmes au destin héroïque sont pléthore dans les récits à valeur religieuse. Cependant, certaines sont plus caractéristiques de la coutume que d'autres par le nombre de traits qu'elles partagent avec l'idéal de la veuve sacrifiée. Comment ne pas faire, en effet, un rapprochement avec la légende de Sati, première femme de Shiva(22) , dont le récit est narré dans le Mahâbhârata?

D.1.a Le Mahâbhârata.

Cette grande épopée, comprenant 10000 shloka (20000 vers) dans sa forme définitive, répartis en 18 livres, fut composée durant l'époque védique jusqu'au Vè siècle de notre ère. Sati est l'aînée des filles de Daksha, qui ne cache pas son mépris pour son gendre. Celui-ci, organisant un sacrifice dédié à Vishnu(23) , oublie d'y convier Shiva qu'il considère comme une divinité mineure. Sa fille, venant à l'apprendre, décide de se rendre aussitôt au banquet afin de se convaincre de la réalité du manque de considération de Daksha pour Shiva, en dépit des exhortations de sa mère à renoncer à cette entreprise. Une fois sur le lieu de la cérémonie, ce n'est que devant la certitude de l'absence de place réservée à son mari, qu'elle se résout, dans l'indignation la plus totale, à s'immoler devant les invités par le feu de son Yoga pour détruire le sacrifice de son père et laver l'affront fait à son époux. Elle renaît, par la suite, Parvati, "celle de la montagne", et épouse de nouveau Shiva. Au-delà du caractère homonymique des dénominations du rite et de la divinité en question, il faut constater que deux éléments fondamentaux de l'esprit de la tradition de la sati sont bien réunis. Tout d'abord, l'aspect public de la crémation et, en second lieu, la notion d'unité du mari et de la femme dépassant le cadre d'une seule vie terrestre, signe du lien profond des Atmans.

L'histoire de Savitri offre également quelques similitudes avec la crémation de la veuve. Savitri n'est mariée que depuis un an à Satyavan lorsqu'il tombe brusquement malade. Son décès déclenche l'intervention de Yama, premier mortel mais aussi divinité de la mort, qui vient prendre possession de l'âme du défunt. Cependant, Savitri, livrée à un fort sentiment d'injustice, décide d'infléchir la destinée en ne quittant plus Yama et en refusant d'obéir à ses injonctions de rebrousser chemin. Celui-ci finit quand même par se laisser toucher par la détermination d'une femme d'accompagner son conjoint jusque dans l'autre monde. Aussi lui accorde-t-il, dans un ultime effort pour l'en dissuader, quatre voeux, à l'exception de la vie de Satyavan. Savitri accepte et formule ses choix. Elle lui demande alors

- de rendre la vue à son beau père,

-son empire perdu,

-de lui accorder cent fils en descendance,

-et de lui donner pour elle-même cent fils de son époux.

Elle déjoue, de cette manière, les plans de Yama qui se voit contraint de ramener Satyavan à la vie selon sa requête. Ce mythe est peut-être encore plus significatif que le premier dans la mesure où il fait l'éloge d'une consécration de l'individualité de la femme s'aliénant au delà du seul objet de son amour puisque Savitri réserve ses trois premières prières à l'intention de son beau-père. C'est, en ce sens, également une représentation de la patrilinéarité de la culture hindoue qui joue un rôle certain dans l'accomplissement du sacrifice. De manière plus évidente, Savitri est une essence de sati puisque sa ferveur pour son mari la conduit à s'exposer au trépas dont Yama est l'incarnation.

Mais le Mahâbhârata relate également d'autres anecdotes similaires ou identifiables à la crémation de la veuve.

Rukmini, épouse favorite de Krishna(24) , apparaît comme un exemple idéal de pativrata lorsqu'elle se brûle avec plusieurs des autres femmes du dieu immédiatement après l'annonce de sa mort.

Madri, femme du roi Pandu, va, à l'opposé de Kunti, son autre épouse, au terme de sa résolution en s'immolant sans prêter attention à l'argumentation contradictoire des prêtres. De même des quatre femmes de Vasudeva, roi des Yadava, Devaki, Bhadra, Rohi et Madira, qui accomplissent le sacrifice aux flammes de leur personne lorsque survient son décès.

D.1.b Le Ramayana.

Cet autre grand poème épique populaire de 24000 shloka, écrit en sanskrit par un nommé Valmiki, qui aurait vécu au début du premier millénaire, en se fondant sur des légendes plus anciennes remontant peut-être au VIIè siècle avant J.C., fait le récit, dans son septième et dernier livre, Uttarakânanda, de deux cas assimilables au rite étudié.

Sitâ, épouse du roi Rama, est enlevée par le maléfique Râvana, roi des Râkshasa, et séquestrée sur l'île de Lanka (probablement Ceylan). Aussi subsiste-t-il, lorsque son mari parvient à la délivrer du joug du démon, un doute sur sa fidélité et sa pureté qui décide Rama à la répudier. Sitâ se réfugie alors dans l'ermitage de Valmiki et, plus tard, quand son époux cherche à la reprendre, disparaît miraculeusement devant ses yeux par le feu de son yoga, sacrifice destiné à prouver son absence de souillure et le détachement le plus total.

De la même façon, Vedavati, une incarnation antérieure de Sitâ, se jette elle-même dans le feu d'un brasier lorsqu'insultée par Râvana. Il filtre à travers ces légendes un idéal de comportement, une ligne de conduite dessinés et tracés pour la femme. C'est d'ailleurs plus la condition féminine toute entière que celle de la veuve qui en est affectée. En effet, il est étonnant de constater que la majorité des mythes présentés ici et généralement invoqués en justification de la pratique d'immolation de la veuve ne peuvent se réclamer raisonnablement du rite de la sati, au sens strict. Tout au plus peut-on reconnaître qu'ils impriment dans les esprits une valeur de sacrifice de la femme. C'est déjà en soi une sérieuse atteinte au fondement religieux théorique de la coutume. Il est utile de faire état de la controverse existant sur son origine.

D.2 Controverse sur le caractère religieux de la coutume. Sati, un symbole éthique.

D.2.a Sati stricto sensu

En premier lieu, ainsi que le soulève Veena Talwar Oldenburg dans Comment, The Continuing Invention of the Sati Tradition (25) , Sati, l'épouse de Shiva, n'est nullement veuve quand elle choisit de disparaître. Il en est de même de Sitâ lorsqu'elle se soustrait mystérieusement au jugement de Rama. L'historienne féministe a même raison d'ajouter que son histoire est plus caractéristique d'un divorce à l'initiative de la femme que du Sahagamana puisqu'elle se refuse à retrouver son mari après avoir été calomniée. Alors, on peut bien évidemment argumenter que la répudiation de Sitâ par son époux marque une mort symbolique du couple et, plus spécifiquement, pour Sitâ de l'homme qu'elle a connu et qui lui accordait sa confiance. Néanmoins, il demeure que, du point de vue d'une lecture littérale du texte, Sitâ n'est pas une sati.

Par ailleurs, la crémation de Rukmini qui, elle, est en l'occurrence bien la veuve de Krishna, ne s'inscrit dans aucun rituel de Sahamarana ou d'Anumarana. Son immolation ayant lieu sur un brasier distinct de celui du mari, la métaphore de la fusion des corps qui intervient dans le mélange des cendres des conjoints ne peut être invoquée. En outre, toujours selon l'esprit critique d'Oldenburg, la vie amoureuse de Krishna étant empreinte d'un tel désordre affectif agité de centaines de liaisons, il ridiculise, en quelque sorte, par son adultère l'institution du mariage. En conséquence, dans cette optique, la déligitimation de Rukmini comme épouse, toute favorite qu'elle soit, résulte en une décrédibilisation, désacralisation de son sacrifice. Quant à Madri, elle ne revendique aucun mérite religieux pour justifier sa résolution. Elle invoque, au contraire, des raisons personnelles telles que la peur des responsabilités à assumer seule ou de ne pas savoir rester fidèle à la mémoire de Pandu.

Sur un autre plan, il est indispensable d'ajouter que la coutume de la sati ne peut nullement s'accorder avec la théorie du karman(26) exposée par le seigneur Krishna dans la Bhâgavat Gita (le chant du Seigneur bien heureux), l'un des 18 livres ou "parva" du Mahâbârata, selon laquelle le Karman influe individuellement sur toute destinée, plaçant chaque individu dans une situation propre et différente, en ce sens, irrespectivement de son souhait, dans ses incarnations futures. Il est, en somme, incohérent pour la femme de se projeter au-delà d'une existence terrestre en désirant rejoindre son mari défunt. L'offrande du Soi de la veuve est une tentative de viciation de cette "loi des actes" qui ne peut être d'aucun effet sur son mécanisme aussi imperturbable qu'infaillible.

D.2.b L'ambiguité des Vedas

Enfin, il convient de dire un mot des textes les plus anciens de l'Inde considérés comme la "Shruti", Révélation, et comme ayant été inspirés par les divinités en personne aux rishis(27) qui les transcrivirent. Il existe, en effet, un doute sur leur position à l'égard de la sati. Celui-ci n'est d'ailleurs probablement pas fondé mais le choix de son évocation a pour motivation d'enrichir le débat d'un aggrégat nouveau et d'une relative importance. L'Atharva-Veda, le quatrième Veda à avoir été composé et organisant le déroulement de la cérémonie funéraire, ne fait pas mention du rite de la sati. La coutume qu'il inspire dispose que la veuve, accompagnant son mari dans ses derniers instants sur terre, s'allongeait au côté de son corps, au sommet du bûcher, puis en descendait avant qu'on y mette le feu. Elle était ensuite destinée à mener une existence prospère en compagnie de ses enfants et grâce à la ressource constituée par les biens de son époux.

A l'inverse, la version conservée du Rig-veda, l'un des trois premiers Vedas à avoir été transcrit de l'oral à l'écrit, crée une ambiguïté sur le devenir de la veuve. L'incertitude générée par la difficulté d'interprétation de ce texte de référence et d'autorité, semblant destiner la femme au trépas de la crémation, avait mobilisé la critique en 1829. Les partisans du Sati Prevention Regulation Act du gouverneur Bentick éprouvait un certain malaise à l'idée que ce court poème d'une quarantaine de vers et à la renommée si immense dans l'ensemble du sous-continent indien puisse faire l'éloge d'une telle sauvagerie. Ils se persuadèrent donc de la falsification du texte. En remplaçant habilement le dernier mot du Veda "Agreh" par le quasi-homonyme "Agneh" signifiant "le feu" en sanskrit, la supercherie était accomplie.

Que conclure de la dimension symbolique de la sati dans la tradition hindoue au terme de l'étude de la mythologie se rapportant au sujet?

Il est indéniable que la tradition hindoue accorde un certain crédit au sacrifice de la veuve. Cependant, il n'existe aucun consensus des multiples pensées fondatrices de la civilisation hindoue sur cette issue. Alors que quelques auteurs mettent en scène un rite de crémation, d'autres n'y font nullement allusion ou laissent même parfois transparaître une grande hostilité à l'égard de la coutume. Il n'y a donc pas de règle en la matière. Ce qui apparaît comme un idéal pour un auteur est indifférent à l'autre. La mention de plusieurs sacrifices de satis dans les écritures sacrées ne suffit pas à créer, par ailleurs, la norme. Bien au contraire, nombreux sont les récits de femmes qui survivent à leur mari. Le Strî-parva, onzième livre du Mahâbhârata, raconte que les veuves des héros morts ne devinrent pas sati mais mirent fin à leur existence en se noyant dans le Gange. Ceci dit, aussi éloignées que puissent paraître ces deux morts volontaires, l'une organisée selon un cérémoniel prédéterminé et l'autre relevant plutôt du suicide, elles participent d'une même éthique héroïque.

E) La dynamique du héros, l'éthique héroïque

Ce qu'on nomme dynamique du héros est cette tendance à valoriser une existence par une mort glorieuse et prématurée et à ne plus concevoir aucune autre issue. Un processus d'individuation s'accomplit par le biais d'un suicide altruiste (au sens de Durkheim(28) ).

E.1 Similitudes de la sati et du Jauhar

La coutume du Jauhar établit les bases d'un rapprochement entre la sati et le sacrifice héroïque. Cette pratique rajput voulait que, en cas de défaite de leur clan, les femmes se suicident en masse sur un bûcher funéraire afin d'échapper à la capture musulmane et de conserver la pureté du lignage. Celles-ci s'immolaient ainsi sur un brasier distinct de celui de leurs hommes supposés morts au combat. Elles accomplissaient ce devoir en fait souvent sans réellement connaître le sort de leur mari. Beaucoup de littérateurs contemporains de la sati construisent une analogie entre les deux traditions fortement ancrées au sein de ce peuple guerrier. Veena Talwar Oldenburg(29) s'emploie à faire la démonstration, dans l'ouvrage déjà cité, que la sati n'est qu'une simple dérivée du Jauhar, ceci servant la cause féministe pour laquelle elle opère. De cette façon, en représentant la pratique comme le produit de circonstances de l'histoire des Rajput , souvent soumis à des invasions du nord-ouest, elle désacralise complètement la crémation de la veuve pour en faire une déviance d'un suicide altruiste émanant d'une idéologie patriarcale guerrière. Elle ne reconnaît un caractère religieux au rite, justifiant sa diffusion à l'ensemble du peuple hindou, toutes castes confondues, que dans l'intervention-ingérence des Brahmanes. Selon l'historienne, la caste des prêtres, habituée à s'enorgueillir de son observance des usages les plus ascétiques, aurait, afin de se hisser au sommet de la pyramide sociale, remplacé la notion de femme courageuse chez les Kshatriya par celle de la bonne femme pativrata correspondant à leur idéologie sanskrite des sexes.

Dans un esprit approchant, Mrs Santosh Singh, dans A Passion for Flames, classe le Jauhar dans la catégorie d'Anumarana. Alors, toutes extrêmes ou quelque peu rapides que puissent paraître ces thèses (il est hasardeux de vouloir prêter une homogénéité à une caste telle qu'elle soit propre à lui permettre de mener une stratégie utilitariste sur un symbole comme la sati. Tout au plus, peut-on parler de réseaux de castes ou de sous-castes à la manière de Louis Dumont dans Homo Hierarchicus(30) ) , elles mettent en relief l'éthique sous-jacente de laquelle participent les coutumes de la sati et du Jauhar, celle du héros. Nandini Upreti fait d'ailleurs remarquer, dans The Myth of Sati (31) , qu'on recense beaucoup plus de stèles commémorant la crémation de satis dans les zones historiquement exposées aux conflits que dans les régions paisibles. La corrélation qu'on pense pouvoir déceler, à priori, relève sans doute de cette dynamique du héros, accordant une importance toute première à la mort, sujet de décision.

Il faut également relever une édifiante similitude des deux traditions dans les signes figuratifs du guerrier qui y sont associés. En effet, l'emploi d'éléments représentatifs propres à la caste Kshatriya, au cours des funérailles de la sati renforce le lien apparent entre le combattant et la femme qui a exprimé le sativrat. Renouard de Sainte Croix, dans un carnet de voyage fait état, en 1804, de cette fusion (plus que confusion) des deux statuts opérée par les sympathisants du sacrifice lorsqu'il écrit:

"dès qu'elle eut fait savoir sa résolution à la caste des cordonniers, tous se mirent en frais de contribuer à la magnificence du spectacle. Ils la promenèrent plus de deux mois par tout le royaume où ils recueillirent de nombreux présens des gens riches, autant que des plus pauvres, les uns et les autres se montrant également édifiés d'une pareille résolution et ne la regardant plus comme une simple saquili (cordonnier) mais comme une femme de caste divine (...).

Quoique les gens de castes inférieures ne puissent pas, selon les Indous, être admis dans les trois paradis, personne ne révoqua en doute que la seule résolution de cette femme ne l'eut placé dans la première caste. (...)

Le jour du sacrifice étant arrivé, on la promène sur le plus bel éléphant du roi ornée comme une idole des divers présens qu'elle avait ramassés pendant les deux mois de ses saints voyages (32) .

Que la sati soit montée sur un cheval blanc, symbole du souverain victorieux, portée en palanquin, à dos d'éléphant ou honorée part le port du parasol, tels que nombre d'autres récits de cérémonie de crémation nous l'apprennent, elle est toujours glorifiée par ces distinctions royales. Ces emblèmes de la vocation guerrière soulignent les affinités qui existent dans les esprits hindous entre le sacrifice de l'épouse fidèle et la mort du héros sur le champ de bataille: ce sentiment héroïque domine dans les deux cas.

E.2 Le rite en tant qu'expression du Dharma

Pour en revenir au propos sur l'autorité de la coutume, cette propension de la veuve à faire la négation de son existence indépendamment de son mari est le reflet amplifié à l'extrême du devoir moral auquel toute existence hindoue est subordonnée. Il semble nécessaire de rappeler ici que ce rituel, qui reste un événement rare, même en période de résurgence de l'orthodoxie, et tout exalté et vénéré qu'il soit au point de s'intégrer au quotidien dans l'imaginaire et les constructions intellectuelles de la pativrata, ne revêt d'aucune façon une valeur de règle sociale. Il est plus justement une expression de l'ordonnance de la vie selon un idéal dont il ressort une éthique, celle du Dharma, notion omniprésente dans la culture hindoue et inspirant tout rapport de l'individu au monde. Par ailleurs, vient se greffer à ce principe de destinée à réaliser, le concept d'Atman. Krishna, dans son discours à Arjun, dans la Bhâgavat Gita, apporte un éclairage sur cette idée:

"parce que l'Atman est éternel (n'ayant ni début, ni fin), il est donc futile d'avoir du chagrin pour la mort. L'Atman ne naît pas et ne meurt pas. Il ne revient pas au monde encore et encore parce qu'il n'est pas né, éternel, a toujours existé, sans fin. Ce changement de corps par l'Atman n'est pas un sujet de chagrin. L'Atman quitte le vieux corps de la même façon qu'un être humain ôte de vieux habits pour en mettre de nouveaux (33) ".

On saisira donc dans cet élément d'explication que le principe d'Atman fait gagner au Dharma, au destin, une dimension intemporelle dépassant l'échelle de l'existence terrestre et charnelle. L'empire du Dharma sur l'existence s'imprime, d'une part, d'une façon plus évidente pour l'observateur externe sur la condition féminine et se manifeste pleinement, d'autre part, à travers l'institution du mariage.

F) La condition féminine au travers de la sati

F.1 Le Dharma de la femme

F.1.a L'institution du mariage

Ainsi que l'explique l'historien de l'art Ananda Kentish Coomaraswamy dans La Danse de çiva (33)b , le mariage hindou est une relation éthique et sociale qui diffère du mariage de sentiment. Le bonheur ne peut naître que de l'accomplissement de cette vocation selon un "plan traditionnel" restant "indépendant des accidents de la sensibilité" par opposition à l'union occidentale. Le fondement de cette barrière à l'individualisme réside dans la moralité de groupe qui crée la souveraineté du devoir, l'ordre social passant avant le bonheur de l'individu. Dans cette rationalité, la répudiation de Sitâ par Rama, après la victoire de Lanka et la défaite de Râvana, n'est que l'expression de l'exécution de la moralité populaire au-delà de l'amour et de la partialité qui pourraient conduire le roi à abandonner son rôle de donneur d'exemple à l'égard de ses sujets au profit d'un choix plus empreint de sentimentalité. Rama est ainsi, dans l'histoire épique, selon les propres mots de Coomaraswamy, "le miroir de l'éthique sociale (qui) consent à bannir son épouse à cause des murmures du peuple."

