LA COUTUME DANS LES DROITS ORIGINELLEMENT AFRICAINS
Michel ALLIOT
(paru dans Bulletin de liaison du LAJP, n¡ 7‑8,
1985, pp. 79‑100)
On jouait ˆ toutes les tables, et souvent gros. La nuit avait ŽtŽ longue et
la fumŽe qui depuis longtemps avait envahi le tripot empchait de voir de l'une
ˆ l'autre. Il ežt fallu se dŽplacer et l'on aurait alors ŽtŽ ŽmerveillŽ par la
variŽtŽ. Chaque table jouait un jeu diffŽrent : ici les tarots, le lansquenet,
le pamphile, le polignac et le mistrigri, lˆ le whist, le bridge et le boston,
plus loin la belote, la bataille et mme le bonneteau. Tout ˆ coup les joueurs
de belote quittrent leur table pour observer celle de bridge. L'un d'eux
revint assez vite ayant remarquŽ que les bridgeurs ne connaissaient pas les
rgles du jeu (il songeait ˆ celles de la belote) et commettaient beaucoup
d'erreurs : optimiste et bienveillant, il pensa qu'ils finiraient par les
apprendre et par savoir jouer. Les ayant observŽs plus longtemps, un de ses
camaradcs comprit qu'ils ne s'essayaient pas ˆ la belote mais ˆ un autre jeu :
il nota la faon dont ils classaient les cartes et les abattaient et rejoignit
le premier pour lui faire part de sa dŽcouverte. C'est alors que le troisime
joueur de belote, ayant devinŽ qu'il fallait connaëtre les rgles du bridge
pour comprendre la partie s'en enquit auprs des joueurs : ils lui remirent un
manuel, ajoutant qu'il ne suffirait pas de bien le lire et qu'il lui faudrait
une longue pratique du tripot pour prŽtendre conna”tre le bridge.
Ainsi vont les sociŽtŽs humaines. Chacune joue un jeu particulier que les
autres peinent ˆ dŽchiffrer. Ainsi est allŽe notre dŽcouverte des Droits
originels de l'Afrique noire : par Žtapes.
Des rapports des premiers administrateurs aux coutumiers juridiques de
l'A.O.F., aux ƒlŽments de R. Possoz et au TraitŽ d'AndrŽ Sohier, nos
connaissances semblent s'tre considŽrablement enrichies. Un doute subsiste
pourtant. Quand on lit les anthropologues sur les sociŽtŽs d'Afrique noire
comme sur tant d'autres, on est frappŽ de constater qu'ils n'y voient que
l'envers de nos propres sociŽtŽs : qu'elles soient sans ƒtat, sans chefferie,
sans complexitŽ, sans Žcriture, sans histoire, sans surplus, froides quand les
n™tres sont chaudes, rŽpŽtitives quand nous sommes crŽatifs, mythiques quand
nous sommes rationnels, elles ne se dŽfinissent que par le manque de ce que
nous sommes. On souponne alors que les administrateurs et les juristes qui ont
recueilli les coutumes participaient du mme esprit et l'on repre vite que de
fait la coutume Žtait pour eux l'envers de la loi
(non Žcrite, non publique, non gŽnŽrale, incertaine, irrationnelle, inapte
aux innovations volontaires) et le Droit l'envers du n™tre (non diffŽrenciŽ de
la religion, de la morale et des habitudes sociales, ignorant la distinction du
Droit public et du Droit privŽ, celles des personnes et des choses, collectif
et inŽgalitaire). La collecte donnait l'illusion de conna”tre les coutumes,
elle n'avait pas permis de les reconna”tre. Les Droits originels d'Afrique
n'Žtaient pas des Droits originaux, mais des Žbauches de Droits qui, par
Žvolution naturelle ou aidŽe, devaient rejoindre les seuls vrais Droits, ceux
de l'Occident. Optimiste comme le premier joueur de belote, Henri LŽvy‑Bruhl
reprenait le terme appliquŽ par Louis Gernet aux sociŽtŽs grecques archa•ques
et parlait des prŽ‑droits.
Il fallut attendre 1957, pour qu'avec Elias T. Olawale, la nature propre du
droit coutumier africain fžt reconnue. Depuis lors, si nombre de juristes
occidentaux ou occidentalisŽs continuent ˆ proposer les modles anglais,
franais, italien, socialiste, Žgyptien, etc., ˆ dŽmontrer les exigences
prŽtendument universelles du dŽveloppement ou ˆ analyser leurs effets sur les
vues des nouveaux lŽgislateurs et sur ce qui demeure de la tradition, quelquesuns
avec Guy AdjetŽ Kouassigan se sont tournŽs vers cette tradition pour la
dŽcouvrir en elle‑mme, discerner ce qui, ayant perdu son fondement, doit
tre abandonnŽ et ce ˆ quoi il convient au contraire de s'attacher. Avec
notamment Stanislas MŽlonŽ, Pierre‑Louis Agondjo‑OkawŽ, Dika Akwa
nya Bonambela, Fongot Kinni, Isaac Nguema, Mamadou Niang, Mamadou Balla TraorŽ,
Mamadou Wane, ƒtienne le Roy, Francis Snyder et moi‑mme, le Laboratoire
d'Anthropologie Juridique de Paris avait dŽjˆ entrepris cette qute d'authenticitŽ.
Ces travaux signifient qu'aujourd'hui les droits originellement africains ne
sont pas seulement connus : ils sont reconnus.
Nous comprenons mieux la coutume lorsque nous savons Žcouter, dans
l'oralitŽ, le secret les particularismes, l'incertitude et l'inaptitude face
aux innovations volontaires, non comme des manques mais comme d'efficaces
dŽfenses assurant la libertŽ du groupe contre des pouvoirs Žtrangers.
NŽanmoins, comme le troisime joueur de belote, il faut aller plus loin.
Ayant reconnu que les droits originellement africains constituent un ou
plusieurs systmes juridiques propres, on doit se demander pourquoi tel systme
et pas tel autre.
La question, il est vrai, ne se limite pas aux systmes africains :
pourquoi le systme juridique franais est‑il ce qu'il est, diffŽrent du
systme romain, du systme chinois, du systme indien et des systmes africains
? Pierre Legendre a entrepris de rŽpondre ˆ la question par une sorte de
psychanalyse de la sociŽtŽ franaise, une anamnse qui nous ramne sans cesse
au dŽbut de notre millŽnaire : il nous fait retrouver de qui et comment nous
avons appris ˆ penser et pourquoi nous ne pouvons plus penser autrement. On
peut aussi analyser les reprŽsentations religieuses, toujours essentielles pour
dŽcouvrir la logique des sociŽtŽs. Il n'est pas indiffŽrent de savoir que, pour
l'Occident chrŽtien, Dieu est Celui qui Est avant d'tre Celui qui crŽe : il
Est de toute ŽternitŽ, il aurait pu ne pas crŽer, ou crŽer autrement. En lui
l'ætre prime l'action. Ë son image, les Occidentaux affirmeront le primat de
l'tre sur la fonction. Plus particulirement, les juristes franais ne
pourront se reprŽsenter la sociŽtŽ que comme un ensemble de personnes ayant la
plŽnitude de l'tre juridique, donc les mmes droits quelles que soient les
fonctions qu'elles remplissent : vision impossible dans une Afrique animiste o
la fonction primant l'tre, la personnalitŽ juridique d'un individu ou d'un
groupe s'accro”t progressivement ˆ la mesure des fonctions qu'il est appelŽ ˆ
exercer. De mme, il n'est pas indiffŽrent de savoir que pour l'Occident
chrŽtien, le Dieu unique est radicalement extŽrieur ˆ sa crŽation, qu'il la
recrŽe ˆ chaque instant et qu'il la gouverne souverainement par la contrainte
uniforme de ses lois et dŽcrets. Jamais les juristes franais ne se dŽferont de
cette image. Ils ne pourront concevoir l'Etat ‑avatar la•cisŽ du Dieu
chrŽtien ‑ que comme unique, centralisŽ, extŽrieur aux citoyens, leur
accordant ˆ chaque instant la personnalitŽ qui leur permet d'tre et les droits
qui leur permettent d'agir et les gouvernant souverainement par la contrainte
uniforme des lois et dŽcrets : hors de l'ƒtat et de ses lois uniformes point de
Droit. Les juristes franais ne pourront imaginer que le Droit prenne en compte
la variŽtŽ des identitŽs individuelles ou collectives, ils ne pourront
concevoir de dŽcentralisations qu'ordonnŽes par l'ƒtat central, uniformes et
garanties par la lui. Opposition radicale entre la France et l'Afrique animiste
: ici l'uniformitŽ c'est la vie, lˆ‑bas c'est la mort.
