La responsabilit comme projet.

Rflexions sur une responsabilit juridique  prospective 

 

Guido Gorgoni

 

Universit degli Studi di Padova

 

(paru dans Christoph Eberhard, Traduire nos responsabilits plantaires.

 Recomposer nos paysags juridiques, Bruxelles, Bruylant, 2008, 756 p (131-146))

 

Comment prendre en compte les effets long terme de nos actions, en inscrivant dans nos agendas le souci de sauvegarde des gnrations futures ? Comme on le sait, cette problmatique a suscit la rvision de lide thique de responsabilit et laffirmation, par Hans Jonas (1998), du  principe responsabilit  en tant que principe thique qui doit rgir  lagir technologique . Le dbat sur les droits que les gnrations futures pourraient opposer la gnration prsente est ouvert : la question des responsabilits thiques pourrait ainsi se traduire juridiquement dans le langage familier des droits et des obligations. Laffirmation de lexistence de  droits  des gnrations futures est la traduction juridique des soucis thiques contemporains de protection de la vie future. Une srie dobjections peut tre adresse lide que les gnrations futures ou lenvironnement puissent se prvaloir de  droits  envers la gnration prsente. Ils devraient en effet tre reprsents par la gnration prsente, ce qui nest pas un contresens en termes juridiques (la reprsentation des personnes physiques et juridiques et mme celle des personnes non encore existantes tant bien connue), mais plutt une question de conflit dintrts. Se pourrait-il que le langage des droits ait atteint ses limites ?

La question de nos responsabilits envers le futur parat trop complexe pour tre traduite en une numration de droits et obligations et sans impliquer en mme temps une rflexion complmentaire sur le statut juridique de nos responsabilits :  la notion de responsabilit que cela suggre nest pas oriente sur limputation : elle ne sert pas tant identifier aprs coup lauteur dune action, quՈ dterminer ce qui est faire au service dune chose qui revendique mon agir  (Vissert Hooft 1991 : 46). Demble, parler de  responsabilit prospective  en droit peut sembler contradictoire : car la responsabilit surtout dans le domaine juridique nest-elle pas minemment tourne vers le pass ? Nest-ce pas aprs coup que le droit nous convoque pour nous rendre responsables ? Quelle place y a-t-il dans le domaine juridique pour des modles de responsabilit orients vers le futur ? Dautres catgories juridiques semblent tre plus pertinentes pour donner substance cette ide prospective de responsabilit, notamment celle dobligation : en ce sens, tre responsables au sens prospectif ne serait autre chose quՐtre titulaire de certaines obligations. Cependant, nous essayerons de montrer que lide de responsabilit peut avoir une orientation prospective non seulement dans sa signification thique, mais galement dans sa dclinaison juridique.

1 - La crise de la responsabilit traditionnelle

lՉge des technosciences, lide traditionnelle de responsabilit est mise en difficult, car les dimensions des questions qui se posent nous aujourdhui dpassent les termes de sa configuration thique traditionnelle ainsi que ceux de son imputation juridique :  voil donc que nous apparaissons dsormais responsables, ou du moins coresponsables, dune action collective dont les dveloppements et les effets nous sont largement inconnus ; voil que se trouve bris le cercle de proximit qui mobligeait seulement lՎgard du proche et du prochain, et distendu le lien de simultanit qui me faisait comptable des effets immdiats, ou tout le moins voisins, des actes que je posais aujourdhui  (Ost 2003 : 267). Les rgles traditionnelles de prudence et les schmas dinterprtation de la responsabilit ne sont plus adapts aux proportions des consquences potentielles de notre agir. Nous sommes dsormais responsables de la survie de la plante, ce qui requiert, ds lors, la reconnaissance de nouveaux sujets envers lesquels la responsabilit doit tre exerce[1]. La responsabilit ne peut pas toujours tre clairement assigne un sujet dtermin, car elle nest pas imputable des conduites individuelles ; elle apparat au niveau global, mais tend se dissoudre au niveau individuel, elle  remonte au dommage  (Garapon 1999) plus quelle nest la consquence dun lien causal bien dtermin.

La responsabilit traditionnelle est une responsabilit de la proximit, spatiale et temporelle ; elle suppose ne ft-ce quidalement une certaine rciprocit entre les sujets. prsent, au contraire, une double distance, spatiale et temporelle, spare les sujets de la relation de responsabilit.

