MODéLES SOCIƒTAUX : LES COMMUNAUTƒS

 

Michel ALLIOT

 

 

(paru dans Bulletin de liaison du LAJP, n¡ 2, 1980, pp. 87‑93)

 

 

Les structures d'une sociŽtŽ ont toujours un niveau apparent et un niveau cachŽ. Ë chacun de ces niveaux, elles sont justifiŽes par les mythes qui en donnent le sens et par le Droit qui les renforce. Au premier abord, on peut dire que les communautŽs d'Afrique noire valorisent, traditionnellement, les hiŽrarchies et les complŽmentaritŽs au niveau apparent, la fraternitŽ au niveau cachŽ, tandis que celles d'Europe valorisent l'ŽgalitŽ et la similitude au niveau apparent, les hiŽrarchies au niveau cachŽ.

 

Il me para”t en outre probable que des structures sociŽtales se cachent en toute communautŽ (des crises comme celles de l'Europe moderne ou de l'Afrique contemporaine les font appara”tre) et que des structures communautaires se cachent en toute sociŽtŽ (des crises comme celles de l'Europe du Haut Moyen åge ou comme celles que font na”tre aujourdÕhui en Afrique des communautŽs sacrales en apportant la dŽmonstration).

 

Il faudrait donc Žtudier les communautŽs auxquelles se substituent les sociŽtŽs et les sociŽtŽs que remplacent les communautŽs. Je ne suis aujourdÕhui en mesure de fournir un schŽma que pour la premire Žtude.

 

 

1 ‑ LES COMMUNAUTƒS : ƒTUDE STATIQUE

 

Les communautŽs ne doivent pas se dŽfinir quantitativement par le nombre de leurs membres. Robert Jaulin situe la communautŽ entre 30 et 500 personnes, mais il dit aussi, excellemment, que la communautŽ est une certaine organisation des relations qu'entretiennent, entre eux et avec le monde, les hommes 1. Un village wolof est une communautŽ, mais le Cayor aussi et je ne dŽnierai pas ce caractre ˆ la communautŽ islamique. La communautŽ se dŽfinit, non par une ressemblance, mais par un triple partage.

 

 

a) Partage d'une mme vie

 

C'est le partage d'un espace, d'une vie quotidienne, de jeux, de nourriture, le partage d'anctres communs, celui d'une langue commune ( ' dans ses mots et son idŽologie) d'une volontŽ commune, une soumission ˆ un mme systme de forces divines ou de pouvoirs humains, voire le partage des mmes guerres (lui aussi crŽateur de communautŽ, qu'on ait les mmes ennemis ou qu'on soit ennemis mutuels). Il faudrait Žtudier les mŽcanismes de protection de cette vie partagŽe : spŽcificitŽ de la langue, secret sur nombre d'activitŽs notamment en rapport avec l'invisible, dŽvalorisation de l'Žtranger (exaltation de la puretŽ de la lignŽe), repliement sur le territoire, etc.

 

 

b) Partage de la totalitŽ des spŽcificitŽs

 

L'expŽrience prouve que les communautŽs valorisent plus les hiŽrarchies et les diffŽrences que l'ŽgalitŽ et les similitudes. Mais, il faut aller plus loin et constater qu'elles rŽpondent le plus souvent ˆ un modle clair de complŽmentaritŽ et qu'elles tirent leur cohŽsion de cette complŽmentaritŽ : le paysan qui, n'ayant pas le droit de travailler le mŽtal a besoin du forgeron qui, ne pouvant travailler la terre, attend sa nourriture du paysan ; le mme paysan a besoin du ma”tre de la terre et du ma”tre de la pluie qui ne serviraient ˆ rien sans lui ; la loi d'exogamie fait que chaque lignage a besoin des autres, etc.

 

En bref, la spŽcificitŽ de chacun est nŽcessaire ˆ la vie des autres. Et c'est lˆ le fondement de la sociŽtŽ. La plupart des mythes de fondation de communautŽs montrent que les individus semblables ne peuvent pas fonder la sociŽtŽ politique si au prŽalable ils ne sont pas diffŽrenciŽs.

 

Cette idŽologie est Žvidemment ˆ lÕopposŽ de celle des Occidentaux qui, de Thomas Hobbes ˆ Sigmund Freud, conoit la sociŽtŽ fondŽe sur la similitude comme la consŽquence d'un renoncement opŽrŽ en Žchange d'un semblable renoncement d'autrui (Hobbes et les thŽoriciens du Contrat social) ou pour obliger autrui ˆ un semblable renoncement.

