ANTHROPOLOGIE ET JURISTIQUE. SUR LES CONDITIONS DE LÕƒLABORATION D'UNE SCIENCE DU DROIT
Michel ALLIOT
(paru dans Bulletin de liaison du LAJP, n' 6, 1983, pp.
83‑117)
Le droit est ˆ la fois lutte et consensus sur les rŽsultats de la lutte
dans les domaines qu'une sociŽtŽ tient pour vitaux ‑ il y en a souvent
plusieurs dans la mme sociŽtŽ ‑ se dŽfinissent par rapport ˆ la vision
de l'univers et d'elle‑mme de chaque sociŽtŽ et par rapport ˆ la logique
selon laquelle ils sont organisŽs. Elles permettent de rendre compte non
seulement de la structure des institutions concernŽes, mais Žgalement de leur
place, apparente ou occultŽe, et de leur signification.
Il n'est pas facile de dŽfinir les conditions de l'Žlaboration d'une science du droit. Ne considŽrer que l'expŽrience franaise ne peut aboutir qu'ˆ une approche ethnocentrique, considŽrer l'ensemble des sociŽtŽs humaines est ˆ l'Žvidence impossible et un effort trop poussŽ en ce sens risque de diluer la pensŽe dans l'infinie variŽtŽ des cas. Il faut donc sortir de France, mais se borner ˆ quelques exemples.
J'essaierai de le faire en proposant une dŽfinition de l'objet d'une
science du droit, une exploration des archŽtypes ˆ l'Ïuvre dans les systmes
juridiques, une analyse des logiques qui les caractŽrisent et une Žtude des
rapports entre archŽtypes et logiques ˆ partir desquels devraient tre ŽlaborŽs
les modles nŽcessaires ˆ la constitution d'une science du droit.
1 ‑ LA JURISTIQUE
Je reprends ici le mot qu'Henri LŽvy‑Bruhl proposait pour dŽnommer la
science qui nous intŽresse. Il offre J'avantage d'Žviter le mot droit, devenu
ambigu depuis qu'il a subi en Occident une mutation vŽritablement mythique. Il
n'est plus en Occident le rŽsultat du phŽnomne juridique, mais un ensemble de
rgles, cohŽrent ou voulu tel, systŽmatique, objectivant un tre existant en
soi. Le mythe de l'existence du droit cache celle du phŽnomne juridique qui,
lui, se retrouve dans toutes les sociŽtŽs.
Sa gŽnŽralitŽ vient de ce qu'il est dans la nature de l'homme et de la sociŽtŽ.
ætre, c'est lutter, individuellement ou collectivement. Mais nul ne peut lutter
sur une marche de son domaine que s'il est assurŽ de la paix sur toutes ses
autres frontires. Et la lutte de ses membres n'est pas sans danger pour le
groupe. Dans les domaines qu'une sociŽtŽ considre comme vitaux ‑ chacun
ayant sur ce point sa propre conception ‑, son existence n'est possible
que si ses membres contr™lent, quand ils le peuvent, ces luttes ou du moins les
pratiques qui en rŽsultent. Vivre en sociŽtŽ, ce n'est donc pas seulement
lutter, c'est aussi s'entendre sur la lŽgitimitŽ ou l'illŽgitimitŽ de ces
pratiques et sur la suite qu'il convient de leur donner. La socialitŽ exige le
consensus. Le phŽnomne est gŽnŽral parce qu'il tient ˆ la nature de l'individu
(la lutte) et aux exigences de la vie en sociŽtŽ (le consensus).
Cette analyse conduit ˆ une dŽfinition extensive du phŽnomne juridique, ˆ
la fois pratiques et consensus dans les domaines qu'une sociŽtŽ tient pour
vitaux, formŽ non de l'addition des pratiques et du consensus mais du couple
indissociable qu'ils constituent : quand on vit en sociŽtŽ, les sphres
d'action individuelles ou collectives ne peuvent tre durablement dŽfendues ou
accrues que dans la mesure o elles sont reconnues, c'est‑ˆ‑dire dans
la mesure ou il y a un consensus pour justifier ou pour occulter les pratiques
antagonistes dont elles rŽsultent.
Le droit d'une sociŽtŽ s'ordonne ainsi autour des limites des sphres
d'action de chacun dans les domaines qu'elle tient pour vitaux : il est ˆ la
fois consensus sur ces limites et pratiques, visant ou aboutissant ˆ les
confirmer ou ˆ les dŽplacer.
Ainsi dŽfini, le droit n'est liŽ par nature ni ˆ l'existence d'un ƒtat, ni
ˆ la formulation de rgles, ni ˆ la reconnaissance de sa rationalitŽ.
Les sociŽtŽs Žtatiques ne sont que des cas particuliers parmi bien d'autres
et, contrairement ˆ une idŽe couramment reue, la constitution d'un ƒtat
n'entra”ne pas automatiquement la rŽorganisation du droit. La cŽsure, s'il doit
y en avoir une, sŽpare les sociŽtŽs dont les membres se prennent totalement en
charge et rŽsolvent les problmes de leur existence et de leur coexistence sans
recours ˆ une autoritŽ supŽrieure et celles dont les membres recourent ˆ une
telle autoritŽ. Dans les premires, les limites des sphres d'action
individuelles rŽsultent de l'accord implicite ou explicite de tous, les membres
des secondes en abandonnent au contraire le soin ˆ un pouvoir supŽrieur dont
ils acceptent l'autoritŽ. Or, ce pouvoir n'est pas nŽcessairement celui d'un
ƒtat : le Dieu hŽbra•que, chrŽtien ou islamique a pu jouer ce r™le.
Inversement, de nombreux ƒtats n'exercent qu'un pouvoir limitŽ parce que
mŽdiatisŽ ou parce que bornŽ aux domaines militaire et fiscal : les sociŽtŽs
sur lesquelles s'exerce leur autoritŽ continuent ˆ rŽsoudre elles‑mmes
la plupart de leurs problmes conformŽment ˆ leurs coutumes, ˆ ce qu'elles
pensent tre l'ŽquitŽ, la nature des choses ou, comme disaient dŽjˆ les
glossateurs, la raison (coutumes ou raison sont mme souvent un moyen de
dŽfense contre le dŽveloppement de la puissance de l'Etat). Il faut donc
expliquer le cas des sociŽtŽs d'Etat ˆ partir du phŽnomne juridique pris dans
son ensemble et sa diversitŽ et non, comme on le fait trop souvent, les droits
non Žtatiques ˆ partir de notre propre droit.
Le droit n'est pas plus liŽ ˆ l'existence de rgles qu'il n'est liŽ ˆ
l'ƒtat. Explicites dans un ensemble coutumier ou lŽgislatif, ou explicitŽes
aprs coup par la jurisprudence, les rgles sont toujours importantes dans la
crŽation et le maintien du consensus. Mais l'observation de nombreuses sociŽtŽs
montre que des actes sont souvent dŽclarŽs justes ou injustes indŽpendamment de
toute rgle les autorisant, les interdisant ou les qualifiant. Mme dans nos
sociŽtŽs o les magistrats qui rendent la justice ont l'obligation de fonder
leurs dŽcisions sur les lois, ces dŽcisions sont souvent psychologiquement
acquises indŽpendamment de toute rgle et ensuite formulŽes de faon ˆ para”tre
dŽcouler des lois.
Enfin, le droit ne peut tre cantonnŽ dans les limites de la rationalitŽ.
La rationalitŽ d'un acte ou d'une norme est un puissant moyen d'obtenir le
consensus d'autrui. Mais il y a d'autres voies Žgalement trs puissantes. Il y
a d'abord d'autres arguments : on peut obtenir le consensus en invoquant
l'autoritŽ de la tradition ou celle d'une personne ou d'un collge, la moralitŽ
(argument frŽquent en pays d'Islam) ou la lŽgitimitŽ. D'autre part, la
conviction trouve souvent son origine dans l'idŽologie imprimŽe en chacun de
nous par l'Žducation et la formation permanentes (qui rŽsultent moins du
raisonnement que de l'exemple, de la coercition et des rŽcits oraux, Žcrits ou
audio‑visuels, y compris les rŽcits historiques, toujours remaniŽs en vue
de cette formation et dont la portŽe symbolique est considŽrable), par
l'autoritŽ et par la crainte. Enfin, la conviction se dŽtermine frŽquemment
moins par J'effet rationnel d'arguments avancŽs que par l'effet symbolique des
images et des mythes qu'ils utilisent, des gestes et des rituels qui les accompagnent,
de l'organisation de l'environnement lˆ o ils s'expriment. La dimension
symbolique des pratiques et des discours par lesquels le consensus est obtenu
dŽpasse de beaucoup la portŽe rationnelle de ces derniers qui, dans bien des
cas, ne sont pas nŽcessaires. LÕactivitŽ symbolique suffit souvent ˆ la vie
juridique comme elle suffit souvent ˆ la vie psychique.
Du point de vue de l'anthropologie, ni le lien ˆ un ƒtat ni la formulation
de rgles ni la rationalitŽ ne sont donc des caractŽristiques du droit, mais
bien plut™t la lutte et le consensus sur ses effets. Leur rŽsultat dans les
domaines qu'une sociŽtŽ tient pour vitaux, voilˆ le droit. La Juristique n'a
pas d'autre objet.
Elle ne vise donc pas seulement le droit des cours et manuels de droit
franais. Elle ne l'ignore pas non plus. Le droit comme un Ždifice cohŽrent,
complet et achevŽ (mme s'il est susceptible de quelques amŽliorations par
amŽnagements internes) constitue l'une des manifestations occidentales du
phŽnomne juridique. Elle a des parallles ailleurs, en Islam par exemple.