Ce dŽtour par la sociŽtŽ franaise montre qu'il y a une vŽritable gŽnŽtique
de la pensŽe juridique. La cosmogonie influence‑t‑elle l'image
qu'une sociŽtŽ se fait d'elle‑mme et du mme coup les institutions
qu'elle se donne ? Ou bien la manire de penser l'univers et celle de se penser
sont-elles prisonnires d'une mme logique ? Il suffit ici de constater que
tout systme juridique rŽpond ˆ une logique qui le dŽpasse et le dŽtermine,
mais que cette logique permet et en mme temps limite l'intervention.
Le chercheur qui veut conna”tre les Droits originels de l'Afrique noire
doit aujourd'hui imiter le troisime joueur de belote. Aprs les avoir pris
pour le contraire de notre propre Droit, puis les avoir reconnus en tant que
Droits, il faut mettre au jour la logique qui a permis leur gense et limitŽ
leur expression. Jusqu'alors on ne peut pas plus prŽtendre conna”tre ces Droits
qu'on ne pourrait le faire du bridge aprs avoir observŽ les joueurs sans se
prŽoccuper des rgles.
Prenant appui sur les travaux de Dika Akwa Nya Bonambela, ainsi que
d'ƒtienne Le Roy et de quelques autres chercheurs du Laboratoire
d'Anthropologie Juridique de Paris, je me suis attachŽ depuis quelques annŽes ˆ
Žclairer les Droits originellement africains en dŽgageant cette logique et en
la situant par rapport ˆ celle qui gouverne le Droit franais le plus officiel.
Sur deux points au moins elles sont ˆ l'opposŽ l'une de l'autre :
‑ la premire affirme le primat de la fonction, tandis que la seconde
repose sur celui de l'tre ;
‑ la premire postule l'inclusion des contraires tandis que la
seconde repose sur leur union.
1 ‑ LE PRIMAT DE LA FONCTION
Le primat de l'tre n'a pas toujours ŽtŽ admis en Occident : d'antiques
cosmogonies grecques n'ont‑elles pas enseignŽ que les tres Žtaient sous
la dŽpendance de la justice ou de la guerre qui en rŽglaient la naissance et la
mort ? Mais c'est aux tres que pensaient les physiciens ioniens qui les
dŽcomposaient en leurs ŽlŽments ultimes et les mŽtaphysiciens qui, avec
Aristote, cherchaient ce qui est commun ˆ ceux d'une mme espce afin de les
classer dans un genre et de les dŽterminer par diffŽrence. C'est encore vers
des tres intelligibles, sphre incrŽŽe et infinie de caractre divin, idŽes ou
essences, Dieu premier moteur, que ParmŽnide, Platon et Aristote portaient leur
recherche.
Le Ç Je suis celui qui suis È de l'Exode devait engager les Pres de
l'Eglise et les penseurs mŽdiŽvaux plus avant encore sur la voie d'une
philosophie de l'tre: aprs eux, la chrŽtientŽ ne peut penser Dieu ni le monde
autrement que comme Celui qui est par lui‑mme et comme ce qui est par la
volontŽ crŽatrice du premier. Dieu est avant d'tre crŽateur, le monde est
avant de rendre gloire ˆ Dieu.
Ce primat de l'tre sur la fonction n'a d'ailleurs pas convaincu tous les
Occidentaux : aux exŽgtes de Marx qui dŽcrivent volontiers la formation des
classes avant d'analyser les modalitŽs et les effets de la lutte des classes,
Nicos Poulantzas objectait qu'on ne peut imaginer des classes existantes puis
entrant en lutte car c'est la lutte qui forme et dŽtermine les classes.
a) La fonction prime et dŽtermine les tres
Les Droits originellement africains ne connaissent pas des tres appelŽs ˆ
remplir des fonctions : c'est la fonction qui dŽtermine les tres. De ce point
de vue la logique africaine va plus loin que le fonctionnalisme durkheimien ou
malinovskien qui, considŽrant que les organes de la sociŽtŽ ont pour fonction
de satisfaire les besoins des tres, suppose, dans la tradition occidentale,
des tres prŽexistant aux fonctions.
CorrŽlatives du primat absolu de la fonction, l'Žvanescence de l'tre ou en
tout cas sa labilitŽ dŽroute le juriste occidental qui voit se dissoudre ses
repres habituels.
Dieu existe‑t‑il ? Cette question, de type occidental ou plus
gŽnŽralement de type abrahamique, n'a sans doute pas plus de sens dans la
logique animiste que pour Platon voyant dans l'Un, c'est‑ˆ‑dire
dans le Bien, non un tre substantiel mais un principe sans lequel il n'y
aurait pas d'tre, un principe lui‑mme au‑delˆ de l'tre et que
l'homme ne peut saisir intellectuellement. Si Aristote n'avait pas orientŽ
autrement ce qui allait devenir la pensŽe grŽco‑arabe, nous comprendrions
mieux la logique africaine.
Le discours animiste mythique sur Dieu ne rŽpond pas ˆ la question de son
existence : il affirme que Dieu anime l'univers, qu'il est, au cÏur de tout ce
qui existe, l'Žnergie cosmique sans laquelle rien ne serait, qu'il manifeste sa
puissance crŽatrice sous des formes diverses qualifiŽes, selon l'Žnergie
qu'elles rassemblent, de é divinitŽs, d'humains ou d'objet. Au Dieu de Mo•se
qui se dŽfinit comme l'Etre s'oppose ainsi le Dieu animiste qui n'est peuttre
qu'une fonction, animatrice de l'univers sans laquelle celui‑ci n'est pas
rationnellement comprŽhensible. Ë l'image de ce Dieu, fonction absolue au‑delˆ
de l'tre, l'univers n'est pas un ensemble d'tres mais un ensemble de
fonctions qui dŽterminent des tres.
C'est le cas des fonctions familiales et sociales qui dŽterminent le statut
des individus. En Europe l'individu est une personne, la mme personne de la
naissance ˆ la mort, avec un droit aux droits invariable pour chacun et
identique pour tous. La notion de personne juridique n'appartient pas aux
droits originellement africains. On y trouve celle de statut et de statut
dŽterminŽ par les fonctions exercŽes : le statut individuel est d'autant plus
important qu'on avance en ‰ge, qu'on est mariŽ (et, pour un homme, polygame),
qu'on a des enfants, qu'on est ˆ la tte d'un lignage, etc. ; il est d'autant
plus important qu'on est proche du pouvoir et les esclaves royaux exercent le
plus souvent une autoritŽ considŽrable sur les simples hommes libres.
L'tre est si peu stable qu'on passe facilement d'une forme d'tre ˆ une
autre. Jusqu'aujourd'hui les tribunaux du Gabon reconnaissent que certains
hommes peuvent pour mieux remplir leurs fonctions de chasseur ou de justicier
se mŽtamorphoser en panthres. Et les passages du monde visible ˆ l'invisible
et rŽciproquement ne sont pas rares.
Les objets eux‑mmes ont des statuts variŽs dŽterminŽs par les
fonctions qu'ils remplissent et qui peuvent en faire de vŽritables titulaires
de droits : ce n'est pas par mŽtaphore qu'on parle de ceux de la chaise ou des
tambours du roi, de ceux du bois sacrŽ ou de l'arbre ˆ palabre.
De mme, la notion de personne morale, cet tre collectif permanent support
de droits, ne se rencontre pas dans les Droits originellement africains. Mais
le village, le lignage, l'Etat ont des statuts variŽs et variables qui
dŽcoulent des fonctions qu'ils assument.