Werner F. Mensky, auteur d'une thèse sur le mariage hindou, nous permet d'aller plus avant dans la compréhension de cette subordination de l'individu à son entourage, en élargissant la perspective. Il fait reposer son analyse sur le concept d'équilibre à préserver dans une approche environnementaliste de la vie. Le Dharma assigne à chacun le devoir de se comporter de façon appropriée en toute circonstance parce que toute action est supposée avoir de l'effet sur l'ensemble cosmique. On saisit, en cela, le lien étroit qui existe entre Karman et Dharma. Dès lors, tout individu devient un gardien, un agent du maintien de l'ordre cosmique en tant que partie intégrée à celui-ci. Dans ce contexte, le mariage hindou est conçu comme un aspect de cet ensemble. La représentation schématique de Mensky de l'institution est très évocatrice en ce qu'elle fait état d'une ambiguïté difficile d'appréhension pour l'occidental. Ce couple est situé au centre du tout cosmique. Aussi, l'action humaine peut-elle être alors perçue comme la force majeure. Or la loi des actes influant directement sur l'équilibre cosmique, l'individu est bridé dans toute sa puissance par les conséquences de ses objectivations sur le monde. Selon cette logique, l'infaillibilité du système de rétribution des actes justifie la pression sociale exercée sur chaque être.



A: mari

B: épouse

GA: famille du mari

GB: famille de l'épouse

LGA: clan élargi du mari

LGB: clan élargi de

l'épouse


Contexte socio-religeux de l'épouse et du mari dans le mariage hindou(34)

Le mariage implique, en effet, plus de responsabilités et de contraintes qu'il n'autorise l'épanouissement personnel. Il y a trois objectifs déclarés à l'union indienne: Dharma, Praja (procréation) et Rati (plaisir). Le Dharma est la priorité tandis que le bonheur immédiat vient en dernier.

F.1.b La pativrata

La combinaison du Dharma, de l'épanouissement individuel et des obligations sociales donne le principe de féminité hindoue idéale ou pativrata. La conversation entre Umâ et Shiva rapportée dans le Mahâbhârata est riche d'enseignements sur le rôle de l'épouse. Le dieu prie Umâ de lui définir l'intégralité des devoirs de la femme. Celle-ci lui répond avec éloquence et clarté:

"les devoirs de la femme sont crées par le rite des noces quand, en présence du feu nuptial, elle devient l'associée de son Seigneur pour l'accomplissement de tous actes justes. Elle doit être belle et douce, considérer son époux comme son dieu, et le servir dans la fortune et l'infortune, la santé et la maladie, obéissant même s'il lui commande des actions contraires à la justice ou des actes qui peuvent la conduire à sa propre destruction. Elle doit, levée tôt, servir les dieux, entretenir toujours la propreté dans sa maison, soigner le feu sacré domestique, ne pas manger avant que les besoins des dieux, des hôtes et des serviteurs soient satisfaits, dévouée à son père et à sa mère, et au père et à la mère de son époux. La dévotion à son Seigneur est l'honneur de la femme. C'est son ciel éternel (...).(35) "

On relève de cet exposé deux idées directrices. D'une part, la fonction de protection et de conservation de la femme vis à vis de son conjoint: elle le sert et veille à la satisfaction de ses besoins. De cette façon, elle lui prête assistance dans la réalisation de son Dharma. D'autre part, il n'y a pas de notion de réciprocité de la dévotion car l'épouse peut être amenée à conduire son abnégation jusqu'à la mort. Elle ne doit attendre aucune contrepartie de ses efforts de la part de son mari qui a le pouvoir de lui ordonner des actes défiant l'entendement.

Il ressort de ces observations que le respect du pativrat (voeux de consécration à l'époux) constitue la vertu essentielle que la religion hindoue recommande à la femme mariée. C'est le seul intérêt qui soit prêté à son existence, hormis d'accomplir son Dharma, dont la dévotion au conjoint participe largement. Le mariage est donc une fin en soi pour la femme dont la connotation religieuse est presque invariablement négative. Aussi, l'union célébrée par les prêtres se présente-t-elle comme le seul moyen de se laver de cette impureté originelle en devenant une parfaite épouse. Ainsi qu'on l'a déjà souligné, il existe une progression symbolique et sociale entre le statut de célibataire et celui de femme mariée. En témoignent les termes couramment utilisés pour nommer une épouse dont le conjoint est vivant: "sobhagywati", "suhagan" signifiant "la chanceuse" ou "sumangali", "l'heureuse" ou "la prospère".

A l'inverse, celle qui perd son mari peut être suspectée d'une dévotion insuffisante ou d'un manque de sincérité. La veuve se définit par opposition à l'épouse. C'est ainsi que tous les signes figuratifs de la vie conjugale sont systématiquement retirés à celle-ci: bris de ses colliers de perles noires, effacement de sa marque de kumkum au front...

F.1.c La veuve

Ce dépouillement marque la mort sociale de la veuve qui revêt un caractère d'intouchabilité jusqu'au sein de sa propre famille. Ce mépris serait le résultat de la "folk theory"(36) qui affirme que le décès du mari est dû à la médiocre performance rituelle de la femme (celle assignée au quotidien à la pativrata selon les paroles prêtées à Umâ dans le Mahâbhârata). La mort du conjoint serait causée par le faible potentiel dévotionnel de l'épouse n'utilisant pas ou ne parvenant pas à faire usage de sa capacité latente à manipuler les événements naturels et le destin pour le bien de son entourage. Les veuves font donc l'objet du rejet de la communauté et de mauvais traitements. Elles sont exposées à l'exploitation sexuelle des hommes de la belle-famille. En outre, bien que la pratique tombe en désuétude, elles sont encore forcées à se soumettre à la tonsure dans certaines parties du pays.

La Brahmacharya, cette existence d'ascète n'offre aucun plaisir ni aucune joie, environnement monotone, sans imprévu, offrant peu de possibilités d'expression: claustration dans la demeure de la belle-famille, port de vêtements de grosse toile, défense de se parer de bijoux. Cette condition reflète bien aussi la conviction que la femme n'a aucun rôle à jouer en dehors du mariage, quoiqu'elle remplisse quand même une fonction sociale, malgré elle, à travers ce statut dégradé et qu'on développera plus loin.

Raja Ram Mohan Roy fit une peinture réaliste de l'existence de la veuve hindoue en remarquant que, hormis au Bengale où le système d'héritage dit de "Dayabhaga", faisait de l'épouse, même sans enfant, la bénéficiaire directe des biens du mari, celle-ci ne disposait que de trois options:

_1) une vie misérable d'esclave sans escompter le secours d'un deuxième conjoint,

_2) la chute dans l'illégalité afin de conserver son indépendance et d'assurer l'entretien de sa personne,

_3) la mort sur le bûcher funéraire sous les encouragements de la foule et avec les honneurs.

D'autre part, bien qu'un véritable premier mouvement contre la coutume de la sati s'organise à partir de 1817 en Inde, et qu'on peut analyser comme une volonté de réforme sociale en vue de l'amélioration de la condition féminine, à l'initiative du juge de la Cour Suprême (Dewana Adawlut) Vidyalankar (qui rédige un rapport sur la veuve et conclut que, des deux alternatives qui lui sont proposées, crémation ou Brahmacharya, l'austérité est plus propre à lui apporter la sagesse grâce à laquelle elle atteindra la béatitude finale), il est confondant de constater que ceux qu'on qualifie déjà à l'époque d'anti-sati observent cependant un consensus sur le destin de mortification de la veuve.

La deuxième moitié du XIXè siècle se caractérisera par une avancée importante dans ce domaine avec l'instigation du Widow Remariage Act, en 1856, autorisant officiellement la veuve à se choisir un autre époux malgré la croyance très forte véhiculée et popularisée par les Puranas (37) en l'union du couple au- delà d'une seule vie. Néanmoins, les idéaux de chasteté et d'abnégation inculqués dès la plus tendre enfance aux jeunes filles, futures mères, continuent à faire obstacle à cette autonomisation de la femme à tel point que le veuvage est toujours considéré comme un fait rare alors qu'à titre indicatif, en 1981, 23 millions de femmes indiennes connaissaient cette situation.

Cette approche de la condition féminine au travers des deux thèmes de la pativrata et de la veuve est indispensable à l'appréhension de la rationalité capable d'inspirer un extrême tel que le sacrifice de la sati. Le rite est ainsi un stigmate du statut de la femme en Inde, un révélateur du contrôle par la communauté de toutes ses référence identitaires et constructions intellectuelles, du nivellement de sa personnalité. Il ne peut être envisagé comme un symbole d'une relation de couple idéalisée puisqu'il reste unilatéral, en dépit des rares cas de satâ ou satû recensés (hommes qui ont accompagné leur épouse dans la mort).

F.2 Atrophie de l'individuation féminine.

F.2.a Le culte du "Lui" ou de l'Autre.

La réflexion de l'anthropologue Lynn Teskey Denton nous permet, en premier lieu, de faire un état rapide mais révélateur de la servitude de la femme à travers la limite de son champ d'objectivation. Teskey Denton(38) fait mention du fait que le noyau des pratiques religieuses de la maîtresse de maison tourne autour de l'entourage et surtout du mari. Dès lors, surgit l'interrogation: "la religiosité de l'épouse peut-elle trouver un autre biais d'expression plus spirituel?"

L'éventualité semble difficilement suggérable ni envisageable à la lecture de ce passage des Lois de Manu,

"même dépourvu de vertus ou cherchant son plaisir ailleurs, ou dénué de qualités, un époux doit être constamment adoré comme un dieu par une fidèle épouse... Si une épouse obéit à son époux, pour cette raison seule, elle sera exaltée dans le ciel.

Mise au monde des enfants, nourriture de ceux qui sont nés, vie journalière des hommes, de toutes ces choses, la femme est la cause visible. Celle qui commande à ses pensées, ses paroles et ses actes et ne viole pas son devoir envers son Seigneur, demeure avec lui après sa mort dans le ciel, et en ce monde les vertueux l'appellent une fidèle épouse (39) ."

qui témoigne d'une conception purement fonctionnaliste de la femme. Seulement cette réduction de l'activité de la femme, son confinement aux sphères de la ménagère ne semble pas avoir toujours été la norme. Beaucoup d'historiens font la démonstration de l'existence d'une société sexuellement plus égalitaire dans leurs divers travaux de reconstitution du développement de l'Inde depuis les temps les plus reculés. Une rapide synthèse des ouvrages consultés(40) permet, d'une part, de mettre en relief une discrimination croissante s'accentuant à travers les âges et dont les proportions atteintes par la dot seraient la manifestation contemporaine et, d'autre part, d'établir une fonction croissante entre dégradation de la condition féminine et expansion du rite de la sati.

F.2.b Le statut de l'hindoue à travers l'histoire

Durant la période védique (-1500 à -800), les garçons et les filles reçoivent une éducation similaire rendue possible par une coutume du mariage à un âge avancé (après la puberté). De fait, les étudiantes se divisent en deux groupes distincts. Les Brahmavadinis se consacrent à des recherches approfondies en théologie et en philosophie alors que les Sadyovahas ne poursuivent leur apprentissage scolaire que jusqu'au mariage, ceci leur permettant tout de même d'acquérir une connaissance védique.

En conséquence, existe-t-il à ce moment une forte tradition de femmes lettrées dispensant leur savoir aux hommes comme à leurs semblables. Atreyi, Sulabha, Gargi, Ghosa, Lopa, Visvara et Apala furent, en leur temps, des savantes de grande renommée. D'autres composèrent quelques hymnes védiques, intrusion dans le champ du sacré autorisée par une reconnaissance religieuse de la femme. On honore d'ailleurs, à l'époque, dans les textes védiques, la capacité d'enfantement par des métaphores du champ, de l'agriculture, qui véhiculent une image positive de la fertilité. Celles-ci doivent, hélas, disparaître à la période classique au profit de comparaisons plus fonctionnalistes des entrailles de la mère (réduction à l'image d'un récipient).

La coutume du sacrifice de la femme qui existait chez les peuples Aryens, avant qu'ils n'émigrent en Inde, tombe en désuétude lorsqu'ils pénètrent le sous-continent en provenance du plateau iranien. Les Vedas n'y font, d'ailleurs, pas allusion, nonobstant la controverse sur le Rig-Veda. L'Atharvaveda témoigne toutefois de ce qui peut être interprété comme une survivance du rite. L'épouse est, en effet, engagée à s'allonger auprès du corps du défunt mari et à descendre du bûcher avant que la crémation débute. Alors, doit-on imputer la disparition de la sati à un respect plus fort pour les femmes à l'époque védique? Cela est certain mais l'affirmation doit être modérée par l'hypothèse que, minoritaires numériquement bien que supérieurs militairement, les Aryens auraient pu se croire contraints d'abolir une pratique exterminant une partie des femmes en âge de procréer afin d'asseoir leur domination politique.

. La période classique (-800 à 200) marque l'amorce d'une détérioration du statut de la femme causée en majeure partie par l'avancée de l'âge du mariage prônée par la littérature brahmanique entre -400 et 100. Le corollaire en est une baisse du niveau d'éducation, éternelle source de respect et d'affirmation sociale dans toute communauté. Les veuves conservent malgré tout, jusqu'au IIIè siècle avant J.C, trois choix d'existence: rester célibataire, option la plus honorable, avoir des enfants par Niyoga ou se remarier de façon régulière. La tradition du Niyoga relève d'une conception de la femme en tant que procréatrice. On parle de fils Ksetraja, la future mère étant associée à un champ. Cette alternative permet à la veuve de concevoir un fils héritier selon deux possibilités:

. le lévirat à travers lequel se manifeste la notion de la femme en tant que propriété qu'il faut garder dans le giron familial,

. ou l'appel à un père biologique étranger. Les deux solutions étaient toujours préférées à l'adoption pour des considération de sang. Quant au remariage de la veuve, la pratique était aussi fréquente et pouvait dépasser le cadre de la belle-famille.

Le IIIè siècle avant notre ère signale le recul de cette liberté de choix. Niyoga et remariage de la veuve commencent à rencontrer une opposition croissante d'une telle façon que les Brahmines ayant perdu leur mari se voient réduites au célibat. Les auteurs des Dharmasutras (-400 à 100) et des premiers Smritis(41) déterminent alors précisément les devoirs incombant à la femme sans néanmoins lui recommander de devenir sati.

Parallèlement, c'est aussi l'époque des premières références au rite dans la littérature avec le Mahâbhârata, dont une partie fut composée vers -300 et qui compte l'histoire de Madri sans qu'aucun motif religieux soit imputé à sa résolution, ainsi que du premier sacrifice de ce type recensé.

La discrimination sexuelle se confirme à la période post-classique (200 à 1000). Vers 600, le Niyoga et le remariage de la veuve ne deviennent plus que des usages d'exception, y compris pour les vierges qui bénéficiaient antérieurement d'un "régime spécial". En même temps, se popularise l'image de la sati au travers des Puranas qui y font allusion d'une manière plus évidente quoique la majorité des veuves évoquées survivent à leur époux. Le rite existe donc mais pas encore comme un idéal (le Padma Purana rend coupable toute personne prêtant assistance à une Brahmine en vue de sa crémation de brahmanicide, crime abject) l'ascétisme restant la ligne de conduite la plus louable. La coutume rencontre d'ailleurs une forte désapprobation chez les littérateurs.

Brihaspati, auteur de l'Agni Purana, le huitième grand Purana en sanskrit, soutient que l'accomplissement de cette résolution ne peut en aucun cas revêtir le caractère d'une fin pour la veuve. Medhâtithi, écrivain du IXè siècle du Cachemire, condamne ouvertement un acte n'ayant aucune valeur autoritaire et en violation des textes védiques réprouvant toute forme de suicide.

Virata, comme Bana (poète du VIIè siècle), affirme que la veuve peut être d'un plus grand secours à son mari en observant certaines privations plutôt qu'en s'immolant, le sacrifice du soi relevant du suicide.

A l'opposée, de fervents partisans de la sati se font de plus en plus virulents à partir du VIIè siècle. Angiras va même jusqu'à prétendre que le don de sa vie est le seul devoir jamais dicté par la religion à la veuve. Il en résulte logiquement une expansion lente mais régulière du rite à partir de cette période dans l'Inde du nord, la généralisation dans les moeurs à l'ensemble de l'Inde ne se confirmant qu'au Moyen-âge où la pratique gagne dans le sud du sous-continent. C'est entre le XIVè et le XIXè siècle qu'elle sera le plus en vogue entraînant avec elle celle de la tonsure destinée à créer une atmosphère austère autour de la veuve en brisant sa beauté.

F.2.c Conditionnement psychologique de la femme

F.2.c.1 Destruction de l'individualité.

L'approche historique reflète le lent processus de destruction de l'individualité de la femme existant à l'époque védique par son asservissement progressif. La fille mariée à un âge de plus en plus précoce ne finit par connaître que quelques rudiments de l'éducation nécessaire à son entrée dans le monde et à la défense de sa personnalité. Sa jeunesse et son ignorance des textes sacrés rendront son conditionnement psychologique plus aisé alors que son existence sera cantonnée à la tâche de la tenue d'une maison peu propice à l'épanouissement personnel. Plus une femme est intégrée à sa belle famille, plus elle est, en effet, isolée du monde externe et soumise aux valeurs sociales des individus qui lui sont proches. Ces références identitaires se limitent au périmètre du foyer si ce n'est au mari lui-même qui crée les bases de sa respectabilité et mobilise toute sa subjectivité.

A juste titre faut-il donc percevoir le rite de la sati comme une marque du désir du mari d'acquérir une plus complète propriété sur son épouse au-delà de son existence terrestre. Ainsi que Gandhi l'avait déclaré:

"la culture hindoue s'est rangée du côté d'une excessive soumission de la femme au mari et a insisté sur la fusion de la femme dans le mari. Ceci a pour conséquence que le mari a parfois usurpé et exercé l'autorité qui l'ont réduit à l'état de brute (...). L'homme l'a convertie en un souffre douleur domestique et en l'instrument de son plaisir au lieu de la regarder comme sa compagne et sa moitié (42) ."

Néanmoins, un autre discours(43) de sa part dans lequel il exhorte les indiennes à suivre l'exemple de Savitri, Sitâ et Parvati, tout en appréciant la fermeté de caractère de Draupadi et Dayanti, met en lumière le paradoxe dont sont victimes le femmes qui veulent s'émanciper. En effet, la sati est un symbole tellement intériorisé depuis la naissance (les témoignages de crémation de voyageurs occidentaux du XVIIIè siècle mentionnent souvent la présence de fillettes de trois ou quatre ans qu'on promène autour du bûcher) et présent au quotidien ( la construction des temples commémoratifs des sacrifices a su imposer le culte comme partie intégrante de la vie spirituelle du pays si bien qu'aucune cérémonie ou événement, mariage, naissance, décès, n'est honorée sans payer son tribut à la sati d'élection) qu'il semble difficile de se prononcer contre le rite sans paraître renier la tradition dans son intégralité. Les frères Tagore, Rabintranath et Abindranath, qui s'enorgueillissaient du combat mené par certains membres de leur famille dans le rang des opposants à la sati, à l'époque du gouverneur général William Bentick, rendirent aussi, malgré leurs convictions humanistes, leur hommage aux héroïnes de la mythologie hindoue s'exprimant avec beaucoup de sensibilité sur le sujet. La crémation de la veuve et surtout l'aura des grands personnages ayant embrassé cette résolution vivent, en effet, dans l'esprit des villageois, à travers les mythes, les contes et ballades et sont intégrés au fondement de leur culture. Lindsey Harlan, dans Perfection and Devotion: Sati Tradition in Rajasthan (44) , conclut d'ailleurs de ses entretiens avec des femmes Rajput que, quoique très peu, d'entre elles terminent sur le bûcher funéraire de leur époux, la vénération de la sati demeure un aspect majeur de leur vie religieuse qui ne montre aucun signe de diminution.