Mais le phŽnomne
juridique ne se manifeste pas seulement de la sorte. Dans d'autres
civilisations, il ne donne pas lieu ˆ cette crŽation : le droit n'est pas un
tre en soi. Et en Occident ou en Islam, on ne peut refuser de prendre en
compte pour une science du droit les luttes et les consensus qui aboutissent ˆ
d'autres rŽsultats que le droit officiel, par exemple les luttes et les
consensus qui lient ceux qui sont ˆ la tte de l'Etat, hauts fonctionnaires et
politiques, et les corps, les partis ou les syndicats auxquels ils
appartiennent, ou bien les luttes et les consensus qui, entre gens d'un mme
village, aboutissent ˆ traiter les problmes et rŽgler les conflits hors de
toute intervention Žtatique. OccultŽs par le droit officiel, absents de nos
manuels, ces phŽnomnes ne peuvent tre ŽvacuŽs d'une science du droit.
Une science du droit ne peut, gure plus, Žvacuer ni les luttes et les
consensus qui conduisent au droit officiel, celles qui se mnent durement, pour
imposer d'autres rgles et d'autres pratiques juridiques, ni les multiples
mouvements de professionnels du droit et de non professionnels nŽs autour de
ces luttes. La Ligue des droits de l'homme, le syndicat de la magistrature,
l'union syndicale des magistrats, Amnesty international, les associations de
consommateurs, les groupes de locataires, de femmes, de travailleurs immigrŽs,
de soldats, d'objecteurs de conscience, d'insoumis, de dŽtenus, d'internŽs
psychiatriques, d'Žcologistes, d'homosexuels, de prostituŽes, de cibistes, les
radios libres, les manifestations anti‑nuclŽaires, anti‑amiante, la
pression des inspecteurs du travail et des mŽnages non mariŽs, etc., qui
dŽnoncent en permanence les modles sociaux qu'on peut entrevoir derrire le
droit ou son application, sont ˆ l'origine de bouleversements considŽrables de
notre vie sociale : lois relatives ˆ l'autoritŽ parentale, ˆ la filiation, au
divorce, ˆ l'informatique et aux fichiers, ˆ l'accession aux documents
administratifs, ˆ l'hygine et ˆ la sŽcuritŽ, aux rapports des travailleurs et
des entreprises, des locataires et des propriŽtaires, droit de la consommation,
rŽformes du statut des travailleurs immigrŽs, des appelŽs au service national,
des dŽtenus, lois sur la contraception et l'interruption volontaire de
grossesse, abrogation du monopole de la radiodiffusion et de la tŽlŽvision,
recours de plus en plus frŽquents aux droits de l'homme, etc. Le droit, s'il
est objet de science et non pas dogme, doit tre saisi, mme en Occident et en Islam,
ˆ sa naissance et non ˆ sa consŽcration.
LÕobjet de la juristique envisagŽ ici est donc beaucoup plus vaste que le
droit des manuels qui ne sera considŽrŽ que comme un cas particulier d'un
phŽnomne gŽnŽral.
Ayant ainsi dŽlimitŽ notre objet, nous pouvons b‰tir nos modles en sachant
que le consensus obtenu sur le rŽsultat des luttes menŽes dans une sociŽtŽ
dŽpend tout autant de la vision du monde qui lui est propre que de nŽcessitŽs
logiques qui se retrouvent de l'une ˆ l'autre.
Nulle institution n'a de sens que par rapport ˆ l'univers dans lequel on
l'observe. Mireille Delmas‑Marty et GŽrard Timsit notent, ˆ juste titre,
l'effet sur le droit de toute reprŽsentation du monde social et plus
gŽnŽralement de tout imaginaire.
Il n'y a pas d'universaux qui, appliquŽs aux phŽnomnes juridiques, en
permettraient la connaissance complte. Anthropologues et juristes ont souvent
succombŽ ˆ la tentation de l'explication absolue, par les relations de pouvoir,
par les relations d'Žchange ou par les relations de partage et l'on ne peut
nier l'ampleur des vues que le marxisme, le structuralisme ou le jusnaturalisme
prŽsentent de la sociŽtŽ en gŽnŽral et du droit en particulier.
Mais elles‑mmes ces notions de pouvoir, d'Žchange ou de partage rŽfrent
trop ˆ l'Occident Žtatique et marchand pour qu'on puisse s'empcher de penser
qu'elles jouent un r™le trs diffŽrent de celui du droit officiel occidental :
tout rapporter partout au pouvoir, ˆ l'Žchange ou au partage, c'est s'assurer
qu'on passera ˆ c™tŽ de ce qui fait l'originalitŽ d'une sociŽtŽ.
S'il y a un trait commun entre toutes les sociŽtŽs, c'est bien que chacune
construit son propre univers mental, porteur de modles fondamentaux et
dispensateur de sens, que rŽvlent ˆ la fois la vision du monde visible et
invisible de chacun de ses membres, sa vision des peuples, de sa sociŽtŽ, des
groupes auxquels il appartient ou avec lesquels il est en rapport et sa vision
de lui‑mme. Chaque vision partielle renvoie aux autres et les Žclaire.
Mais celle qu'une sociŽtŽ a du monde et d'elle‑mme explique plus
particulirement les comportements juridiques particuliers et fondamentalement
les limites de la juridicitŽ.
Si les luttes et les consensus dont les effets constituent l'objet de la
science du droit sont ceux qui interviennent dans les domaines qu'une sociŽtŽ
considre comme vitaux pour elle, c'est bien la vision qu'elle a du monde et
d'elle‑mme qui dŽfinit pour elle les limites de la juridicitŽ.
Mais cette vision n'est pas moins importante pour expliquer l'expression et
le sens de chaque phŽnomne juridique, statut, dŽcision, rgle, acte ou fait.
Non qu'ils en soient la consŽquence comme le voudrait un certain culturalisme,
mais parce qu'aucune sociŽtŽ ne se rŽsignant ˆ l'incohŽrence, l'univers de chacune,
sa conception du monde et d'elle‑mme et toutes ses institutions
jaillissent d'une mme source qui leur donne forme et sens.
Qui veut comprendre la forme et le sens des institutions juridiques d'une
sociŽtŽ a donc intŽrt ˆ les rapporter non aux institutions de sa propre
sociŽtŽ ‑ le rapprochement serait superficiel ‑ mais ˆ l'univers de
celle dans laquelle il les observe. La loi n'a ni la mme expression ni la mme
signification en Chine, en Afrique noire, en pays d'Islam ou en France; on
pourrait dire la mme chose du rapport de l'homme ˆ la terre ou aux richesses,
de la parentŽ et de tous les actes qui, tels le vol, l'adultre ou le meurtre,
sont ici des dŽlits et lˆ des devoirs. LÕanthropologie aide ˆ faire appara”tre
cette diversitŽ, du moins lorsqu'elle postule que chaque sociŽtŽ construit son
propre univers.
Quelques exemples
montrant combien ces univers sont irrŽductibles l'un ˆ l'autre permettront de
prendre la mesure du caractre original, propre ˆ chaque sociŽtŽ,
d'institutions que les juristes seraient tentŽs de rŽunir. PuisquÕil faut bien
choisir, ce sont la Chine, l'ƒgypte ancienne et l'Afrique noire contemporaine,
enfin l'Islam et l'Occident chrŽtien qui serviront ˆ la dŽmonstration. On
remarque qu'il y a lˆ, avec beaucoup de variantes, trois univers
fondamentalement opposŽs ds qu'on considre la part invisible de chacun.
Pour toute sociŽtŽ, le monde invisible explique le monde visible : il lui
donne cohŽrence et sens. D'o l'importance de la parole par laquelle
l'invisible se manifeste dans le visible et celle des rites qui permettent au
visible d'agir sur l'invisible. D'o l'importance aussi de se rŽfŽrer ˆ
l'invisible pour comprendre le monde visible non seulement dans son ensemble
mais aussi dans chacune de ses manifestations. Or, l'invisible des trois
univers en question apporte trois explications diffŽrentes du monde visible :
monde incrŽŽ dans la tradition chinoise, monde crŽŽ dans la tradition
Žgyptienne et africaine mais par une divinitŽ qui ne s'est que progressivement
distinguŽe de lui, monde de la tradition du livre soumis ˆ un Dieu radicalement
distinct auquel il doit sa crŽation ˆ l'origine et ˆ chaque instant de faon
continue. Une telle divergence dans l'explication du monde ne saurait tre
ŽcartŽe par quiconque cherche ˆ comprendre les phŽnomnes juridiques.
a) LÕunivers chinois
Ds leurs premiers contacts avec l'Occident, les lettrŽs chinois, aussi
fascinŽs qu'ils fussent par certains aspects des sciences occidentales, n'en
tenaient pas moins pour dŽbile la mythologie occidentale de l'Žpoque : la
croyance en un Ç Seigneur du Ciel È, qui aurait fabriquŽ une fois pour toutes
notre monde et dont les lois continueraient ˆ le gouverner. La distinction
radicale entre un monde fini et un Dieu infini leur paraissait parfaitement
irrationnelle. Le monde est infini : monde infini dans le nombre (les
Occidentaux dŽcouvraient la pensŽe chinoise de la pluralitŽ des mondes) et
monde infini dans le temps (il se fait et se dŽfait sans cesse au cours de
pŽriodes cosmiques que les hommes n'arrivent pas ˆ apprŽhender), monde infini
dans son unitŽ qui combine les contraires sans les laisser s'exclure l'un
l'autre (penser la matire sans l'esprit, le bien sans le mal, le rationnel
sans le sensible, le yin sans le yang, un corps sans tous les autres qui
relvent avec lui de la mme Žnergie universelle, est comme penser un crŽateur
sans crŽation ou l'inverse, c'est appauvrir une rŽalitŽ qui ne saurait
s'accommoder de ces finitudes), enfin, monde infini dans son dynamisme que ne
vient limiter aucune loi imposŽe de l'extŽrieur. Sans ma”tre, sans lois venues
du dehors, le monde infini se gouverne spontanŽment comme l'individu quand il
agit non pour exŽcuter un ordre, mais pour suivre son inclination. Ce ne sont
lˆ que quelques traits grossiers d'une conception difficile ˆ traduire en
termes occidentaux.