La fonction de reproduction et de sŽcuritŽ du lignage l'emporte sur toute
dŽfinition de son tre. Les juristes veulent y voir tant™t un ensemble
gŽnŽalogique, tant™t un groupe rŽsidentiel. De telles dŽfinitions sont vouŽes ˆ
l'erreur, car la fonction passe toute dŽfinition. Le lignage le plus
strictement patrilinŽaire et virilocal agrge tous ceux qu'il protge, parce
qu'il les a accueillis, y compris des Žtrangers, des maris vivant chez leurs
Žpouses et leurs enfants, des descendants par les femmes qui n'ont pas de
patrilignage parce que la dot n'a pas ŽtŽ versŽe ou bien qu'ils ont prŽfŽrŽ le
lignage de leur mre...
Ds lors que le lignage est concrtement dŽfini par sa fonction de
reproduction et de sŽcuritŽ, son tre abstrait ne peut se circonscrire avec
prŽcision et les querelles de spŽcialistes sur son caractre gŽnŽalogique,
rŽsidentiel ou mixte sont vaines.
De mme, il serait vain de vouloir dŽfinir en soi l'tre de l'ƒtat, tant
l'institutionnalisation durable et autonome du politique peut revtir de formes
variŽes rŽpondant toutes ˆ la mme fonction de cohŽrence. Dika Akwa nya
Bonambela a analysŽ les cycles successifs au cours desquels l'ƒtat s'actualise
ˆ la faon de l'Empire romain ou de l'ƒtat occidental puis se potentialise : ˆ
ce moment l'observateur Žtranger a du mal ˆ le reconna”tre dans un complexe de
royaumes indissociables parce que remplissant des fonctions complŽmentaires et
liŽs par l'action de confrŽries spŽcialisŽes (par exemple dans les relations
extŽrieures, la guerre, la police, la justice, le grand commerce, etc.) chacune
ayant son origine dans un des royaumes mais agissant par ses affiliŽs dans
l'ensemble qu'ils constituent.
En Occident la fonction ne dŽfinit pas des tres, mais les champs ou comme
on dit aujourd'hui les espaces dans lesquels ils se situent et Žvoluent :
l'espace politique, l'espace juridique et plus prŽcisŽment celui du Droit
pŽnal, celui du Droit public, etc. Les espaces peuvent aussi rester vides. Pour
l'espace politique c'est le cas de toutes les sociŽtŽs que les Occidentaux
dŽcrivent comme sans ƒtats parce qu'ils ne savent pas y voir la fonction
Žtatique ˆ l'Ïuvre dans des complŽmentaritŽs qui obligent ˆ la cohŽrence et
dans des institutions non centralisŽes qui la mettent en Ïuvre. De mme, pour
l'espace du Droit pŽnal que les Occidentaux imaginent vide lˆ o il n'y a pas
d'institution Žtatique centralisŽe exerant une fonction corrective, parce que
l'importance de cette fonction rŽgulatrice leur Žchappe lorsqu'elle est exercŽe
par une confrŽrie secrte ou par toute autre institution non centralisŽe. Dans
les Droits originellement africains ces vides n'existent pas : le primat de la
fonction sur l'tre entra”ne la co•ncidence des espaces et des tres, les tins
et les autres produits par elle.
De mme que les personnes, les lignages et l'ƒtat sont dŽfinis par les
fonctions qu'ils remplissent sans qu'on puisse les identifier ˆ un type
dŽterminŽ, de mme les biens n'ont ni existence ni valeur en soi : tout dŽpend
de la fonction qu'ils remplissent. Toutes les sociŽtŽs d'Afrique noire
distinguent les biens d'usages courants de ceux d'usage magique, talismans
divers, vtements d'apparat, chaises de pouvoir, objets de commandement,
tambours royaux, etc., dont l'usage et le maniement sont rŽservŽs ˆ certains
personnages. Toutes les sociŽtŽs d'Afrique noire connaissent la dualitŽ des
marchŽs : le marchŽ de jour o s'Žchangent les biens d'usages courants et le
marchŽ de nuit o s'Žchangent ou s'acquirent les biens d'usage magique. Et les
mmes biens ont des valeurs diffŽrentes selon qu'il s'agit de l'un ou l'autre
marchŽ, le marchŽ de jour Žtant d'ailleurs sujet ˆ certaines fluctuations en
rapport avec l'offre et la demande, tandis que les valeurs Ç magiques È,
Žchappant donc ˆ l'homme, sont fixes.
Un mme bien peut donc avoir des valeurs diffŽrentes et sa transmission
obŽir ˆ des rgles diffŽrentes selon la fonction ˆ laquelle il est destinŽ.
C'est encore la fonction qu'il convient de prendre en compte pour
comprendre les dŽmarches et les manifestations destinŽes ˆ signaler les
dysfonctionnements d'un groupe ou d'une sociŽtŽ : ordalies aux multiples formes
organisŽes pour obtenir un signe, maladie des hommes, des btes, de la terre,
qui Žclate comme un signe accusatoire, serments qui, ˆ mi‑chemin des
ordalies provoquŽes pour avoir un signe et des maladies qui imposent le leur,
crŽent une situation dans laquelle un signe risque d'appara”tre. On ne saurait
oublier que dans les Droits originellement africains la fonction ordalique transforme
l'instrument ordalique au point que la pierre doit flotter, le fer rouge
s'abstenir de bržler et le piment de piquer.
Enfin, l'objet d'Žtude du juriste par excellence, la coutume ne peut tre
considŽrŽ comme un ensemble normatif et autonome de rgles distinctes de celles
qu'imposeraient la morale, la religion ou les convenances. La coutume n'est pas
un tre, comme serait un corpus de lois : elle est la manire d'tre, de
parler, d'agir qui permet ˆ chacun de contribuer au mieux au maintien de le, cohŽsion
du groupe. Il n'y a pas de rgles ˆ proprement parler juridiques : mme dans
les domaines vitaux qui dŽfinissent le Droit, la coutume ne saurait tre isolŽe
de ce que nous appelons la morale, la religion ou les convenances qui lui
donnent une force supŽrieure pour remplir sa fonction. De plus cette mme
fonction de cohŽsion fait qu'on Žvite souvent d'invoquer la coutume : on fait
en sorte que les conflits n'aillent pas jusqu'ˆ un affrontement ouvert. Et
lorsqu'on ne peut faire autrement, on avance sur la voie de la solution, moins
par rŽfŽrence ˆ des rgles antŽrieurement arrtŽes que, cas par cas,
conformŽment ˆ ce qu'on estime l'intŽrt du groupe. Ë l'application de la loi,
on prŽfre la solution qui se dŽgage Ç dans le ventre du village È. Aussi, la
coutume, qui para”t parfois trs ferme quand elle est ŽnoncŽe, se rŽvle plus
fluctuante quand on a connaissance de son application (il s'agit ici de son
application hors des tribunaux, dont l'action tend an contraire ˆ la figer).
Elle n'est stable que dans la mesure o cette stabilitŽ est requise par sa
fonction de cohŽsion.
C'est donc bien toujours la fonction qui prime l'tre et lui imprime des
dŽterminations variŽes, ˆ la diffŽrence des Droits occidentaux qui considrent
qu'une fonction ne peut tre remplie que par un tre indŽpendant d'elle. C'est
aussi la fonction qui prime et dŽtermine les rapports.
b) La fonction prime et dŽtermine les rapports
Les Droits originellement africains ne connaissent pas plus de rapports
d'tres indŽpendants des fonctions. DŽterminant les tres, la fonction
dŽtermine donc le rapport entre les tres. On mesure ici la diffŽrence avec un
certain structuralisme, qui tendrait ˆ faire des rapports un absolu.
La division sexuelle
est l'une des grandes divisions fonctionnelles des Droits originellement
africains : chaque sociŽtŽ reconna”t une fonction paternelle et une fonction
maternelle distinctes (il n'y a pas de fonction parentale). Ces fonctions
dŽterminent des rapports paternels et maternels sur lesquels les juristes s'attardent
gŽnŽralement peu.