Dès lors, tant qu'il n'existe pas de distinction rationnelle entre le culte de l'image et l'idéal pour la femme, il ne peut y avoir d'individuation développée. En avril, 1975, Indira Gandhi, alors Premier Ministre de l'Union indienne, se prononçant sur les femmes et la société indienne, posait le problème en terme de conscience:

"nos femmes ont plus de droits que les femmes d'autres pays mais il y a beaucoup de domaines où elles souffrent et où elles ne sont certainement pas conscientes de leurs droits " (45) .

Dans ce cadre, l'éducation se présenterait probablement comme un remède à l'ignorance. Le mal est certainement plus profond. Le portrait psychologique de la future sati ébauché par Mrs Santosh Singh, selon une analyse durkheimienne en est révélateur.

F.2.c.2 Psychologie de la suicidée

La sati, dans sa symbolique (Sitâ, Sati, Savitri, Rukmini...) n'est pas envisagée comme un suicide par la religion hindoue. Bien au contraire est-elle, on l'aura compris, sujet d'une sacralisation. Cependant, une étude de la disposition de la future sati à se donner la mort est riche d'enseignements sur les déterminants de cette résolution portée à son terme. Selon les thèses exposées par Durkheim dans Le Suicide (46) , le degré d'intégration de l'individu dans la vie de groupe fixe son inclination au suicide. Le passage à l'acte, phénomène social, ne se commet qu'à deux extrémités:

1) soit la personne est enchaînée à la société,

2) soit elle y est très peu intégrée.

Le premier cas relève d'un suicide altruiste selon le sociologue. Lorsqu'une personne est reliée très étroitement à un groupe, elle accepte les normes et valeurs de cette communauté pour siennes jusqu'à ne plus distinguer entre ses intérêts personnels et ceux du groupe. Elle ne s'envisage plus en tant qu'individu séparé.

Dans la culture hindoue, la socialisation de l'individu passe par la famille et le respect de soi-même de la femme n'est conçu qu'au travers du mari. Depuis sa plus tendre enfance, on la persuade d'épouser l'idéal de la pativrata. L'idée qu'elle gagne son salut par le biais de son homme lui est inculquée dès son plus jeune âge, ses pensées restant toujours sous des considérations religieuses, rituelles, de tradition. De fait, son couple et le foyer qui le symbolise sont ses seuls centres d'intérêt. Ainsi, lorsque son conjoint meurt prématurément, elle ne possède plus aucune base d'estime de sa propre personne et c'est dans cet état d'esprit intoxiqué, conditionné, qu'elle se livre en sacrifice. Mais la résolution d'accomplir la coutume de la crémation participe également du "suicide égoïste" tel que qualifié par Durkheim. La décision de se conformer au rite se prend quand elle est seule, dans un état de tension psychologique très sévère. Cette "myopie mentale" se caractérise par une incapacité à penser et agir rationnellement, à envisager sa situation objectivement, à imaginer des actions alternatives. Toutes les personnes réagissent différemment à la mort d'un proche mais les veuves passent souvent par deux stades de dépression et de désorientation.

_ La première est le refus de la mort de l'époux ("j'ai encore vu mon mari ce matin, c'est impossible!").

_ La deuxième est une totale perte de repère ("je ne puis exprimer à quel point je suis seule!"). Selon Singh, la plupart des veuves conduisent leur résolution jusqu'à son terme dans l'une de ces deux phases neurasthéniques.

La tension est bien sûr également générée par l'entourage. Tant que la femme vit avec le mari, elle est admirée et louée pour ses qualités de ménagère. A l'opposé, lorsque survient le décès de l'époux, elle meurt subitement au monde et devient l'objet des mauvais traitements déjà évoqués. La veuve entre alors dans la catégorie du deuxième extrême de Durkheim, celui du détachement de la communauté. En somme, cette tentative d'appréhension de la sati sur un registre psychologique nous enseigne que ce sacrifice relève de trois domaines.

. L'autodestruction, en tant que forme d'affirmation: la mort et la vie ayant un sens et une valeur, la sati gagne son salut dans le rite.

.La coutume est à rapprocher des suicides pour des objectifs de groupe tels que ceux des kamikazes. En Inde, les buts sont la bénédiction ainsi que la purification du lignage.

. La dépression et la perte d'appétence à la vie.

En même temps, elle fait prendre conscience, à travers cette typologie suicide altruiste-suicide égoïste, de l'intensité de la présence d'une dialectique holisme-individualisme dans les déterminants du rite. Tout ce qui a été désigné en termes de "poids des mentalités", "empire des coutumes", "Dharma", "moralité de groupe", "éthique sociale" ou "destruction de l'individualité" peut être regroupé sous cette problématique antagoniste, certes à elle seule quelque peu schématique, mais permettant des analogies simples avec des phénomènes anthropologiques connus susceptibles d'éclairer le rite sous un jour plus familier sans cependant lui nier sa spécificité.



G) Approche du rite et de ses implications suivant une dialectique

holisme - individualisme

G.1 La sati, expression de la crainte de la femme et de la veuve en tant qu'individus

La chapitre consacré à la pativrata évoquant les devoirs de la femme, de protection et de conservation de son mari, doit faire prendre conscience de l'infini pouvoir prêté à l'épouse, dépassant les seules facultés d'alimentation du mari et d'entretien de son espace de vie, ceci ajouté au fait que son proche entourage la culpabilisera véritablement du décès du conjoint si celui-ci survient avant sa propre fin. Le rejet du groupe qui en résulte et la pression exercée sur la veuve pour l'inciter à s'immoler, à disparaître, doivent être interprétés comme les signes manifestes de la peur d'un sujet non auspicieux et de mauvais augure pour la communauté.

Une rationalisation de la coutume plus poussée encore peut conduire à analyser dans la volonté d'élimination de la veuve une véritable psychose collective envers un individu hors norme, divergeant du modèle idéal de la pativrata, et en cela porteur d'un danger pour l'éthique sociale. Il existe en effet une crainte que la femme, soustraite au contrôle autoritaire du mari, s'affranchisse de la conduite vertueuse de la ménagère. On retrouve dans ce sentiment les préjugés éminemment péjoratifs de l'amoralisme de la femme et de sa sujétion naturelle aux passions considérées comme des accidents de la sensibilité. Il existe, en outre, une dialectique du mangeur et du mangé dans le rite de la sati. Dans cette optique, la veuve, pour ainsi dire, la mangeuse d'homme, à l'instinct débridé, puisque son mari a succombé à son appétit, menace littéralement et figurativement de consommer des ressources familiales dans son droit et pour son propre intérêt (47) (cette idée sera développée plus profondément dans le chapitre Veuve- Sorcier).

Le contrôle de la sexualité au sens inclination, appétit sexuel de la femme, a toujours obsédé la religion hindoue en tant qu'un garant de l'ordre social contre le facteur d'une individualisation néfaste au système. Si le Rigveda ne fait aucune allusion directe à cette préoccupation , il en est néanmoins évocateur à travers la perception d'un pouvoir destructeur de l'épouse manifesté dans l'expression du désir qu'elle intègre la maison du mari sans tort et sans en créer (vers 24), que son appartenance révèle des signes auspicieux (vers 33,44) ainsi que de l'appréhension de la transmission par son intermédiaire de maladies non décelées avant l'union (vers 31) et du mauvais oeil (vers 44).

L'Atharvaveda se fait, en contraste, beaucoup plus affirmatif sur le danger représenté par l'épouse. Nombre d'ajouts aux recommandations liées au mariage du premier Veda sont à relever: une focalisation intense sur le moment de la consommation, sur le pouvoir du sang de la défloration, les rituels de purification et l'action du prêtre qui gagne un degré significatif de contrôle sur la femme pour le bien du mari. Les conjoints en deviennent presque les marionnettes d'une scène religieuse.

Il est encore donné d'observer aujourd'hui des survivances de ce type de suspicion dans les usages de certaines gens orthodoxes ou superstitieuses. Dans beaucoup de cas, en effet, la jeune mariée n'est pas autorisée à cuisiner dans sa nouvelle maison au début à cause de l'empoisonnement qu'elle pourrait chercher à provoquer, n'ayant pas encore développé une confiance et un sens de loyauté assez forts envers sa belle-famille. Par ailleurs, dans d'autres foyers, la mariée n'est pas considérée en tant que telle tant qu'elle n'a pas donné naissance à un enfant, la stérilité dans un couple étant plus facilement imputée à l'épouse qu'au mari.

En somme, il ressort de ces quelques états de faits que la conception hindoue de la femme se différencie de celle de l'homme, appréhendé en tant qu' "animal social" en ce que son comportement vertueux n'est pas perçu comme le résultat d'une intériorisation des normes communautaires mais plutôt comme le fruit de la sévérité, de la punition et éventuellement des récompenses dispensées par le traitement de son entourage.

G.2 Le Sat, pouvoir de l'individu séparé du groupe

La croyance dans le sat change la nature des rapports que peut entretenir la veuve avec la communauté. Il convient de rappeler qu'il existe une nuance claire dans les esprits hindous entre veuve et sati et que la progression symbolique d'un état à un autre transfigure la perception du groupe. De quasi-intouchable dont on redoute l'individualisation et l'abandon des règles sociales, elle acquiert un statut de sainte. Seule l'irruption du sacré dans le champ des relations humaines peut justifier une telle mutation des comportements.

Durant la période du sativrat , qui précède la crémation, s'instaure une révérence toute naturelle des membres de la famille envers la sacrifiante dont la puissance conférée par le renoncement à la vie est propre à leur apporter protection ou tourment pendant plusieurs générations. La rareté et l'intensité du sat, cette force miraculeuse capable de guérir les malades ou d'embraser un bûcher, transcende les principes communautaires les plus rigides à l'égard des femmes autant que les lois modernes de l'État prohibant le rite. De sujet de l'objectivation d'un mari et d'une belle-famille, la femme devient l'actrice de sa propre destinée. Elle enseigne à ses proches que la volonté de la sati doit être respectée et ses désirs sans cesse rappelés car la bonne mère "satimata" peut aussi se révéler dangereuse et punitive. Elle lève des malédictions sur ceux qui attisent son courroux et il est de coutume qu'elle édicte des restrictions, instaure des tabous contre les responsables de traitements dégradants à l'égard de l'épouse ou de la veuve qu'elle était. Cette conduite peut être interprétée comme une vengeance de la femme vis à vis de son entourage mais plus largement contre sa condition dans la société. C'est en cela un processus d'individualisation, au sens affranchissement de l'individu par rapport à ses appartenances communautaires, qui serait amorcé au travers de la résolution, du vrat.

Pour autant, il ne s'agit pas d'une rupture des liens sociaux car la perpétuation de la mémoire de son sacrifice dépendra de la vénération de ses fidèles. Donc, l'affirmation de sa personnalité par la volonté d'en terminer sur le bûcher funéraire de l'époux est modérée par une obligation de résultat vis à vis des pèlerins qui implorent sa protection. On saisit bien, ici, tout l'antagonisme holisme-individualisme existant.

En somme, le choix du destin de la sati est concevable en tant qu'une stratégie de dignité de la veuve dans un monde rabaissant constamment la femme. Il y a réellement un "enpowerment" de la résolue sur son sort. Celui-ci atteint le paroxysme de son expression au moment où la parole de se brûler est révélée ("je vais manger le feu!", "sat, sat, sat, je vais devenir sati!", tournures de phrases qui désignent une projection du Soi dans un autre état, une conscience de sa personne en tant qu'être distinct).

On peut trouver surprenant de voir rapprocher de l'individu moderne, la sati qui, d'une façon ou d'une autre, tend à se débarrasser du Moi par l'offrande de sa personne. On reprendra sur ce point les développements de Louis Dumont, dans Homo Hierarchicus (48) , au sujet du renonçant sannyasi.

L'exigence même de cette négation du Moi lui donne, en fait, une réalité sans précédent. Nehru rationalise cette idée de manière synthétique en écrivant: "the Mystic tries to rid himself of self and, in the process, usually becomes obsessed with it" (49) .

G.3 Rapprochement sati - sannyasi: "l'individu hors du monde"

Il existe chez le sannyasi un désir de rupture sociale radicale, manifestée dans la cérémonie d'entrée en renoncement où il meurt symboliquement au monde en organisant ses propres funérailles au cours desquelles il brûle un signe figuratif de son identité communautaire, semblable au détachement de la sati qui offre sa propre chair au ravissement des flammes. Ce sacrifice d'une forme du Soi considérée comme illusoire et dépassée(50) participe de la même aspiration que la destruction de la personne sous sa forme périssable (le corps dit "asat", faux et altérable, s'oppose à l'Atman, essence de vérité, éternel).

Les seules différences fondamentales existant entre les deux caractères résident dans les déterminants de ce trépas social: tandis que l'ascète tend à devenir à lui-même sa propre fin, la sati s'abandonne théoriquement au profit d'une entité supérieure: le couple. Elle n'en mérite pas moins le qualificatif appliqué par Dumont au renonçant "d'individu hors du monde" en tant que personne quittant volontairement sa place dans la communauté afin d'échapper à son réseau de stricte interdépendance. De même, délaisse-t-elle un rôle concret assigné par son entourage (comme membre de telle caste, de famille, comme simple ménagère, etc.) comme le sannyasi pour assumer un rôle personnel et universel. Ils conservent tous deux une certaine sujétion vis à vis de la société qui assume une fonction de conservation physique d'alimentation du renonçant se nourrissant d'aumônes tandis qu'il prêche aux hommes, et de mémoire pour la veuve immolée qui ne peut se maintenir dans les esprits que par l'entretien de son souvenir à l'occasion de cérémonies organisées par ses fidèles.

L'analogie se fonde également dans l'étroite ressemblance des symboliques funéraires développées autour du décès de ces deux individus. Bien que les éléments sépulcraux (le feu et la terre) séparent la sati et le sannyasi en apparence, l'une étant immolée et l'autre inhumé, ceux-ci sont rapprochés par le degré de reconnaissance implicite que leur témoigne la communauté au travers des rites pratiqués à leurs morts respectives. L'extinction de l'un de ses membres engage la proche famille à se soumettre au cérémoniel de la "pinda"(51) . Ainsi que l'explique Catherine Weinberger Thomas(52) , le défunt est conçu comme un être sans corps, sans cohérence ni stabilité et chargé de la souillure de la mort. Les boulettes de riz cuit que lui offre son fils ou, à défaut, son parent le moins éloigné, ont pour fonction d'extraire le trépassé de la précarité de sa condition en lui donnant un corps, chaque offrande quotidienne représentant un morceau d'anatomie à construire.

Il n'en est pas ainsi de la veuve sacrifiante ni du renonçant qui sont privés de nourriture au moment des funérailles alors que leurs fidèles ont coutume de les couvrir de dons de toutes sortes dans les rites d'adoration.

Les deux figures sacrées échappent, en outre, d'une autre manière au sort réservé au commun des mortels en ce que leur mémoire est pérennisée par un signe commémoratif destiné à devenir un lieu de culte: Sati-sthal, Satikals ou Mastikals pour l'une, désignant l'emplacement de son sacrifice ou sera érigé un temple, une fontaine ou une stèle et Samâdhi pour l'autre, tumulus construit au-dessus du corps de l'ascète où viendront se recueillir les personnes se sentant spirituellement ou intimement liées à leur destin.

Renonçant et sati sont donc perçus par le groupe en tant qu'êtres séparés dotés d'un destin propre, choisi et assumé en dépit de la pression de la collectivité exercée sur la veuve pour la persuader d'embrasser la résolution de crémation. Leur détachement du monde leur confère une aura doublée d'un degré d'individualisation vis à vis de la communauté qui est refusé à ses autres membres. Cependant, celle-ci ne s'insère que dans le cadre d'un processus ritualisé, la cérémonie funéraire d'Anugamana ou de Sahagamana et l'entrée en renoncement, qui donne la mesure du niveau d'influence, de détermination de la condition par le milieu social. L'individu "hors du monde" en reste ainsi étroitement dépendant en ce que la société continue d'aménager ses relations à lui. C'est uniquement l'état de conscience communautaire de cette différence qui modifie les rapports du groupe à cette figure dans un sens révérenciel et de sacralisation. Aussi, l'antagonisme holisme-individualisme ne s'affirme-t-il pas sous une forme tranchée et conflictuelle car l'imaginaire collectif élude le danger présenté par le contraste en lui attribuant un caractère religieux justifiant la nuance et nivelant l'interrogation par le culte.

G.4 La sati et la Devadâsi

Les danseuses des temples de l'Inde du sud jouissaient d'un statut qu'on peut juger assimilable à celui de la sati par la fonction sociale qu'elles remplissaient jusqu'au 26 novembre 1947, date du Devadâsi Act prohibant la coutume. La femme qui se consacrait d'elle-même à ce sacerdoce ou avait été confiée au lieu du culte passait par une longue initiation ponctuée d'une cérémonie dédicatoire au temple avant d'entrer au service de sa divinité d'élection. Elle était, suite à son admission dans l'ordre des Bayadères (53) , toujours considérée comme auspicieuse. Dans le continuum de prospérité imaginé, elle partageait, avec la sati, le sommet de l'échelle, devançant la "sumangali(54) " pativrata alors que la veuve en occupait l'extrémité dégradante, humilante. Le respect qui s'accorde avec cette condition découlait, en outre, de l'association de la danseuse à la divinité à laquelle elle était liée par un mariage symbolique. La dynamique sacrée de l'idole pénétrait ainsi la Devadâsi et la dotait du grand pouvoir d'harmoniser ses principes destructeurs et protecteurs par le balancement de la "pot-lamp" afin de détourner le mauvais oeil de l'objet du culte.

De ce point de vue, la Bayadère est imprégnée, comme la veuve résolue à s'immoler, d'une essence divine comparable au sat qui règle ses relations avec le monde. Elle est, de même que la sati, considérée comme un être hybride à la jonction de l'univers terrestre, matériel et de l'univers spirituel. L'importance de sa vocation lui justifie, en retour, la reconnaissance d'une certaine individualité témoignée au travers de l'assouvissement d'une sexualité débridée dans la prostitution tout en conservant la possibilité de vivre avec un homme. De surcroît, l'exercice de leur profession de danseuse les libère, grâce à une autonomie financière, de l'asservissement du patriarcat. Les propos d'une ancienne Devadâsi, recueillis par Saskia C. Kersenboom, illustrent bien les privilèges attachés à ce statut :

"nous avions peur de Dieu. Après avoir obtenu notre statut de Devadâsi, nous pouvions décider pour nous-mêmes. Si certaines d'entre nous étaient fuies par les hommes, nous avions toujours notre profession qui nous faisait gagner notre vie (...). Nous avions notre propre discipline. (55) "

Les rapprochements qui viennent d'être établis entre sati, sannyasi et Devadâsi avaient pour fin de susciter l'éveil sur l'existence d'une possible dialectique holisme-individualisme dans les déterminants du rite. En même temps qu'ils exaltent la puissance de l'individu qui infléchit sa destinée face à la communauté, ils limitent pourtant la portée explicative de cet antagonisme en ce qu'ils témoignent d'un certain consensus social harmonieux opéré autour du choix de ces êtres distincts de la norme, l'ascension statutaire et la gain d'un droit d'objectivation ou d'expression semblant compenser pour l'abnégation requise par la fonction sociale assumée. L'analyse de l'opinion du groupe et de son traitement de la veuve, suite au décès du mari, selon une analogie avec un procès de sorcellerie, rend, en revanche, sa pleine substance à l'hypothèse.