Mais, si sur le plan thique la responsabilit individuelle tend tre illimite, dans le domaine juridique, o au contraire la responsabilit doit tre dfinie, lide dimputation de la responsabilit se trouve mise mal ; en fait, plus quՈ une responsabilit clairement imputable, nous sommes confronts aujourdhui une vritable  responsabilit de masse , qui ne peut tre ramene une forme de responsabilit collective, car  la masse dsigne non seulement un grand nombre, mais aussi, par opposition au collectif, un ensemble dagents que rien ne structure ni organise [] Contrairement la responsabilit collective, la responsabilit de masse repose sur une myopie des actions fragmentes, qui prennent un sens radicalement diffrent par la vision de surplomb que procure lanalyse statistique ou la prvision long terme et grande chelle  (Frogneux 1999 : 83-84). On pourrait mme sinterroger sur le sens du maintien de lide de responsabilit individuelle face des problmes qui se laissent mieux saisir en termes de risques globaux ; la responsabilit apparat clairement au niveau global, mais se dissout au niveau individuel, et  plus quՈ des actes clairement identifiables, nous sommes confronts des multiples dcisions qui, ensemble, peuvent avoir des effets considrables. Bref, la responsabilit est la fois partout et nulle part. Des actes ont t poss, des dcisions ont t prises dont les consquences sont quelquefois dramatiques. Mais les responsabilits ne sont nullement identifiables, moins de les faire porter sur lorganisation ou sur le rseau, ce qui ne correspond pas lintuition que nous avons de lide de responsabilit. Celle-ci demeurant attache une identification individualise  (Genard 2000 : 21).

Le modle juridique de projection future de la responsabilit a t ralis la fin du XIXe sicle, lorsque lidal de solidarit a inspir la restructuration des schmas de responsabilit civile selon lide de prvention des risques. Avec lassurance, lindemnisation a t dconnecte de la faute (Ewald 1996a), et la responsabilit est devenue un outil dallocation des risques plus quun principe de rgulation des conduites, ce qui, paradoxalement, favorise une dresponsabilisation de lagir :  la responsabilit sans faute a en effet tendance dresponsabiliser. En amont, avant la prise de dcision, et parce quelle se traduit par une imputation tous azimuts de la responsabilit, sans considration pour le comportement des personnes mises en cause, elle anesthsie laction, ce qui est tout le contraire dun sentiment de responsabilit. En aval, parce quelle nidentifie pas les fautes qui ont pu tre commises, la responsabilit sans faute tue le sentiment de responsabilit, la personne qui assume financirement le ddommagement pouvant se dire publiquement que ce nest pas sa faute  (Engel 1997 : 86).

Si limputation a posteriori de la responsabilit est inadquate, la logique de la prvention des risques est elle aussi mise hors-jeu, car elle suppose la calculabilit des risques et donc leur matrise ; ce qui est prcisment ce qui nous fait dfaut aujourdhui. Plus que lide de prvention, cest ds lors une logique de prcaution quil faut invoquer, qui implique une pistmologie de la non-matrise et renvoie lide de prudence, mettant en scne un  jugement en situation , bien loin de la standardisation normative des calculs statistiques (Papaux 2006). Quelle serait alors la traduction juridique de nos responsabilits thiques?

