Culture juridique. Approches comparatistes QuŽbec-SŽnŽgal.

Rapport avec la francophonie.

caro_sen@hotmail.com

 

 

(paru dans BISANSWA Justin K. et TƒTU Michel (dir.), "Francophonie en AmŽrique" Quatre sicles d'Žchange. Europe-Afrique-AmŽrique" Actes du colloque "Francophonie en AmŽrique" organisŽ ˆ QuŽbec

les 26-29 mai 2003, QuŽbec, CIDEF-AFI, 2005, 288p, p. 221-234)

 

Le droit, la thse et l'anthropologie juridique.

Cette intervention se propose de vous prŽsenter certains ŽlŽments de la thse que je prŽpare actuellement au Laboratoire d'Anthropologie juridique de Paris. Le cÏur de mes interrogations est relatif ˆ la notion de culture juridique, ce que recouvre cette notion, la question de son Žmergence, de son Žventuelle diffusion et de la permanence des cultures juridiques.

Anthropologie juridique ?

 L'anthropologie s'inscrit dans une dŽmarche comparative du droit, ˆ la diffŽrence prs que son champ d'investigation est Žlargi ˆ l'ensemble des systmes juridiques. En d'autres termes, ce sont non seulement les droits d'origines occidentales qui entrent dans nos centres d'intŽrts mais Žgalement le Droit tel qu'il est vŽcu et formellement instituŽ au Mexique, en Tunisie ou encore au Laos, pour ne faire Žtat que de quelques travaux du Lajp. Pour la diffŽrencier du droit comparŽ, Norbert Rouland prŽcise que si le travail de l'anthropologue du droit tend "ˆ formuler une thŽorie unitaire du droit" cela "ne revient pas ˆ unifier le contenu des droits."[1]  L'anthropologie juridique s'est donnŽ comme objectif de "parvenir ˆ une meilleure connaissance de l'altŽritŽ juridique saisie ˆ la fois dans le passŽ et dans le prŽsent, dans les sociŽtŽs traditionnelle et industrialisŽe" car elle "nous permet de mieux comprendre nos propres sociŽtŽs : avoir vu fonctionner ailleurs certains modles permet de mieux les repŽrer chez soi."[2]

Pluralisme juridique

A l'origine, ma dŽmarche consiste ˆ s'intŽresser aux deux processus de diffusion du modle juridique franais au SŽnŽgal et au QuŽbec. Avec vous, je centrerais mon questionnement sur une interrogation en particulier, celle de savoir "comment dans un contexte de pluralisme juridique, tel que l'on peut l'observer au SŽnŽgal et au QuŽbec, s'organisent les pratiques et les discours juridiques relevant de systmes de reprŽsentations diffŽrents du droit."  

Le pluralisme juridique est l'une des thŽmatiques importantes des recherches en anthropologie juridique. Pour Jacques Vanderlinden, doyen de l'UniversitŽ de Moncton, "le pluralisme juridique (peut) tre considŽrŽ comme la soumission simultanŽe d'un individu ˆ une multiplicitŽ d'ordonnancements juridiques. Ds lors l'expŽrience nous apprend que le pluralisme est de l'essence mme du droit."[3] Concrtement, on peut observer cette situation, au SŽnŽgal, au QuŽbec de faon assez nette ; en revanche, l'histoire juridique et politique franaise est un long processus qui a tout mis en Ïuvre pour freiner le pluralisme juridique. PrŽcisons que le pluralisme juridique n'est pas un but en soi.  A la fois processus et fruit de ce processus juridique, il est un phŽnomne qui reflte et tente de rŽpondre aux aspirations sociales des populations qui expriment le besoin de ce pluralisme juridique.

DŽtour sŽnŽgalais, retour en France et ouverture quŽbŽcoise.