 

La communautŽ est constituŽe d'ŽlŽments diffŽrents, hiŽrarchisŽs et interdŽpendants. Et parce qu'ils sont interdŽpendants, elle n'est pas un total d'ŽlŽments additionnŽs dont on pourrait enlever quelques‑uns sans rien changer au reste, elle est un tout entirement modifiŽ ds lors qu'un de ses ŽlŽments est modifiŽ. L'unitŽ de la sociŽtŽ vient de la valorisation des diffŽrences.

 

Ce modle complŽmentaire est d'ailleurs trs gŽnŽral: Dieu, le cosmos, la communautŽ et chaque individu y rŽpondent. Dieu, en Afrique noire comme chez les anciens Grecs, se prŽsente souvent sous forme de sept ou neuf puissances diffŽrentes, hiŽrarchisŽes et interdŽpendantes. Et dans chaque communautŽ, on discerne non un pouvoir, mais des pouvoirs de nature diffŽrente (pouvoir sur la terre, sur les eaux, sur la brousse, sur les hommes, sur l'invisible, de police, de justice, fiscal, judiciaire, de guerre, politique, etc.), hiŽrarchisŽs (tant™t le pouvoir politique appara”t supŽrieur au pouvoir religieux qui pourtant le lŽgitime, tant™t c'est l'inverse) et interdŽpendants (aucun ne peut agir sans tenir compte des autres).

 

Ce modle polyarchique s'oppose aux prŽsupposŽs de la science politique occidentale qui ne voit dans les communautŽs traditionnelles qu'absence de pouvoir, pouvoir diffus ou pouvoir unique illimitŽ.

 

D'autre part la logique du modle est plus importante que son contenu‑. LÕhistoire est riche de pouvoirs politiques qui deviennent terriens ou religieux et de l'inverse : le contenu change mais le modle demeure.

 

On petit, semble‑t‑il, avancer que le droit d'une communautŽ, en ce qu'il a de spŽcifique rŽsulte du modle complŽmentariste et polyarchique. De nombreuses rgles dŽcoulent de la nŽcessitŽ de maintenir la distinction des ŽlŽments et d'organiser leurs rapports (rgles d'exogamie, d'endogamie, de mariages prŽfŽrentiels, rapports ˆ la terre, soumission aux divers pouvoirs, etc.). le droit ne rŽsulte pas d'un pouvoir, pas mme des pouvoirs, mais plut™t de la structure de la sociŽtŽ. Les dŽfenses de ce modle complŽmentariste sont multiples.

 

En premier lieu, la structure du modle lui‑mme. L'interdŽpendance de tous les pouvoirs fait que, sauf crise, aucun pouvoir ne peut tendre ˆ devenir absolu.

 

En second lieu, tout se passe comme si les communautŽs considŽraient que lÕhomme est crŽŽ pour crŽer et que chacun est riche des crŽations des autres. Elles doivent donc tres respectŽes, elles ne peuvent tre dŽtruites. Il s'agit des crŽations concrtes et non des spŽculations : le terrain dŽfrichŽ par un cultivateur demeure sa chose tant qu'il est entretenu, il lui Žchappe s'il laisse la friche repousser, sans qu'un droit perpŽtuel de propriŽtŽ ne soit nŽ de son occupation. Le respect de la crŽation des autres implique que le ma”tre de la terre respecte l'amŽnagement du dŽfricheur, que le village respecte l'autonomie des lignages, que le royaume respecte celle des villages, des lignages et des ma”tres de la terre. Les acquis ne peuvent tre remis en question tant qu'ils durent. Un chef ne peut distribuer les terres dŽjˆ amŽnagŽes, mais seulement des espaces vierges s'il en existe. Et chaque pouvoir doit, pour la mme raison, respecter l'action de chacun des autres.

 

Nous sommes aux antipodes du systme dans lequel, ˆ l'image d'un u dont tout dŽpend dans une crŽation continue de chaque instant, les droits des uns et des autres ne leur sont maintenus que par la gr‰ce de celui qui est l'auteur de tous les droits, l'ƒtat. Le droit des communautŽs n'a pas besoin d'un pouvoir qui veuille le maintenir, il est la consŽquence nŽcessaire de leur structure.

 

 

c) Partage d'un champ dŽcisionnel commun

 

Il n'y a pas de vie sans dŽcisions ni de dŽcisions sans rgles du jeu. Une communautŽ co•ncide avec une aire dans laquelle les mmes rgles s'appliquent. Et elle ne doit pas permettre que des rgles puissent tre fixŽes par d'autres qu'elle‑mme, ni par certains de ses membres qui s'arrogeraient un pouvoir de commandement et de contrainte, ni ˆ l'extŽrieur d'elle-mme.Il ne suffit pas de prendre soi‑mme ses dŽcisions. Il faut pouvoir les prendre dans le cadre de ses propres rgles : l'indŽpendance sans autonomie est un leurre.