G.5 Le veuvage: référence à une crise de sorcellerie. Rapprochement veuve

- sorcier

Les fondements du parallèle suggéré ici sont à rechercher dans la culpabilité imputée à l'épouse pour ne pas avoir satisfait à ses obligations de protection et de conservation du conjoint. L'idée qu'elle est capable de porter atteinte à elle seule à la vitalité de l'époux, en agissant de la sorte, pose les bases de la référence à une crise de sorcellerie.

Les pratiques du sorcier se font au détriment de la collectivité. Il agit pour son propre intérêt de manière individualiste. Cependant, il peut avoir une utilité sociale: comme bouc émissaire, il permet à la société de raffermir sa cohésion. L'accusation de sorcellerie est grave tant elle peut susciter une réaction violente de l'inculpé contre son délateur. Dans la crainte d'une telle vengeance, un consensus communautaire s'opère ainsi fréquemment autour de la désignation d'un responsable qui se révèle être souvent un "pauvre diable", selon l'expression de Marc Augé, un individu isolé du groupe et sans support relationnel. La veuve hindoue satisfait à plus d'un de ces critères. Soupçonnée d'avoir vampirisé son mari, la mangeuse d'homme, dont on redoute l'insatiable appétit, est méprisée, rejetée ou séquestrée par son entourage.

La mise à jour, à travers l'étude des conditions du veuvage de la femme hindoue, de la présence dans les esprits d'une idée de circulation d'énergie ou de force vitale du conjoint vers l'épouse, selon la nomenclature de Jeanne Favret-Saada exposée dans son ouvrage Les Mots, la Mort, les Sorts (56), semble pouvoir rendre compte d'une croyance proche de la sorcellerie. Cependant, le propos doit être limité à ce seul objet n'ayant aucune fin d'esquisser un rapprochement plus étroit entre société bocaine et société hindoue.

L'aspiration de transposition de la modélisation de ce fait observable en Mayenne au traitement dispensé à la veuve par sa belle-famille se réduit à la tentative de rationaliser l'étude, toute tributaire de son milieu qu'elle puisse être, suivant une grille de lecture préétablie et connue susceptible d'apporter un éclairage plus familier sur ce phénomène. Quelques différences de fond rendant compte de la spécificité des deux cas confrontés doivent cependant être signalées avant tout développement. Les concepts et présupposés de Jeanne Favret-Saada assortis de notions topologiques de propriété propres au bocage, univers physiquement fermé et divisé, ne seront repris que dans leur notion de clôture au sens d'un cadastre des fonctions et rôles sociaux.

De ses recherches sur le terrain, l'ethnologue parvient à une formalisation des éléments caractéristiques d'une crise de sorcellerie en quatre principes(57) .

1) C'est la convoitise du domaine de la victime qui motive le sorcier dans son attaque. En la matière, une "politique de l'escalade" est d'ailleurs pratiquée, les agressions affectant plus vivement chaque fois l'ensorcelé jusqu'à sa rémission. C'est une lutte pour le pouvoir dans le couple à laquelle est assimilable la dialectique du mangeur et du mangé déjà évoquée, le domaine disputé étant celui de l'autorité et des libertés dans un régime patriarcal.

2) Le potentiel bio-économique de l'ensorcelé est peu à peu vampirisé par l'envieux. Tour à tour, ses capacités de survie, reproduction et de production sont atteintes par le maléfice. Sans qu'il soit nécessaire d'opérer une distinction trop poussée sur les composantes de cette vitalité, il convient pourtant de retenir le concept de force de conservation de l'individu anéantie dans son essence. De même, la nuance économique n'est-elle en rien nécessaire dans le cas de figure du ménage hindou. C'est, en effet, plus une charge sociale, celle de la conduite du foyer plutôt qu'une fin matérielle qui peut être invoquée comme source de la motivation de l'épouse, quoique le système juridique dit de "Dayabhâga" fasse de la femme, même sans enfant, l'héritière des biens du mari au Bengale.

3) Il existe deux présuppositions sans lesquelles le système est inintelligible.

- D'une part, il n'existe pas d'espace vital vacant, pas de nouvelles frontières à conquérir. Ce qui participe de la propriété foncière chez les bocains, relève de la condition sociale dans le ménage hindou. La femme ne peut aspirer à un statut plus prospère et autorisant plus d'opportunités d'expression de son individualité que celui de la pativrata à moins de devenir sati au bénéfice d'un court état de grâce. D'autre part, afin de schématiser la circulation d'énergie, il est nécessaire de distinguer un point de vue "dynamique" (celui de la force) d'une considération cadastrale (le champ d'investissement de cette énergie). Dans le cas d'un individu parfaitement intégré au groupe, satisfait de sa position et acceptant ses devoirs, la vitalité dont il dispose limite l'exercice de son influence au périmètre de son cadastre social (figure 1A et 1B).

Domaine de l'individu quelconque Force vitale de l'individu quelconque









La femme se complaît dans sa tâche de ménagère.

4) Le sorcier possède une force excédant le périmètre qui lui est attribué et qui recherche à s'investir. Aussi, cet être fondamentalement jaloux du fait de la propriété d'un espace non extensible par des voies ordinaires donc insuffisant à satisfaire ses ambitions, tout l'espace social étant cadastré, se voit contraint de faire irruption dans le champ d'activité d'un autre individu afin de s'approprier une parcelle de ce domaine (Fig 2A et 2B).

Domaine d'un sorcier Force vitale du sorcier







Ce qui est magique chez le sorcier, affirme Jeanne Favret-Saada, est "ce fondamental débordement, cet excès de la force par rapport au nom (ou au territoire): "le sorcier est un être tel qu'il manque perpétuellement d'espace où investir sa force".

La transposition de cette conceptualisation au couple hindou revient à envisager la "future veuve" comme une personne refusant de s'accommoder du destin de "Griha Laxmi (reine du ménage). Confrontée à un mari réticent à lui accorder plus d'initiatives et de responsabilités, elle usera de tous moyens pour se procurer plus de liberté, empiétant sur le rôle socialement et traditionnellement réservé à l'époux.

Aussi spéculatif et hasardeux que puisse paraître le rapprochement sorcier-veuve, il convient de rappeler les bases de son fondement théorique. Il naît du constat de la présence de deux phénomènes sociaux propres à la crise de sorcellerie dans les conditions qui entourent le veuvage de la femme: la culpabilisation et la crainte.

D'une part, l'épouse est rendue responsable du décès de son mari. Ceci n'est pas sans rappeler la désignation d'un bouc émissaire pour expliquer ou rationaliser les causes d'un fléau.

D'autre part, la peur de la veuve, manifestée au travers de son traitement par la communauté est implicite de la reconnaissance dans sa nature, d'un caractère mystique insaisissable d'où provient, selon l'imaginaire hindou, cette puissance destructrice de l'homme. Dans cette optique, toutes les austérités et brimades qui lui sont infligées telles que la tonsure, ou l'interdiction de port de bijoux et de vêtements colorés, peuvent être interprétées comme un biais d'anéantissement de cette féminité, source du malheur.


DEUXIEME PARTIE

Les débats sur la légitimité de la performance et du symbole. La coutume en tant que lieu de cristallisation des malaises d'une société en évolution.


L'approche de la sati au travers des thèmes du Dharma, de l'éthique héroïque, de la condition féminine ou de la mythologie a permis de pénétrer la rationalité hindoue dans une fin d'explication du conditionnement du rite à l'échelle communautaire. Le choix d'un tel registre s'accorde avec la présentation de la coutume en tant que l'objet d'enjeux de prestige et de respectabilité au sein d'un groupe d'individus faisant corps, pression autour d'une référence identitaire fortement fédératrice, si on en juge du moins par le nombre de sympathisants que réunit chaque crémation et par la véritable mort sociale par laquelle se somment le mépris et le rejet de la veuve qui refuse de s'immoler. Les grandes polémiques développées autour du sujet aux XIXè et XXè siècles font cependant prendre un tour plus complexe à la problématique en ce sens que l'argument anthropologique ne suffit plus à en répondre.

L'ingérence de la Rule Britannia en matière religieuse, par le Sati Prevention Regulation, fait, en effet, sortir le domaine de la sati des rapports de proximité en lui conférant la dimension d'un débat national. L'intrusion du colonisateur dans le champ du sacré est perçue par certains comme une atteinte grave à la culture hindoue, voire le point de départ d'une conversion forcée aux valeurs occidentales. La pratique du rite qui était jusqu'alors demeurée anecdotique, relativement à l'importance du culte témoigné aux sacrifiantes, même en périodes de troubles donnant cours aux orthodoxies les plus dures, sans jamais acquérir aucune valeur d'obligation pour la veuve, devient le symbole d'une résistance contre la déculturation. La virulence des propos retombe néanmoins rapidement peu après 1829 et reste en latence, la tradition se perpétuant dans quelques familles de hautes castes. Pendant plus d'un siècle et demi, la coutume ne semble donc plus à même de déchaîner les passions autour de son parti, la pratique en étant définitivement abolie par le Regulation 17, et le premier code civil indien de 1860 qui classe le rite au registre des homicides et suicides. Mais ce n'est que pour se charger de circonstances nouvelles qui complexifient toutes les questions à connotation religieuse en les intégrant dans une mise en scène qui tourne autour de l'invention du chauvinisme de communauté, de la renaissance culturelle et du courant néovédique qui s'y rattachent, de sorte que la crémation de la jeune Rajput de 18 ans, Roop Kanvar, aura un retentissement sans précédent. Sous l'impulsion des féministes qui s'emparent de l'événement comme d'une image de la violence du patriarcat indien, la sati va finir par cristalliser les maux d'une société radicalisant ses comportements avec une telle intensité que la mythification de la figure sacrée s'en trouvera magnifiée.

Une exposition détaillée du contexte et des antécédents qui conditionnèrent la promulgation de l'interdiction des cérémoniels de Sahamarana et d'Anumarana s'impose, en premier lieu, en vue de saisir toute la dimension sociologique acquise par un tel signe figuratif de la dévotion de la femme et devenu représentatif de l'orthodoxie de la religion hindoue.

A) Histoire de la prohibition de la coutume

A.1 1829, l'ingérence britannique

L'histoire de la préparation de cette disposition visant à prévenir tout sacrifice féminin sur les motifs de culpabilité, de dignité et de devoir s'étend sur plus de cinq décennies de tâtonnements et de tergiversations de l'autorité coloniale. C'est le Bengale qui fut le théâtre des hésitations du gouvernement britannique à intervenir en matière religieuse, en tant que l'État sous contrôle de la couronne manifestant historiquement la plus grande sujétion à l'empire de la coutume de la sati (le Rajputana (aujourd'hui Rajasthan), autre région très empreinte de l'éthique héroïque justifiant l'immolation de la veuve, n'entre sous domination coloniale qu'au XIXè siècle). Le premier désir d'appréhension des coutumes sociales et des conventions indiennes se révèle chez le dirigeant britannique au XVIIIè siècle, dans le souci d'une meilleure administration, afin d'éviter des incursions maladroites et inappropriées dans le domaine du sacré contraires au principe de non ingérence en matière de religion. Celui-ci fait, dans cet objet, ordonner une enquête immédiate sur les usages des peuples sous tutelle dans leurs différents rapports (familiaux, inter-caste, commerciaux...) et leurs fondements. Il faudra attendre néanmoins 1773 pour que l'attention de l'occupant se focalise plus intensément sur le rite de la sati. La recherche sur la légitimité de la coutume que Warren Hastings, alors Gouverneur Général du Bengale, est sommé d'entreprendre, témoigne du malaise croissant que commence à éprouver la sensibilité européenne devant la liberté de pratique d'un tel acte de violence infligé à la femme, au dégoût de s'en rendre complice par sa passivité synonyme d'accord tacite à la barbarie. L'aboutissement en valide cependant l'origine religieuse mais l'étude est, malgré ce tour peu encourageant, poursuivie pour confirmation. Les approfondissements réalisés à partir de 1775 se somment en 1781 par le même résultat. Aussi, aucune démarche supplémentaire ne sera plus entreprise dans cette voie jusqu'à la fin de la charge de Hastings. En 1786, Lord Charles Cornwallis, nommé Gouverneur Général de l'Inde, redonne un écho à l'opinion publique occidentale en faisant part ouvertement, à son entrée en fonction, de sa volonté de limitation de l'exercice de la dite tradition. Son élan réformateur sera malheureusement bien vite bridé par des intérêts d'ordre supérieur exprimés au travers de la décision de la plus haute autorité en matière de rédaction et de vote des lois, le Parlement britannique, qui se prononce, en 1787, en faveur de la tolérance du sacrifice. Le débat entamé est , de ce fait, relégué aux sphères de l'opinion et de la polémique. De nombreux dirigeants de l'East India Company, s'insurgeant contre la complicité homicidaire de la politique coloniale dans son autorisation du rite, écrivent aux membres du gouvernement pour les convaincre de la nécessité d'instiguer un contrôle - prévention d'une coutume autorisant tous les excès. Les missionnaires chrétiens, très tôt mobilisés sur ce front, font le choix de méthodes moins diplomatiques. Tandis que sur le terrain ils luttent contre les sympathisants de la sati avec la plus grande sévérité et leurs propres armes en bannissant de leurs ordres toutes les personnes connues pour avoir participé à la cérémonie de crémation d'une veuve, ils prennent parti, sur un plan humaniste plus universel, de faire connaître l'existence de la pratique au monde entier et de fédérer les femmes contre cette atrocité. Leurs publications constituent le relais de leur combat auprès des peuples occidentaux, leur outil de rassemblement et de levée d'une indignation générale dans l'objet de faire pression sur les autorités britanniques les plus élevées.

Il faudra attendre 1812 avant qu'un premier ensemble de mesures de contrôle soit mis en application à l'initiative du Governor General in Council. Celui-ci opte pour le parti d'une lecture stricte des textes religieux impliquant un déroulement du rite normé selon plusieurs critères impératifs et inaliénables. La directive suivante est donc soumise aux officiers de police les exhortant à:

"a) empêcher, autant que possible, toutes les pressions exercées sur les femmes hindoues de la part de leurs proches, des Brahmanes ou d'autres personnes, visant à les inciter à s'immoler,

b) prévenir les usages criminels de drogues et de liqueurs pour l'accomplissement de cet objet,

c) s'assurer que la femme ait bien l'âge minimum requis par les "lois hindoues" pour le sacrifice,

d) se renseigner, dans la mesure du possible, sur une éventuelle grossesse de la femme

e) et à en prévenir la crémation dans ce cas. (58) "

Mais cette base réglementaire plus que juridique ne se double d'un mouvement culturel réellement réformateur apte à influer sur les mentalités qu'en 1817, grâce au rapport du juge de la Cour Suprême (Dewana Adawlut), Mrityunyav Vidyalankar qui, sur le thème du destin de la veuve, accorde une plus forte légitimité religieuse à la Brahmacharya (vie de mortification) qu'à la performance du rite de la sati considérée comme une voie salutaire marginale. La présentation modérée mais efficace de son argumentation lui gagne un grand support à la cause du changement. Bykunthanath Banerjee, secrétaire de l'Unitarian Hindu Community, certifie de la force du ralliement d'une fraction de l'intelligentsia indienne sous ce symbole de lutte contre l'obscurantisme lorsqu'il publie, à la fin de cette même année, un tract rédigé en bengali exigeant l'abolition immédiate de la coutume.

L'intervention britannique n'est, cependant, pas unanimement perçue comme une avancée du droit et du progrès, de la civilisation sur le féodalisme mais souvent en tant qu'une liberté d'incursion du colonisateur auto-octroyée en matière sacrée, et vécue comme une atteinte à la dignité du peuple hindou. Les origines du constat de forte recrudescence de la pratique du rite au Bengale relevé par les juges de la Court Circuit, le 4 avril 1818, peuvent être interprétées comme les conséquences directes de la volonté des populations sous tutelle de disposer d'elles-mêmes. Cette menace d'un regain d'influence des supports de la superstition matérialisée par ce qui fut classé dans l'histoire coloniale en tant qu'une "épidémie de satis" suffit à dissuader les autorités britanniques de s'engager plus avant dans la légifération en matière de références identitaires. La politique de non ingérence dans ces domaines fut donc rétablie tout en conservant une vigilance quant à l'observation des signes d'un potentiel changement du sentiment général.

L'état de déchaînement des passions suscité autour du sujet n'en fait néanmoins plus un débat avortable par le moyen d'un statu quo, de sorte que deux groupes définis en fonction de leur position respective par rapport à la sati se constituent pendant les dix années précédant la nomination de William Cavendish Bentick au poste de Gouverneur Général du Bengale. Les opposants connus sous le qualificatif de "Sati hating group" réunissent notamment deux personnalités d'envergure. Il s'agit de Vidyalankar, soi-même, apprécié pour la nuance de son jugement et du réformateur social Raja Ram Mohan Roy, remarqué, voire admiré pour son action politique en faveur de l'éducation des femmes, du remariage des veuves, de la suppression de la polygamie ainsi que du système des castes. Tous deux se livrent à une déstructuration, démythification du rite avec force d'application et subtilité par le biais de pamphlets(59) et autres publications. Les militants du culte de la sacrifiante défendent leur conviction avec la même intensité. Ils comptent dans leurs rangs les membres de la Société Hindoue très représentée dans les milieux aisés de Calcutta. Les deux clans circonstanceront avec une grande influence le cours de l'abolition même si c'est à Bentick qu'en revient indéniablement l'initiative. Lui-même est très peu renseigné sur la question à son entrée en fonction en 1828 mais fermement résolu à infléchir la tradition. Il décide ainsi d'en faire appel aux officiers de la plus grande expérience et du jugement le plus fiable par une circulaire confidentielle les enjoignant à sonder les dispositions des soldats indiens à l'égard de la sati. Leur réponse traduisant une large faveur envers la prohibition, il réitère la démarche à l'identique auprès des 13 principaux Civil Servants de l'East India Company qui témoignent du même sentiment. Les jalons de l'interdiction étant posés, il peut s'enquérir des positions des anti-sati.

Raja Ram Mohan Roy se range à sa cause tout en objectant qu'une suppression du rite par des voies juridiques est susceptible de nuire à la réforme sociale de la société indienne dans son ensemble, et à laquelle il travaille personnellement, en éveillant dans l'opinion un courant traditionaliste malsain associant déculturation et changements exogènes. Il est, en effet, convaincu de la capacité de la civilisation hindoue à trouver par elle-même, en ses fondements et dans ses valeurs, le germe d'un élan modernisateur et progressiste (Roy est aussi un fervent avocat de l'industrialisation). Il supportera néanmoins l'autorité coloniale lorsque Bentick obtiendra du gouvernement britannique l'autorisation d'application du William Bentick Bill, le 8 décembre 1829, intégrant le code du Bengale sous la dénomination de Regulation 17. Le règlement, sans produire de réels troubles, suscitera quand même une vive réaction de l'élite orthodoxe. Elle soumettra, le 14 janvier 1830, un mémorandum au gouverneur exigeant le rétablissement de la coutume auquel Bentick répondra par la négative, les encourageant, en revanche, à faire appel devant le Parlement Impérial. Le Dharma Sabha sera donc créé le 17 janvier, au Hindu College de Calcutta dans le but de collecter des fonds afin de solliciter la médiation du King in Council qui rejettera la requête en 1832. Cette décision d'une des plus hautes institutions de la couronne britannique devait mettre un coup d'arrêt à la pratique du rite et, de même, calmer l'agitation générée autour de sa liberté, la cause devenant par ce jugement même sans appel.