L'annŽe que j'ai passŽe au SŽnŽgal a reflŽtŽ le besoin de dŽtour, comme pour satisfaire la nŽcessitŽ de relativiser ce que l'on a sous les yeux ; en l'occurrence, pour moi, le droit et les pratiques juridiques en France. Il s'agissait de prendre de la distance avec la connaissance de sa propre culture, nŽcessairement sensible, qui est une des trois illustrations dans mon travail. L'Žlargissement de l'horizon avec la situation au QuŽbec traduit plut™t le besoin de continuer l'ouverture et la comparaison. La communautŽ de langue, les rencontres historiques plus ou moins heureuses et les filiations juridiques de nos trois exemples ont ŽtŽ un des points de dŽpart de la recherche. Cependant, ces convergences ne font pas oublier la diversitŽ des situations notamment relatives aux questions du pluralisme juridique et du dŽcalage entre les discours et les pratiques.

Du dŽcor juridique et de son illusion,

Ce sur quoi j'aimerais insister avec vous est le dŽcalage qui peut exister entre les discours juridiques, les reprŽsentations et les pratiques rŽelles du droit, c'est-ˆ-dire l'application des rgles de droit. Le lien entre le maintien du pluralisme juridique et le dŽcalage entre discours et pratiques, s'explique parce que dans nos trois exemples, il est possible d'observer des confrontations entre des reprŽsentations diffŽrentes du droit, dans ce cas, la question du dŽcalage se pose de manire plus aigu‘.

Ce que j'appelle le dŽcalage entre reprŽsentation, discours et pratiques peut tre illustrŽ par l'image du dŽcor, ici juridique, et de l'illusion qu'il constitue. Le dŽcor, c'est le cadre constituŽ par ce qui est prŽsentŽ comme le droit de telle ou telle sociŽtŽ, en terme technique, ce qu'on appelle le droit positif ou posŽ, les lois, les rglements, tous les textes susceptibles d'tre appliquŽs ˆ un moment donnŽ dans une sociŽtŽ humaine. Ce dŽcor, on le peroit dans les textes et dans les discours qui sont tenus ˆ propos de ces textes. L'illusion, quant ˆ elle, consiste ˆ lever le voile sur cette prŽsentation qui est faite du droit ; et ˆ dire, sans pour autant remettre en cause le dŽcor dont nous venons d'Žvoquer, que le droit ce n'est pas seulement cela. Il recouvre une rŽalitŽ beaucoup plus complexe et souple, et surtout pas forcŽment en concordance exacte avec ce qui est contenu dans le discours. D'o l'existence de ce dŽcalage entre reprŽsentations, discours et pratiques qu'il nous para”t intŽressant d'illustrer par quelques exemples dans des univers juridiques partageant ˆ la fois des convergences et des diffŽrences, comme le sont le SŽnŽgal, le QuŽbec, et la France.

 

Dans chacun des contextes, on peut faire le constat, sous des modalitŽs diverses, de l'existence de situations relevant du pluralisme juridique. Remarquons qu'ici notre discours appartient au registre du descriptif. C'est ˆ dire que nous nous efforons de rapporter des ŽlŽments de la rŽalitŽ juridique, en la commentant. Notre intention n'est pas de construire un discours spŽculatif ou prospectif qui dŽcrirait la rŽalitŽ telle que l'on souhaiterait qu'elle soit.

Le dŽcor revient ˆ prŽsenter les trois mondes des trois exemples, celui du droit civiliste, du monde de la coutume et celui du common law. Ces trois rŽalitŽs qui figurent le dŽcor de nos situations juridiques, appartiennent ˆ des cultures juridiques diffŽrentes. On ne peut nier qu'il existe des manires diffŽrentes de concevoir et de vivre le droit et des cultures juridiques nourries par leurs histoires propres. Ce constat ne doit pas faire oublier Ð comme pour rendre davantage complexe une situation qu'il l'est dŽjˆ Ð que ces cultures juridiques sont en permanentes mutations et mobilitŽs. 

 

La dŽmonstration du dŽcalage tend ˆ dŽcrire en quoi il consiste par des illustrations et les enjeux qui en dŽcoulent. J'ai choisi mes exemples parmi des situations juridiques de la vie quotidienne : dans les perceptions que les populations peuvent avoir de la vie du droit en gŽnŽral et plus prŽcisŽment des pratiques relatives ˆ la propriŽtŽ et ˆ la gestion de la terre. Ce thme est d'une grande richesse pour donner ˆ percevoir les diffŽrences qui peuvent exister entre les reprŽsentations du droit et de la vie dans les sociŽtŽs humaines.