Dans les Droits originellement africains, les individus ont gŽnŽralement
beaucoup plus de pres et de mres (et corrŽlativement beaucoup moins d'oncles
et de tantes) qu'en Europe. Tous les frres du pre d'un individu sont aussi
ses pres, toutes les sÏurs de sa mre sont aussi ses mres. Souvent le rapport
paternel ou maternel est encore multipliŽ : les sÏurs des pres sont des pres‑femmes
et les frres des mres des mres-hommes. Ë la limite dans certaines sociŽtŽs
tous les parents par le pre sont des pres (hommes ou femmes) et tous les
parents par la mre sont des mres (hommes ou femmes). Il arrive mme que les
habitants du village d'origine du pre ou de son pre soient tous des pres,
tandis que ceux du village d'origine de la mre ou de sa mre sont tous des
mres.
Il faut bien noter que la fonction de pre et celle de mre, variables
d'une sociŽtŽ ˆ l'autre, sont gŽnŽralement complŽmentaires : dans les sociŽtŽs
patrilinŽaires les mres et les parents maternels sont souvent un recours quand
les pres et les parents paternels n'apportent pas une sŽcuritŽ suffisante,
dans les sociŽtŽs matrilinŽaires c'est plut™t l'inverse. Mais dans ce rapport
paternel ou maternel, la rŽalitŽ du sexe et l'inscription dans une gŽnŽration antŽrieure
sont moins importantes que la fonction : la plupart du temps, c'est elle et non
le sexe qui dŽtermine le rapport.
Du mme coup, elle dŽtermine les rapports de fraternitŽ. Les enfants qui
ont les mmes pres ou les mmes mres sont tous frres et sÏurs. Et comme les
systmes parentaux africains postulent plus de pres et de mres que les
systmes europŽens, on y trouve toujours plus de frres et plus de sÏurs. Mais
ces mots risquent de faire illusion, dans la mesure o ils renvoient
indistinctement au pre ou ˆ la mre. Les langues africaines prŽfrent inclure
le rapport de fraternitŽ dans la fonction paternelle ou maternelle et dire Ç
fils (ou filles) de mme pre È ou Ç fils (ou filles) de mme mre È. Lˆ encore
c'est la fonction qui dŽtermine le rapport.
Il en va de mme dans le mariage. Sa fonction principale, la structuration
de la sociŽtŽ par l'alliance des lignages, ainsi que la fonction seconde de
perpŽtuation des lignages, dŽterminent les rapports qui lient les Žpoux et les
lignages.
Ce primat de la fonction explique la frŽquence non nŽgligeable dans les
Droits originellement africains de mariages, sinon sans consentement des Žpoux,
du moins sans un choix rŽciproque vŽritable : Žpoux contraints par leurs
lignages respectifs, identitŽ de l'Žpoux ou de l'Žpouse celŽe, mme ˆ
l'intŽressŽ, parfois jusqu'ˆ la fin de la cŽrŽmonie, lŽvirat, sororat et
mariage prŽfŽrentiels ne peuvent tre analysŽs comme dans l'Occident chrŽtien,
o l'accord des deux Žpoux l'emporte de beaucoup sur l'effet structurant du
mariage, la structure ˆ atteindre, l'uniformitŽ, Žtant plut™t attendus de
l'Etat & du Droit.
Ë un autre niveau, la fonction de structuration s'impose aux lignages eux‑mmes.
Le devoir de structurer la sociŽtŽ ˆ laquelle on appartient fait que, consciemment
ou non, c'est au sein de l'ethnie, de ce qu'ˆ l'intŽrieur de l'ethnie les
Occidentaux appellent souvent tribu, ou du village ou groupe de villages, que
se nouent par mariage les alliances entre lignages. Rares sont les alliances
interethniques, sauf cas exceptionnels qui confirment qu'il s'agit encore de
structurer la sociŽtŽ : mariages intŽgrant l'Žtranger, mariages de lignages
commerants assurant des alliŽs aux diverses escales caravanires, mariages
politiques entre ethnie conquŽrante et populations conquises ou entre lignage
impŽrial et populations soumises, mariages de gens de castes pour qui le
rattachement ˆ une ethnie est moins important que la similitude de caste. Hors
ces cas particuliers, l'ethnie appara”t souvent comme un ensemble de lignages
liŽs par le droit et plus encore le devoir d'inter‑mariage.
Enfin, le primat de la fonction structurante du mariage par alliance entre
lignages ressort du caractre obligatoire de la dot. La remise d'une dot au
lignage de la femme, auquel elle sert souvent ˆ de nouvelles alliances (les
biens dotaux, animaux, outils, cauris, poudre d'or, etc. se diffŽrencient alors
des autres biens en raison de leur fonction particulire), est une institution
quasi gŽnŽrale. Elle signifie que la sociŽtŽ n'est pas une juxtaposition de
matrilignages conservant les enfants qui y naissent, mais qu'elle se structure
par alliance entre lignages. Quand il n'y a pas de dot, c'est souvent que ceux
qui auraient dž bŽnŽficier ont prŽfŽrŽ se rŽserver le droit de recevoir les dots
des filles qui na”tront du mariage : l'alliance n'est que retardŽe.
LÕobligation d'alliance que symbolise le versement d'une dot est si impŽrieuse
qu'elle intervient mme lˆ o on l'attendrait le moins, dans le mariage par
rapt : commencŽ par l'acte apparemment le plus Žtranger ˆ la notion d'alliance,
il n'aboutit en gŽnŽral que si l'auteur de l'enlvement et son lignage
obtiennent pardon et alliance concrŽtisŽs par l'acceptation d'une dot. Le
mariage par rapt introduit une certaine initiative des jeunes par rapport ˆ la
dŽcision des anciens dans le choix des alliŽs, il ne va pas ˆ l'encontre de la
fonction structurante du mariage.
Paralllement ˆ la fonction de structuration, la fonction de la
restructuration de la sociŽtŽ dŽtermine frŽquemment de nouveaux rapports entre
les individus et entre les groupes.
Les juristes
occidentaux spŽcialistes des Droits originellement africains ne se sont gure
intŽressŽs ˆ la restructuration de la sociŽtŽ que lorsqu'elle rŽsulte d'un
rglement de conflit. Mais il est d'autres formes qu'ils ne peuvent nŽgliger,
mme si les classifications europŽennes ne permettent pas de sentir de prime
abord leur parentŽ avec le rglement des conflits : les cŽrŽmonies pŽriodiques
de rŽnovation et le traitement des maladies par exemple. La fte est
d'ailleurs, comme la guŽrison, une rŽconciliation. On le sait depuis longtemps
pour la premire dont le caractre de remise en ordre est bien connu. Mais ce
n'est pas moins vrai pour la guŽrison. La maladie est presque toujours
rŽvŽlatrice de conflits cachŽs, entre anctres dans l'invisible, entre les
anctres et le malade, entre ses parents, avec eux ou avec ses voisins, etc.
Ces conflits, comme les fautes Žgalement cachŽes qui les ont causŽs ou
aggravŽs, doivent tre rendus publics. La dŽtermination de leurs au eurs, par
le guŽrisseur ou par l'aveu, entra”ne le pardon et dŽlivre le malade, assurŽ de
retrouver son autonomie par rapport aux antagonistes et de pouvoir ainsi tre
mieux intŽgrŽ au lignage. Les rites thŽrapeutiques, qui font toujours
participer les parents, le village, les voisins, sans compter les anctres et
les gŽnies, sont entirement orientŽs par leur fonction de restructuration de
la sociŽtŽ en dŽsordre.
Ce n'est pas trs diffŽrent du rglement des conflits au sens le plus habituel
du terme, lorsque le conflit Žclate. Cette prŽcision est importante, car la
restructuration de la sociŽtŽ est plus facile si le conflit est rŽsolu avant
d'tre public. Celui qui s'estime lŽsŽ doit donc tout essayer pour y arriver.