Dans la systmatique juridique consolide, la ncessaire anticipation de responsabilit viendrait se traduire dans le langage des droits et des obligations. Ainsi parler de responsabilit  prospective , dans lopinion de beaucoup de juristes, serait simplement une autre faon de dsigner lide dobligation ou celle de devoir. La responsabilit, en droit, serait donc essentiellement objet dune imputation a posteriori, comme lillustre bien lopinion dauteurs comme Michel Villey ( qui lon doit une tude fondamentale sur le concept juridique de responsabilit) et Hans Kelsen ; tous les deux dfinissent (bien quavec des accents fort diffrents) la responsabilit juridique en termes de rponse une charge :  responsable  est celui qui peut tre convoqu rpondre en droit, au cours dun jugement, dun fait qui est mis sa charge : sont responsables (mot qui est dailleurs de peu dutilit, on nest pas oblig den faire un usage constant) tous ceux qui peuvent tre convoqus devant quelque tribunal, parce que pse sur eux une certaine obligation, que leur dette procde ou non dun acte de leur volont libre. Nous qualifierons ce premier sens dauthentiquement juridique. Pour nous juristes cest le meilleur, bien que le plus ancien (Villey 1977 : 51). Ainsi, la catgorie de responsabilit, si dense de signification sur le plan thique, se trouve prive dans sa version juridique de toute signification autonome, en ayant un statut driv. Mais, y-a-t-il une parfaite correspondance entre le domaine de la responsabilit et celui du devoir ou de lobligation ? Si tel tait le cas, il ny aurait, en droit, aucun espace pour une ide prospective de responsabilit autonome par rapport lide dobligation ; parler de responsabilit prospective serait ainsi une autre faon (peut-tre plus la mode) de dsigner des phnomnes dj connus, et lon ne ferait que parler autrement de la mme ralit. En fait, certains estiment que, tant en thique quen droit, les donnes du problme nont pas beaucoup chang :  il sagit sans doute dune question importante que de savoir si les nouvelles modalits de lagir humain impliquent des devoirs et obligations indits, mais cest avant tout un problme de justification de normes. Quant la question de savoir si notre notion de responsabilit devrait tre adapte des contextes o nos actes, outre quils peuvent entraner des risques considrables, impliquent des consquences dpassant trs largement nos intentions, il sagit bien l dun problme de responsabilit, mais qui nest pas radicalement diffrent du problme classique de limputabilit (Neuberg 1996).

La question se pose, alors, sil est possible (voire opportun) dՎlargir la notion juridique de responsabilit travers la dfinition dune figure  prospective  de responsabilit, intervenant ex ante plutt quex post, car  si le philosophe sinterroge sur une responsabilit de longue porte vis--vis des gnrations futures, le juriste hsite, quant lui, imputer son ou ses auteurs un dommage qui chappe la sphre des consquences prvisibles  (Thunis 1999 : 97).

2 - Les  oscillations smantiques  de la responsabilit

Si lon prend en compte les emplois du terme  responsabilit , tant dans la morale que dans le droit, on peut constater que les significations quil vhicule sont loin dՐtre univoques. Le succs de la responsabilit serait mme li sa capacit de crer des quivoques[2]. Cette polysmie de la responsabilit peut se rvler fconde, car ct du champ smantique li lide dimputation, il y a dautres possibles dimensions de sens attaches lide d tre responsable .

Il faut reconnatre lexistence d oscillations du pendule smantique  de la responsabilit, selon la belle expression employe par le juriste italien Uberto Scarpelli (1981), qui distingue trois diffrentes significations possibles de lide de responsabilit : (a) en tant que figure rciproque de la sanction ; (b) en tant que  capacit de prvoir les consquences de son propre comportement  en relation une norme ; (c) enfin en tant que  calcul des consquences  tout court, notion indpendante et mme oppose lide de devoir. La premire signification (a) correspond celle traditionnellement adopte par la doctrine juridique majoritaire ; la deuxime (b) met dj en lumire une signification ultrieure que lide de responsabilit montre aussi dans sa version juridique, entendue cette fois au sens de capacit dorienter les conduites par rapport des normes juridiques. Lide de la capacit est quant elle au coeur de la troisime signification (c) de lide de responsabilit, mais elle y apparat comme capacit tout court, dconnecte de toute rfrence une norme pralable ; ici la responsabilit excde en quelque sorte le champ du devoir, et il ny a pas de pleine correspondance entre ces deux dimensions :  ce qui rend responsable, cest, dans une situation o lon est garant dautres, le fait quon dcide, le fait mme de la dcision. Cette dimension ne peut gure tre saisie par le droit dans la mesure o le droit pense la responsabilit par rapport une norme et comme infraction une norme. Or, on nest pas vraiment dans lordre de la responsabilit lorsquon est soumis une norme. Lexprience de la responsabilit commence lorsque lon a dcider sans pouvoir se rfrer une norme [] Dans la responsabilit, il y a lide quon est lorigine dune dcision dans une situation dincertitude, pour y mettre un terme. L o il ny a pas dincertitude, il ny a pas parler de responsabilit  (Ewald 1997 : 22-23). Y-a-t-il aussi une dclinaison juridique de cette dimension thique de la responsabilit ?