Droit officiel et droit rŽel de la vie juridique en France.

Dans le cas franais, la tradition juridique permet difficilement de parler de pluralisme juridique : puisque l'Žlaboration de ce droit s'est faite autour de la croyance et la rŽalisation de l'unitŽ et de la rationalitŽ du droit. Cependant, malgrŽ cela, des rŽsidus de pluralisme juridique demeurent et le dŽcalage entre discours et pratiques de la vie du droit est perceptible. Michel Alliot[4] prend l'exemple des pratiques dans l'administration franaise, o pourtant le mythe du droit Žcrit et rationalisŽ est poussŽ ˆ son paroxysme, et commente les processus de la prise de dŽcision administrative. "Jamais ne sont exposŽs les mŽcanismes rŽels de sa crŽation, les luttes couronnŽes ou non de succs pour sa transformation, les compŽtitions des corps et des organes notamment juridictionnels. Le droit des manuels appartient ˆ la sphre des entitŽs Žternelles et pures. Il n'en va pas de mme du droit rŽel, souvent source de honte. Pourquoi avoir honte du systme rŽel de la dŽcision politique, administrative ou juridictionnelle ? Les compŽtitions dont elle est issue ont souvent des objectifs sans rapport avec elle, mais l'appareil dŽcisionnel introduit tant de personnes, de groupes, d'intŽrts divers et divergents dans le processus qu'il le dŽmocratise d'une certaine faon."[5] Ainsi, le droit officiel n'est pas le seul en prŽsence, il existe des mŽcanismes juridiques o la dimension lŽgal-rationnelle est nuancŽe. Si elle rend peut-tre le modle moins systŽmatique et moins cohŽrent, la prise en compte de telles pratiques, en donne une vision peut-tre plus proche de la rŽalitŽ juridique.

 

La question des pratiques administratives se pose Žgalement dans le contexte juridique du SŽnŽgal. Elle a pris une autre tonalitŽ car le phŽnomne de transfert de droit implique la mise en place d'un processus de pluralisme juridique. Cette situation peut tre illustrer par diffŽrents exemples, comme celui du droit de l'administration et dans les relations ˆ la terre et ˆ sa propriŽtŽ.

Discours et pratiques dans le pluralisme juridique sŽnŽgalais.

Le transfert de droit, notamment celui du droit administratif "ˆ la franaise" au SŽnŽgal met en lumire une dichotomie entre les gouvernŽs et les gouvernants, mais dans un mme temps, on observe le dynamisme des mutations progressives des comportements face au droit, ce qui traduit finalement la complexitŽ des pratiques juridiques populaires. En effet, prŽsenter seulement une opposition entre les praticiens du droit attachŽs au droit occidental et les populations fidles au pratiques traditionnelles est rŽducteur et simpliste. La complexitŽ vient de part et d'autre. GouvernŽs et gouvernants utilisent de plus en plus couramment les diffŽrents registres juridiques. On le constate particulirement dans les pratiques relatives ˆ l'espace et ˆ la terre : les diffŽrents acteurs sociaux s'approprient le Droit, et en fait tous les Droits, ˆ leur disposition. On est en prŽsence de plusieurs systmes de reprŽsentations de l'espace et du droit : que ce soit le droit Žtatique, trs influencŽ par le droit de l'ancien colonisateur, les droits traditionnels des diffŽrents groupes sŽnŽgalais qui sont essentiels en matire foncire auquel s'ajoute l'influence musulmane dont message est diffusŽ au SŽnŽgal par les diffŽrentes confrŽries. Concrtement, la combinaison se manifeste par l'imbrication de l'idŽe de sacralitŽ de l'espace et du recours aux outils d'essence purement juridique. Ces outils sont rŽappropriŽs par les acteurs, dans leur stratŽgie individuelle, parce qu'ils y voient la possibilitŽ de rŽaliser leurs objectifs comme on peut le constater dans la rŽamŽnagement de quartier saint-louisien de Pikine. Les acteurs y utilisent le droit selon les buts escomptŽs : il s'opre une sorte de jeu avec les techniques juridiques possibles en prŽsence, c'est-ˆ-dire les pratiques coutumires et la loi.