 

Il existe ainsi, pour chaque communautŽ, un champ dŽcisionnel, je veux dire des espaces dŽcisionnels (autant que de pouvoirs), tous complŽmentaires et dont l'ensemble constitue, vis‑ˆ‑vis de Ç l'extŽrieur È, un champ dŽcisionnel aussi autonome que possible.

 

Le systme de dŽfense de cette autonomie, c'est la coutume. C'est pourquoi les communautŽs sont si attachŽes aux leurs et les dŽfendent avec acharnement contre les ƒtats qui veulent les en dŽpossŽder. La coutume est le fondement le plus sžr d'un champ dŽcisionnel indŽpendant ; la loi, elle, peut tre imposŽe par une fraction du groupe qui en recevrait la compŽtence ou par une autoritŽ Žtrangre. Perdre ses coutumes, c'est perdre son indŽpendance.

 

Les juristes doivent rŽviser leur jugement et considŽrer que la loi n'est pas forcŽment un progrs et que, lorsqu'elle appara”t, elle est gŽnŽralement considŽrŽe comme un pis‑aller, nŽcessaire pour sortir d'une crise (mais un pis‑aller auquel on finit par s'habituer au point de le croire en tout supŽrieur ˆ la coutume).

 

 

II ‑ LES COMMUNAUTƒS : LES CRISES

 

Vie commune, complŽmentaritŽ, champ dŽcisionnel subissent des agressions de tous ordres. La plupart du temps, les mŽcanismes de dŽfense sont suffisants pour maintenir le systme communautaire mais il arrive qu'ils ne le soient pas. C'est alors la crise, c'est‑ˆ‑dire le moment du jugement : tant™t la crise s'achve par un retour ˆ la communautŽ, tant™t elle aboutit ˆ sa dislocation.

 

Il conviendrait donc d'examiner les processus qui conduisent ˆ la crise de la communautŽ.

 

 

a) Crise de la vie en commun

 

La permŽabilitŽ des frontires est le premier facteur de crise : on adopte la langue du voisin, ou sa religion, ou son style de vie, on reoit des mŽdias ou de l'Žcole des modles de vie Žtrangre, on cesse de vivre dans la communautŽ pour travailler ailleurs pendant des pŽriodes plus ou moins longues, on valorise l'Žtranger colonisateur ou le citadin, plus proches d'une technologie qui se rapporte ˆ l'avenir, bref on partage la vie avec d'autres que les membres de la communautŽ.

 

 

b) Crise du modle complŽmentariste

 

Bien des facteurs conduisent une sociŽtŽ ˆ abandonner son modle de complŽmentaritŽ. Si en principe aucun pouvoir ne devrait pouvoir s'affranchir des autres, en fait, ˆ l'occasion des guerres ou de grandes crises, un des pouvoirs peut tre appelŽ non seulement ˆ supplanter les autres (c'est normal dans une sociŽtŽ hiŽrarchisŽe), mais ˆ Žliminer les autres.

 

C'est la vraie crise, car elle atteint la logique. Il importe peu que sous la pression d'ŽvŽnements divers un pouvoir politique devienne religieux, par exemple: le modle polyarchique demeure. Mais s'il n'y a plus qu'un pouvoir, c'est l'abandon du modle, beaucoup plus grave et beaucoup plus difficile (les gouvernements africains actuels ne mesurent pas les efforts qu'ils sollicitent, quand ils demandent aux populations non seulement de modifier le modle, mais de l'abandonner).

 

Alors, se dŽclenche un triple processus. D'une part, la sociŽtŽ qui se croyait riche de ses diffŽrences valorise l'uniformitŽ sous le nom d'ŽgalitŽ. De Hobbes ˆ Freud, la science politique cherche d'ailleurs ˆ expliquer comment les hommes ont fondŽ une sociŽtŽ de ressemblance. D'autre part, le pouvoir unique (au moins au niveau apparent des institutions), a tendance ˆ devenir de plus en plus contraignant dans des domaines de plus en plus Žtendus. D'aucuns y cherchent des freins (la monarchie, dans l'Ancien RŽgime franais, les rencontrait dans l'obligation de respecter la religion et les lois fondamentales du royaume, le pouvoir rŽpublicain les a cherchŽs dans la sŽparation des pouvoirs). D'autres, au contraire, ont foi dans le pouvoir illimitŽ : l'ƒtat marxiste‑lŽniniste.