Dans le Postscript de Punishment and responsibility Herbert Hart (1968: 212) examine la notion de responsabilit, en dgageant quatre significations diffrentes lies aux emplois juridiques du terme :  (a) role-responsibility (b) causal-responsibility, (c) liability-responsibility, (d) capacity-responsibility . Si lide centrale du concept de responsabilit est celle de  liability-responsibility  dont les autres sont drives, le spectre des significations de lide juridique de responsabilit est nanmoins plus vaste ; il faut reconnatre aussi une valeur particulire lide de responsabilit-capacit (capacity-responsibility), dune part, et celle de responsabilit pour rle (role-responsibility), de lautre. La role-responsibility caractrise la situation de celui qui a la charge (le rle) de grer des intrts dautrui ou des intrts gnraux[3]. premire vue cela ne ferait que confirmer lide selon laquelle la responsabilit est le reflet dun devoir ou dune obligation. Mais, prcise Hart, toutes les obligations ne sont pas pour autant des responsabilits en ce sens, mais uniquement celles qui prsentent un certain degr de complexit en tant quelles ne sont pas entirement prdtermines :  [...] not all the duties which a man has in virtue of occupying what in a quite strict sense of role is a distinct role, are thought spoken of as responsibilities [...] I think, though I confess to not being sure, that what distinguishes those duties of a role which are singled out as responsibilities is that they are duties of a relatively complex or extensive kind, defining a sphere of responsibility requiring care and attention over a protracted period of time  (Hart 1968 : 213). Il y a donc des  sphres de responsabilit  o le sujet  responsable  est investi dun rle actif[4] ; ainsi, la role-responsibility renvoie une signification de la responsabilit qui dpasse les limites de lobligation purement juridique, car elle met en jeu un rseau de responsabilits transversal aux partages de champs entre thique et droit, quil nest pas possible de sparer nettement :  responsibilities in this sense may be either legal or moral, or fall outside this dichotomy  ( Hart 1968 : 213).

Derrire la mme rfrence lexicale lide dobligation (duty), tre responsable au sens juridique ne signifie donc pas uniquement rpondre une charge qui nous est adresse, mais galement assumer activement la responsabilit face une situation dont la gestion nous est confie. Entre les deux, il y a une diffrence qui nest pas seulement dordre quantitatif mais qualitatif : dans le deuxime cas ce ne sont pas des actes ponctuels daccomplissement qui sont demands, mais des activits dont le contenu et les modalits sont largement indtermins, laissant au sujet le choix quant au degr de leur accomplissement voir mme quant lopportunit de leur ralisation. Lide de rle implique la fois une assignation de responsabilit (le rle nous est confr par le droit), mais aussi celle dune assomption de responsabilit (ce que lon appelle aussi  remplir  un rle, qui dfaut resterait une case vide). Une vritable  open texture  de la responsabilit se dessine ainsi, autant impute quassume, autant dtermine quindtermine.

Il sagit dun acquis thorique de taille : loin dՐtre puise par la dimension de limputation a posteriori, lide juridique de responsabilit met galement en jeu une responsabilit  prospective  en cela quelle vise une situation future selon des rgles non entirement prdtermines, et qui se caractrise par le rle actif dun sujet qui est  responsable  parce quil assume ses responsabilits. dfaut de normes entirement prconstitues selon lesquelles juger de la responsabilit que lon imputerait a posteriori, cest au contraire, et de faon plus radicale, le choix des normes qui est en jeu, avant que toute question dimputation lgale de responsabilit (au sens classique) surgisse, en effet  les logiques de la faute et de la prvention supposent que, dans les sphres quelles rgissent, il soit toujours possible dexpliciter une norme de conduite que chacun doit observer. On engage sa responsabilit ds lors quon ne respecte pas les consquences pratiques dun savoir disponible, qui rend lui-mme possible la dfinition de lobligation sanctionne. La prcaution, qui nous resitue dans un contexte dincertitude, rintroduit une logique de dcision pure (Ewald 1997b : 123). Du point de vue thorique le chemin est ainsi ouvert pour une exploration des possibles traductions juridiques de lide prospective de responsabilit.