Cette première forme de combat idéologique engagé autour de la coutume étudiée, bien que sans commune mesure avec l'embrasement des esprits consécutif à l'événement de Déorala en 1987, mérite une analyse séparée si on en juge par la singularité du phénomène d'épidémie de satis, sans équivalent dans l'histoire indienne, d'une part, et par la quantité d'enseignements qu'il procure sur les rapports du sous-continent aux évolutions endogènes et exogènes, d'autre part.

A.2 Antagonisme tradition - modernité

L'antagonisme le plus évident manifesté au travers des querelles engendrées par la légifération coloniale est celui d'un clivage fort entre tradition et modernité dont il convient d'exposer les fondements. Il est d'abord d'importance de rappeler que c'est la controverse sur la légitimité d'un rite immémorial qui a suscité de tels incidents. Il s'avère approprié de parler d'attaque portée à l'encontre d'une institution (toute origine qu'elle puisse avoir, religieuse, politique ou guerrière) en considération de la longue histoire de la sati et de son inscription dans l'éthique héroïque réglant tous les rapports d'une civilisation.

Par ailleurs, c'est un critère d'orthodoxie qui a déterminé les diverses prises de position des deux camps, sympathisants et détracteurs. L'Hindu Society se présentait, en effet, comme l'image de la moralité garante de la tradition millénaire alors que les partisans de la réforme sociale prônée par Ram Mohan Roy traitaient en obscurantistes les militants de l'immobilité de la coutume.

Partant de ce postulat, les résultats de l'analyse des données statistiques collectées sur la période allant de 1815 à 1827, qualifiée d'épidémie de satis, pour la région du Bengale, peuvent se présenter comme le corollaire d'un malaise social dû à la manipulation de repères identitaires sacrés faisant naître une résistance au changement. 5388 cas de sacrifices par le feu furent recensés en 12 ans dans cette zone. La distribution des incidents dans l'espace révèle une très forte concentration autour des centres urbains. Les villes, lieux de contrastes, sont les pôles de la croissance et de la diffusion d'une dynamique de progrès, où se côtoient mysticisme et rationalisme. Aussi est-il plus logique qu'une réaction d'hostilité à la modernité naisse dans leurs enceintes et à leurs abords que dans des provinces éloignées peu soumises aux transformations. L'énonciation de quelques chiffres permettra de confirmer la vraisemblance de cette hypothèse.

_ Le district le plus touché par la recrudescence de la pratique du rite fut Burdwan qui totalisa sur sa seule superficie plus du cinquième des homicides rapportés. Burdwan était, à cette époque, un grand centre de commerce qui véhiculait ainsi, en même temps que les marchandises et l'argent, des idées plus libérales.

_Calcutta fut aussi très atteinte par la tendance. Le district le plus petit du Bengale répertoria 526 satis ce qui est considérable relativement à l'espace et à la population, même si celle-ci y est plus concentrée qu'à la campagne.

_ En revanche, Midnapore, très éloigné de la capitale bengalie, fut moins soumis à cette orthodoxie. 179 cas de crémation furent relevés entre 1815 et 1827. On peut penser que cette zone ne bénéficiait pas ou dans une moindre mesure de la diffusion du progrès (du moins de ce qu'on identifiait comme tel) et des idées qui s'y rattachent. Il faudrait donc, sur la base de ces rapports, analyser une fonction croissante entre résistance à la modernité et proximité des agglomérations(60) .

L'information sur les origines des veuves qui portèrent leur résolution jusqu'au bout, durant cette période de trouble, peut conduire à une interprétation de même nature. En effet, l'étude de Benoy Bhusan Roy révèle que sur les 3700 satis dont l'appartenance sociale fut identifiée, plus de 83% étaient issues de hautes castes, soit 2071 Brahmines, 800 Kayastha(61) et 208 Vaidya(62) contre 17% de bas statut.

Les hautes castes, dites deux fois nées, sont les plus lettrées. Seules détentrices du savoir védique qui leur est inculqué au cours de leur initiation, elles constituent le vecteur de la coutume pour le reste de la population hindoue. C'est l'austérité de leur mode de vie qui conditionne, en même temps que leur rang, leur respectabilité. Bien qu'on y trouve la plus grande proportion d'individus occidentalisés de l'Inde, en raison de leur accès privilégié à l'éducation, la culture ainsi qu'aux sphères diplomatiques, elles peuvent se réclamer de la tradition et, en conséquence, sont les plus affectées par l'ingérence des lois modernes dans leur domaine "réservé". Leur rôle dominant dans l'explosion des sacrifices humains de 1815 à 1827 est donc fortement évocateur ou significatif d'un malaise social dû à l'ingérence d'un intervenant extérieur transformant les rapports dominants - dominés en un antagonisme présent - passé déclassant la culture du peuple sous tutelle.

Mais cette notion de réaction vis à vis d'une influence extérieure doit éveiller sur le sens d'une radicalisation de l'hostilité à l'égard de l'occupant et des valeurs qu'il représente.

A.3 Un front de militants de la coutume contre un processus

d'occidentalisation

A.3.a Résistance à l'occupant

Un premier combat donne la mesure de ce rejet de l'européen dont le profil est vilipendé. Il s'agit de l'autorité dont le rite aurait véritablement bénéficié antérieurement et postérieurement à sa prohibition. P. V. Kane, dans History of Dharmashastras (63) déduit, en effet de son étude des rapports historiques que l'absence de grande protestation sous forme de manifestations urbaines, à l'issue de l'instigation de la Regulation 17 du code du Bengale, fit la preuve de deux faits indéniables.

_ D'abord, que la crémation des veuves devait être un événement rare, ce qui est confirmé par toutes les tentatives de recensement du sacrifice, et que la population hindoue n'aimait certainement pas assister au rite, ce qui est, en revanche, plus discutable en raison du culte assez uniforme voué à la sati comme à une icône ou une sainte.

_ D'autre part, qu'elle n'avait aucune conviction fermement ancrée sur la nécessité religieuse absolue de la performance de la coutume. Le gouverneur Bentick, très préoccupé par les suites de son initiative, mena une enquête sur le terrain qui le conduisit à des conclusions analogues. Il fait part de ce sentiment dans une lettre datée du 23 janvier 1830 adressée à William Astell:

"I have made enquiry every where on my route, and particularly at Benaras, if the abolition of Suttee has created any unpleasant sensations and I was pleased to find that no such feelings were known to exist by any of the public officers" (64) .

Dès lors, il semble que la dialectique tradition - modernité ne suffise plus à répondre seule des circonstances. Quoique déterminante dans les prises de position, la lutte contre les jalons de l'occidentalisation paraît, sous ce jour, s'affirmer comme la cause sous-jacente de l'agitation. Plusieurs indices permettent de soulever l'hypothèse. En premier lieu, l'enseignement des statistiques réunies au sujet de l'épidémie de satis quant à la distribution des homicides sur l'espace du territoire bengali corrobore cette thèse. Les centres urbains qui connaissent la recrudescence la plus spectaculaire du rite sont aussi le lieu privilégié de l'influence britannique.

A l'opposé, le système de Zamindari institué dans les campagnes de cette région, comme au Bihar et en Orissâ, laisse toute liberté et les pleins pouvoirs au Zamindar, notable reconnu propriétaire de la terre, sur son domaine, tant qu'il manifeste la volonté ainsi que la capacité de s'acquitter d'un impôt équivalent à environ 90% de ses revenus. Ce châtelain oriental conserve ainsi, aux yeux du peuple, une figure de souveraineté tout en assurant son rôle de relais dans le transfert des richesses de colonisé à puissance colonisatrice. La présence d'une tutelle étrangère en aurait été ainsi moins oppressante en campagne justifiant une moindre hostilité des ruraux à l'égard des représentants de la couronne britannique, à plus forte raison dans des régions moins atteintes par le changement. De même, un autre argument troublant, tendant à prêter de la crédibilité à cette causalité, est à relever dans le fait que l'épidémie de sati se propagea peu après les premières interventions des autorités visant à la prévention du rite en 1812. Il faut lire assurément dans ce phénomène, une réaction de résistance contre la légifération étrangère dans un domaine qui ne peut être mis sous tutelle. Dans ce sens, la recrudescence de la coutume est une expression forte, voire une déclaration ouverte de l'inflexibilité du Dharma qui lie l'homme au cosmos avant de le soumettre aux lois de l'État moderne.

Par ailleurs, la production de plusieurs événements dans le cours de cette période affaiblit le postulat du caractère dominant du facteur de traditionalisme dans l'explication des déterminants du phénomène de combat contre l'interdiction de la coutume. Si l'histoire en fait rarement mention, beaucoup de Brahmanes, qui sont souvent rapidement associés aux moeurs les plus austères, se rallièrent, malgré cette présumée orthodoxie, à la cause de Ram Mohan Roy alors que celui-ci militait en faveur d'un strict contrôle policier de la performance du sacrifice. Le fait est qu'ils furent nombreux à se rétracter au moment de présenter la pétition devant le gouverneur général Bentick en raison des pressions exercées par certains membres influents de la Société Hindoue menaçant de les en faire exclure. Il n'existait donc nullement de consensus des classes de la population pouvant se revendiquer de la ligne directe des gardiens de la tradition sur la nécessité du rétablissement de la liberté de crémation de la veuve. La raison en est que la légitimité du rite fut toujours controversée.

L'attitude adoptée par la Société Hindoue en la matière est, de surcroît, ambiguë car sans uniformité, ce qui nuit à la cohérence d'une présentation du débat sous la forme de positions antagonistes tranchées. En effet, il apparaît difficile d'envisager un front unanime sur la question au sein de cette communauté si on en juge par la variabilité des traitements qui furent dispensés à l'encontre de ses membres abolitionnistes. A titre d'illustration, l'un des indiens actifs du "sati hating group"était Gaurisankar Bhattacharya, éditeur du périodique "Sangbad Bashkar". Il fut, d'ailleurs, le seul à accompagner William Bentick plaider pour l'adoption du Sati Prevention Regulation Act à la Government House, bravant les menaces de l'Hindu Society de rétrogression sociale. Il ne fut toutefois pas sanctionné par celle-ci. Ray Kalinath Chowdhury, descendant d'un souverain bengali honorable et célèbre, le roi Pratapaditya, d'une des plus vieilles familles du Bengale et Zamindar de la ville de Takee, connut, à l'opposée, un sort moins enviable. Il fut excommunié du groupe pour son engagement contre la sati. Néanmoins, c'est plutôt à la forme qu'au fond de ses interventions qu'il faut imputer cette décision. Chowdhury multiplia les provocations en direction des notables jugés trop orthodoxes dès le commencement des troubles jusqu'à mener une délégation féliciter Bentick. La gratuité de ce geste ainsi que la valeur symbolique que lui confère le rang de son responsable dans la haute société sont de nature à lui donner un caractère de trahison des origines.

On saisit, en cela, la nécessité perçue par la grande Société Hindoue de faire front contre des attaques extérieures. Le comportement de Chowdhury fut interprété comme une désolidarisation grave dans une cause identitaire. La civilisation indienne est confrontée à un sentiment de précarité engendré par la remise en cause par l'occupant des piliers de sa stabilité: sa religion et sa classe dirigeante.

A.3.b Le prosélytisme chrétien

Dès leur première installation dans le sous-continent, le 6 mai 1542 à Goa, sous la direction du jésuite espagnol Saint François Xavier, les missionnaires chrétiens manifestèrent leur entreprise d'évangélisation à travers leur stratégie de séduction des peuples locaux. Afin de s'attirer leur confiance, ils appliquèrent les préceptes de Saint Paul: "avec les juifs, j'ai été comme juif, afin de gagner les juifs (...) j'ai été faible avec les faibles, afin de gagner les faibles" (65) . Aussi se présentèrent-ils comme des Brahmanes européens, s'habillant comme eux, adoptant leurs coutumes et déclarant leur intention de dispenser et recevoir du savoir de leurs frères occidentaux. Leur intégration - fusion dans les moeurs indiennes n'altéra cependant en rien leur détermination ni leurs conviction fermement arrêtées. C'est ainsi qu'ils s'engagèrent très tôt dans une critique virulente du rite de la sati, dénonçant la pratique par le biais de récits de crémations publiés dans leurs Missionary Papers et effectuant les premiers recensements. Ce parti pris de médiatiser l'atrocité d'une coutume est représentatif de l'incursion inexorable de leur rationalité dans les domaines les plus sacrés sous couvert du discours inexpugnable de la raison.

Ce prosélytisme vampirisateur inquiète les pandits, Brahmanes et autres représentants de la tradition qui, associant sans nuance Clergé et instances dirigeantes européennes, analysent dans les actions des missionnaires chrétiens une manoeuvre orchestrée par les plus hautes autorités dirigeantes de conversion des indiens à la religion du gouvernement.

La ligne de conduite observée par Bentick à l'égard de ces religieux traduit d'ailleurs clairement sa conscience du malaise. Il s'abstient de citer les missionnaires au nombre des ouvriers de la prohibition de la sati bien qu'ils surent indéniablement entretenir le feu de la polémique pendant la longue période de tergiversation du législateur britannique. Le gouverneur du Bengale montre effectivement sa volonté de nier toute connotation évangélisatrice à sa disposition pour éviter un embrasement plus conséquent des esprits. Les chrétiens sont déjà très impopulaires à l'époque. Leur trop grand enthousiasme pour la conversion fait de l'ombre à leur activité humanitaire, toutefois réelle, d'autant plus qu'on leur reproche un manque de connaissance de l'hindouisme (Ram Mohan Roy en fera un sujet de raillerie dans A Dialogue between a Missionary and Three Chinese Converts). En somme, l'idée d'un complot occidental réunissant pouvoirs politique et religieux contre la culture indienne mobilise une partie importante de l'élite de cette communauté autour d'un thème au départ non consensuel, la crémation des veuves, mais qui deviendra un leitmotiv fédérateur.

Cette réaction, en dehors de son caractère de sursaut identitaire d'un peuple désirant garder ses références et les fondements de sa civilisation, participe également de la manifestation d'un besoin de souveraineté sur son destin.

A.3.c Besoin de souveraineté du peuple indien

Les comportements d'indiens parmi les plus érudits, réputés sympathisants de la modernisation, sont révélateurs de cet aspect du débat. Ram Mohan Roy, soi- même, était opposé à l'interdiction de la pratique de la sati bien qu'il se soit finalement rangé au côté de William Bentick. Il manifestait un respect non dissimulé à l'égard des valeurs véhiculées par cette mythologie à savoir, la présomption de supériorité du principe féminin sur le principe masculin dans le cosmos au travers du plus grand courage et la grande loyauté implicitement reconnus à l'épouse. Selon Ramesh Chandra Majumdar, Roy aurait préféré un mouvement de réformes endogène plutôt que l'action de l'État colonial pour vecteur principal du changement social. Il aurait imaginé sa société parfaitement capable d'éradiquer cette pathologie de satis en puisant dans ses propres ressources culturelles, ce qu'il prouvait en brandissant les lois de Manu pour décrédibiliser la coutume. En ce sens, il percevait l'épidémie de crémations en tant que produit du colonialisme et non de la tradition, du mépris de la partie de la population occidentalisée urbaine et semi-urbaine, démiurge envisageant le reste de la société comme un bastion de superstition et d'atavisme et suscitant chez elle un comportement conforme à ses propres projections en sa direction (66) .

De même, l'opposant le plus honorable et imposant de la législation contre le rite ne fut autre que Radhakanta Deb, savant accompli en sanskrit, perse, arabe et ardent promoteur du savoir anglais en Inde, notamment de l'éducation des femmes. Lui-même n'avait jamais, avant le William Bentick Bill, encouragé la pratique ni compté de sacrifiante dans sa famille. Il devait penser, comme Ram Mohan Roy, que le rite s'éteindrait de lui-même alors qu'une ingérence étrangère fonderait une explosion des pratiques superstitieuses. Aussi prit-il part à la rédaction du mémorandum remis le 13 janvier 1830 et évcrivit-il dans la Calcutta Gazette que "l'abolition serait regardée comme une attaque contre tout ce que nous honorons " (67) .

L'expression du peuple hindou de son besoin de liberté à disposer de lui-même ne peut être plus fort que dans les revendications d'hommes acquis aux valeurs européennes et à la cause de la modernité. Il existe, néanmoins, malgré la légitimité des arguments de préservation de l'essence d'une culture et au delà de leur sincérité, des causalités moins louables de luttes d'intérêts à cette agitation déclenchée autour de l'image de la sati. En effet, le monopole de puissance politique que se réservaient les représentants de la couronne britannique en Inde créait une frustration des élites locales bridées dans leur quête de prestige. Celles-ci, constituées des orthodoxes comprenant les grands propriétaires terriens, les riches marchands, les banquiers et de nombreux Brahmanes réunis au sein de l'Hindu Society, avaient vocation et aspiration à diriger le pays. En conséquence, elles furent contraintes de se ménager de nouvelles sphères d'influence privilégiées par une stratégie instrumentaliste de manipulation des symboles religieux que l'État colonial ne pouvait régir autrement que par l'interdiction et qui vivaient, en dépit de toute prohibition, dans l'imaginaire oriental(68) .

A. D Smith, dans Theories of Nationalism (69) , analysa ce type de phénomène au XIXè siècle comme le corollaire de l'impact de la modernité européenne sur sa périphérie. Cette confrontation de rationalités aurait été à l'origine d'un sentiment de décadence parmi les populations dominées dont les élites se seraient employées dès lors à réformer leur tradition. L'aboutissement en serait sa restauration sous la forme qu'elle aurait revêtue durant son âge d'or, véritable réinterprétation idéologique conçue pour relever le défi de l'occident.

A présent que les caractères sociologiques du débat du XIXè siècle sur les satis ont été soulevés, il n'est plus réducteur d'évoquer des causes économiques à l'épidémie de sacrifices humains qui se propagea au Bengale entre 1815 et 1827.

A.4 Une approche économique de la résurgence du symbole

Il était dans l'esprit de Ram Mohan Roy de dénoncer cet intéressement pécuniaire lorsqu'il incriminait le colonialisme comme principale origine de cette subite montée des pratiques superstitieuses.

En effet, faut-il considérer, à côté du malaise de la souveraineté déjà évoqué, le pouvoir corrupteur ou déstructurant du calcul de coût séculier et rationnel. L'arrivée des britanniques au XVIè siècle transforma profondément l'économie indienne. Pendant la domination musulmane, les produits de l'agriculture et de l'artisanat ne pouvaient être vendus que dans une faible proportion, les seuls acheteurs étrangers étant constitués de chinois important essentiellement de l'argent. Les commerçants malais, arabes et portugais ne venaient au Bengale qu'une fois tous les uns ou deux ans ce qui limitait les débouchés à l'exportation et donc les incitations à générer des surplus. La consommation interne était réglée par le troc. L'afflux massif d'argent généré par le commerce des anglais, leurs achats, enrichit considérablement les hautes castes, les ministres, les collecteurs et les affairistes, ceci affectant grandement la vie sociale du Bengale. Quelles incidences sur la pratique du rite de la sati?

D'une part, les individus de bas statut qui profitèrent de ces débouchés réalisèrent bien vite qu'ils ne jouissaient de leurs richesses que par la présence du protectorat britannique. Seule une respectabilité nouvelle au sein de la communauté hindoue, sans rapport avec leur caste d'origine, serait susceptible de leur octroyer une reconnaissance réelle en leur pays. Certains Brahmanes se saisirent donc de cette opportunité au profit du culte et dans leur propre intérêt en les exhortant à élever des temples et à observer des privations, l'austérité étant la marque du pur. La coutume de crémation des veuves s'en serait trouvée magnifiée par l'augmentation du nombre de mémoriaux dédiés à la sati, diffusant son idéal et, par ce processus d' "inverse sanskritisation", tel qu'exprimé par Vasudha Dalma Lüderitz, par lequel les basses conditions gagnent en respectabilité en adoptant les coutumes des hautes castes(70) .