Cet individu, ˆ son tour, doit se gouverner ˆ l'image du monde,
spontanŽment. Aux Ve et IVe sicles avant J.‑C., Confucius place
clairement l'Žducation, les exercices de tenue rituelle, ˆ la base d'un
perfectionnement individuel qui doit rendre les contraintes inutiles. Il
conna”tra une gloire particulire ˆ l'Žpoque Song qui affirmera avec force
l'identitŽ de l'ordre cosmique et de l'ordre humain et, puisque le cosmos se
gouverne spontanŽment, enseignera ˆ gouverner par l'Žducation plut™t que par la
loi de faon que la cohŽsion sociale ne soit pas obtenue par force mais
spontanŽe (Žcole de Zhu Xi, qualifiŽe par les Occidentaux de nŽo‑confucianiste,
XIIC sicle).
Ce n'est pas que la pensŽe chinoise n'ait connue un courant contraire,
celui des fajia (lŽgistes) qui, aux IVe et Ille SiCjeS~ se prŽoccupaient de
soustraire la politique ˆ la morale et d'assurer le fonctionnement de l'ƒtat au
moyen de lois attribuant objectivement les compŽtences, les honneurs et les
peines. Mais ces lois ne correspondaient pas ˆ la notion occidentale de loi,
moyen de commandement du prince: c'Žtait plut™t un ensemble de critres d'o la
hiŽrarchie sociale dŽcoulait automatiquement des actes de chacun, sans
intervention du prince. Et de toute faon, les lŽgistes n'ont jamais rŽussi ˆ
faire considŽrer la loi comme autre chose qu'un pis aller auquel il faut bien
recourir quand l'Žducation est en dŽfaut, mais seulement dans ce cas. Les codes
du XXe sicle, influencŽs par l'Occident et l'URSS, n'ont pas vŽritablement
altŽrŽ cette conception fondamentale et la Chine marxiste qui Žprouva le
besoin, il n'y a pas dix ans, de partir en guerre contre le confucianisme et
d'exalter la loi comme instrument rŽvolutionnaire affirmait en mme temps que
le gouvernement des lois n'est qu'une Žtape provisoire avant l'avnement de la
sociŽtŽ parfaite, la sociŽtŽ sans lois.
La dŽvalorisation de la loi, la dŽfaveur des procs (qu'on doit Žviter
autant qu'on peut en recherchant une conciliation ou l'arbitrage du chef de
famille, du chef de quartier, d'un membre du parti ou du responsable de la
commune populaire et dont parfois le gagnant hŽsite ˆ faire exŽcuter la
sentence), le r™le de l'Žducation et celui de la rŽŽducation prennent ainsi
leur vŽritable sens lorsqu'on on les rapporte ˆ un univers qui ne se plie ˆ
aucune loi extŽrieure ˆ lui, parce qu'il n'y a ni crŽateur ni quoi que ce soit
en dehors de lui.
Mais cette conception est plus exigeante que ne le croient gŽnŽralement les
Occidentaux toujours sŽduits quand on prŽfre l'Žducation ˆ la contrainte. Le
modle auquel la sociŽtŽ doit se conformer n'est pas seulement celui d'univers
se gouvernant spontanŽment, c'est aussi celui d'univers parfaitement ordonnŽs.
Est‑ce pour cela que si souvent la sociŽtŽ chinoise ne laisse place ˆ
aucun dŽsordre ? Mme dans les esprits. On poursuivait, du temps de Mao Zedong,
les auteurs de dŽlits de pensŽe pour les rŽŽduquer ou les punir, on incrimine
encore l'expression d'opinions contrevenant ˆ la loi (art. 2 du code pŽnal de
1979) ou aux quatre principes fondamentaux de la voie de ]'ƒtat.
Enfin, la conception
d'univers qu'aucun dieu n'a tirŽs du nŽant se retrouve dans 'te droit chinois,
o toute innovation doit trouver sa compensation. MalgrŽ l'interdiction officielle,
les mariages s'accompagnent toujours du versement d'une dot, Žquivalant ˆ
plusieurs annŽes de salaire, au pre de la jeune fille en Ç tŽmoignage de
gratitude pour l'avoir ŽlevŽe È et pour une petite part ˆ sa mre Ç pour
l'avoir allaitŽe È. Et quand la nouvelle constitution accorda la libertŽ
d'expression, ce fut compris, on vient de le voir, comme sous la rŽserve que
les opinions exprimŽes ne contreviennent ni ˆ la loi ni aux principes
fondamentaux de la voie de l'ƒtat : bŽnŽficier de droits suppose de remplir des
devoirs. Ce souci permanent de l'Žquilibre se retrouve dans les droits
d'Afrique : pas plus que la tradition chinoise, les traditions africaines ne
connaissent la crŽation ex nihilo. Mais elles considrent le monde comme crŽŽ
et l'homme y trouve de ce fait, semble‑t‑il, une plus grande
libertŽ et une plus grande responsabilitŽ.
b) LÕunivers Žgyptien et africain
Les cosmologies des peuples d'Afrique noire se prŽsentent gŽnŽralement
comme des cosmogonies. Mais, comme peut‑tre toute cosmogonie, aussi bien
celles des sŽmites ou des indo‑europŽens que celles de la science
moderne, il s'agit moins de rapporter l'histoire des origines que d'expliquer
la dynamique de notre monde. Lˆ encore l'invisible, mme renvoyŽ au temps
initial, doit expliquer le visible.
Ces cosmogonies sont trs proches de celles des anciens Žgyptiens. La
comparaison de la mythologie bien connue des dogons avec celles des temples de
la vallŽe du Nil est saisissante. Dans l'un et l'autre cas le monde est le
rŽsultat transitoire d'une crŽation. Avant la crŽation, il y avait le chaos.
Aprs la fin du monde, il y aura peut‑tre la stabilitŽ indŽfinie. Le
chaos n'Žtait pas nŽant : bien au contraire, il contenait, indistinct, tout
l'avenir en puissance, aussi bien la crŽation que le crŽateur lui‑mme.
En son sein, se sont distinguŽs progressivement le dieu primordial puis les
dieux primordiaux, qu'il ne faut pas concevoir comme des personnes
indŽpendantes mais plut™t comme l'inŽluctable dŽveloppement du chaos ou de la
divinitŽ dont les puissances apparaissent en se diffŽrenciant le plus souvent
en couples complŽmentaires. Ë leur tour, elles vont tirer du chaos le monde
visible puis l'homme, souvent aprs des essais mal rŽussis. Et mme, il y
faudra le sacrifice et la rŽsurrection de Nommo chez les dogons ou d'Osiris en
ƒgypte. Aprs quoi les projets et les conflits des puissances divines rendront
compte de la prŽsence, dans le monde et en chaque homme, de l'ordre et du
dŽsordre, du bien et du mal, du juste et de l'injuste. Mais pas seulement
historiquement. Ces cosmogonies qui retracent l'histoire du chaos des origines
aux temps que nous vivons, on peut les lire comme des cosmologies enseignant
que l'inorganisŽ est au fondement de l'tre et que l'apparence n'est stable que
dans la mesure fragile o les forces d'ordre l'emportent sur les puissances de
dŽsordre. Quelle que soit la lecture retenue, l'univers est toujours en pŽril.
Dans cette incertitude, l'homme tient une place exceptionnelle. Par la
parole il rend la rŽalitŽ cohŽrente, faisant passer sa reprŽsentation du monde
invisible de la pensŽe au monde visible du rŽel. Par les rites qu'il accomplit
il permet aux puissances divines de faire triompher l'ordre. Par la divination,
il oriente son action malgrŽ les apparences muettes ou trompeuses du monde dans
lequel il vit. Par la magie, il fait servir l'universel ˆ ses desseins et
concourt lui‑mme au plus vaste dessein de la crŽation.
Pour l'initiŽ qui mŽdite sur l'origine de l'univers et le r™le de l'homme,
l'tre ne peut tre rŽduit ˆ ses limites d'un instant. Ce serait le mutiler car
il est en mme temps un autre tre en puissance. Ë l'image du chaos qui est
dŽjˆ tout ce qui sera, l'arbre est ˆ la fois l'arbre d'aujourd'hui, le feu, le
tambour de commandement ou la statuette de divination de demain et par lˆ mme
le foyer familial, le royaume qui obŽira au tambour ou les dieux qui parleront
par la statuette. Aussi ne peut‑on concevoir un individu ˆ la faon des
Occidentaux : ses anctres sont en lui et dŽjˆ il est sa descendance. Le
rapport de l'homme ˆ la terre ou au troupeau, l'alliance matrimoniale en sont
compltement changŽs : ce sont des relations de lignages. Uexercice
professionnel lui‑mme est souvent hŽrŽditaire. Et ce n'est pas seulement
la communautŽ d'anctres qui crŽe l'identitŽ, mais aussi bien la communautŽ de
village, de nom, de confrŽrie religieuse, etc. Le partage rŽunit. Les
lŽgislations d'inspiration occidentale qui tentent de faire Žclater ces groupes
sont souvent ressenties comme introductrices du dŽsordre social.