La loi, aussi, est un des objets de ce jeu. Ce, d'autant plus, si son application est inadaptŽe aux rŽalitŽs sociales. Le dŽcalage est perceptible dans la rŽforme foncire de 1964 sur le domaine national. Ce texte est une illustration de l'Žcart qui existe entre les aspirations des gouvernŽs et les propositions des gouvernants.

Cette loi crŽe le domaine national, entitŽ qui concerne 98% de territoire sŽnŽgalais, dont de nombreuses parcelles Žtaient cultivŽes, dŽtenues et transmises selon les coutumes. Les occupants de ces terres y ont ŽtŽ maintenus ˆ la condition de satisfaire ˆ une procŽdure d'affectation de leur terrain. Il est loin d'tre acquis que cette rŽforme Žtait en adŽquation avec les aspirations des habitants. De fait, elle n'a pas trouvŽ tout son effectivitŽ. "tout comme durant la pŽriode coloniale, les populations restent indiffŽrentes et mme hostiles ˆ l'Žgard du droit franais naturalisŽ. Ils refusent d'observer les rgles et de recourir aux institutions Žtatiques, tout particulirement de recourir aux juridictions d'ƒtat. Ainsi, ˆ l'envahissement du droit dominant, la lex extranea, qui, ayant le support Žtatique, triomphe sur le plan juridique formel, les droits africains dominŽs qui, eux, bŽnŽficient de l'appui populaire, opposent une vive rŽsistance."[6]

Cependant, la loi de 1964 est toujours en vigueur ˆ ce jour, ce qui permet un autre Žclairage sur la vie du droit : en dŽpit d'une certaine ambigu•tŽ de la loi, progressivement les pratiques ont sŽlectionnŽ ce qui pouvait servir les logiques et stratŽgies des gens. "Contre toute Žvidence, la greffe n'a pas encore ŽtŽ rejetŽe. Comment l'expliquer ? (...) Il y a effectivement un intense travail de l'imaginaire collectif, difficile ˆ repŽrer et ˆ mesurer, mais qui permet progressivement de faire cohabiter des exigences normatives diffŽrentes. Mais un tel processus ne se met pas naturellement en place. Il faut, pour qu'il Žmerge, une force singulire, entra”nant un ensemble bigarrŽ de groupes et d'intŽrts contradictoires dans une mme direction iconoclaste et faonnant, durant ce processus, un nouvel "tre-au-monde" avec ses reprŽsentations collectives et ses nouvelles pratiques communes."[7]

Ainsi, simultanŽment au rejet, un certain attachement ˆ ce droit d'influences exognes, a pu Žmerger. Cela parce qu'il a ŽtŽ possible d'y puiser des solutions, des "arrangements" : la loi n'a pas ŽtŽ adoptŽe telle quelle, elle a ŽtŽ adaptŽe aux aspirations et faons de faire pour tre rŽappropriŽe, mais transformŽe.

Sur l'acculturation.

Le commentaire que l'on peut tirer de ces exemples est relatif ˆ la question de l'acculturation et du transfert de droit. (LŽvy-Bruhl citŽ par Michel Alliot) L'acculturation est une "transformation globale d'un systme juridique due au contact d'un systme diffŽrent." Elle se distingue de l'emprunt qui porte seulement "sur une institution particulire."[8] Cette distinction entre acculturation et emprunt a lieu d'tre pour dŽtacher le processus d'acculturation de celui de la colonisation. C'est un mŽcanisme qui s'est d'abord manifestŽ pendant la pŽriode coloniale ce qui l'a teintŽ de soupons et de mŽfiance lŽgitimes. Aujourd'hui, cet aspect perdure et ne doit tre ni occultŽ ni nŽgligŽ. Mais le phŽnomne d'acculturation s'est transformŽ pour devenir un phŽnomne plus actif de la part des gouvernŽs qui s'approprient des techniques juridiques qui servent leurs objectifs et leurs intŽrts. Il a des consŽquences sur la perception et l'acceptation qu'on a du droit dans la sociŽtŽ o l'on vit. Ce niveau d'acceptation du droit dŽtermine la lŽgitimitŽ du droit, c'est-ˆ-dire la propension que l'on ressent ˆ vouloir s'y soumettre.