Certains signes conventionnels dŽposŽs par un homme volŽ sur le chemin de celui
qu'il souponne d'tre l'auteur du vol incitent ˆ restituer discrtement
l'objet du larcin de peur d'tre victime de malŽfices : le volŽ rentrera dans
son bien, mais sans avoir la preuve que le voleur est celui auquel il pensait
(le voleur peut tre autre et tre passŽ sur le chemin) et celui‑ci le
saura : on aura rŽparŽ le tissu social avant qu'il ne soit vraiment dŽchirŽ.
Lorsque les parties au conflit sont connues, par exemple lorsqu'une Žpouse fait
retraite dans sa famille pour marquer son opposition au traitement que lui
inflige son mari, les parents, les amis, les voisins de ce dernier et ceux de
la femme feront tout leur possible pour Žviter la rupture dŽfinitive.
Quand le conflit se noue publiquement, la prŽoccupation de restructurer la
sociŽtŽ commande les modalitŽs de la solution. Pour rŽconcilier, il faut
convaincre. Autant que possible, on s'adressera ˆ un juge Ç naturel È
connaissant d'autant mieux l'affaire et les parties qu'il y est impliquŽ, le
chef du lignage concernŽ, le ma”tre de la terre, celui de la brousse ou des
eaux, selon la nature du conflit (la question de la qualification est donc
particulirement importante). On peut aussi s'adresser ˆ un juge choisi en
commun, voire un Ç passant È qui accepte de tenter de rŽgler le conflit. Dans
un cas comme dans l'autre, il appartient au juge de convaincre les parties, car
il faut restructurer la sociŽtŽ de l'intŽrieur. Souvent quand un premier juge
Žchoue, on en cherche un deuxime, un troisime ou plus. Une dŽcision imposŽe ‑‑
il en faut parfois ‑ ne constitue pas une bonne restructuration de la
sociŽtŽ. On a vu que la coutume elle‑mme, qu'on invoquera pour justifier
la dŽcision cde devant cette finalitŽ : c'est sa capacitŽ ˆ restructurer le
groupe qui dŽtermine son emploi.
Qu'il s'agisse de fte, de guŽrison ou au sens plus classique du terme de
rglement de conflit, la fonction de restructuration de la sociŽtŽ est donc
toujours au premier plan : c'est elle qui dŽtermine les nouveaux rapports ˆ
Žtablir entre les individus et les modalitŽs suivant lesquelles on y parvient.
Dernier exemple de primat de la fonction sur le rapport entre les tres :
la hiŽrarchisation gŽnŽralisŽe du monde en gŽnŽral et de toute sociŽtŽ en
particulier.
Le monde animiste ne reoit pas sa cohŽrence d'un tre qui lui serait
extŽrieur, Dieu crŽateur ou Etat‑Providence, et qui imposerait sa loi ˆ
des tres Žgaux dans la soumission. Il la trouve dans les rapports
hiŽrarchiques que la fonction de cohŽsion impose aux tres qui le composent. Il
n'existe que parce qu'il est inŽgalitaire.
Cette hiŽrarchie s'ordonne autour de l'Žnergie qui anime l'univers ou, plus
exactement, des modalitŽs selon lesquelles elle se distribue. L'invisible est
supŽrieur au visible, puisque les tres sont conus dans l'invisible avant
d'appara”tre dans le visible. Les anctres sont supŽrieurs aux vivants
puisqu'ils leur ont donnŽ la vie, les anciens aux plus jeunes : ainsi
s'affirment l'autoritŽ des morts et le pouvoir des anciens (encore que la
gŽrontocratie ne soit pas absolue : le commandement peut revenir ˆ celui qui
par ses acquis initiatiques, scolaires, Žconomiques, etc., peut mettre en Ïuvre
plus d'Žnergie que son frre a”nŽ, son pre ou son oncle). Celui qui donne est
supŽrieur ˆ celui qui reoit. La terre donne la nourriture aux paysans qui la
donnent aux gens de caste et de ce fait leur sont supŽrieurs (mais en sens
inverse le forgeron qui donne le fer et le pouvoir qui lui est liŽ y trouve une
supŽrioritŽ). Entre les lignages paysans, celui du ma”tre de la terre qui
distribue l'accs ˆ la terre est supŽrieur ˆ ceux que le ma”tre de la terre
autorise ˆ cultiver. Enfin, tout mari est l'obligŽ du lignage qui lui a donnŽ
femme et par consŽquent enfants (mais le rapport peut se doubler d'un rapport
inverse, par exemple s'il accorde une de ses filles ˆ un parent du lignage de
son Žpouse).
On voit par cet exemple l'ŽtrangetŽ du rapport hiŽrarchique animiste. Entre
le donner et le recevoir il n'y a pas compensation : celui qui donne et reoit
est supŽrieur au donataire et infŽrieur au donateur, mme si c'est le mme
groupe ou le mme individu ; et le groupe qui donne, par exemple, des Žpouses ˆ
un groupe qui en donne ˆ un troisime qui en donne ˆ un quatrime, peut fort
bien tre hiŽrarchiquement ˆ la fois supŽrieur ˆ ce dernier par l'intermŽdiaire
des deux autres et son infŽrieur si c'est de ce quatrime qu'il reoit ses
Žpouses. D'autre part le rapport hiŽrarchique peut tre brouillŽ par
l'insistance des morts ˆ s'incarner dans leurs descendants : l'enfant est
l'infŽrieur de son pre, mais d'un autre point de vue il est la rŽincarnation
du grand‑pre donc le supŽrieur de son pre.
C'est que le rapport
hiŽrarchique n'exprime pas les positions respectives des tres considŽrŽs mais
l'origine des flux d'Žnergie que l'on reoit ou que l'on transmet. Faisant
appara”tre la structure de l'univers, il permet de la respecter. Et c'est
essentiel. Ignorer la hiŽrarchie, ce serait introduire le dŽsordre : il faut
passer par le ma”tre du lignage pour atteindre celui du village et plus
lointainement le roi , ˆ l'inverse celui‑ci ne peut commander directement
ses sujets. Dans tout domaine, il y a donc une hiŽrarchie qui correspond ˆ la
structure dynamique de l'univers et qui concourt au maintien de sa cohŽrence.
C'est cette fonction qui dŽtermine le caractre universel du principe
hiŽrarchique et les modalitŽs de son expression qui surprennent l'Occidental
habituŽ ˆ rechercher l'ŽgalitŽ et ˆ Žtablir les rapports en considŽrant les
tres et non les fonctions.
Mais il faut changer de mode de penser pour comprendre les Droits
originellement africains dans leur logique qui place la fonction avant les
tres et leurs rapports. Cette mme logique diffre de la n™tre sur un autre
point essentiel : au principe d'exclusion des contraires elle substitue
l'affirmation de l'union des contraires.
Le principe aristotŽlicien de l'exclusion des contraires imprgne avec une
telle force la pensŽe occidentale, depuis huit sicles, qu'elle admet difficilement
d'autres modes de pensŽe: on le voit bien pour la pensŽe dialectique o la
thse appelle l'antithse et toutes deux la synthse qui, en dŽpit de
l'autoritŽ de Hegel et du succs de Marx, n'est pas devenue le mode de penser
habituel de l'Occident. En particulier les Droits occidentaux visent
essentiellement ˆ dŽlimiter de faon exclusive les domaines de compŽtence des
acteurs, individus ou personnes morales.
C'est que dans la pensŽe occidentale, la cohŽrence du monde ne vient pas
d'une attraction rŽciproque de ses ŽlŽments, mais des lois qui leurs sont
imposŽes de l'extŽrieur. Ayant crŽŽ le monde, le Dieu chrŽtien continue ˆ le
crŽer ˆ chaque instant en le gouvernant par ses lois et ses dŽcrets. L'ƒtat,
son avatar la•que, gouverne semblablement par ses lois et ses dŽcrets la
sociŽtŽ des hommes, tandis que la Nature, autre avatar de Dieu, impose ses
lois, les Ç lois de la nature È, ˆ l'ensemble de l'univers (si les corps
s'attirent, ce n'est pas spontanŽment, mais par l'effet d'une loi qui leur est
imposŽe, la loi de la gravitation universelle). La pensŽe scientifique
occidentale est si marquŽe par la conviction que tout ce qui existe est
gouvernŽ par des lois imposŽes de l'extŽrieur qu'elle se consacre quasi
exclusivement ˆ la dŽcouverte de ces lois. lois de la matire et de la vie dans
les sciences dites exactes, lois de J'esprit et de la vie en commun dans les
sciences humaines et sociales. Ce gouvernement de l'extŽrieur ne peut organiser
le monde qu'en assignant ˆ chaque tre une place clairement dŽfinie et
exclusive des autres. Tel est bien l'objet de la plupart des lŽgislations
occidentales : elles dŽlimitent des domaines de compŽtence autant que possible
exclusifs.