La crŽation par diffŽrenciation progressive des ŽlŽments du monde actuel
doit tre distinguŽe de la crŽation tirant les tres du nŽant. Dans le second
cas, s'ils sont unis, ce n'est pas par leurs diffŽrences, c'est par leur
soumission au mme Dieu crŽateur et ˆ sa loi. Mais dans le premier, ce sont les
diffŽrences qui rendent complŽmentaires et solidaires. Les sociŽtŽs africaines
obŽissent ainsi ˆ une logique plurale ˆ l'opposŽ, semble‑t‑il, de
la plupart des sociŽtŽs europŽennes. Que des hommes, dans une crŽation sociale
progressive, se diffŽrencient en paysans, forgerons, chasseurs, guerriers ou
griots, les oblige ˆ vivre les uns avec les autres, les uns par les autres. Que
dans un mouvement de diffŽrenciation analogue ˆ celui des cosmogonies, se soient
peu ˆ peu distinguŽs le ma”tre de la terre, le chef politique, le ma”tre des
travaux agricoles collectifs, le ma”tre de la pluie, le ma”tre des rŽcoltes et
le ma”tre de l'invisible et nul ne peut exercer son pouvoir sans l'assentiment
des autres. Tous les mythes de fondation relatent avec soin l'origine de ces
diffŽrences crŽatrices de la solidaritŽ qui assure la cohŽsion sociale.
Dans de telles sociŽtŽs, les lŽgislations uniformisantes sont ressenties
comme destructrices de l'unitŽ et l'ƒtat, quand il a existŽ en puissance dans
la mŽmoire et l'attente ou mme de fait, n'a jamais tentŽ d'imposer de telles
lŽgislations avant de se concevoir selon le modle europŽen. Il se prŽoccupait
de la grandeur du peuple, mais l'unitŽ du peuple Žtait la responsabilitŽ de
tous.
Outre la solidaritŽ qui rŽsulte de la diffŽrentiation, un systme social
hiŽrarchique et gŽrontocratique, reflet lui aussi d'une cosmologie filiatique,
un Žtat d'esprit unanimiste invitant ˆ multiplier les conseils, une prŽfŽrence
pour la conciliation qui rend inutile un trop grand dŽveloppement normatif (les
rgles a priori sont moins nŽcessaires quand elles doivent cŽder devant
l'impŽratif de la conciliation), enfin l'Žtablissement incessant d'alliances,
notamment
matrimoniales entre les ŽlŽments concurrents d'une sociŽtŽ sont considŽrŽs
comme les meilleurs garants de la cohŽsion sociale. Et de cela, tous les hommes
sont responsables.
La vie juridique en Afrique, c'est‑ˆ‑dire l'existence de la
sociŽtŽ est en effet la plus part du temps de la responsabilitŽ des hommes. Le
dieu primordial est lointain. LaissŽs ˆ eux‑mmes, les hommes se savent
responsables et responsables de tout. Non seulement d'eux‑mmes, mais
plus encore du groupe ou des groupes auxquels ils appartiennent, non seulement
du temps prŽsent mais surtout de l'avenir. Non seulement du monde visible
immŽdiat, mais du monde lointain et du monde invisible car l'univers issu d'une
mme origine est Žco‑systme dont tous les ŽlŽments sont en rŽsonance :
l'invisible pse constamment sur le visible et rŽciproquement, les morts
protgent ou attaquent les vivants mais en dŽpendent, chaque groupe est soumis
aux influences de tous les autres et le bien lui‑mme sort souvent du
mal. Le droit est fortement marquŽ par cette interdŽpendance qui pse sur les
hommes et par le sentiment de trs grande responsabilitŽ qui en dŽcoule et dont
ne les dŽcharge vraiment aucun systme de rgles prŽŽtablies.
Il en va tout diffŽremment en Islam et dans l'Occident chrŽtien, c'est ˆ‑dire
dans des univers dont l'image est dominŽe par la transcendance d'un Dieu
crŽateur radicalement et de toute ŽternitŽ distinct de sa crŽation.
c) L'Islam et l'Occident chrŽtien
L'univers des enfants d'Abraham se fonde sur une autre vision de la
crŽation. Le CrŽateur ne s'est ni progressivement distinguŽ du monde avec
lequel il n'ajamais ŽtŽ confondu au sein d'un chaos primordial, ni
progressivement manifestŽ en puissances multiples antagonistes, complŽmentaires
et solidaires. Il est unique, il est Žternel, et n'a d'autre histoire que celle
de sa crŽation et de ses rapports avec cette crŽation ˆ laquelle il s'est
rŽvŽlŽ par Žtapes et qu'il ramne peu ˆ peu en son sein. Avant cette crŽation,
il est. Avant cette crŽation Žtait son verbe, c'est‑ˆ‑dire sa
puissance crŽatrice.
Il est ainsi radicalement distinct d'un monde doublement crŽŽ : crŽŽ ˆ
l'origine des temps et depuis lors crŽŽ ˆ chaque instant de faon continue.
L'univers islamique ou chrŽtien est ici ˆ l'opposŽ de l'univers traditionnel
chinois. Il est dans la totale dŽpendance du dieu qui le crŽe et impose ses
lois. Loin de se gouverner spontanŽment comme par son dŽsir, il est rŽgi de
l'extŽrieur. Cette vision atteint jusqu'ˆ la pensŽe scientifique occidentale
qui, mme indiffŽrente ˆ l'idŽe de Dieu, vise ˆ dŽcouvrir les lois de la
nature, comprise comme un corpus de lois s'imposant ˆ la nature et la
constituant.
Nous voici aux bords du Droit; corpus de rgles extŽrieures ˆ l'homme,
venues d'ailleurs, mais qui s'imposent ˆ lui et en dŽfinitive le constituent
comme sujet de droit. Lien de commandement entre le crŽateur et sa crŽation, la
loi est indispensable au gouvernement des hommes : le Droit, n'est pas ce sur
quoi les hommes s'entendent dans chaque cas particulier, il est avant tout
respect de la rgle extŽrieure, cette loi a priori dont l'exposŽ occupe
l'essentiel des manuels de Droit musulman ou de Droit occidental.
Mais une diffŽrence d'importance sŽpare les uns des autres. Elle dŽcoule de
la source de cette loi. Dans l'univers islamique, elle est la pensŽe de Dieu,
Žternelle, coexistante ˆ Dieu et rŽvŽlŽe aux hommes soit dans le Coran ou par
l'exemple du Prophte et de ses compagnons, soit, dans les cas sur lesquels ils
sont silencieux, par l'accord unanime des docteurs. Elle s'impose ˆ tous, ˆ
commencer par les dŽtenteurs du pouvoir, y compris le Calife vicaire de Dieu
sur terre. Par elle, le monde entier est en quelque sorte sacralisŽ.
Le monde chrŽtien est ˆ l'inverse un monde essentiellement profane. Aucune
religion n'a plus que le christianisme refoulŽ Dieu dans son ciel et dans son
r™le de crŽateur originel. Si ses lois gouvernent encore la nature, c'est sans
rŽfŽrence ˆ leur auteur qu'elles sont dŽcouvertes et ŽtudiŽes. Si les sociŽtŽs
s'en remettent aux lois pour les animer et les conduire, ces lois ne sont pas
celles de Dieu, mais celles d'ƒtats, conus il est vrai ˆ l'image de Dieu :
ƒtats‑Providence auxquels la sociŽtŽ en gŽnŽral et les hommes en
particulier doivent leur existence et dont la volontŽ rgle ou peut rŽgler
l'ensemble de leur activitŽ.
Entre le Droit occidental et le Droit musulman existe ainsi une opposition
radicale gŽnŽralement incomprise des juristes occidentaux mais dont leurs
collgues musulmans ont une conscience aigu‘ : le pouvoir en Islam n'est pas
source de Droit (l'innovation juridique appartient ˆ la communautŽ ou aux
docteurs qui en la matire la reprŽsentent), la loi coranique, la charia,
s'impose aux pouvoirs, c'est elle qui les lŽgitime ou les condamne ; la loi
occidentale trouve au contraire sa source dans les pouvoirs publics, ce sont eux
qui la font ou l'abrogent. De part et d'autre de la MŽditerranŽe la nŽgociation
d'accords de coopŽration judiciaire et parfois d'ententes Žconomiques ne cesse
d'achopper sur l'impossibilitŽ pour les reprŽsentants des ƒtats islamiques de
modifier en rien la lettre de la charia.
Cette opposition est d'autant plus difficile ˆ saisir par des Occidentaux
que pour eux la loi humaine peut tre cernŽe dans son ensemble : si l'Ždifice
est susceptible de modifications, il n'en est pas moins ˆ chaque instant achevŽ.
En Islam, la loi dŽpasse les hommes : elle est un idŽal toujours ˆ mieux
dŽcouvrir et ne peut tre dŽcouverte que par un Ç effort È constant gŽnŽrateur
d'inŽvitables divergences ; de plus, rarement en vigueur dans les pays arabes
ou musulmans rŽgis par des lŽgislations au moins pour un temps largement
inspirŽes des techniques occidentales, elle est surtout une rŽfŽrence pour tous
et pour certains courants de pensŽe la source ˆ laquelle il faut purement et
simplement revenir.
De cette inversion
de la perspective, il rŽsulte que l'ƒtat islamique n'a ni les moyens ni la
mission de transformer la sociŽtŽ : il doit au contraire assurer le respect de
la loi divine et permettre ˆ chacun d'acquŽrir la dignitŽ provenant prŽcisŽment
de ce respect. C'est la raison pour laquelle, aux yeux des occidentaux, l'ƒtat
islamique est caractŽrisŽ par son acceptation de la pluralitŽ et le Droit
islamique par son sens de la mesure, de l'interdŽpendance et de la solidaritŽ.