La lŽgitimitŽ concerne le droit quel qui soit : qu'il vienne de "l'extŽrieur", c'est-ˆ-dire qu'il soit effectivement exogne, mais aussi qu'il soit peru comme "extŽrieur" Ð le "droit de l'autre" Ð mme s'il Žmane des institutions de sa propre sociŽtŽ. La lŽgitimitŽ du droit est un facteur essentiel pour la viabilitŽ de la vie en sociŽtŽ, tout simplement parce qu'elle induit non pas un sentiment d'obŽissance subie mais un sentiment actif de respect des relations juridiques et sociales.

En soi, la mobilitŽ des techniques juridiques, l'imitation, les emprunts font partie du jeu juridique. Mais le transfert de droit n'a pas de sens si n'a pas lieu une vŽritable "rŽappropriation" du droit, une transformation adaptŽe aux conceptions endognes. Pierre Legrand qui s'intŽresse ˆ la relation entre les cultures juridiques, considre qu' "Il n'y a pas lieu de parler de transfert de droit tant qu'il n'y a pas eu de transfert de sens. Or, le sens d'une rgle de droit est intransfŽrable car culturellement fondŽ ; une rgle de droit est lˆ."[9] Il a notamment dŽcrit les relations existantes entre Common law et droit civiliste, dans le contexte quŽbŽcois.

Bijuridisme ou pluralisme juridique au Canada et plus particulirement au QuŽbec ?

Les deux grandes questions sur le terrain quŽbŽcois concernent la coexistence du Common law et de rgles de droit civil, et la cohabitation entre euro-canadiens et amŽrindiens. Etant donnŽ l'ampleur des enjeux posŽs par ces deux dossiers, ils sont souvent dŽveloppŽs sŽparŽment. Cependant, les situations que vivent les QuŽbŽcois, les Canadiens anglophones et les diffŽrents groupes amŽrindiens procdent de phŽnomnes juridiques relativement proches. En d'autres termes, il s'agit dans les deux cas, de la confrontation de logiques juridiques diffŽrentes, et on retrouve la question de pluralisme juridique. Les conflits qui en ont dŽcoulŽ dans le temps et perdurent encore ˆ l'heure actuelle, relvent du mme processus : celui du dŽcalage entre reprŽsentations, discours et pratiques. Donc, il nous semble pas dŽraisonnable de vouloir les considŽrer sous le mme angle du vue.

Rapport au droit et la loi et relation entre les trois groupes.

Les trois groupes en prŽsence n'ont pas le mme rapport au droit, et n'Žtablissent pas les mmes rapports entre droit et loi. "La profondeur de la diffŽrence fondamentale et irrŽductible entre les mentalitŽs romaniste et de Common law se rŽvle peut-tre plus nettement encore lorsqu'on apprŽhende celle-ci comme deux moralitŽs. (...) les deux formes de moralitŽ rendant compte de la vie morale du monde occidental. (...) On l'aura compris  : ces deux moralitŽs sont constituŽes de manire fondamentalement diffŽrente. Dans le premier cas, la moralitŽ se construit dŽductivement en ce sens que les rgles qui la fondent interviennent avant les pratiques qui en feront l'application ultŽrieure. Au contraire, dans le deuxime cas, (Common law) il n'existe pas de rgles prŽexistant aux pratiques. Les constantes qu se font jour sont le produit de la pratique elle-mme et reoivent tout leur sens de cette pratique."[10].