On est ici ˆ l'antipode de la pensŽe animiste pour qui la cohŽsion du monde
ne lui vient pas de l'extŽrieur mais d'un mouvement interne de diffŽrenciation
aboutissant ˆ l'union des contraires. L'opposition ressort ˆ l'Žvidence du
rapprochement de deux mythes qui rapportent la fondation de la sociŽtŽ :
Rousseau l'imagine reposant sur un contrat passŽ entre des individus
strictement semblables et qui, pour la maintenir doivent immŽdiatement
instaurer un pouvoir extŽrieur, celui de ]'ƒtat ; des Bambara exposent ˆ
l'inverse qu'avant de fonder un village, deux frres, individus aussi semblables
que possible, durent se diffŽrencier professionnellement, s'engageant en leur
nom et au nom de leurs descendants, l'un ˆ cultiver la terre, l'autre ˆ
travailler le mŽtal. Dans le premier cas la sociŽtŽ exclut les contraires, dans
le second elle les inclut : pour les Bambara il n'y a sociŽtŽ que lˆ o les
diffŽrences imposent la solidaritŽ.
De mme, les cosmogonies animistes d'Afrique noire ne font jamais appel ˆ
un Dieu antŽrieur et extŽrieur ˆ sa crŽation. Il y a eu crŽation, mais prŽcŽdŽe
d'un chaos qui mlait en lui ce qui devait devenir la divinitŽ et ce qui devait
devenir le monde. Par des diffŽrenciations progressives, gŽnŽratrices de
complŽmentaritŽs et donc d'exigences d'unitŽ, la divinitŽ devait appara”tre
dans des manifestations variŽes, souvent interprŽtŽes par les EuropŽens comme
autant de dieux diffŽrents. Ces manifestations de la divinitŽ avaient aidŽ la
matire ˆ se diversifier et l'homme ˆ na”tre. Ë son tour l'homme a donnŽ
naissance ˆ des peuples, des pays, des villages, des lignages, des foyers,
etc., se distinguant de plus en plus avec les temps. Aussi, plus la matire est
diverse et plus les hommes se diffŽrencient, plus grande est l'exigence de
cohŽrence de l'ensemble.
Les mythes de fondation de villages ou de l'univers, rŽvlent donc une mme
vision des forces ˆ l'Ïuvre dans le monde. Cette vision, qu'on retrouve dans
les Droits originellement africains, se caractŽrise en trois termes :
‑ spontanŽitŽ du mouvement ‑ diffŽrenciation progressive ‑
conjonction des diffŽrences.
a) La spontanŽitŽ du mouvement
La pensŽe animiste est une pensŽe foncirement libertaire : elle refuse la
contrainte comme explication gŽnŽrale du mouvement, elle l'attribue au
dynamisme interne de l'univers et de chacun de ces ŽlŽments. Ce primat de la
spontanŽitŽ sur la contrainte marque profondŽment les Droits originellement
africains.
D'abord dans la dŽfinition mme du Droit. Si les administrateurs, les
juristes et les ethnologues occidentaux ont pu rŽdiger des coutumiers en
pensant, ˆ la faon des FacultŽs europŽennes, que le Droit Žtait constituŽ de
rgles susceptibles d'tre imposŽes par la contrainte aux individus, ils ont
donnŽ une fausse image de ce Droit. Le Droit n'est ni un ensemble de rgles, ni
un comportement conforme ˆ des rgles. Il est une manire d'tre, d'agir, de
penser en fonction de la sociŽtŽ et de l'univers, reconnue juste par la
communautŽ et dont l'expression ne saurait tre formulŽe ˆ l'avance avec une
valeur absolue. S'il y a des rgles qu'on peut formuler et qu'on formule
d'ailleurs volontiers quand le chercheur occidental le demande, ce ne sont pas
des rgles ˆ l'europŽenne, mais plut™t des guides qui aideront ˆ dŽgager dans
chaque cas particulier la solution droite. La dignitŽ de l'homme lui interdit
d'tre l'esclave d'une rgle, elle exige qu'il engage sa pleine responsabilitŽ
dans les dŽcisions qu'il prend.
De lˆ l'importance capitale de l'Žducation et sa nature initiatique. Il n'y
a pas de savoirs extŽrieurs ˆ l'homme que des manuels et des instituteurs
,aideraient ˆ acquŽrir. Les vŽritŽs ne constituent pas des corpus qui
existeraient indŽpendamment de lui. Elles doivent tre vŽcues et de ce fait ne
peuvent tre que progressivement dŽcouvertes par chacun.
De lˆ, aussi, la diffŽrence profonde entre l'ƒtat europŽen et lÕƒtat traditionnel
en Afrique. Le premier est conu, comme on a vu, ˆ l'image du Dieu crŽateur,
extŽrieur ˆ sa crŽation : il gouverne la sociŽtŽ par ses lois et assure ainsi
sa cohŽrence. Ce gouvernement de l'extŽrieur par le Droit ne rŽpond pas ˆ la
vision animiste du monde. Tandis qu'en Europe, l'ƒtat assume de plus en plus de
responsabilitŽs qui en font vŽritablement un ƒtat‑Providence, dans les
sociŽtŽs africaines traditionnelles chaque individu ou chaque groupe devait ˆ
sa place se gouverner lui‑mme: l'ƒtat ne peut ni dŽcider pour lui, ni le
dŽcharger de sa responsabilitŽ. Mme lorsqu'il se prŽsente sous sa forme la
plus visible, la plus puissante, l'ƒtat n'exerce que les compŽtences limitŽes,
militaires, diplomatiques, justicires, Žconomiques ou fiscales, indispensables
ˆ sa fonction : ma”tre de la production et du commerce du sel ou de l'or, par
exemple, il n'intervient pas dans ceux des autres produits ; juge Ç naturel È
des crimes le concernant (qui peuvent d'ailleurs aller jusqu'ˆ tout acte de
sorcellerie), il n'intervient pas dans les autres causes ; plus gŽnŽralement
l'ƒtat intervient peu dans la vie des lignages et des villages qui dŽsignent
leurs chefs, dŽcident de leurs alliances et rglent leurs conflits en dehors de
lui ; leurs coutumes lui Žchappent.
Quant au rglement des conflits, dont on a vu les modalitŽs cŽrŽmonielles,
thŽrapeutiques ou juridictionnelles, il s'inscrit dans le mme refus de fonder
la cohŽrence de la sociŽtŽ sur la puissance d'une autoritŽ extŽrieure. Il faut
persuader, convaincre, concilier et rŽconcilier.
Tous les exemples opposent ainsi les Droits occidentaux aux Droits
originellement africains. Les uns et les autres expriment la structure idŽale
de la sociŽtŽ, mais ceux‑lˆ l'imposent en quelque sorte de l'extŽrieur,
alors que ceux‑ci ne le font pas.
En Afrique la cohŽrence vient de l'intŽrieur, de l'Žnergie qui anime le
monde. En effet cette Žnergie qui en produit les ŽlŽments, les produits
diffŽrents, donc incomplets et ne pouvant se reproduire sans faire appel les
uns aux autres.
b) La diffŽrenciation progressive
Loin de viser ˆ lÕŽgalitŽ ou ˆ lÕuniformitŽ comme les Droits occidentaux,
les Droits originellement africains semblent s'en dŽfier. ƒgalitŽ et uniformitŽ
sont dangereuses pour la sociŽtŽ : la crainte souvent suscitŽe par la naissance
de jumeaux en est un tŽmoignage. InŽgalitŽ et diversitŽ sont au contraire des
facteurs de cohŽsion sociale, chacun ayant besoin de l'autre pour ce qu'il n'a
pas.