L'ƒtat occidental applique au contraire, en lui, le modle du Dieu crŽateur
unique et tout‑puissant, gouvernant le monde par ses dŽcrets. Il lui
revient, ˆ lui seul, de crŽer un monde meilleur et ˆ cette fin de transformer
la sociŽtŽ par la loi. Le systme des rgles ŽdictŽes a priori prend une
importance considŽrable, renforcŽ par l'utilisation de l'Žcrit qui assure
l'inflation bureaucratique d'une rŽglementation ˆ la fois contraignante et
mythique puisque inconnue du plus grand nombre. L'application des lois de
l'Etat est confiŽe en grande partie ˆ son administration et ˆ ses tribunaux. La
jurisprudence doit en thŽorie se borner ˆ l'application de la loi et la
doctrine n'est en fait qu'une analyse du systme lŽgislatif et jurisprudentiel
et semble avoir oubliŽ son r™le de lege ferenda. La conciliation et l'ŽquitŽ
n'ont, ds lors, qu'un r™le subsidiaire : il est facile de s'en convaincre ˆ la
lecture des manuels de Droit.
La sociŽtŽ humaine n'est pas centrŽe sur elle‑mme comme en Afrique
noire : son centre est ailleurs, mais pas en Dieu comme en Islam ; c'est l'ƒtat
qui en est le centre. Toute une mythologie fait appara”tre aux hommes que la
responsabilitŽ de leur prŽsent et de leur avenir n'est pas entre leurs mains,
mais qu'elle appartient ˆ l'ƒtat, qui, par la loi et les rgles qui en sont
issues, assure le bien commun et l'intŽrt gŽnŽral. Il ne le fait pas de faon
arbitraire, mais, tel Dieu qui ne peut vouloir que le bien, conformŽment ˆ la
raison, ˆ la volontŽ de la Nation ou aux lois de 1 ' Histoire. L'essentiel de
ce discours mythique se retrouve dans les manuels de Droit.
La sociŽtŽ n'ayant pas ˆ assurer son unitŽ par elle‑mme, aucun mythe
n'a ˆ justifier la diversitŽ cohŽrente ni l'idŽal d'unanimitŽ qui paraissent
indispensables aux sociŽtŽs d'Afrique noire. Tout au contraire, les mythes de
fondation ‑ de Hobbes, de Locke ou de Rousseau ‑ ou le mythe
eschatologique de la sociŽtŽ sans classe imposent l'idŽal de la similitude des
membres du corps social et des droits de la majoritŽ.
Le Droit exerce ainsi une double action : il attŽnue les diffŽrences qui
font l'originalitŽ des groupes et la personnalitŽ des individus, il les habitue
ˆ l'idŽe que les responsabilitŽs essentielles reviennent ˆ l'ƒtat. Qu'un
changement soit dŽsirŽ, c'est ˆ lui qu'on le demande , qu'un changement soit
refusŽ, c'est ˆ lui qu'on demande de le condamner. La dŽresponsabilisation des
hommes qui ne sont pas aux commandes de l'ƒtat est d'autant plus nette que le
domaine d'action des hommes est rŽduit : si les sociŽtŽs d'Afrique noire se
pensent responsables de l'univers entier parce que celui‑ci n'Žchappe
jamais compltement ˆ leur action, les Occidentaux, ˆ l'inverse, considrent
que la plupart des phŽnomnes obŽissent ˆ ces lois de la nature dont nous avons
vu qu'elles sont comme la volontŽ que Dieu continue ˆ imposer au monde qu'il a
crŽŽ, ou qu'elles sont dues au hasard : nature et hasard sont deux concepts
qui, comme l'ƒtat, dŽlimitent des champs soustraits ˆ l'action des hommes et
donc ˆ leur responsabilitŽ.
Contrairement ˆ ce qu'enseignent ceux qui n'ont pas quittŽ l'hexagone ou
regardŽ hors de l'hexagone, l'irresponsabilitŽ y est ˆ la base de tous les
modles de vie sociŽtale. Les dispositions du code civil ont ŽtŽ adoptŽes pour
aider les individus contre leurs faiblesses et leur perversitŽ naturelles,
Žtant admis que l'intŽrt personnel serait le meilleur ciment de la famille. Le
modle scolaire n'est pas, tel l'initiation en Afrique noire, effort personnel
et transformation personnelle de l'individu, mais passive rŽception de la
science du ma”tre. L'enfant est d'ailleurs ŽcartŽ de toute dŽcision relative ˆ
son Žducation, sauf, depuis 1958, le droit de s'adresser ˆ un adulte
reprŽsentant de l'Etat, le juge des enfants ; sa famille elle‑mme se
sent de moins en moins responsable de cette Žducation : assurer le droit de
tous ˆ l'Žducation est un devoir de l'ƒtat. Il en va de mme du modle carcŽral
qui exprime la responsabilitŽ de l'ƒtat et l'irresponsabilitŽ des citoyens dans
le sort du dŽlinquant. Les citoyens sont avant tout des sujets.
ƒmanant de Dieu en Islam ou de l'ƒtat, son avatar, en Occident, le droit
des sociŽtŽs abrahamiques est donc caractŽrisŽ par une sorte d'objectivisation
de la loi qui existe indŽpendamment des hommes et leur est imposŽe de
l'extŽrieur. Ils ne sont pas comme en Afrique noire entirement responsables de
la crŽation continue de la sociŽtŽ ; ils ne sont pas comme en Chine appelŽs ˆ
se gouverner de l'intŽrieur pour tre dignes de leur place dans l'univers.
Trois archŽtypes diffŽrents proposent aux hommes trois attitudes
diffŽrentes dont l'effet sur le consensus fondateur du droit est
considŽrable : l'identification, la manipulation, la soumission.
Le rapprochement esquissŽ ici avec les relations que chaque peuple livre de
l'origine de l'univers, c'est‑ˆ‑dire avec l'explication
fondamentale qu'il s'en donne, aide ˆ dŽcouvrir ces diffŽrences que la seule
observation des institutions ne permet pas de deviner.
Mais ces diffŽrences n'expliquent pas tout. Une analyse des systmes
juridiques doit porter Žgalement sur les logiques qui, elles, ne sont pas propres
ˆ chaque peuple.
Trois observations
liminaires s'imposent. On parle souvent de rationalitŽs diffŽrentes, celle de
J'europŽen et celle de l'indien, celle du chrŽtien et celle du bouddhiste,
celle de l'ingŽnieur et celle du paysan, qui sont des modes de pensŽe
diffŽrents liŽs ˆ des pratiques diffŽrentes. Mais l'expŽrience convainc
facilement qu'il n y a qu'une seule raison. Il existe, en revanche, une
multiplicitŽ de logiques construites sur des nŽcessitŽs, des choix ou des
postulats diffŽrents. Nous distinguerons ainsi une logique des sociŽtŽs qui
assument elles‑mmes leur destin et une logique de celles oui s'en
remettent ˆ une autoritŽ supŽrieure.
Deuxime observation : des logiques semblables sont ˆ l'Ïuvre dans des
sociŽtŽs dont les archŽtypes sont contraires.
Troisime observation : dans une mme sociŽtŽ des logiques diffŽrentes ne
s'excluent pas, elles correspondent ˆ des situations diffŽrentes et contribuent
toutes ˆ la constitution du modle de cette sociŽtŽ.
Il en va ainsi de la Chine actuelle importatrice, tout en le transformant,
du modle soviŽtique, ou de l'Afrique officielle accrochŽe aux modles du
colonisateur occidental.
Il en va de mme de la France. Toutes les institutions officielles y disent
la supŽrioritŽ de l'ƒtat sur la sociŽtŽ et la puissance des lois par lesquelles
il lui impose sa volontŽ et du mme coup la dŽcharge de ses responsabilitŽs. A
y regarder de prs, c'est le discours des manuels, la rŽalitŽ officielle, c'est‑ˆ‑dire
une partie de la rŽalitŽ. Et cette partie cache une rŽalitŽ autrement proche
des sociŽtŽs qui n'attendent pas d'une autoritŽ supŽrieure la solution de leurs
problmes mais les rglent elles‑mmes : il suffit d'observer ce qui se
passe ˆ l'intŽrieur d'un village ou ˆ l'intŽrieur des ministres.
Les conflits entre originaires d'un village et Žtrangers ˆ ce village sont
frŽquemment portŽs devant les tribunaux de l'ƒtat. Entre originaires du
village, les conflits sont encore souvent rŽglŽs autrement. Citer l'adversaire
devant un tribunal crŽe un traumatisme et souvent une dŽsapprobation qu'on ne
souhaite pas. Mais il y a d'autres moyens de rŽgler un conflit : l'opinion
publique se charge volontiers de dŽsigner le gagnant et le perdant et d'imposer
ˆ celui‑ci, sinon aux deux, des comportements rŽglant le litige ou en
tout cas limitant ses effets, comme dans un village africain ou une communautŽ
chinoise.
L'observateur de la classe politico‑administrative franaise ne peut
s'empcher de constater combien l'exercice du pouvoir y est conforme au modle
des sociŽtŽs plurales. Il ne s'agit pas ici du pouvoir thŽorique organisŽ par
la constitution et dŽcrit dans les manuels, celui du parlement et du
gouvernement, mais plut™t de celui des grands corps et des Žtats‑majors
de partis et de syndicats : ce sont les dŽtenteurs du pouvoir rŽel. Chacun le
dŽtient dans un domaine bien dŽterminŽ. Les ministres passent, mais les grands
corps conservent chacun autant de reprŽsentants dans les cabinets et ˆ la tte
des administrations centrales. Perdre une direction dŽclenche la bataille de
tout un corps contre le gagnant et entra”ne une obligation de compensation.
Dans ce partage, chacun a besoin des autres. Nulle dŽcision ne peut se passer
d'un accord des diverses directions intŽressŽes, des responsables des finances
de l'ƒtat et des corps de contr™le. Ces accord s sont souvent des accords de
compensation tacite.