Une question consiste ˆ se demander dans quelles mesures ces rapports diffŽrents aux droits pourraient avoir une incidence dans la rŽsolution des conflits qui se posent actuellement dans la gestion des terres revendiquŽes par les amŽrindiens. Les tenants de la common law et tenants de la tradition civiliste, par leur rapport diffŽrent ˆ la loi et au droit, ont-ils des regards et des solutions diffŽrentes sur les manires d'amŽnager la cohabitation entre les diffŽrents groupes ? Entendent-ils de la mme faon les revendications amŽrindiennes de droits collectifs ˆ la terre ? o "ce sont d'abord les dogmes individualistes et formellement Žgalitaristes de la modernitŽ classique qui sont remis en cause au nom des droits collectifs et de l'institutionnalisation de l'altŽritŽ autochtone." Comment "la sacralitŽ du rapport de l'homme ˆ la terre (qui) reprŽsente un prŽcepte fondateur de la cosmogonie autochtone traditionnelle"[11], est-elle prise en considŽration dans les nŽgociations entre les trois groupes ?  

Espaces et Droit amŽrindiens, canadiens et quŽbŽcois.

Cette relation particulire ˆ la terre reflte les diffŽrences de reprŽsentations du droit et de l'espace. Le pluralisme juridique qui en dŽcoule met en jeu la lŽgitimitŽ du droit et l'organisation de la sociŽtŽ pour vivre ensemble en harmonie. Dans la continuitŽ de la convention de la Baie James, l'entente signŽe entre les Cris et la province du QuŽbec le 7 fŽvrier 2002, illustre les nŽgociations envisageables pour rŽpondre aux questions de vie ensemble. L'entente prŽvoit "une certaine forme de remise des responsabilitŽs politiques en matire de dŽveloppement aux Cris, dont la normativitŽ en matire de dŽveloppement forestier serait reconnue ˆ l'intŽrieur d'un Conseil conjoint sur la foresterie. Mais il ne s'agit pas d'une gŽnŽrositŽ ˆ sens unique : en Žchange, les Cris acceptent de se dŽsister des poursuites judiciaires en cours relativement ˆ l'application de la Convention de la Baie James et autorisent le dŽveloppement sur leur territoire des projets hydroŽlectriques Eastmain et Rupert, auxquels ils s'Žtaient jusqu'ici opposŽs."[12] L'enjeu de cette entente, au regard du dŽcalage entre reprŽsentations, discours et pratique pose la question de la lŽgitimitŽ du droit.

LŽgitimitŽ et effectivitŽ du droit dans un contexte de pluralisme juridique.

Ce constat du pluralisme juridique et de ses consŽquences ne peut tre dissociŽ des enjeux concrets pour la vie juridique ˆ court ou moyen terme. L'enjeu principal concerne la reconnaissance d'un droit posŽ, droit positif, comme le droit dans lequel on peut se reconna”tre qui permet de s'identifier ˆ la sociŽtŽ dans laquelle on vit, autrement dit, pose la question de la lŽgitimitŽ du droit dans la sociŽtŽ. La lŽgitimitŽ du droit ne signifie pas seulement sa lŽgalitŽ, elle va plus loin. Le droit posŽ, lŽgal, ne peut tre ressenti comme lŽgitime uniquement si les gouvernŽs le vivent comme conforme ˆ leurs aspirations et ˆ leurs conceptions du droit. C'est pourquoi la lŽgitimitŽ est liŽe ˆ l'effectivitŽ du droit, qu'AndrŽe Lajoie analyse comme "une caractŽristique constitutive du droit." Les travaux de son Žquipe ˆ Kahnawake ont mis ˆ jour l'existence "de multiples sources de normativitŽ, Žtatiques et non-Žtatiques, qui forment un pluralisme trs complexe. Ce pluralisme est Žvolutif"[13] et dŽpend de l'effectivitŽ des diffŽrents droits en prŽsence. Si les dŽcalages peuvent aboutir ˆ des situations de grandes tensions, l'enjeu est justement de faire cohabiter ces reprŽsentations diffŽrentes. L'existence de cet Žcart n'est pas un constat d'Žchec ; en avoir conscience permet plut™t de se mettre dans l'Žtat d'esprit de saisir les contours de cet Žcart entre droit et rŽalitŽ pour mieux comprendre la vie des pratiques juridiques.