L'autre fondement de cette approche économique de la sati réside dans la spécificité du système de succession bengali. Le Dâyabhagâ fait de l'épouse l'héritière à part entière de son mari défunt quelle que soit sa situation de famille, mère ou sans enfant. Il apparaît donc concevable que, l'argent affluant en abondance, spécialement chez les hautes castes, du fait du commerce avec les britanniques, l'intéressement économique d'une famille sur les droits et les propriétés de sa belle-famille ait cru relativement à cette tendance de sorte que la pression sur la veuve et le rappel de ses devoirs de dévotion en aient été réhaussés.

B) Réapparition du débat sur la sati au XXè siècle

B.1 1987, l'incident de Déorala

La présentation des événements liés à la prohibition du rite en 1829 a permis de mettre à jour la crise socioreligieuse, manifestée dans la cristallisation d'enjeux de toutes sortes autour du symbole de la sati, et par laquelle une partie de la population indienne, se sentant marginale aux changements, a pu réagir aux évolutions perçues et vécues comme externes et véritablement déstructurantes. Ce déchaînement de passions est révélateur de la propension à l'utilisation de registres fondamentalistes pour crédibiliser des contre modèles de développement ou de pouvoir destinés à répondre à cette désorientation par la fédération. L'image de la sati dissimule l'opposition fondamentale dont participe cette attitude à contrario du changement en donnant une identité positive de partisans aux hommes rassemblés sous cette cause. Sa faculté à stimuler les imaginaires et à exalter les esprits stigmatisera d'une façon semblable le malaise de cette société confrontée à un sentiment de précarité généré par la perte de repère due au processus de transformations irrémédiables d'un pays en développement. L'incident de Déorala s'inscrit dans un contexte fort différent de la tutelle coloniale du XIXè siècle. L'Inde a acquis sa souveraineté depuis quatre décennies et s'est déchirée dans le traumatisme de la partition. Le pouvoir quasi-institutionnel du parti du Congrès subit une érosion qui entraîne ses représentants dans les spéculations du calcul électoral et les pratiques populistes. La "Bharatie" vacille sur ses bases alors que s'intensifient les revendications et luttes confessionnalistes. L'agitation que déclenchera soudainement la crémation de la jeune Rajput Roop Kanvar sera à la mesure des tensions existantes et intégrée dans d'âpres luttes d'intérêts.

B.1.a La dialectique des événements

L'État du Rajasthan fut historiquement l'un des sanctuaires privilégiés des sacrifices de satis avec le Bengale. Nombre de veuves y accomplirent le cérémoniel depuis l'indépendance du pays. Sarasvati, Om Kanvar, Kalal De, Tara Kanvar, Hem Kanvar, Jasvant Kanvar sont autant de noms qui y furent élevés au rang d'images cultuelles de l'idéal féminin. Leur Dharma fut l'objet de la révérence et de l'admiration sans jamais soulever la question de la légitimité d'un tel acte contraire à la loi. Ce n'est qu'avec l'immolation, le 4 septembre 1987, de la jeune Rajput de 18 ans Roop Kanvar dans le village de Déorala, district du Sikar, que le phénomène que les anglais avaient surnommé "Social Evil" resurgit avec un retentissement sans précédent plus de 150 ans après l'agitation récurrente à l'interdiction de la pratique au Bengale.

Dans cette région où l'éthique héroïque Kshatriya est un principe largement reconnu et porteur de tout son sens, l'événement de la mort de la veuve, qui réunit autour du lieu de sa crémation une foule estimée entre 3000 et 5000 personnes(71), déclenche un engouement pour le saint symbole de la sati. Pendant plus d'une dizaine de jours, la presse la plus respectable donne cours aux témoignages de fascination et d'exhortation du sacrifice sans qu'aucune intervention du pouvoir quelle qu'elle soit (saisie de journaux, arrestations, rappel de la prohibition) soit engagée pour faire cesser ces germes de troubles à l'ordre public. La force de la coutume, dont l'esprit a survécu à la légifération coloniale semble transcender le domaine circonscrit d'application des lois de l'État moderne. La surenchère est quotidienne et son paroxysme est atteint dans la déclaration de la préparation d'une cérémonie rituelle dite "Chunari Mahotsava", prévue pour le treizième jour consécutif aux funérailles de la sati. Cette nouvelle déclenche une réaction inédite de la part des membres d'associations féministes contre la glorification d'un acte faisant directement atteinte à l'intégrité physique (la crémation) et morale (la complaisance médiatique) de la femme. Ce qui relevait du registre de l'homicide devient, par le biais de cette mise en scène, une pathologie sociale inacceptable aux yeux des militantes de la condition féminine.

Une des premières à donner un tour critique aux sentiments suscités par les événements est Sharada Jain. Elle mène une délégation devant le Rajasthan Chief Minister pour lui présenter deux requêtes:

_ que l'incident soit considéré comme un meurtre,

_ et que la célébration prévue pour le 17 septembre soit empêchée.

Celles-ci sont ignorées en dépit de l'organisation d'une marche silencieuse de protestation de 350 personnes, regroupant des membres d'associations de femmes, des étudiants, des acteurs et journalistes de toutes les castes, dans les rues de Déorala, Le 14 septembre 1987, et destinée à exercer une pression sur celui-ci en crédibilisant les origines de cette revendication.

Le 15 septembre, ces mêmes opposants à l'incident saisissent la Haute Cour de Jaïpur afin de lui soumettre l'illégitimité de la Chunari Mahotsava. Celle-ci statue rapidement en défaveur des adorateurs de Roop Kanvar en déclarant la cérémonie impropre et contraire à la loi ce qui force l'exécutif rajasthani à se ranger du côté de la partie civile. Les autorités n'intenteront cependant aucune action contre les sympathisants du sacrifice, la jeunesse Rajput, unie dans la cause et sûre de son droit fondamental au culte de la sati, ayant laissé courir la rumeur que 1000 volontaires armés seraient capables de donner leur vie si la police tentait d'intervenir au cours du déroulement de la procession. La cérémonie se déroule donc selon son annonce et récolte un succès semblable à la crémation sous la garde d'un millier de Rajput armés d'épées le 16 septembre(72) . Ce fléchissement de la loi face au sacré constitue une véritable épiphanie pour les fidèles hindous pro-sati qui, un peu inquiétés par l'arrêt de la Haute Cour de Jaïpur, avaient jugé nécessaire d'en recourir aux menaces afin de marquer l'empire de leur volonté et de leur souveraineté en matière religieuse. La réussite de leur entreprise les galvanise. L'article de Prabbash Joshi, paru le 18 septembre 1987 dans le quotidien Jansatta, largement diffusé dans le nord du pays, traduit leur conviction de mener une guerre sainte.

"Roop Kanvar n'est pas devenue sati parce qu'une personne l'aurait effrayée... Elle a volontairement suivi la tradition de la sati qu'on trouve dans les familles Rajput du Rajasthan. Même parmi les Rajput du Rajasthan, la sati n'est pas un événement ordinaire. Il est donc naturel que son sacrifice devienne l'objet de la révérence et du culte. Il ne peut donc être question des droits civils des femmes ou de discrimination sexuelle. C'est un problème de croyances religieuses et sociales de société...

Ceux qui croient et acceptent que cette vie est le début et la fin, et voient le plus grand bonheur dans leurs propres plaisir et bonheur individuels, ne comprendront jamais la pratique de la sati. La pratique de la sati devrait être maintenant réexaminée. Mais ce n'est pas le droit des gens qui ne connaissent ni ne comprennent la foi et la croyance des masses de l'Inde" (73) .

Seulement la détermination des organisations féministes, qui ont déjà réussi à susciter une réaction d'indignation auprès des non orthodoxes, est à la mesure de la dévotion des jeunes Rajput.

Le 18 septembre 1987, une cinquantaine de femmes en colère envahissent la rédaction du journal et se ménagent un droit de réfutation des propos de Joshi. Le clivage qui naît au travers de ces coups de force successifs, fait grimper la tension sur ce thème. Le pouvoir central se décide alors à intervenir. Le Premier Ministre de l'Union, Rajiv Gandhi, préoccupé par la tournure violente que prennent les événements, dépêche son Minister of State and Home Affairs, Chidambaram, afin qu'il éclaire le gouvernement sur les circonstances de cette suite d'incidents. Celui-ci a tôt fait de dédramatiser la situation en rapportant que le ferment de l'agitation a été anéanti depuis que les membres de la famille de Roop Kanvar jugés responsables de son geste, son beau-père et ses trois fils, ont été écroués et que la construction d'un temple commémoratif de son immolation a été interdite.

La soudaineté de ces mesures faisant contraste avec le laxisme perplexe manifesté par le gouvernement du Rajasthan à l'égard de la situation pendant la quinzaine de jours suivant son décès, apparaît incohérente donc attaquable aux partisans de la coutume qui raffermissent leur mouvement. 500 Rajput adressent leur désapprobation à Chidambaram qui tient ses positions malgré le danger que représente cette délégation qui jure de protéger son idole. Le Sati Dharma Raksha Samiti, comité de protection du Dharma des satis, est crée et radicalise l'action des partisans de la performance du rite. Kalyan Singh Kalvi, le leader de la branche rajasthani du Janata se rallie à ses membres. L'Hindu Mahasabha (la grande assemblée hindoue) une organisation religieuse nationale se range également à leur côté. Ensembles, ils se permettent de remettre en cause ouvertement la législation en vigueur sur le cérémoniel de la sati, en même temps qu'ils condamnent l'attitude gouvernementale dans une conférence de presse le 29 septembre 1987. Ce qui restait du domaine de l'adoration d'une image pieuse devient désormais véritablement culte du sacrifice lorsque Kalvi émet une distinction selon que la veuve qui s'achemine vers le bûcher agit selon sa propre volonté ou dans la contrainte. Il s'agit d'un réel encouragement à la pratique du rite. Le 27 septembre, devant l'urgence à sévir, Rajiv Gandhi sort enfin de son silence en envoyant personnellement une directive au State Chief Minister du Rajasthan. Cette circulaire établit que

"tous les retards et les écarts qui s'étaient produits plus tôt ne (doivent) pas recommencer. Que tous les officiers civils ou de police (doivent) être instruits de la punition sévère contre tout manque à leur devoir "(74) .

Se conjugue à cette intervention réglementaire l'initiative des féministes. Le district de Déorala ne possédant aucune organisation de femmes susceptible d'empêcher la reproduction d'une crémation de sati, plusieurs militantes de Jaïpur se déplacent au Sikar pour y monter une telle structure le 25 septembre. Le 29 septembre, les différentes associations féminines de Jaïpur créent un comité d'action concertée condamnant formellement le sacrifice.Elles décident d'une grande manifestation, stricte, silencieuse et sans parti politique le 6 octobre en faveur de cette cause. Cet appel réunira 3000 personnes dans les rues de Jaïpur. C'est cependant beaucoup moins que la foule de 70000 sympathisants qui se pressera, deux jours après au même lieu, au rassemblement initié par le Sati Dharma Raksha Samiti, devenu, entre temps Dharma Raksha Samiti, comité de protection du Dharma. Le 6 octobre 1987, une ordonnance émise par le gouvernement de l'État du Rajasthan a, en effet, interdit toute tentative de glorification des satis. Le groupement conserve ainsi une façade de légalité dans cette nouvelle configuration. Cette décision réglementaire sévère dispose que:

_ pousser une femme à l'accomplissement du rite est passible de la peine de mort,

_ qu'un emprisonnement d'un à cinq ans plus une amende sont les sanctions pour la veuve qui commet l'acte,

_ que tout essai de glorification de la sati est puni d'une peine d'emprisonnement d'un à sept ans assortie d'une amende pouvant aller jusqu'à 5000 Roopies.

Des cours spéciales doivent être constituées pour les litiges relevant de ces cas. D'autres États tels que le Tamil Nadu ou le Bengale occidental adoptent rapidement des législations similaires et le besoin d'une intervention du gouvernement central vient se matérialiser en une Commision of Sati Prevention Act la même année qui étend l'interdiction de la glorification et de l'incitation à la pratique du rite à l'échelle nationale. Tout cet édifice donnant tout pouvoir aux autorités locales pour agir en ces circonstances ne produira néanmoins pas les effets escomptés, faute de volonté politique. Le succès de la manifestation du 8 septembre 1987 en est une preuve manifeste. La persistance de la controverse sur la volonté de la veuve en est une autre. L'artifice juridique aurait dû couper court définitivement à ce type de revendications sur les bases de l'illégalité et de la prohibition. La force du symbole frappé de censure et la ténacité de ces militants en sont les causes. Les provocations délibérées et non réprimandées de Swami Nirayam Deo Teerth, Shankaracharya(75) de Puri à Pura Mahadev (Uttar Pradesh), sur ce sujet marqueront le sentiment de précarité du gouvernement en matière de confession. Le religieux invoque, pour contrer la nouvelle loi, des textes sacrés disposant que la femme non influencée, non droguée, et dont la fidélité est sans tâche, se doit de devenir sati afin de conserver une respectabilité après la mort de son époux. Il aggrave la portée de ses propos en allant jusqu'à affirmer qu'une sati à Hyderabad réglerait les problèmes d'eau de la ville. Dans cette affaire, le silence de la police traduit encore les hésitations du pouvoir à engager des actions judiciaires sur ces domaines et contribue, de même, à envenimer un peu plus la situation. Le Shankaracharya, fort de la réussite de son projet de déstabilisation du gouvernement au profit de l'aura de son institution, introduit une pétition devant la Cour Suprême questionnant la légalité du Sati Prevention Act de 1987.

On saisit donc, dans le récit des circonstances qui entourèrent le décès de la jeune Rajput, que ce sont les suites plutôt que la crémation en elle-même qui contribuèrent à assortir l'événement d'une telle dimension sociologique.

B.1.b L'enpowerment féministe

L'activiste féministe constitue certainement le détonateur de cette affaire nationale dont le retentissement franchit même les frontières en raison du caractère spectaculaire de la coutume. Les immolations, dans la même région, de Sarasvati en 1978 et d'Om Kanvar en 1980, étaient passées en effet inaperçues en ce sens qu'elles s'étaient produites dans l'indifférence des non sympathisants, sans une intervention protestataire semblable à celle des militantes de 1987. Le cas de Roop Kanvar, en même temps qu'il fit resurgir la controverse sur la Sati au devant de la scène politique, fut aussi un débat politique sur lequel les femmes furent entendues pour la première fois. Dans la période coloniale, ce furent des hommes, réformateurs hindous tels que Ram Mohan Roy ou Vidyalankar et hauts fonctionnaires britanniques du gouvernement ou de l'East India Company, qui accomplirent, dans l'exercice de leur fonction, les avancées sur le thème de la condition féminine. Les revendications déterminantes d'acteurs tels que Sharada Jain doivent être analysées en tant qu'un véritable enpowerment des femmes : bien que la volonté politique du gouvernement ait fait défaut, elles furent les ouvrières de l'instigation de l'interdiction de la glorification de la sati par la pression qu'elles entretinrent sur les autorités législatives et exécutives. Ceci ne fut possible que grâce à une fédération de toutes les activistes autour de ce consensus dénonciateur de la barbarie du rite envisagé comme un crime contre les femmes. Celles-ci n'admettent aujourd'hui aucun argument sur l'authenticité de la coutume. La sati est importante pour les féministes non pas seulement parce qu'une vie irremplaçable est perdue chaque fois que le rite est reproduit mais surtout parce que son symbole est plus significatif encore de leur combat. La mort de la sacrifiante est en effet célébrée, jamais endeuillée. En cela, elle devient une déesse de négation à l'image de la couverture de l'enquête, intitulée Trial by Fire, A Report of Roop Kanvar's Death(75)b , représentant la scène de la crémation à laquelle participent des Rajput brandissant leurs épées et derrière lesquels défilent des femmes le poing levé en signe de protestation. Cette étude, menée dans le village de Déorala, établit d'ailleurs le degré de contrainte à laquelle fut soumise la trépassée. Les trois journalistes relèvent plusieurs témoignages tendant à prouver le conditionnement psychologique extrême et la violence physique qui lui auraient été infligés. Refusant de s'immoler malgré l'ingurgitation à son insu de drogues (des spectateurs rapportent qu'elle bavait sur le chemin du bûcher ), ses tentatives d'échapper au brasier auraient été refoulées à trois reprises par les sectateurs qui l'auraient finalement ensevelie sous des branchages. L'influence de la belle famille dans la prise de la dite résolution est, d'autre part, clairement démontrée. La reconstituion de l'incident à laquelle aboutit ce travail dévoile en effet une circonstance troublante. Les parents de Roop Kanvar ne furent prévenus du sort de leur fille que le 5 septembre 1987, lendemain des funérailles. Ce fait marquant, associé aux résultats des recherches de Veena Talwar Oldenburg(76) , révélant la constante désinformation des ascendants de la sati dans la majorité des cas de crémation recensés dans la région de Jhunjhunu Shekhavati(77) , élude définitivement le propos sur l'authenticité attribuée au rite par ses partisans dans l'argument de la présence de la volonté personnelle de la veuve. Preuve est faite, au travers de ces enseignements factuels, du caractère déterminant et dominant de l'entourage dans la reproduction de la coutume.

Toutes les assertions émanant des féministes contribuèrent à forger une nouvelle approche du rite obligeant les orthodoxes à rivaliser de détermination et de cohésion. Cette opposition inattendue créa, en effet, les bases d'une mobilisation d'un mouvement de lutte pour la sati plus large et aux accents beaucoup plus virulents que la manifestation d'une simple révérence envers une image cultuelle. La radicalisation des prises de position en confit ouvert opérée autour de ce thème religieux met donc à jour l'existence de clivages sociaux plus sensibles captant et amalgamant toutes problématiques à connotation identitaire au profit de thèses communalistes(78) .

B.2 Contexte de radicalisation des positions, dimension contemporaine

B.2.a Montée du communalisme(79)

Bien qu'aucun mouvement politique d'ampleur nationale n'ait prôné l'abolition des lois allant à l'encontre de la pratique de crémation des veuves, une certaine complaisance a pu être manifestée, non à l'égard de la coutume en soi et de ce qu'elle représente (la dévotion de l'épouse, l'union conjugale des Atmans au delà d'une seule vie terrestre) mais envers un symbole de reconnaissance de masse pouvant être utilisé comme un repère identitaire afin de gagner et de rallier de nouveaux militants. Cette tentative se révéla clairement à l'échelon local du B.J.P(79)b . En ce sens, les tensions générées autour de l'incident de Déorala s'inscrivent dans un jeu politique usant d'emblèmes simplistes et de slogans communalistes pour fédérer dans l'antagonisme, contre des ennemis inventés, fabriqués. Ce "patriotisme religieux"(80) , selon l'expression de Gérard Heuzé, commence à acquérir un caractère d'enjeu politique dans les années 1920. En 1923 se constitue la Hindu Mahasabha prêchant la nécessité d'une nation forte et unitaire. L'année suivante, Vinâyak Dâmodar Savarkar, un Brahmane violemment anti-britannique et qui devint par la suite anti-musulman, fait publier un livre, Hinduvtva (81) (l'hindouité), qui diffuse la première doctrine globale du nationalisme et de l'identité hindoue. Dés les années 1930, la ligue musulmane, association créée en 1906 à Dhâka et destinée à promouvoir les intérêts politiques des musulmans de l'Inde, contrebalance l'offensive de l'élite traditionaliste hindoue en se déclarant en faveur d'une séparation des deux communautés par la création de deux pays différents.