Dans les sociŽtŽs qui n'ont pas constituŽ de pouvoir au‑dessus
d'elles, cette mme tendance ˆ la diversification affecte les pouvoirs : il
n'est pas rare de trouver un ma”tre de la terre, un chef politique, un ma”tre
des travaux agricoles collectifs, un ma”tre de la pluie, un ma”tre des
rŽcoltes, etc. Ainsi, chaque pouvoir a besoin de tous les autres : que peut le
chef politique sans le ma”tre de la terre ou celui‑ci sans le chef
politique et sans le ma”tre de la pluie ? La nature diffŽrente des pouvoirs
renforce leur cohŽsion.
Ainsi, l'observateur de la classe politique administrative franaise ne
peut s'empcher de constater combien l'exercice du pouvoir s'y conforme ˆ une
autre logique que celle de l'ƒtat. La logique unitaire domine la structure de
l'ƒtat et les comportements requis de ses sujets. Mais les rapports des ma”tres
de l'ƒtat que ne peut rŽgler aucun pouvoir puisqu'il n'y en a pas au‑dessus
d'eux, relvent de la logique des sociŽtŽs plurales, qui assument elles‑mmes
leur destin au lieu de la remettre ˆ un pouvoir supŽrieur.
a) Les sociŽtŽs responsables d'elles‑mmes
La cohŽsion d'une sociŽtŽ tient soit ˆ l'autoritŽ d'un pouvoir qui l'impose,
soit ˆ la structure de cette sociŽtŽ qui peut rendre chaque ŽlŽment
indispensable aux autres, soit ˆ l'idŽologie qui intŽriorise en chacun le
sentiment de cette cohŽsion et de sa nŽcessitŽ, et plus souvent ˆ une
combinaison des trois.
Mais il y a une dominance. Et elle est logique. La cohŽsion des groupes
qui, tels les sociŽtŽs africaines, le village ou bien la classe
politico-administrative franaise que l'on vient d'Žvoquer, ignorent
l'existence d'un pouvoir qui les dŽcentrerait, tient le plus souvent ˆ leur
structure plurale. Quand on ne la rencontre pas, par exemple chez les indiens,
le groupe ne se dŽveloppe jamais beaucoup.
Un mythe de fondation d'un village bambara raconte que le village date du
jour o deux frres dŽcidrent de devenir l'un forgeron, l'autre paysan :
l'unitŽ exigeait une mutuelle dŽpendance, l'un ne pouvant produire luimme sa
nourriture, l'autre ses instruments. LÕenseignement est clair : il faut se
diffŽrencier pour tre unis, l'unitŽ rŽsulte de la diffŽrence.
C'est ce qui se passe dans les sociŽtŽs africaines. On y observe une tendance ˆ se diviser en groupes d'agriculteurs, de chasseurs, de pcheurs, d'Žleveurs, de travailleurs du mŽtal, de soldats, de traditionalistes, de gens de pouvoir, etc., liŽs par la complŽmentaritŽ de leurs activitŽs professionnelles. Il en va de mme des groupes parentaux gŽnŽralement moins importants et des villages qui ont frŽquemment, chacun, une spŽcialitŽ le rendant indispensable aux autres, ou de classes d'‰ge qui assument chacune des t‰ches collectives diffŽrentes et ˆ plus forte raison des sociŽtŽs secrtes dont la nature varie ˆ l'infini. La tendance ˆ la spŽcialitŽ et ˆ la complŽmentaritŽ ne s'arrte pas lˆ : on la retrouve Žgalement ˆ l'intŽrieur de chaque groupe, diversifiant ses membres et les rendant ainsi indispensables les uns aux autres.
Ne voit‑on pas
la mme logique ˆ l'Ïuvre dans la classe politico‑administrative
franaise ? La tendance ˆ la diversification et ˆ la complŽmentaritŽ y est trs
forte : elle affecte les directions et les bureaux de ministre, les grands
corps, les partis, les syndicats, chacun argue de sa compŽtence particulire ou
du courant de pensŽe qu'il reprŽsente pour s'assurer une position particulire
et faire appara”tre et sentir que les autres ont besoin de lui. Cette
diversification constitue le vrai fondement des rgles non Žcrites ou Žcrites
de rŽpartition des emplois et des fonctions, de partage des compŽtences et de
contr™les mutuels. Toute modification de ces rgles suppose compensation. Quand
un corps perd une direction de ministre ou une prŽsence dans un cabinet
ministŽriel, il se considre comme crŽancier d'une nomination nouvelle. Et
quand le gouvernement laisse le Conseil d'ƒtat avancer son contr™le au plus
prs de l'opportunitŽ (c'est le contr™le du bilan cožt‑avantage), le
Conseil d'ƒtat reconna”t le caractre particulier des actes de gouvernement et
du pouvoir discrŽtionnaire de l'administration. Se diffŽrencier, c'est se
rendre indispensable et obliger les autres ˆ nŽgocier. Telle est la logique de
l'appareil dŽcisionnel de lÕƒtat, telle est la logique des sociŽtŽs plurales.
Il ne suffit pas de se rendre nŽcessaire. La mme logique veut qu'on
attŽnue les compŽtitions lorsqu'il n'y a pas de pouvoir supŽrieur pour les
rŽgler.
Beaucoup de sociŽtŽs se contr™lent suffisamment pour limiter leurs besoins,
ajuster leur production ˆ leur consommation et limiter l'accumulation des
richesses, notamment en instituant des gŽnŽrositŽs que nous appelons
ostentatoires : sacrifices destructeurs des plus grandes richesses, mariages o
les plus riches se ruinent et les plus pauvres s'endettent au profit de
l'ensemble de la communautŽ, voire potlatch o qui perd sa fortune gagne
l'autoritŽ.
Mais c'est surtout dans le domaine du pouvoir qu'il importe d'attŽnuer ou de
ritualiser la compŽtition. La structure hiŽrarchique et le systme
gŽrontocratique illustrent le premier cas. Quand une sociŽtŽ est entirement
hiŽrarchisŽe, qu'un frre est un a”nŽ ou un cadet mais jamais un Žgal, que les
groupes se considrent comme des parents donc inŽgaux, que les hiŽrarchies sont
d'ailleurs multiples et qu'on peut tre l'a”nŽ d'un individu dans l'une et le
cadet dans l'autre, que les droits et les devoirs de chacun dŽcoulent de sa
place dans les hiŽrarchies auxquelles il appartient, les tensions sont souvent
ŽvitŽes. Elles le sont d'autant plus que la compŽtition pour s'Žlever dans la
hiŽrarchie est attŽnuŽe par le systme gŽrontocratique. Le pouvoir ne peut tre
exercŽ que par quelques‑uns. Le rŽserver ˆ un groupe, c'est risquer une cassure
qui oblige ce groupe ˆ nouer avec les autres des liens notamment parentaux pour
l'Žviter. Ouvrir ˆ tous l'accs au pouvoir provoque des luttes dangereuses pour
l'unitŽ sociale et la rancÏur de ceux, la majoritŽ, qui se savent
dŽfinitivement ŽliminŽs. Appeler chacun ˆ l'exercer ˆ tour de r™le, s'il vit
assez longtemps, constitue une forme de dŽmocratie poussŽe (puisque les chances
d'exercer le pouvoir sont identiques pour tous ‑ ce qui n'est pas le cas
dans nos dŽmocraties qui sont en fait Žlitistes ‑, qu'un trs grand
nombre d'entre eux1l'exerceront et que leur existence aprs la mort dŽpendra de
ceux qui, aprs avoir ŽtŽ sous leur autoritŽ, les auront remplacŽs) Žvitant les
compŽtitions et leurs traumatismes.
Il est frappant de constater que les statuts des grands corps franais
relvent de la mme logique hiŽrarchique et gŽrontocratique que de nombreuses
sociŽtŽs tout ˆ fait Žtrangres ˆ la France. Ainsi l'exige le besoin d'attŽnuer
la compŽtition.
La ressemblance se confirme quand on constate l'importance attachŽe par les
uns et les autres ˆ l'unanimitŽ. Quand il n'y a pas de pouvoir de coercition,
c'est le seul moyen de prendre une dŽcision effective. On peut rarement exercer
un pouvoir sans l'accord au moins tacite des autres pouvoirs et des reprŽsentants
des exŽcutants. Il faut donc consulter, rŽunir le conseil de village ou la
commission interministŽrielle, nŽgocier, Žchanger au moins tacitement. Faire
l'unanimitŽ est le seul moyen d'assurer l'effectivitŽ des dŽcisions.
L'objectif n'est pas de dŽgager une majoritŽ et une minoritŽ mais de
trouver une position acceptable par tous, džt‑on pour se convaincre
mutuellement retarder indŽfiniment la dŽcision. Ds lors, la rŽfŽrence ˆ la
rgle a priori ou au prŽcŽdent connu cde devant l'impŽratif de la
conciliation.
Les sociŽtŽs qui assument elles‑mmes leur destin sont peu
normatives. Avec logique, on y fait passer la conciliation avant l'application
correcte d'une loi. En cas de conflit, on Žvite de se f‰cher ouvertement avec
l'adversaire et de lui faire perdre la face. On procde par intermŽdiaires. Si
l'on recourt ˆ un juge, celui‑ci cherche la solution qui recueillera
l'accord des parties plut™t que celle qu'il faudrait imposer de force,
puisqu'il n'y a pas de force pour l'imposer.