 

Enfin, le Droit qui ne peut plus rŽsulter d'une structure polyarchique disparue, rŽsulte du seul pouvoir apparemment subsistant. Il est alors ressenti comme proche de l'arbitraire et il arrive que l'on cherche ˆ limiter J'emprise du pouvoir sur le Droit: au moment o les communautŽs mŽdiŽvales risquaient de dispara”tre au profit du pouvoir royal, on a ressuscitŽ le droit romain, ou un droit baptisŽ romain, comme un rempart protecteur des individus et des collectivitŽs ; les codes napolŽoniens eux‑mmes, devaient limiter l'emprise possible du pouvoir Žtatique franais sur le Droit ; les principes gŽnŽraux du Droit, enfin, ont ŽtŽ appelŽs ˆ jouer le mme r™le au XXe sicle. On voit que les limites cdent vite et qu'on en arrive au positivisme dans lequel le Droit ne rŽsulte pas de la structure d'une sociŽtŽ, mais du choix du pouvoir.

 

Ce positivisme interdit les acquis dŽfinitifs. LÕƒtat estime que le Droit ne se maintient que par lui et qu'il peut donc en permanence non seulement modeler la vie sociale dans les secteurs o elle est inorganisŽe, mais la remodeler lˆ o elle est dŽjˆ organisŽe : les acquis ne sont plus garantis.

 

Ne dŽcoupant plus la rŽalitŽ en fonction de ses auteurs (dŽcoupage qui respectait l'autonomie et la personnalitŽ du lignage, du village, etc.), le Droit disloque les groupes et les choses : les mmes actes ressortissent pour une part au Droit civil, pour une autre au Droit pŽnal, pour une troisime au Droit fiscal, et relvent gŽnŽralement de champs dŽcisionnels diffŽrents, politique, Žconomique, religieux, etc.

 

 

c) Crise du champ dŽcisionnel

 

C'est la plus subtile de toutes, car l'on peut continuer ˆ prendre ses dŽcisions sans s'apercevoir que l'on a perdu son espace dŽcisionnel et son autonomie, au profit d'un autre espace dŽcisionnel qui s'est clandestinement substituŽ au premier.

 

Les rŽvoltes des paysans franais au XVIe sicle ont crŽŽ des espaces correspondants aux provinces militaires unifiŽes. Au XIXe sicle, les chemins de fer ont crŽŽ un espace national sans que Grenoblois ou Bordelais s'aperoivent immŽdiatement qu'ils devaient dŽsormais prendre leurs dŽcisions en fonction de rgles qui Žchappaient ˆ leur communautŽ. La colonisation a crŽŽ des espaces Žconomiques dont les communautŽs n'ont pas du tout de suite peru qu'elles n'en avaient pas la ma”trise. De mme, l'ƒtat fait illusion aujourd'hui quand il parle de J'autonomie locale : il est vrai que les communes et les districts prennent les dŽcisions les concernant, mais ils les prennent selon des rgles et des valeurs imposŽes par l'ƒtat.

 

Le phŽnomne est gŽnŽral : toutes les communautŽs et sociŽtŽs ont perdu peu ou prou de leur autonomie ; dans leur champ dŽcisionnel, sont intervenus sans qu'elles en aient conscience, les espaces dŽcisionnels des multinationales qui imposent leur rationalitŽ au monde.

 

Tant™t cette intervention se limite ˆ un domaine restreint (de nombreux empires noirs se sont ainsi constituŽs), tant™t l'on a affaire ˆ une vŽritable dislocation.

 

AttaquŽes dans leur style de vie, dans leur idŽologie complŽmentariste et dans leurs champs dŽcisionnels, voire dans les trois ˆ la fois, les communautŽs peuvent alors difficilement maintenir leur cohŽrence. Cette cohŽrence, qui ne peut plus rŽsulter de l'idŽologie et des structures complŽmentaristes, on la recherche dans la soumission ˆ un mme pouvoir. Il faut reconstruire sur un autre modle, celui de l'ƒtat, pouvoir unique, qui dŽcide du Droit, gŽnŽralement un Droit uniformisant, et par le Droit de la structure sociale.

 

Ce Droit et cette structure ne doivent pas tre considŽrŽs comme infŽrieurs au Droit et ˆ la structure des communautŽs. Ils sont la rŽponse (ou au moins une des rŽponses) de la vie aux crises qui rendent impossible le maintien des communautŽs.

 

D'autre part, ils ne sont pas exclusifs de la constitution de communautŽs ˆ une nouvelle Žchelle. Dans cet esprit, on devrait Žtudier la formation de la communautŽ islamique et celle de la communautŽ planŽtaire (avec ses pouvoirs Žconomiques, les multinationales, ses pouvoirs politiques, ses pouvoirs idŽologiques, etc.).