3 -  La responsabilit comme projet

Dans une tude dimportance fondamentale pour le sujet qui nous occupe, Paul Ricoeur (1995) propose daller au-del de lՎtymologie premire que le mot suggre (respondere), et de la recentrer autour de lide dimputation (imputare), entendue non tant dans le sens familier aux juristes de limputation de lillicite, mais dans celui de limputation de lacte son auteur. Il faut largir la notion de responsabilit au-del des limites marques par lide rtrospective de la responsabilit-imputation juridique, et valoriser la dimension de la relation lautre, laquelle est reste confine au domaine thique :  on a trop facilement confondu responsabilit et imputabilit, si lon entend par imputabilit la procdure selon laquelle on identifie lauteur dune action, son agent. La responsabilit se dcline alors au pass [...] Mais la condition nouvelle faite la responsabilit lՉge technologique demande une orientation plus franchement dirige vers un futur lointain qui dpasse celui des consquences prvisibles. On entre vritablement dans la perspective requise par les mutations de lagir, si lon part dun trait nglig dans lanalyse antrieure. Il y a responsabilit, en un sens spcifique, si lon fait intervenir lide dune mission confie, sous la forme dune tche accomplir selon des rgles  (Ricoeur 1995 : 281-282).

La responsabilit se joue alors davantage sous le profil de la capacit (la capacity-responsibility de Hart) que sous celui de limputation, et de rponse une question (en particulier sous forme daccusation) par rapport laquelle il faut se justifier ou sexcuser, elle devient rponse un appel :  il en rsulte que nous sommes dsormais responsables de ce qui jadis chappait notre souci : la terre, lavenir, les gnrations futures [] en introduisant ainsi dans le dbat le concept de responsabilit, il est clair cependant que celui-ci change de sens. Quand on parle de responsabilit cologique, ou de responsabilit lՎgard des gnrations futures, on nenvisage plus limputation dune culpabilit lauteur dune faute intervenue un moment donn du pass. Cette conception rpressive de la responsabilit nest pas la hauteur du problme pos. On envisage plutt le devoir qui incombe la personne interpelle de rpondre lappel qui lui est adress. Dans plusieurs langues, lՎtymologie du terme responsabilit rappelle ce sens premier et essentiel : tre responsable cest rpondre un appel. La responsabilit sentend donc ici dune mission assume collectivement pour lavenir et non dune culpabilit pour un fait pass  (Ost 1996 : 14). Au-del de la traditionnelle logique de la responsabilit-imputation, dans les situations o une responsabilit prospective est en jeu, on fait appel une logique de responsabilisation, o la responsabilit est confie au sujet responsable.

Le paradigme juridique de la responsabilit-projet pourrait bien tre reprsent par le principe de prcaution, projection juridique dune approche plus gnrale de prcaution[5], qui met en jeu une dcision en contexte dincertitude : ainsi, ct du jugement thique en situation il faut dsormais reconnatre lexistence dun vritable  droit en situation  (Papaux 2006), vritable droit prudentiel loin de la vulgate positiviste, car  si le principe de prcaution renvoie la notion de responsabilit, celle-ci nest pas engage simplement en cas de crise pour assurer une rparation, mais plus largement elle peut agir en amont de laccident et du dommage de faon cognitive et normative en orientant les activits de diffrents groupes dacteurs  (Lascoumes 1996 : 360).

Il sagit dun important changement de perspective[6] ; en termes kantiens, on passe du jugement dterminant, qui va de la rgle gnrale au cas particulier, au jugement rflchissant, qui va de la situation particulire la norme :  juger, cest le plus souvent placer un cas singulier sous une rgle : cest ce que Kant appelle le jugement dterminant, quand on connat mieux la rgle que son application. Mais cest aussi chercher une rgle pour le cas, quand on connat mieux le cas que la rgle : cest, pour Kant, le jugement rflchissant. Or, cette opration est loin dՐtre mcanique linaire, automatique. Des syllogismes pratiques sont entremls au travail de limagination jouant sur les variations de sens de la rgle ou du cas  (Ricoeur 2001 : 251). Une dimension de responsabilit souvre ainsi dans laquelle il y a comme un excs des pratiques sur la thorie, car elle passe par des engagements concrets :  tre responsable, en ce sens, ce nest pas simplement pouvoir se dsigner comme lagent dune action dj commise, mais comme lՐtre en charge dune certaine zone defficacit, o la fidlit la parole donne est mise lՎpreuve  (Ricoeur 2001 : 30). Quelles seraient alors les dimensions juridiques dune responsabilit qui conjugue les dimensions individuelle et collective ?