Le mai lui‑mme n'est d'ailleurs pas conu comme la transgression
individuelle de normes antŽrieurement formulŽes. On ne se donne pas la facilitŽ
de croire que son origine est dans l'individu qui le cause : le dŽlit ou la
dŽviance (dont il ne se distingue que parce qu'il intervient dans un domaine
considŽrŽ par la sociŽtŽ comme vital pour elle), ou encore la maladie sont des
sympt™mes du mal qui atteint le corps social, le signe qu'il faut traiter la
sociŽtŽ elle‑mme. Le diagnostic et le traitement sont d'autant plus efficaces
qu'ils ne rŽservent pas un sort ˆ part ˆ celui qui a permis de prendre
conscience de la situation.
Diversification et complŽmentaritŽ, compŽtitions attŽnuŽes notamment par la
hiŽrarchie et la gŽrontocratie, exercice du pouvoir tendant ˆ l'unanimitŽ
nŽgociŽe et procŽdure de rglements des conflits tendant ˆ Žviter les
dŽchirures, telles sont les exigences logiques de ces sociŽtŽs, quelles
qu'elles soient, y compris en Occident. Leur systme de rŽgulation rappelle
d'ailleurs tout ˆ fait les analyses de Michel Crozier sur les pouvoirs locaux
en France. Il rŽsulte la plupart du temps des contr™les croisŽs limitant
l'amplitude des initiatives possibles,
Pleinement responsables d'elles‑mmes, ne recourant ni ˆ un Dieu ni ˆ
un ƒtat pour assurer leur unitŽ et leur avenir, elles Žlaborent ainsi chacune
un droit qui reste pour une bonne part secret (qui Žcrira le code de la haute
administration franaise ?) et vise ˆ l'ŽquitŽ recherchŽe cas par cas plut™t
qu'ˆ des normes gŽnŽrales et permanentes, encore moins ˆ un systme de normes.
Logiquement, la recherche d'un systme de normes gŽnŽrales et permanentes est
rŽservŽe aux sociŽtŽs qui remettent leur destin ˆ une providence, Dieu ou ƒtat,
supŽrieure ˆ elles.
b) Les sociŽtŽs qui remettent leur destin ˆ un pouvoir supŽrieur
Le modle de ces sociŽtŽs est le recours au pre : elles s'en remettent ˆ
un Dieu ou ˆ un ƒtat du soin de les guider. Il ne suffit donc pas de croire en
Dieu ou d'avoir Žtabli un ƒtat pour rŽpondre au modle : il faut que ce soit un
Dieu totalitaire ou un ƒtat‑Providence dont l'action rgle ou peut rŽgler
l'ensemble de l'activitŽ des hommes.
La sociŽtŽ est alors dŽcentrŽe : elle projette son centre en dehors
d'ellemme. Les rapports entre ses membres changent totalement. Il ne s'agit
plus de rechercher ˆ chaque instant entre soi l'attitude juste. L'attitude
juste, c'est de se conformer au systme de rgles Žtabli par le pouvoir ou, si
elles ne sont pas satisfaisantes, de rŽclamer une nouvelle loi, une nouvelle
rŽglementation.
L'existence d'un pouvoir coercitif appelŽ ˆ dominer l'activitŽ des membres
de la sociŽtŽ bouleverse le modle. Le systme des rgles prend une importance
considŽrable, renforcŽe par l'utilisation de l'Žcrit qui assure l'inflation
bureaucratique d'une rŽglementation ˆ la fois contraignante et mythique,
puisque inconnue du plus grand nombre. Parmi ces rgles la loi, identifiŽe ˆ la
volontŽ mme de Dieu, de la Nation ou de l'ƒtat selon le cas, l'emporte sur
toutes les autres. La coutume n'intervient que lorsqu'elle est elle‑mme
une rgle formulŽe et que dans les rares domaines o la loi ne l'a pas abrogŽe,
mais elle ne peut ˆ son tour abroger la loi. La jurisprudence doit en thŽorie
se borner ˆ l'application et la doctrine le lui rappelle. L'ŽquitŽ, ds lors
n'a qu'un r™le subsidiaire. Il est facile de s'en convaincre ˆ la lecture des
manuels de droit.
Le droit finit par s'identifier aux rgles posŽes par Dieu ou par l'ƒtat
pour commander les hommes et par acquŽrir cette existence en soi ˆ laquelle il
a ŽtŽ fait allusion.
Uexistence d'un Dieu ou d'un ƒtat rend inutile la tendance ˆ attŽnuer la
compŽtition et ses risques de conflits. Les mythes de fondation lŽgitiment
l'ŽgalitŽ dans une soumission uniforme au pouvoir : que la France soit nŽe de
la conversion de Clovis ou de la bataille de Bouvines rŽunissant enfin
l'ensemble de la Nation dans un mme combat, ou qu'elle soit nŽe, comme toute
sociŽtŽ dite rationnelle, du dŽpouillement volontaire des individus renonant ˆ
une partie de leur souverainetŽ pour passer de l'Žtat de nature ˆ celui de
sociŽtŽ, puis de sociŽtŽ soumise ˆ un ƒtat, le mythe justifie la similitude des
membres du corps social.
Les groupes sont comme gommŽs dans le systme juridique qui les ignore ou
les considre comme des personnes, utilisant pour eux un concept ŽlaborŽ pour
dŽcrire la situation juridique des individus.
Comme tout l'ensemble, les rŽseaux d'action et de solidaritŽ sont
dŽcentrŽs. Les plus importants passent par l'ƒtat. La solidaritŽ n'est p~us
affaire directe des intŽressŽs, mais redistribution des ressources par l'ƒtat
et les organismes qu'il crŽe ˆ cet effet.
La sociŽtŽ ne tire sa dŽfinition et sa cohŽsion ni du besoin que des
groupes entiers peuvent avoir des autres et des alliances sans cesse
renouvelŽes, ni des rŽseaux d'action et de solidaritŽ, mais de la soumission ˆ
un mme pouvoir ppr l'intermŽdiaire d'un mme systme juridique. Ces sociŽtŽs
ne limitent ras l'accumulation des richesses et accroissent ainsi les risques
de conflits dans la compŽtition pour les acquŽrir. Enfin et surtout, elles
gŽnŽralisent la compŽtition pour le pouvoir dans la mesure o, s'Žcartant du
systme hiŽrarchique et gŽrontocratique, elles l'offrent ˆ tous en ne le
donnant qu'ˆ quelques‑uns.
Uexercice de ce pouvoir est dominŽ par la loi de la majoritŽ ˆ laquelle
nous sommes tant habituŽs que nous ne voyons plus combien il est Žtrange de
prŽtendre provoquer une obŽissance unanime en recourant ˆ une rgle qui loin de
viser ˆ convaincre ne cherche qu'ˆ mesurer l'importance respective des avis
divergents. Sauf exceptions remarquables, nous oublions combien il est
traumatisant de se soumettre sans tre convaincu.
La notion de culpabilitŽ revt une signification tout ˆ fait particulire.
Le coupable est celui qui enfreint la loi. Le dŽlit n'est pas le sympt™me d'une
maladie de la sociŽtŽ, mme s'il trouve parfois son origine dans les
dŽficiences de cette dernire : et si les juges se plaisent aujourd'hui ˆ
attribuer ˆ la sociŽtŽ la responsabilitŽ qu'ils imputaient hier ˆ ses
coupables, ils ne se prŽoccupent pas pour autant de traiter la sociŽtŽ.
L'objectif est soit de punir celui qui a enfreint la loi, soit de le
contraindre dŽsormais ˆ la respecter, soit les deux.
La culpabilitŽ et la responsabilitŽ s'apprŽciant par rapport ˆ la loi, la
logique exclut la conciliation. Les conflits doivent tre publics, portŽs au
tribunal de l'ƒtat et tranchŽs par un juge d'ƒtat chargŽ d'appliquer la loi de
l'ƒtat. L'exŽcution des sentences relve de l'ƒtat.
Tout, en dŽfinitive rappelle que la sociŽtŽ n'est pas responsable
d'elle-mme et qu'elle vit par le pouvoir et le systme de commandement que
constitue le droit qu'il Ždicte.
Le dŽveloppement de ce droit ne saurait tre freinŽ par des contr™les quels
qu'ils soient dans une sociŽtŽ qui justement abandonne ˆ une instance hors
d'elle‑mme ˆ la fois le pouvoir et son contr™le. Mais ce dŽveloppement
n'est pas pour autant sans limite. La limite n'est pas imposŽe par des
contr™les croisŽs comme dans les sociŽtŽs plurales, mais par le droit luimme,
la multiplication des rgles, l'impossibilitŽ de les faire conna”tre, la
complexitŽ des procŽdures et la difficultŽ de les mettre en Ïuvre. La logique
veut que le systme se rŽgule lui‑mme par asphyxie.
Ainsi s'opposent les logiques sociŽtales selon que les sociŽtŽs assument ou
n'assument pas elles‑mmes leur destin. Ce ne sont que deux exemples mais
significatifs parce que situŽs dans des registres voisins de ceux des
archŽtypes que nous avons entrevus. DŽterminer les rapports entre ces
archŽtypes et ces logiques, c'est en dŽfinitive commencer ˆ Žlaborer les
modles nŽcessaires ˆ la constitution d'une science du droit.
L'existence de plusieurs logiques dans une sociŽtŽ en dehors de toute crise
exclut, me semble‑t‑il, qu'on puisse forcer toute sociŽtŽ ˆ
rŽpondre ˆ un modle unique. Ë plus forte raison en va‑t‑il ainsi
dans les sociŽtŽs en crise qui hŽsitent entre deux visions du monde ou, si l'on
prŽfre, entre deux archŽtypes.
C'est donc avec prudence qu'il convient de commencer ˆ Žlaborer quelques
modles sociŽtaux ˆ partir des rapports entre archŽtypes et logiques. Les
archŽtypes engendrent certains modles, ils donnent ˆ tous leur valeur et leur
sens.
a) Gense
Il est trs clair que les archŽtypes engendrent certains modles sociŽtaux.