Le chauvinisme national sur base religieuse sera sérieusement bridé à l'indépendance par les doctrines gandhienne et nehruÏste puis mis sous silence durablement par l'assassinat du Mahatma, en janvier 1948, par un nationaliste membre de l'Hindu Mahasabha. Cette honte est néanmoins digérée, oubliée en même temps que le tabou de la partition s'estompe dans les années 1980, sous le regain d'influence des groupes confessionnalistes. Cette décennie constate la multiplication des affrontements communautaires sous l'influence rénovée de prosélytismes et de séparatismes de toutes sortes. En 1983, le cheminement entamé au XIXè siècle vers l'affirmation séparée de l'ancienne secte sikh d'inspiration hindoue se solde par l'entrée en rébellion armée d'une partie de la jeunesse et des religieux de cette confession dans la province du Penjab. Ce conflit, très meurtrier, coûtera la vie du Premier Ministre Indira Gandhi, abattue le 31 octobre 1984 par ses gardes du corps sikhs pour avoir ordonné en juin 1984 l'assaut du Temple d'Or d'Amritsar, sanctuaire principale de la secte. Les émeutes anti-sikhs consécutives à l'assassinat de la première responsable de l'État affecteront tout le nord de l'Inde et plus particulièrement Delhi où le nombre de victimes sera évalué à 2000 hommes. Aux processions pacifiques qui parcourent la ville au lendemain des massacres au cri de "les hindous et les sikhs sont tous frères", les intégristes et les tueurs répondront par des slogans provocateurs " Vive Indira Gandhi, les hindous sont tous frères ".

Une vague identitariste emporte aussi les musulmans qui déploient les signes de leurs croyances. Le choc pétrolier enrichissant les pays de l'O.P.E.P., la main d'oeuvre indienne musulmane qui travaille dans le Golfe Persique génère un afflux massif de devises dans leurs États d'origine, finançant en effet l'édification de nombreuses mosquées. L'All India Muslim Personal Law Board, regroupant les principaux courants de l'Islam indien propageant des revendications particularistes telles que " la Shari'a est notre droit et nous mourrons pour la protéger ", est en outre créée en 1986. Cette année marque aussi l'entrée en sécession de la jeunesse du Cachemire. Au total, pas moins de 11000 émeutes à caractère confessionnel seront recensées par la statistique policière entre 1947 et 1990(82) .

Les agitations faisant suite à la crémation de Déorala, bien qu'exemptes d'affrontements, se déroulent dans un esprit similaire. La menace constituée par la présence d'un millier de Rajput armés d'épées à la Chunari Mahotsav rappelle qu'une opposition au mouvement peut, à tout moment, déboucher sur des violences d'égale atrocité. C'est d'ailleurs ce qui fondera les autorités à s'abstenir de toute intervention dans le déroulement de cette cérémonie pourtant déclarée illégale par la Haute Cour de JaÏpur.

L'étude plus approfondie des fondements et des voies empruntées par les nationalismes hindous doit permettre d'éclaircir la dialectique des événements suscités par la mort de Roop Kanvar et l'extrême "réactivité" des partisans du maintien de la coutume de la sati.

B.2.b Complexe d'infériorité majoritaire et syncrétisme stratégique

Ainsi que le note S.C Dube(83) ,

"la philosophie hindoue n'est pas juste une école de pensée. C'est le condensé de nombreux systèmes de pensée admettant et défendant de nombreuses images divergentes de la société et de nombreuses configurations de valeurs".

Cette grande tradition n'est, en effet, porteuse d'aucune orthodoxie, aucun courage ni aucune pensée ne pouvant servir de référence commune. Comme le soulève L.Renou, " les livres religieux peuvent être définis comme des livres écrits pour l'usage d'une secte "(84). Cette absence de repères identitaires propres et partagés par tous les adeptes de cet ensemble de concepts religieux, en dépit d'un sentiment unitaire, est certaine. Elle est un fondement du sentiment de vulnérabilité de la confession exprimé par les nationalistes hindous. Ces mouvements sont, de ce point de vue, des formations idéologiques destinées à surmonter l'extrême différenciation religieuse du milieu en recourant à d'autres critères d'identité, aux connotations politiques. Christophe Jaffrelot nomme " syncrétisme stratégique "(85) le biais de résistance à ce qui est perçu comme un siège de la culture hindoue choisi par ces groupes.

Cette idéologie se construit selon une logique précise se caractérisant par trois éléments majeurs : " soumis à une menace exogène plus ou moins réelle, des militants hindous conçoivent un fort sentiment de vulnérabilité, voire un complexe d'infériorité malgré le caractère majoritaire de leur communauté. Ils entreprennent alors de réformer leur communauté en empruntant à l'agresseur les traits culturels auxquels ils attribuent sa force"(86) . Cette réforme est vécue comme un retour au passé par la construction d'un âge d'or justifiant une fierté ethnique permettant de combattre plus aisément l'offensive extérieure. Les années 1950 avaient focalisé l'attention de la communauté hindoue sur le danger représenté par le prosélytisme chrétien. Le rapport Niyogi (1957) révélait en effet une intensification de l'activité des missions chrétiennes en Inde. C'est de cette menace qu'avait résulté la création de la Vishva Hindu Parishad (V.H.P), institution religieuse servant de relais aux nationalistes du Rashtriya Svayamsevak Sangh (R.S.S), organisation nationale des volontaires, constituée en 1925, dans la lutte contre cette menace. Les années 1980 seront le théâtre d'incidents réactivateurs du complexe d'infériorité majoritaire envers la communauté musulmane. En 1981, la rumeur d'un complot islamique international pour la conversion des Harijan(87) en masse(88) , répandue par un article du Times of India, selon la référence à un rapport de l'Islamic Cultural Center de Londres, ajoutée au passage effectif de 3000 ex-intouchables, fuyant le régime des castes, à l'Islam, à Meenakshipuram (État du Tamil Nadu) constituent en effet, les nouveaux catalyseurs d'une psychose confessionnelle. La V.H.P prônera, en conséquence, la formation d'un Central Margdarshak Mandal (cercle central des guides spirituels) visant à conduire et guider les cérémonies religieuses, morales et éthiques, de façon à munir l'hindouisme d'un catéchisme commun à tous les adeptes. Dans cette optique, des reconversions à l'hindouisme sont suivies et des célébration de sacrifices védiques pour toutes les castes tels que le Homa sont initiées.

La résurgence du symbole de la sati se produit dans ce contexte de fort sentiment de vulnérabilité de la communauté hindoue. Toute atteinte à un élément identitaire des orthodoxes de cette religion est vécue comme un dépouillement, une déculturation organisée par des forces prosélytes justifiant cette réaction épidermique chez certains d'entre eux. Le R.S.S est partagé au sujet des satis. Ses cadres et ses idéologues perçoivent bien dans le sacrifice des valeurs traditionnelles fortement ancrées dans l'imaginaire hindou. Elles sont néanmoins en contradiction avec les idéaux humanistes proclamés de l'organisation.

B.2.c Érosion du communalisme

D'un point de vue d'intégrité nationale, il est étonnant de constater la fronde envers l'autorité et la vivacité de ces mouvements, phénomènes sociaux extrêmement virulents. Ils défient en effet tout principe national unitaire au nom de particularismes et de séparatismes sur base religieuse. Sur un plan politique, il convient donc d'analyser une érosion de la problématique séculariste en Inde par opposition aux idéaux imprimés par la constitution de 1950. Ces groupes structurés diffusent leurs messages tendancieusement intégristes de soustraction à la régie des lois d'une nation moderne sans que la répression étatique vienne éteindre systématiquement ces germes de dissension.

L'anglicisme "sécularisme", dont la traduction par le terme laïcité ne restituerait pas toute l'ambivalence, comme le fait remarquer Christophe Jaffrelot(89) , implique non pas une séparation entre l'État et la religion ni un conflit nécessaire ou latent entre le domaine du sacré et les valeurs laïques mais plutôt une neutralité bienveillante envers toutes les religions considérées sur un pied d'égalité. Cette position va cependant de paire avec un effort pour réduire l'emprise des croyances sur la société. La constitution ne reconnaît d'ailleurs pas les communautés confessionnelles, seulement les individus auxquels elle garantit, dans son article 25, "la liberté de conscience et le droit de professer, pratiquer et propager (leur) religion". Dans cette logique, toute croyance a donc droit à la protection et à la reconnaissance. Ce principe s'appelle Sarva Dharma Sambhav. En contrepartie, cette conception idéale de la religion en tant qu'affaire privée réduit sa sphère d'influence. Cette vision de la mesure à conserver en matière confessionnelle pour la maintien d'un état de droit basé sur la force de règles positives (l'article 44 de la même constitution proclame l'intention de rédaction des législateurs d'un code civil indien uniforme à terme) avait conduit le Premier Ministre, Jawaharlal Nehru, à la suite d'une faisant six morts en Uttar Pradesh, consécutivement à la publication d'un ouvrage provocateur (Living Biographies of Religious Leaders of the World ) ayant suscité la protestation des musulmans pour son portrait irrespectueux de Mahomet, à instiguer une interdiction de la propagation du communalisme par l'imprimé.

Les idéaux d'égalité, de liberté et de justice furent ainsi bien inscrits dans la constitution mais, comme en témoigne cet événement, ils ne purent suffire à transformer la société indienne sans une volonté politique marquée du gouvernement. Le moindre laxisme en la matière était susceptible de laisser se développer un phénomène d'auto-entretien des revendications confessionnalistes. Cette droiture de ligne de conduite de l'autorité centrale de l'Union fit, après la mort du pandit Nehru, peu à peu défaut aux nouveaux dirigeants à mesure que la majorité du parti institutionnel au pouvoir s'effritait. L'évocation de quelques événements significatifs doit révéler le biais communaliste emprunté par un pouvoir affaibli.

B.2.d Politique de registre communaliste

A la fin des années 1970, la désillusion face aux résultats sociaux du Congrès et les excès perpétrés par le gouvernement d'Indira Gandhi pendant l'état d'urgence (90) génèrent une forte mobilité de l'électorat traditionnellement acquis aux causes de Nehru et Gandhi qui avaient dirigé le parti un temps(91) . La première responsable de l'État perd les élections en 1977 au profit d'une coalition de factions diverses prenant le nom de Janata. Elle ne saura néanmoins pas rester soudée. En 1980, Indira Gandhi est ainsi de retour à la plus haute fonction du pays mais dans une majorité plus réduite. Le régime ayant besoin du soutien des masses tant que dure la démocratie, elle s'attache, en conséquence, à contrer les gouvernements d'opposition dans les États de l'Union par tous les moyens au nom de la stabilité du pouvoir et de l'intégrité nationale, ceci même en jouant d'un registre communaliste.

En Assam, les vagues d'immigration successives, essentiellement en provenance du Bangladesh, finissent par éveiller l'hostilité des locaux à l'égard de ceux qu'ils considèrent comme des étrangers. Deux organisations étudiantes, L'A.A.S.U (All Assam Students Union) et l'A.G.S.P (Assam Gasom Student Party), se font les porte-parole de la population originaire de l'État en demandant le retrait des immigrés des listes électorales. Ceux-ci, menacés d'expulsion apportent leur soutien aux thèses universalistes du Congrès (I)(92) qui reconnaît, dans leur support, un gisement de voix précieux. Aucune mesure n'ayant été décidée à l'approche des élections de 1983, les assamais de souche en appellent à un boycottage du scrutin et décident d'empêcher les immigrés de voter, au besoin par la force. Le gouvernement, informé de cette intention, fait donc déployer un cordon militaire autour des urnes afin d'assurer la sécurité des votants, ce qui n'empêche cependant pas le massacre de 3000 immigrés bengalis. L'élection se réalise ainsi sur une très faible participation et les congressistes retrouvent une majorité confortable. Indira Gandhi rejette enfin la responsabilité des décès sur les communalistes hindous alors qu'ils ont subi de lourdes pertes, même si moins conséquentes que les musulmans. Cette déclaration soulève ainsi un antagonisme qui conduira les adeptes de la religion islamique à se dissocier de l'A.A.S.U. Ceci affectera longuement le mouvement d'opposition au pouvoir central. De même, si on en croit Christophe Jaffrelot, l'ascension du militant sikh Sant Bhindrawale au Penjab aurait été promue selon le même esprit par Delhi afin de contrer l'Akali Dal, concurrent potentiel du Congrès (I). Le pouvoir central usera de la même démarche dans la première moitié de cette décennie au Cachemire en 1983 et au Jammu. Ce biais à négocier le soutien de la communauté musulmane se manifestera, à l'inverse, en 1980, au cours de la révision du statut de l'université d'Aligarh, grande pourvoyeuse de cadres de la Muslim League. Les réticences de certains d'entre eux conduiront, en effet, les autorités à proposer trois textes successifs, dont le plus souple réaffirmant, d'une part, l'identité confessionnelle de l'institution et la reconnaissant, et d'autre part, une grande autonomie, sera finalement ratifié en 1980. Cette nouvelle propension du gouvernement de l'Union indienne, marquée par le retour d'Indira Gandhi au poste de Premier Ministre, à jouer de sensibilités communautaires afin de conforter son pouvoir se doublera d'une stratégie d'utilisation de symboles identitaires destinée à flatter et se gagner le support des différents groupes religieux. Aussi, Indira Gandhi, selon Jaffrelot(93) , brise-t-elle un certain nombre de principes établis par son père en affichant, à partir de 1980, une nouvelle religiosité à travers sa fréquentation accrue de diverses temples ou sa participation au centenaire de l'Arya Samaj(94) . Ce qu'on nomme problématique séculariste, cette idée d'une nationalité indienne au-delà des appartenances religieuses et que l'autorité étatique a vocation, selon la constitution à protéger et préserver en tant que fondement de son existence par une administration au- dessus des clivages confessionnels est, en cela, sérieusement remise en question par ces manipulations et transigeances sur base communaliste. Cette installation du sacré à l'avant-plan de la scène politique confirmera son caractère d'enjeu au cours du mandat de Rajiv Gandhi qui n'hésitera pas à user d'arguments religieux pour arriver à ses fins ou conserver un soutien communautaire.

L'affaire Shah Bano est révélatrice de cette pratique de calcul électoral. Shah Bano était, depuis 1932, l'épouse d'un avocat d'Indore (Madhya Pradesh) qui s'en séparait en 1978, selon la loi coutumière musulmane du triple Talak. Conformément à la section 125 du code de procédure criminelle, elle se voyait allouer, en conséquence, une pension alimentaire par son ex-mari. Cependant, en 1980, lorsqu'elle demandait une revalorisation de son montant, l'ancien mari lui refusait cette faveur et faisait appel à la Cour Suprême sur le motif que la Shari'a ne tient pas l'homme divorcé de verser une telle allocation à son ex-femme passé l'Iddat (période de trois mois suivant la séparation). La juridiction le déboutait de son appel le 23 avril 1985 en précisant que l'article 125 régissait toutes les confessions. Elle accompagnait, en outre, son arrêt de l'expression d'un regret qu'aucune réforme n'ait été entreprise à ce jour pour satisfaire le besoin de l'instigation d'un code civil uniforme formulé dans l'article 44 de la constitution de 1950. Cette décision devait soulever l'indignation des députés musulmans qui se regroupaient en un All India Muslim Law Board revendiquant un particularisme coutumier. Devant l'agitation suscitée, Rajiv Gandhi décidait d'un infléchissement du principe laïque en autorisant un amendement de la section 125. Le 27 février 1986, un Muslim Woman Bill était donc introduit levant l'obligation du musulman de pourvoir à l'existence de son ex-femme conformément au triple Talak. En contrepartie, le femme divorcée sans ressource pouvait exiger du Waqf(95) qu'il remédie à sa précarité financière. Cette législation fit néanmoins l'effet d'une lettre morte en raison de la vocation tout à fait étrangère de ces organisations à cette fonction. Ce compromis opéré par le pouvoir central dans cette affaire traduit une évolution majeure dans la donne politique. D'acteur manipulateur soulevant des problématiques communalistes à son propre bénéfice, le gouvernement passe à un rôle de prévention - tamisage des troubles potentiels par la concession s'en dégager une impression de contrôle de la situation. L'incident plus critique du temple-mosquée de Ram fera la démonstration du dépassement des autorités par l'intensité des mouvements de groupe.

En 1985, la V.H.P choisit de faire campagne sur le sujet du temple-mosquée d'Ayodhya considéré comme le lieu de naissance du roi mythique Rama. Cet emplacement sacré sur lequel existe une mosquée est fermé aux fidèles hindous comme musulmans depuis que le litige opposant les deux religions a été soumis à la discrétion de la Cour Suprême en 1950. 35 ans après cette première action juridique, le cas est demeuré en suspens. Or, en 1986, un simple appel au juge de district de Faizabad, pourtant non compétent, suffit à déverrouiller la situation. Celui-ci ordonne la levée des scellés en 1986. Cette décision hors norme apparaît automatiquement comme la contrepartie de l'amendement de la section 125 du code de procédure criminelle. Après avoir favorisé les musulmans, Rajiv Gandhi intervient dans le cours de la justice afin de satisfaire une partie de son électorat en jouant la carte hindou. Néanmoins, ce biais communaliste se révélera bien peu pacificateur. L'issue du conflit sera au contraire le sujet d'un échauffement croissant des deux communautés qui se concrétisera par des émeutes violentes occasionnant de nombreuses victimes en 1990, 1991 et 1992, et la destruction de l'édifice le 6 décembre 1992.

Il semble donc, à la lumière de ces événements, que l'ambiguïté de l'attitude entretenue par le gouvernement central vis à vis de la laïcité depuis 1980 ait fini par déclencher des réactions communalistes en chaîne d'une intensité insoupçonnable au départ ("la petite mosquée est devenue une sorte de prisme où se diffracte un pays tout entier y reconsidérant son histoire pour en faire" des histoires" conflictuelles alors que des minorités décidées, s'appuyant sur des mouvements sociaux de plus en plus variés et importants, y inventent ou reformulent son identité" ainsi que le note Gérard Heuzé(96) ) par les dirigeants initiateurs et exploiteurs des troubles.

L'incident de Déorala est en de nombreux points comparable aux affaires Shah Bano et Ayodhya. La mise en cause d'un signe représentatif d'une certaine orthodoxie, bien qu'il n'apparaisse pas irréaliste, à l'expérience de la prohibition de la coutume de la sati, d'affirmer que le rite connaît une minorité d'adeptes, produit un bouillonnement d'une fraction de la communauté hindoue (impliquant plus de militants à chaque manifestation) tel que le premier responsable de l'État garde le silence plus de trois semaines. Il n'en sort d'ailleurs que le 27 septembre 1987 (23 jours après le décès de Roop Kanvar) pour adresser une circulaire au Rajasthan Chief Minister qui restera sans incidence. La contestation du 8 octobre 1987, qui réunira pas moins de 70000 personnes glorifiant la sati, se déroulera, en effet, sans intervention aucune des services d'ordre. En outre, il faudra attendre 1989 et l'apaisement des esprits avant que le pouvoir ne se décide enfin à agir de manière autoritaire en interdisant toute exaltation de la crémation de veuves à la commémoration du deuxième anniversaire du décès de la trépassée(97) .

Faut-il analyser dans cette érosion du principe séculariste une perte de souveraineté du gouvernement central sur les mouvements communalistes ou un vacillement des institutions? La représentation parlementaire acquise par des partis nationaliste hindous tels que la Shiv Sena(98) ou le B.J.P(99) dans plusieurs États ajoutée à l'affaiblissement des majorités au gouvernement de l'Union soulèvent la question de la garantie de la pérennité des fondements de la Bharatie. Un autre fait plus récent d'importance majeure légitime ces interrogations sur le plan du futur judiciaire de l'Inde. Il s'agit d'une jurisprudence de la Cour Suprême.