La mise en oeuvre pratique dune logique projectuelle de responsabilit lՎchelle collective et sous une forme diffuse renvoie alors au dveloppement de formes de  responsabilit-participation , qui impliquent lassociation active des citoyens la prise de dcision, ct des autres dimensions de la responsabilit : la  responsabilit-sanction dune faute , la  responsabilit-couverture du risque  et la  responsabilit-prvention  (Ost 1995). Si ces trois dernires reprsentent diffrentes figures dj connues de responsabilit lgale, lide de responsabilit-participation introduit des lments de nouveaut dans la structuration des relations de responsabilit : lՎlargissement du cercle des responsables, mais aussi la conjugaison entre dimension individuelle (cest toujours quelquun qui participe) et dimension collective de la responsabilit (la participation a un sens en tant quelle est partage par une pluralit de personnes).

Une fois la responsabilit centre sur la prise de dcision, les enjeux de la participation collective deviennent des lments cruciaux de sa ralisation pratique, car  ce nest quen stimulant le contrle et la participation des citoyens et en soumettant de la sorte son action au contrle permanent de lopinion publique organise que lՃtat sacquittera rellement de sa mission lՎgard de lenvironnement  (Ost 1995 : 314). Quelles pratiques juridiques pourraient rpondre cette ide de responsabilit-participation ? On se contentera ici dindiquer rapidement trois exemples.

Tout dabord le principe de prcaution prcit, qui assume une valeur paradigmatique allant bien au-del des limites du seul droit de lenvironnement, pour devenir en quelque sorte un emblme des changements de nos paysages juridiques contemporains[7]. Ensuite la responsabilit sociale des entreprises (corporate social responsibility), qui peut tre invoque comme exemple dune responsabilit qui se trouve en dehors du cadre de la responsabilit lgale classique ; il sagit dune responsabilit volontairement assume (mme si souvent pour des raisons de marketing plus que pour les relles motivations thiques affichs) qui vise lՎlargissement du cercle de la responsabilit vers des sujets qui sont en dehors du champ de la responsabilit de type classique ; les instruments qui la prvoient sont essentiellement du soft law, nanmoins lassomption publique de responsabilit peut impliquer dj un certain engagement[8]. Enfin, aux frontires de la juridicit nous pouvons citer lexemple des pratiques telles le commerce quitable ou les pratiques soutenables lies au  dveloppement durable  ; ici on est confronts un vritable  droit spontan , obligation volontairement assume qui entrane des engagements dpourvus de force juridique contraignante mais qui revendiquent pour eux le statut de modle gnral de rgulation juridique.

Des pratiques si diffrentes, ont en commun la restructuration de la relation de responsabilit selon une logique de projet et la priorit accorde des pratiques dՎlaboration du droit potentiellement  vertueuses . Il serait ainsi possible de distinguer diffrentes dynamiques luvre dans la responsabilit-projet : une responsabilit assigne (le principe de prcaution, prvu par le droit) ; une responsabilit assume (la responsabilit sociale des entreprises, fonde sur des engagements volontaires qui ont des consquences juridiques) ; enfin, une responsabilit revendique (la demande de participation civique en dehors des enceintes institutionnalises, aux marges des rles juridiquement prvus).

Conclusions provisoires

Au terme de cette analyse trs rapide nous esprons avoir mis en vidence le ct  projectuel  de lide de responsabilit dans sa version juridique. Un bilan provisoire toutefois nest pas trop encourageant. Au-del du principe de prcaution, qui nest pas un principe gnral mais qui tend nanmoins se gnraliser[9], il nous faut constater que la mise en forme juridique dune responsabilit prospective se trouve encore lՎtat embryonnaire, relevant de pratiques encore marginales. Les effets concrets dune telle responsabilit restent encore modestes ; nanmoins sur le plan symbolique il sagit dun acquis remarquable, dans la mesure o sans une initiative venant  den bas , sans passer travers la rvolte des consciences et lengagement actif, la responsabilit vers le futur serait rduite un simple discours la mode.