Il y a parfaite continuitŽ entre l'univers mental et le modle sociŽtal
africain traditionnel : la logique plurale s'inscrit directement dans la vision
de la crŽation incessante par division de ce qui existe.
Il y a de mme parfaite continuitŽ entre l'univers mental chrŽtien et le
modle sociŽtal occidental : la logique unitaire de l'ƒtat‑Providence
(extŽrieur ˆ la sociŽtŽ), des citoyens sujets et de la loi par laquelle l'ƒtat
les guide, s'inscrit directement dans la vision d'un Dieu unique et
radicalement distinct de ses crŽatures, d'une crŽation qui n'existe ˆ chaque
instant que par ce Dieu, et de lois par lesquelles il gouverne cette crŽation.
Mais il n'y a pas toujours co•ncidence entre archŽtypes et logiques.
b) Valeur
L'absence de co•ncidence entre archŽtypes et logiques est forcŽment le cas
des sociŽtŽs qui, ayant une vision relativement unifiŽe de leur univers,
rŽpondent ˆ plusieurs modles sociŽtaux ˆ la fois.
C'est bien le cas de la France. Le modle du droit officiel, celui des
cours et des manuels, est en tous points conforme au modle d'univers
communŽment admis. Mais qu'en est‑il des modles de droit non officiels,
par exemple de ceux qui rendent compte des luttes sociales qui font le droit ou
du code de la classe politico‑administrative dŽjˆ plusieurs fois ŽvoquŽ ?
Parce que les phŽnomnes dont ils doivent rendre compte se situent en dehors ou
au‑dessus de l'ƒtat, ces modles se placent hors de la logique des
sociŽtŽs qui remettent leur responsabilitŽ ˆ une autoritŽ supŽrieure : ils font
appel au contraire ˆ la logique plurale des sociŽtŽs qui assument elles‑mmes
leur destin. Entre l'archŽtype et le modle, la contradiction est flagrante.
Il en rŽsulte un phŽnomne important : la valorisation par l'archŽtype du
modle sociŽtal dont la logique rejoint la sienne, la dŽvalorisation des
autres. La valorisation Žquivaut ˆ une sacralisation, la dŽvalorisation se
traduit par le silence et la honte.
Quels cours, quel manuel de droit franais osent parler du droit autre que
le droit officiel ? La qualification de Droit lui est souvent rŽservŽe. Jamais
ne sont exposŽs les mŽcanismes rŽels de sa crŽation, les luttes couronnŽes ou
non de succs pour sa transformation, les compŽtitions des corps et des organes
notamment juridictionnels. Le droit des manuels appartient ˆ la sphre des entitŽs
Žternelles et pures.
Il n'en va pas de mme du droit rŽel, souvent source de honte. Pourquoi
avoir.honte du systme rŽel de la dŽcision politique, administrative ou
juridictionnelle ? Les compŽtitions dont elle est issue ont souvent des
objectifs sans rapport avec elle, mais l'appareil dŽcisionnel introduit tant de
personnes, de groupes, d'intŽrts divers et divergents dans le processus qu'il
le dŽmocratise d'une certaine faon.
Pourquoi refuser de le dire ? Cette honte, les dŽcideurs eux‑mmes la
partagent. Peu de hauts fonctionnaires reconnaissent sans hŽsitation que la
machine politique ne fonctionne pas conformŽment au droit institutionnel. Peu
de magistrats avouent que leur jurisprudence est prŽtorienne et qu'ils
nŽgocient tacitement l'Žlargissement de leur compŽtence, ou qu'ils le prŽparent
d'arrt en arrt par des considŽrations apparemment inutiles mais qui, d
avance, indiquent le sens des dŽcisions ˆ venir. La honte empoisonne une part
importante de la rŽalitŽ juridique franaise.
C'est une honte d'ailleurs souvent exportŽe. La France n'a pas seulement
crŽŽ des ƒtats dans ses anciennes colonies. Elle a introduit sa vision du monde
et ceux qui la partagent ou feignent de la partager ont aujourd'hui honte du
fonctionnement juridique traditionnel de leurs sociŽtŽs. Ils font silence sur
ce fonctionnement, en arrivent ˆ le nier au point de lŽgifŽrer en l'oubliant
totalement. Ce n'est pas une thse mais une sŽrie de thses qu'il faudrait
Žcrire sur le droit honteux, quand l'archŽtype social ne co•ncide pas avec la
logique juridique.
c) Sens
C'est encore par rapport ˆ la vision de l'univers que se dŽtermine le sens
des institutions. Nous nous illusionnons facilement sur le sens de celles que
nous vivons. Nous en parlons comme d'institutions perfectionnŽes, ŽvoluŽes,
difficiles ˆ comparer aux autres moins dŽveloppŽes. Ë nous entendre, nos
sociŽtŽs seraient adultes quand les autres seraient infantiles.
Mais l'analyse des archŽtypes invite ˆ plus de modestie. Les sociŽtŽs qui
placent le centre de leurs dŽcisions hors d'elles‑mmes se dŽchargent par
lˆ mme de leurs responsabilitŽs. Et l'on voit bien, en y rŽflŽchissant, que
l'Occident en inventant la nature, le hasard et l'ƒtat, a fui tant qu'il
pouvait les responsabilitŽs qui psent durement sur les Africains, convaincus,
eux, que l'homme peut modifier toute situation et par consŽquent le droit.
L'archŽtype occidental fait ainsi appara”tre que les institutions Žtatiques et
dŽmocratiques ne sont pas signes d'une sociŽtŽ plus responsable, mais bien
d'une sociŽtŽ moins responsable. Les vrais adultes sont ailleurs. Il n'est pas
sžr d'ailleurs qu'il soit facile ni agrŽable d'tre adulte.
De nos institutions, nous parlons Žgalement comme si elles Žtaient faites
pour des individus parfaitement capables d'tre autonomes. Le code civil
marquerait le triomphe de l'individu. Rien n'est moins sžr. Ë considŽrer
l'archŽtype qui commande notre droit officiel, celui de la crŽature qui n'est
rien que par la loi de Dieu, on se doute que les institutions du code civil ont
plut™t ŽtŽ ŽlaborŽes pour des individus faibles et pervers, incapables de se
diriger eux‑mmes avec clairvoyance et constance, ce que de rŽcentes
Žtudes ont parfaitement corroborŽ. Le sens vrai des institutions est bien
conforme ˆ ce qu'indiquait l'archŽtype.
Plus gŽnŽralement, on peut dire que l'archŽtype occidental donne du sens
aux institutions qui traitent l'homme comme un sujet et privent de sens celles
qui tentent de lui donner l'initiative de son propre avenir, constatation
amre, mais d'autant plus utile pour ceux qui croient ˆ la dŽcentralisation des
institutions et ˆ la responsabilisation des individus.
Consolons‑nous en pensant que les archŽtypes d'autres civilisations
condamnent ]'ƒtat d'importation occidentale, l'ƒtat‑Providence, comme
fauteur de troubles et destructeur des solidaritŽs qui faisaient vivre et des
idŽaux pour lesquels on vivait.
Ainsi, dans chaque sociŽtŽ, des modles juridiques se dŽfinissent par
rapport ˆ l'archŽtype, parfois aux archŽtypes, qui fondent sa vision de
l'univers et d'elle‑mme et par rapport aux logiques juridiques. La
co•ncidence d'un archŽtype et d'une logique favorise le modle, leur
contradiction le dŽvalorise : il entre dans le monde de la honte. Mais, quoi
qu'il en soit, l'archŽtype donne signification au modle.
U anthropologie, dont on voit ici comment elle peut Žlaborer des modles
juridiques rendant compte de la structure d'un droit, de la valeur qui lui est
attribuŽe et de sa signification, peut‑elle aider ˆ constituer une
science du droit ?
Il est pour toute science, un moment‑clŽ o l'apparition d'une
thŽorie puis son acceptation par ce qu'on appelle la communautŽ scientifique,
la transforment ainsi que d'autres sciences dont on prend alors conscience
qu'elles Žtaient voisines : chacune est entirement rŽŽcrite et n'est plus qu
un chapitre d'une Ïuvre qui les englobe toutes. La thŽorie atomique puis la
mŽcanique quantique ont ainsi rŽvolutionnŽ toutes les sciences de la matire,
la thŽorie Žvolutionniste puis l'approche molŽculaire celles de la vie, la tectonique
des plaques celles de la Terre et des plantes. C'est le moment o le
spŽcialiste attachŽ ˆ son canton scientifique dont il se croit d'autant plus
ma”tre qu'il est plus Žtroit, le voit disparaiëtre et prend conscience qu'il
s'est trompŽ d'Žchelle . la thŽorie globale remet tout en question. Ainsi,
celui qui s'est attachŽ ˆ dŽcrire le droit franais ou tel droit Žtranger,
voire ˆ les comparer en pensant mieux les comprendre, s'apercevra un jour qu'il
s'est trompŽ d'Žchelle. Quand une explication gŽnŽrale du phŽnomne juridique
aux dimensions de l'homme, une explication vŽritablement anthropologique, sera
admise par la communautŽ scientifique, l'acharnement autonomiste ˆ expliquer le
droit par le droit ; le droit franais par le droit franais, le droit pŽnal ou
le droit constitutionnel ou le droit fiscal franais par le droit pŽnal,
constitutionnel ou fiscal franais, appara”tra alors comme une erreur
d'Žchelle. On n'explique pas le rŽsultat par le rŽsultat.
Aucun anthropologue, ˆ ma connaissance, ne se pense aujourd'hui en mesure
de fonder la juristique. Du moins les anthropologues pensent‑ils, en
raison de leur spŽcialitŽ, courir moins de risques que d'autres de commettre
une erreur dÕŽchelle.