Les mythes ne dŽcrivent pas la crŽation comme le passage du nŽant ˆ l'tre,
mais comme celui de l'indistinct au diffŽrenciŽ. . Le paysage juridique est
donc radicalement diffŽrent de celui de pays comme la Belgique ou la France :
l'uniformitŽ en est exclue.
La diversitŽ caractŽrise le temps. Il y a des jours pour certains actes
juridiques et dÕautres o ils sont interdits, des jours pour la justice et
dÕautres o elle est impossible, des heures avec chacune sa personnalitŽ
diffŽrente. Il y a surtout le jour et la nuit : on l'a vu pour le marchŽ du
jour, celui des biens courants et le marchŽ de la nuit, celui des biens
magiques ; mais il y a aussi les sociŽtŽs qui agissent le jour et celles qui
agissent la nuit, les conseils du jour et les conseils de la nuit, la justice
du jour et celle de la nuit, des royautŽs solaires et des royautŽs lunaires et
parfois comme ˆ Porto‑Novo un roi du jour et un roi de la nuit.
La diversitŽ caractŽrise aussi l'espace qui se diversifie et s'articule en
zones de nature, parce que de fonction diffŽrentes : espaces habitŽs, espaces
cultivŽs, brousses et forts appropriŽes, brousses et forts lointaines,
parcours de troupeaux, bois sacrŽs, eaux sacrŽes, lieux de culte, etc. Des
ma”trises diffŽrentes et par consŽquent des justices diffŽrentes s'exercent sur
les uns et les autres, des Žnergies diffŽrentes y circulent.
C'est que la diversitŽ caractŽrise aussi le pouvoir. Dans les droits
originellement africains, il n'y a pas un pouvoir, mais des pouvoirs distincts.
Ces pouvoirs sont de nature diffŽrente : pouvoir sur les hommes du chef de
lignage ou de village, pouvoir du ma”tre de la terre ou du ma”tre de la
pluie, du ma”tre des eaux, du ma”tre de la brousse ou de la fort, du ma”tre du
mŽtal, du ma”tre de l'invisible, etc. Et tous ces pouvoirs ayant des fonctions
diffŽrentes sont interdŽpendants. Chacun a besoin des autres : que pourrait le
chef du village auquel s'opposerait le ma”tre de la terre ou dans un pays de
pche le ma”tre de la mer ? La diffŽrenciation des pouvoirs protge du
despotisme de l'un d'eux sur lesquels tous s'exercent. Ë cette diversification
des pouvoirs rŽpond d'ailleurs une diffŽrenciation des groupes sociaux.
Le mythe bambara, rŽsumŽ ci‑dessus, rappelle qu'on ne peut fonder une
sociŽtŽ que sur la diffŽrence : il faut que les membres d'un mme lignage, trop
semblables par dŽfinition, dŽcident de se diffŽrencier en restreignant leurs
activitŽs, l'un se consacrant ˆ la forge, l'autre ˆ la culture, pour que puisse
na”tre un village. Le parental entretient la similitude, le politique ne nait
pas du contrat social qui le confirmerait mais de la diffŽrenciation sociale
qui crŽe un ordre de rapports radicalement diffŽrents. La diffŽrence n'est pas
seulement entre paysans et gens de mŽtiers, mais aussi entre les lignages de
pouvoir et les autres. Ë un niveau plus restreint elle est entre les lignages
d'une mme catŽgorie, par exemple les lignages paysans que tout pousse
normalement ˆ se distinguer les uns des autres par des activitŽs, des cultes,
des comportements propres ˆ chacun. Tous ces exemples sont synchroniques. Mais
la diffŽrenciation est Žgalement diachronique.
C'est le cas de la diffŽrenciation entre l'invisible et le visible. Ce qui
se joue dans le visible rŽsulte gŽnŽralement de ce qui s'est jouŽ au prŽalable
dans l'invisible. On pourrait dire que tout est conu dans celui‑ci avant
d'appara”tre dans celui‑lˆ. Mais il ne s'agit pas d'une simple
duplication. Uinvisible, plus vrai que le visible parce que proche de l'Žnergie
fondamentale de l'univers, est aussi plus riche : tout ce qui s'y passe ne se
traduit pas forcŽment dans le visible. En tout cas les Droits originellement
africains font la plus grande part ˆ l'invisible : les luttes qui s'y
dŽroulent, notamment entre groupes d'anctres morts, psent lourdement sur les
faits et gestes des vivants.
Tout homme est appelŽ ˆ fonder un foyer qui deviendra peut‑tre un
lignage, lequel sera alors diffŽrenciŽ en plusieurs foyers. Tout lignage est
appelŽ ˆ devenir avec les gŽnŽrations un peuple qui sera alors diffŽrenciŽ en
lignages. Tout peuple peut devenir un ensemble de peuples constitutifs d'un
empire ou d'un continent. Le temps ne pousse pas ˆ la reproduction, comme le
disent les sociologues occidentaux, mais ˆ la diffŽrenciation.
Enfin, tout donataire doit se diffŽrencier du donateur. Nul ne possde rien
qu'il n'ait reu et pour tre libre ˆ l'Žgard de l'auteur, il faut lui offrir
quelque chose. Tout don entra”ne un contre‑don, qui peut tre lui‑mme
un vŽritable don entra”nant ˆ son tour un autre contre‑don. Les enfants
sont un don de Dieu que, dans beaucoup de sociŽtŽs, les lignages ne possdent
yraiment qu'aprs avoir restituŽ ˆ la terre le cordon ombilical et le placenta.
A la terre aussi, il convient d'offrir pour ' pouvoir en disposer les prŽmices
des rŽcoltes et un peu de la boisson ou de la nourriture que l'on va consommer.
De mme, l'adolescent ne disposera‑t‑il librement de la facultŽ de
procrŽation que Dieu lui a accordŽe qu'aprs lui avoir sacrifiŽ son prŽpuce et
ne pourra‑t‑il recevoir une Žpouse que s'il verse une dot au
lignage qui la lui accordera. Il faut se diffŽrencier du donateur.
Encore peut‑on interprŽter autrement la circoncision (mais comme les
prŽcautions, deux explications valent mieux qu'une). L'homme doit pour suivre
lÕÏuvre de diffŽrenciation de l'univers, la grande diffŽrenciation, aprs celle
de l'invisible et du visible, est sans doute celle des hommes et des femmes.
Mais elle est inachevŽe : il reste quelque chose de fŽminin en l'homme et de
masculin en la femme dont la circoncision et lˆ o elle se pratique l'excision
les dŽlivrent dŽfinitivement.
Ainsi, l'Žnergie qui circule en chaque tre conduit ˆ une diffŽrenciation
de plus en plus poussŽe. Mais cela mme les rend solidaires et, l'exemple de la
diffŽrenciation sexuelle le montre clairement, les pousse ˆ se rapprocher les
uns des autres. Les tres ne se sŽparent que pour mieux se conjoindre.
c) La conjonction des diffŽrences
La conjonction des diffŽrences semble le but ultime de la diffŽrenciation
que nous venons de voir ˆ l'Ïuvre, comme si l'univers devait passer par
l'incohŽrence pour atteindre la cohŽrence. Et peut‑tre n'y a‑t‑il
pas d'autre voie quand on Žcarte la possibilitŽ d'une cohŽrence imposŽe de
l'extŽrieur. Les forces de cohŽsion doivent donc tre au moins aussi puissantes
que celles qui aboutissent ˆ la diffŽrenciation.
C'est le cas de la tendance des lignages ˆ constituer des communautŽs sous
des formes trs diverses. Ce processus de communautarisation est partout ˆ
l'Ïuvre dans les Droits originellement africains, ˆ la fois rŽel et
idŽologique.