 

Par l'illustration de trois contextes diffŽrents, nous avons identifiŽ le rapport dŽcalŽ qui existait entre le discours et les pratiques juridiques, c'est ˆ dire entre ce que nous avons appelŽ le dŽcor et l'illusion de ce dŽcor. Cependant, mme si ce dŽcor est une illusion, notre dŽmarche ne tend pas ˆ une dŽconstruction ou une nŽgation de ce dŽcor juridique. En effet, outre le fait, que cela serait bien na•f, ajoutons que l'illusion de ce discours juridique fait partie du paysage.

La communautŽ de langue, point de convergence, des trois cultures juridiques examinŽes coexiste avec une pluralitŽ de reprŽsentations du droit. L'instrument linguistique, essentiel dans le discours juridique, existe et demeure une incontestable passerelle entre les cultures, mais il n'unifie pas ces conceptions et ces pratiques culturelles dont fait partie le droit. Le partage de la langue, et pendant une certaine pŽriode du systme juridique, n'empche pas que dans l'espace linguistique francophone il existe un pluralisme culturel et juridique. Ainsi, la francophonie se dŽveloppe non pas dans l'uniformisation, mais dans la diversitŽ des reprŽsentations et des pratiques juridiques.

 



[1] ROULAND Norbert, Anthropologie juridique, Paris : PUF, 1988, 496p, p. 155.

[2] ROULAND Norbert, Aux confins du droit, Paris : Odile Jacob, coll. sciences humaines, 1991, 318p. p. 74.

[3] VANDERLINDEN Jacques, "Vers une nouvelle conception du pluralisme juridique." Revue de la recherche juridique. Droit prospectif, 1993-2, pp. 573-583, p. 582.

[4] Fondateur du Laboratoire d'Anthropologie Juridique de Paris.

[5] ALLIOT Michel, "Anthropologie et juristique (sur les conditions de l'Žlaboration d'une science du droit), Bulletin de liaison de LAJP n¡6, janvier 1983, p. 83-117, p. 114.

[6] DEGNY SEGUY RenŽ, "De l'amour de la loi extranŽenne ou la loi en Afrique." dans L'amour des lois. La crise de la loi moderne dans les sociŽtŽs dŽmocratiques. BOULAD-AYOUB Josiane, MELKEVIK Bjarne et ROBERT Pierre (dir.), Sillery et Paris : Presses de l'universitŽ de Laval et l'Harmattan, 1996, 498p, p.453-455, p. 453-454.

[7] LE ROY Etienne, "La loi sur le domaine national a vingt ans : joyeux anniversaire ? "Mondes en dŽveloppement, t.13, n¡52 (spŽcial SŽnŽgal), 1985, pp.667-685, p. 677.

[8] ALLIOT Michel, "L'acculturation juridique", in POIRIER, J. (dir.) Ethnologie gŽnŽrale, Paris, Gallimard, 1968, p. 1180-1236, p. 1181.

[9] LEGRAND Pierre, "Sur l'analyse diffŽrentielle de juriscultures", L'avenir du droit comparŽ. Un dŽfi pour les juristes du nouveau millŽnaire, SociŽtŽ de LŽgislation ComparŽe, 2000, 347p, p. 317-335, p. 327.

[10]  LEGRAND Pierre, Le droit comparŽ, Paris : PUF, Que sais-je?, 1999, 128p, p. 88-89.

[11] MELKEVIK Bjarne et OTIS Ghislain, "L'universalisme moderne ˆ l'heure des identitŽs : le dŽfi singulier des peuples autochtones." p. 283 et  273.

[12] LAJOIE AndrŽe, Quand les minoritŽs font la loi, Paris : PUF, 2002, 217p, p. 108.

[13] LAJOIE AndrŽe, QUILININAN Henry, MACDONALD Rod et ROCHER Guy, " Pluralisme juridique ˆ Kahnawake ? "Les cahiers de  droit, vol.39, n¡4 dŽc 1998, pp. 681-716, p. 705.