Le 24 février 1990, au cours d'une réunion politique dans l'État du Maharashtra, Manohar Joshi, un des leaders de la Shiv Sena locale, déclarait "the first Hindu state will be established in Maharashtra". La Haute Cour de Bombay devait peu après invalider l'élection au nom de la section 123 (3) du Representation of the People Act de 1951, interdisant tout appel, par un candidat ou par toute personne avec son consentement, à voter ou ne pas voter pour une personne sur les bases de sa religion, de sa race, de sa communauté ou de sa langue, d'une part, et l'utilisation ou la référence à des symboles religieux pour des fins électorales, d'autre part. La juridiction estimait que la mention de la volonté de construire un État hindou au Maharashtra constituait un élément de viciation du scrutin. Or, après appel de Joshi, la Cour Suprême cassait l'arrêt de la Haute Cour de Bombay sous le motif que l'assertion du leader politique ne constituait pas un appel aux votes en fonction de critères religieux mais tout au plus l'expression de l'espoir d'un futur État hindou au Maharashtra. Elle accompagnait, par ailleurs, cette décision d'une réflexion sur le concept d'hindouité en tant que porteur d'une acception plus large qu'une simple identité confessionnelle: celle du mode de vie de l'ensemble du sous-continent. La motivation de l'arrêt, certes subtile, apparaît néanmoins pure ratiocination inutile dans les circonstances du délit et lourde de conséquences. En effet, considérant que les mots reprochés à Manohar Joshi avaient été prononcés au cours d'un meeting de la Shiv Sena à dominance hindoue, il est clair que "Will be", la conjugaison du verbe être au futur, n'indiquait pas l'espérance d'un tel devenir pour le Maharashtra mais plutôt une promesse politique, puisque, du reste, c'est l'usage dans de telles réunions. cette jurisprudence du 11 décembre 1995, envisageant la signification de l'hindouité sortie du contexte de l'accusation, ouvre la porte aux excès des agitateurs identitaristes séparatistes.

B.3 La réaction d'une société au changement

A présent que les questions d'ordre confessionnel et culturel ont été soulevées, il peut être enrichissant d'envisager le phénomène de résurgence du symbole de la sati comme un signe symptomatique du malaise d'une société réagissant à un processus de modernisation non uniforme, discriminatoire et déstructurant. La désertion d'une grande partie de l'électorat du Congrès, parti institutionnel incarnant autrefois les voies du progressisme par l'industrialisation, à travers l'idéologie nehruÏste et le développement social selon les impératifs d'Indira Gandhi, fait naître effectivement cette problématique.


B.3.a Clivage tradition-modernité

Considérant l'histoire de la prohibition de la coutume, on s'interrogera, en premier lieu, sur l'existence ou la survivance d'un clivage tradition-modernité dans les déterminants de l'incitation à la crémation des veuves et des troubles qui firent suite à l'interdiction de la glorification de la sati. L'épisode de Déorala, qui fut le sujet d'un réel empowerment féministe, révéla néanmoins que sur beaucoup d'issues cruciales de la condition féminine ( sati, mariage d'enfants, infanticide des filles ) les femmes était bel et bien partagées, divisées. Les villageoises manifestèrent peu de sympathie envers ces mouvements qu'elles ne supportèrent que peu. Les militantes activistes conservent une image d'individus irrespectueux d'une culture plusieurs fois millénaire parce qu'occidentalisées. De ce point de vue, la disproportion entre le succès des manifestations contre et en faveur du rite peut être analysée comme une réticence plus qu'une lutte de la tradition envers la modernité.

Cependant, envisageant le contexte du sacrifice de Roop Kanvar, une relativisation de la portée de cette dialectique pour rendre compte de la force de l'image de la sati apparaît indispensable. Madhu Kishwar et Ruth Vanita(100) , qui enquêtèrent à Déorala dès le mois d'octobre suivant la mort de la jeune Rajput, choisirent de qualifier l'événement de " sati moderne " pour évoquer la réalité du phénomène et afin d'éluder le procès d'occidentalisation qui s'annonçait à l'égard des abolitionnistes du rite. La mort de Roop Kanvar n'est en effet pas le fait ni l'oeuvre de l'ignorance et de l'obscurantisme. Déorala est un village prospère de dix mille habitants de loin plus développé et mieux équipé que la majorité des bourgs ou campagnes de l'Inde. Ses habitations sont solides, construites de briques, recevant l'eau courante et l'électricité à la différence de nombres de centres urbains de même importance. Les parents de la trépassée sont des personnes éduquées jouissant d'un niveau de vie respectable tout comme sa belle famille, du reste fort enrichie depuis le sacrifice. Il apparaît donc que l'argument d'une résistance de la tradition face à un processus d'occidentalisation, de déculturation par l'introduction des valeurs capitalistes, ne peut aujourd'hui répondre qu'imparfaitement de l'engouement généré autour du symbole de la sati, à plus forte raison si l'on considère que les grands dévots du culte, les Rajput, comptent parmi les classes les plus favorisées du Rajasthan. Il est, en conséquence, nécessaire d'affiner l'analyse de la résurgence de la croyance en tant qu'une réaction d'une société soumise à des bouleversements exogènes.

B.3.b La modernisation comme problématique légitime

B.3.b.1 Destructuration du système des castes

Dans son ébauche d'une théorie de la hiérarchie, Louis Dumont s'inscrivait en faux sur l'idée d'un cloisonnement hermétique de la société hindoue par le système des castes. Il substituait à la conception de la hiérarchie comme une chaîne de commandement superposés et d'êtres de dignité décroissante l'idée d'une relation qu'il choisissait d'appeler " l'englobement du contraire"(101) dans laquelle "l'élément fait partie de l'ensemble, lui est, en ce sens, consubstantiel ou identique, et en même temps s' (en) distingue ou s'(y) oppose "(102) . Dans cette optique, il convient de concevoir la hiérarchie traditionnelle hindoue comme un système enserrant et protégeant les individus plus qu'il ne les séparent : la Jati (caste ) définissant l'appartenance, l'identité de ses membres, et réglant les conditions de leur individuation, le besoin de l'homme d'une identification collective, de sa place dans l'ensemble, est ainsi toujours satisfait. Le développement économique brise cette structuration. La réussite professionnelle permet de s'affranchir de l'hérédité, donc d'un comportement communautaire déterminé par la naissance. La modernisation déritualise les relations entre des individus atomisés. Les interdépendances étant réduites, les solidarités disparaissent et le processus de développement n'opérant jamais de façon uniforme, de nouvelles discriminations sont créées sans que les mêmes recours soient ouverts aux démunis. Dans ces conditions, le positionnement par rapport au collectif devient problématique. Les références identitaires manquent aux individus en quête de repères forts fédérateurs les associant à un groupe d'appartenance.

Les participants aux cérémonies de satis sont le type même de personnes déstabilisées par ces changements perçus comme exogènes. Ce sont surtout de jeunes hommes en général de zones urbaines, ainsi que le montrèrent les rares caméras qui furent capables de fixer de tels événements. Il en est de même dans la plupart des incidents de violence, chez les militants sikhs ou les séparatistes du Cachemire. Ces jeunes d'emplois de bas statut ont le sentiment d'être marginaux aux évolutions qui se produisent autour d'eux en affectant, malgré tout, leurs existences. Ils jalousent ou accusent en conséquence ceux qui semblent en profiter pleinement, les élites modernisées et occidentalisées. Dans ces conditions, la levée de symboles religieux de masse comme la sati, tous simplistes qu'ils puissent être, présente une opportunité d'échapper à la désorientation par une réhabilitation dans un champ social à nouveau borné, celui du militantisme.

B.3.b.2 Le complot de castes

Assurément peut-on donc envisager le complot des trois castes, Rajput, Brahmane et Marwari, dénoncé par les féministe à propos de la construction du temple de Déorala à la glorification de Roop Kanvar, selon une stratégie instrumentaliste d'exploitation de l'image de la sati, comme un biais de ménagement d'une entrée respectable dans un monde démystifié. Il convient ici d'apporter quelques explications sur ce thème. La majorité des temples consacrés à l'adoration de la sati qui furent construits au cours du XXè siècle au Rajasthan tels que le fastueux édifice de Jhunjhunu, furent financés par les larges contributions de commerçants Marwari. La religion de cette communauté, étroitement associée aux affaires, se base sur la chance. Aussi, l'entretien d'une connexion avec la sacrifiante constitue-t-il pour eux une forme de souscription au succès de leurs futures entreprises, ainsi qu'une base de fédération de la caste à l'échelle du sous-continent et même internationale avec la construction récente de temples à Rangoon et à Bangkok. La relation contractée entre prêtres et commerçants à travers la construction de ces lieux de culte peut-être conçue comme motivée par le désir des Brahmanes de restaurer leur prestige dans un apparat cultuel grandiloquent(103) permis par l'apport financier des Marwari. Quant aux Rajput, ils se révélèrent, au cours de cérémonies telles que la Chunari Mahostsava, les plus déterminés et les plus attachés à la conservation de l'icône sacrée par le déploiement d'une menace de violence. En 1990, ils firent preuve de leur utilitarisme en tentant de réunir un groupe politique basé sur des positions très traditionalistes vis à vis de la sati et professant son caractère héroïque prévalant chez les Rajput. Cette communauté historiquement guerrière et propriétaire terrien considère que la direction de la société lui appartient ainsi qu'il le fut pendant des siècles. Elle partage, avec les Brahmanes, le haut de l'échelle sociale mais l'abolition du système de Zamindari la priva de l'outil économique de sa domination. Cette élite marginalisée se sert donc de la croyance pour récupérer une influence dans un champ politique balisé par des dirigeants qui ont fait plus ou moins le choix du déclassement du religieux. De même, la recette du culte est une source d'enrichissement, facteur de pouvoir. Près de 1000 boutiques ouvrirent à Déorala depuis la crémation de 1987. Intérêts économiques, politiques et religieux s'entremêlent ainsi autour de la sati avec un arrière goût de religiosité feinte.

Il est toutefois nécessaire de nuancer ces propos. L'idée d'un complot de castes est lourde d'implications. Elle attribue une plus grande homogénéité d'opinions et de références aux castes qu'il n'en existe réellement, ce qui conduit à les traiter en démiurges. On retiendra cependant le concept de réseau de castes de portée moins universelle et sans doute plus réaliste.

B.3.b.3 Inaptitude de l'État à gérer le social

La modernisation hétérogène des comportements et des niveaux de vie ne concerne donc qu'une minorité tout en affectant (dans l'identité sociale) l'ensemble de la population qui manifeste son existence au travers de métaphores du lignage et des racines. Une telle virulence des mouvements de contestation ne peut néanmoins être uniquement le fait de ce développement inégal du pays. Il témoigne indubitablement d'une inaptitude de l'État à gérer le social. Ce besoin d'une action de proximité s'exprimait d'une manière évidente dès les années 1970. En janvier 1974, un soulèvement populaire dont les étudiants furent les premiers acteurs se produisait dans l'État du Goudjerat cumulant crise économique aiguë et leadership corrompu. Ce mouvement prenait le nom de J.P, initiales d'un fondateur du Congress Socialist Party en 1934, et adoptait le mot d'ordre de "Révolution Totale". Cette idéologie impliquait une transformation ainsi qu'une purification non violente de la société. Abolitions de l'intouchabilité, des castes, et modification des institutions devaient se combiner avec une réhabilitation de l'échelon local dans l'ordre politique dans la fin de rétablir le primat de la société sur l'État. On retrouvait dans cette déclaration d'intentions l'idée gandhienne du village république.

Un autre fait doit, enfin, éveiller l'attention sur ce délaissement des préoccupations sociales. L'exaltation et les louanges de la presse au pouvoir spirituel de la sati qui firent suite à la mort de Roop Kanvar et l'apathie de la majorité des femmes démontrèrent clairement que la majorité des partis politiques ne basent plus leur campagne sur des questions de statut et d'égalité depuis longtemps. Un engouement plus marqué de l'opposition comme du pouvoir pour une valorisation de la condition de la femme aurait imprimé dans les esprits davantage de convictions égalitaires faisant obstacle à la génération d'une telle admiration pour un homicide. De même, une action sociale plus suivie des collectivités locales éviterait aujourd'hui la légitimation par le travail caritatif d'organisations fondées sur la discrimination telles que les comités pro-sati, le R.S.S ou la Shiv Sena. Tous ces mouvements gèrent, en effet, des écoles, des dispensaires, des bibliothèques qui les crédibilisent et les rendent indispensables à la population. Ce besoin de sécurité et de soutien est un autre corollaire de cette modernisation non maîtrisée.

























CONCLUSION

L'exposé des controverses passionnées générées par une coutume singulière mais qui demeura de tous temps, même en période de troubles propices aux réactions orthodoxes, une pratique extrêmement rare, a pu donner la mesure de la valeur de référence identitaire que constitue la sati pour une majorité d'hindous. Bien qu'une minorité de la population s'affirme militante de sa tradition, nombreux sont ceux qui témoignent en effet d'une révérence et d'un respect profonds envers l'éthique véhiculée par le rite. C'est précisément cette expression du Dharma et de la "moralité de groupe" qui est exploitée selon une stratégie instrumentaliste par des fédérations d'individus marginalisés par la nouvelle structuration de la société moderne. Ces groupements détournent des images de piété largement plébiscitées , des emblèmes affectifs, au profit de mouvements d'idéologies violentes basées sur le retour aux sources et la pureté du lignage. Toute légitime que puisse paraître cette recherche des origines dans un monde déritualisé qui perd ses repères, les voies qu'elle emprunte sont en contradiction avec le droit moderne , positif, par opposition à la coutume en ce qu'elles transcendent son domaine d'application. C'est cette invocation du sacré impalpable, non rationalisable et tout puissant qui gêne l'intervention du gouvernement central, dont la faible majorité électorale affaiblit par ailleurs la marge de manoeuvre. Ce pouvoir éloigné du citoyen semble inapte à gérer de telles montées communalistes par la force de la loi, surtout après avoir transigé sur des critères confessionnels.

L'action locale se présente donc comme l'alternative la plus à même d'enrayer de tels mouvements dissensieux. C'est d'ailleurs sur cette base que les organisations nationalistes hindoues gagnent en crédibilité et recrutent leurs partisans.

La question de l'atteinte à la condition féminine participe du même problème. Ainsi que l'évoquait Indira Gandhi, les femmes indiennes se virent reconnaître de nombreux droits et l'égalité des sexes depuis l'indépendance. Cependant, les discriminations ne cessèrent d'augmenter depuis lors au travers de phénomènes tels que la dot ou les homicides dits de "bride burning" (crémation de l'épouse).

Tous ces maux sociaux se développent à défaut de présence de proximité des institutions étatiques. Le mépris de la majorité des villageoises à l'égard des militantes féministes est significatif de cette lacune des services sociaux administratifs. Les activistes sont systématiquement taxées d'irrespect de la tradition et de prosélytisme occidental alors qu'elles peuvent se réclamer des idéaux de l'indépendance inscrits dans la constitution de 1950.

La résurgence du symbole de la sati et le retentissement inédit du dernier débat à son sujet sont donc, d'un point de vue sociologique, les résultats d'une décrédibilisation de l'État , de sa sortie du quotidien des citoyens, qui lui substituent des références plus proches et plus accessibles, plus que d'une montée de l'orthodoxie. Cette mise à jour de la chaîne des causes de la problématique est le point de départ d'une réflexion plus large sur les politiques de développement en Inde.













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VERNE (Jules), Le Tour du Monde en Quatre-Vingts Jours, 1873, Lausanne,

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VOLTAIRE, Zadig ou la Destinée, in Romans et Contes de Voltaire, Paris, Club

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Dictionnaire Philosophique, 1770-1772, Paris, Garnier Flammarion, 1964.

WEINBERGER-THOMAS (Catherine), Cendres d'Immortalité, la Crémation des

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Articles de presse et séminaires

DALMA LÜDERITZ (Vasudha), article in Economic and Political Weekly, 1992,

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KISHWAR (Madhu) & Vanita (Ruth), The Burning of Roop Kanvar, in Manushi, 42-

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KRISHNA IYER (V.R), article "What a Shame" in The Hindustan Times, October 4,

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LAL (Bhakti), article in India Today, October 31 1987, p.19.

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QADEER (Imrana) & HASAN (Zoya), article "Deadly Politics of the State and its

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The Days of John Company, Selections of the Calcutta Gazette 1824-1832,

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TABLE DES MATIERE

INTRODUCTION 2

PREMIERE PARTIE: Anthropologie de la sati

A) La sati dans l'imaginaire occidental 3

A.1. Métaphore de l'exotisme et du romantisme 3

A.2 Support de la critique et de la satyre de la société 6

B) Réalité et existence contemporaine de la problématique liée à la

coutume 9

C) Présentation du rite dans la tradition 10

D) La coutume et la religion 15

D.1. La sati dans la mythologie hindoue 15

D.1.a- Le Mahâbhârata

D.1.b- Le Ramayana

D.2. Controverse sur le caractère religieux de la coutume. Sati, un symbole

éthique 18

D.2.a- Sati sticto sensu

D.2.b- L'ambiguité des Vedas

E) La dynamique du héros, l'éthique héroïque 21

E.1 Similitudes de la sati et du Jauhar 21

E.2 Le rite en tant qu'expression du Dharma 23

F) La condition féminine au travers de la sati 24

F.1 Le Dharma de la femme 24

F.1.a L'institution du mariage

F.1.b La pativrata

F.1.c La veuve

F.2 Atrophie de l'individuation féminine 30

F.2.a Le culte du "Lui" ou de l'autre

F.2.b Le statut de l'hindoue à travers l'histoire

F.2.c Conditionnement psychologique

F.2.c.1 Destruction de l'individualité

F.2.c.2 Psychologie de la suicidée

G) Approche de la sati et de ses implications suivant une dialectique

holisme-individualisme 39

G.1 L'exhortation à la performance du rite, expression de la crainte de la femme

et de la veuve en tant qu'individus 39

G.2 Le Sat, pouvoir de l'individu séparé du groupe 41

G.3 Rapprochement sati - Sannyasi: "l'individu hors du monde" 43

G.4 La sati et la Devadâsi 45

G.5 Le veuvage. Référence à une crise de sorcellerie. Rapprochement

veuve - sorcier. 46














DEUXIEME PARTIE

Les débats sur la légitimité de la

performance et du symbole: la coutume en

tant que lieu de cristallisation des malaises

d'une société en évolution

A) Histoire de la prohibition de la coutume 52

A.1 1829, l'ingérence britannique 52

A.2 Antagonisme tradition - modernité 57

A.3 Un front de militants partisans de la coutume contre un processus

d'occidentalisation 68

A.3.a Résistance à l'occupant

A.3.b Le prosélytisme chrétien

A.3.c Besoin de souveraineté du peuple indien sur son propre destin

A.4 Une approche économique de la résurgence du symbole 64

B Réapparition du débat sur la sati au XXè siècle 68

B.1 1987, l'incident de Déorala 68

B.1.a La dialectique des événements

B.1.b L'enpowerment féministe

B.2 Contexte de radicalisation des positions. Dimension contemporaine du

symbole 77

B.2.a La montée du communalisme

B.2.b Complexe d'infériorité majoritaire hindou et syncrétisme stratégique

B.2.c Érosion du sécularisme

B.2.d Politique de registre communaliste

B.3 La réaction d'une société au changement 89

B.3.a La survivance d'un clivage tradition - modernité

B.3.b La modernisation comme problématique légitime

B.3.b.1 Destructuration du système des castes

B.3.b.2 Le complot de castes

B.3.b.3 Inaptitude de l'Ètat à gérer le social

CONCLUSION 96

Bibiographie 98