Le mariage en est l'exemple le plus connu. Il Žtablit ou ravive des liens
entre les lignages d'une mme ethnie, d'un mme groupe de villages, voire d'un
mme village. La terre est un autre exemple : les liens de voisinage sont autre
chose qu'une simple juxtaposition de cultivateurs ou d'habitants puisqu'ils les
inscrivent souvent dans un mme systme social autour du ma”tre de la terre qui
est leur intermŽdiaire unique ˆ J'Žgard des puissances invisibles contr™lant le
lieu sur lequel ils sont installŽs.
Mais le plus significatif de la tendance ˆ la communautarisation c'est la
combinaison du mariage et de la terre. Par exemple les hommes d'un mme
patrilignage dans une sociŽtŽ uxorilocale sont rapidement obligŽs de vivre loin
des terres de leurs anctres, ˆ moins qu'une coutume de mariages prŽfŽrentiels
ne permette ˆ ceux qui sont nŽs hors de ces terres d'y revenir en Žpousant leur
cousine croisŽe. Par exemple encore, un matrilignage ma”tre de la terre accorde
ses filles en mariage aux patrilignages autorisŽs ˆ cultiver son domaine,
crŽant ainsi une communautŽ ˆ la fois gŽnŽalogique et rŽsidentielle.
Ë la limite, le dŽsir de constituer une communautŽ est si fort que l'on
agrge sinon les Žtrangers, installŽs et mariŽs au sein du groupe, du moins
leurs enfants au regard desquels le mariage a crŽŽ d'indiscutables liens
gŽnŽalogiques.
D'ailleurs la
gŽnŽalogie rŽpond plus ˆ une exigence de classement qu'ˆ un besoin de retrouver
un passŽ rŽel. On discute de beaucoup de choses sous l'arbre ˆ palabre d'un
village africain, mais les discussions les plus frŽquentes et les plus animŽes
portent sur les gŽnŽalogies : il n'y a pas de raison de penser qu'il en Žtait
autrement autrefois. On Žvoque ainsi les fondateurs de villages, les meneurs de
groupes en dŽplacement, les anctres communs et peu ˆ peu on voit se dessiner
une carte parentale des villages, des ethnies et des peuples faisant ressortir
le degrŽ de proximitŽ ou d'Žloignement de chacun par rapport aux autres.
Lorsque la gŽnŽalogie remonte assez haut, les blancs eux‑mmes trouvent
leur ancrage. Ainsi, loin de tout support rŽel, la gŽnŽalogie ˆ l'Žtat pur
continue ˆ remplir sa fonction de classement des individus, des groupes et des
peuples.
Mais il n'y a pas que la parentŽ et la terre pour crŽer ou justifier la
conscience communautaire. C'est aussi l'effet de nombreuses institutions
collectives : cultes communs aux lignages de la communautŽ, chasses
collectives, activitŽs pastorales collectives, Žducation collective des
adolescents, regroupement des individus par classe d'‰ge, sociŽtŽs
initiatiques, marchŽ pŽriodique (les marchŽs sont des lieux de vie publique
trs importants pour le juriste en raison des annonces qui y sont proclamŽes et
parfois des actes qui y sont accomplis notamment en matire de ch‰timents),
etc. tout concourt ˆ faire de la sociŽtŽ une conjonction de diffŽrences.
L'ƒtat n'en diffre que par l'importance des Žnergies mises en Ïuvre. Mais
lui aussi remplit sa fonction de cohŽrence en conjuguant des diffŽrences. Cela
appara”t particulirement dans les pŽriodes o les institutions Žtatiques
semblent se dissoudre. Un observateur attentif constate alors que l'ƒtat, s'il
n'est pas en acte, demeure en puissance dans des institutions diverses,
royaumes et confrŽries par exemple, dont la conjonction remplit la fonction
Žtatique de cohŽrence.
Le schŽma selon lequel tout tre est une conjonction de diffŽrences ne
s'applique pas seulement ˆ la sociŽtŽ et ˆ ]'ƒtat, mais tout aussi bien au
monde, ˆ Dieu et ˆ l'individu. Il est banal de rappeler que la personne humaine
est toujours complexe, conjuguant un certain nombre d'ŽlŽments, quatre, huit,
trente‑trois, quarante‑deux, voire soixante‑six selon les
traditions. Ces ŽlŽments sont donnŽs. Que pse et mme que signifie la volontŽ
individuelle en face d'eux ? La question montre combien la notion de dŽlit dans
les Droits originellement africains est ŽloignŽe de la n™tre : lorsque l'tre
n'est ni conscience ni volontŽ, mais nÏud de rŽseaux qui par ailleurs lui
Žchappent, le dŽlit cesse d'tre l'acte voulu par le coupable pour devenir
l'effet parfois inconscient de l'existence de son auteur.
Ë chaque sociŽtŽ, ses modes de vie, sa logique de pensŽe et par consŽquent
son Droit. Les sociŽtŽs traditionnelles d'Afrique ne font pas exception.
Affirmant le primat de la fonction sur l'tre et cherchant la voie de leur
cohŽrence non dans la soumission ˆ des forces externes mais dans l'usage de
leur Žnergie propre pour se diffŽrencier en vue de s'unir, ces sociŽtŽs
traditionnelles ont vŽcu des Droits dont seule la comprŽhension de cette
logique donne la clef.
Il faut la patience du troisime joueur de belote et se faire enseigner les
rgles du jeu pour comprendre. Qui ne le ferait pas ne pourrait pas analyser le
drame actuel des sociŽtŽs d'Afrique noire auxquelles on propose (il serait plus
exact de dire : on impose) d'autres rgles de jeu.
Ces nouvelles rgles, celles du Droit musulman et celles des Droits
occidentaux, se rattachent ˆ une autre logique, la logique des sociŽtŽs
abrahamiques et aristotŽliciennes.
Pour les religions issues d'Abraham, rien de plus normal que la soumission
ˆ un pouvoir et ˆ des rgles extŽrieures, celle de Dieu en Islam, celle de
l'ƒtat occidental. Le Droit est considŽrŽ comme une partie de la RŽvŽlation :
que le Dieu musulman soit historiquement une construction humaine de deux sicles
postŽrieure au Prophte n'y change rien ; les fidles, inconsciemment,
rapportent la sharia au Coran. Que le Droit occidental soit celui de l'ƒtat n'y
change rien non plus ' l'ƒtat lui‑mme est sacralisŽ et Domat exprimait
bien la rŽvŽrence des juristes envers le droit romain, source du n™tre, quand
il Žcrivait que le Droit avait ŽtŽ rŽvŽlŽ par Dieu aux Romains comme la
religion aux HŽbreux. Il est donc normal de s'en remettre ˆ Dieu ou ˆ l'ƒtat et
au Droit ou comme on dit au Plan de dŽveloppement du soin de prŽparer l'avenir.
Comment plier ˆ cette conception dŽresponsabilisante l'homme animiste qui a
toujours assumŽ son avenir lui‑mme, sans s'en remettre ˆ une autoritŽ
extŽrieure ?
Pour la pensŽe aristotŽlicienne, il est normal de fonder toute sociŽtŽ sur
les individus, seule rŽalitŽ existante et de la crŽer au moyen de lois
uniformisantes. Comment croire qu'elles puissent tre acceptŽes quand
l'animiste voit dans l'uniformitŽ la mort et la division ?
Quand on a compris la logique des Droits originellement africains, on ne
peut s'Žtonner des rŽsistances opposŽes ˆ l'exŽcution de plans et de lois ˆ
J'Žlaboration desquels les populations n'ont pas ŽtŽ associŽes et que les
ƒtats, autoritŽs extŽrieures en Afrique plus encore qu'ailleurs, voudraient
nŽanmoins imposer.
Comprendre la contradiction des logiques en prŽsence ne suffit certes pas ˆ
rŽsoudre les problmes posŽs par leur rencontre, mais qui nŽglige de la
comprendre, ˆ l'instar des deux premiers joueurs de belote, peut tre assurŽ de
l'Žchec.
Il faut donc faire l'effort nŽcessaire, en se rappelant que pour comprendre
les Droits originellement africains il ne suffit pas de les penser
autres : il faut penser autrement.