Assignation, assomption et revendication ne dsignent pas seulement diffrentes figures de responsabilit, mais elles reprsentent aussi les ples de la dynamique interne de lide prospective de responsabilit. Une responsabilit oriente vers le futur serait probablement rduite nant si elle perdait lune de ces facettes ; sa force vitale lui est donne prcisment par le ferment qui lanime de lintrieur et qui provient de chacune de ces dimensions dans laquelle nous lavons idalement dcompose, dun ct, et par sa capacit sinstitutionnaliser dans des formes stables de lautre. Sans relation dialectique entre ces diffrentes dimensions de la responsabilit, la prcaution risque dՐtre rduite une dmarche bureaucratique, lauto-assignation de responsabilit devient une simple opration rhtorique, la revendication de responsabilit risque dՐtre un vain lan.

Faute de pouvoir ramener lide prospective de responsabilit aux dimensions de lobligation juridique de type classique, il faut reconnatre la pertinence thorique dune ouverture prospective de lide juridique de responsabilit, o la rfrence aux rles jous par des acteurs engags est essentielle. La polarit entre imputation et assomption de responsabilit qui traverse lide prospective de responsabilit repropose la tension entre la logique du devoir, qui caractrise le droit, et la logique de la vertu, qui caractrise lՎthique (Fuller 1969) ; cette tension illustre bien les difficults dencadrer dans nos catgories juridiques une responsabilit qui nest pas rabattue sur la pure logique du devoir, mais qui ne peut pas tre identifie la pure vertu prive de toute rfrence lobligation juridique.

Avec la vertu, on quitte le noyau dur juridique de la responsabilit pour entrer dans le domaine de lՎthique : le partage entre les deux dimensions nest pas net et il tient plutt du dgrad. notre avis, la responsabilit prospective se situe dans cet entre-deux, o devoir juridique et vertu thique se fcondent mutuellement[10] ; sa faible institutionnalisation juridique peut tre lue de faon positive, comme le signe dun processus qui reste dautant plus vital quil chappe une mise en forme juridique trop rigide, et non uniquement comme le signe dune faiblesse du droit[11].

Bibliographie

Abel Olivier, 1994,  La responsabilit incertaine , Esprit, n. 206, Les quivoques de la responsabilit, pp. 20-27.

Chrtien Jean-Louis, 2007, Rpondre. Figures de la rponse et de la responsabilit, Paris, PUF.

Engel Laurence, 1997,  Rguler les comportements , in T. Ferenczi (dir.), De quoi sommes-nous responsables ?, Paris, d. Le Monde, p. 80-89.

Ewald Franois, 1996a, Histoire de lՃtat-Providence, Paris, Folio.

Ewald Franois, 1996b,  Philosophie de la prcaution , Lanne sociologique, vol. 46, n2 (tudes su le risque et la rationalit), p. 383-412.

Ewald Franois, 1997,  Lexprience de la responsabilit , in De quoi sommes-nous responsables?, Paris, d. Le Monde, p. 11-36.

Ewald Franois, 1997b,  Le retour du malin gnie. Esquisse dune philosophie de la prcaution , in Godard O. (dir.) Le principe de prcaution dans la conduite des affaires humaines, Fondation Maison des sciences de lhomme, Paris 1997.

Ewald Franois 2001,  Philosophie politique du principe de prcaution , in Ewald F., Gollier C. & de Sadeleer N., Le principe de prcaution, Paris, PUF, p. 29-44.

Frogneux Nathalie, 1999,  De nouvelles composantes du concept de responsabilit , in Xavier-Druet Franois & Ganty Etienne (d.), Rendre justice au droit. En lisant  Le Juste  de Paul Ricoeur, Namur, Presses Universitaires de Namur, p. 75-88.

Fuller Lon Louvois, 1969, The Morality of Law, Yale, Yale University Press.

Garapon Antoine, 1999,  Pour une responsabilit civique , Esprit, n. 251, p. 242-243.

Genard Jean-Louis, 1999, La grammaire de la responsabilit, Paris, Cerf.

Genard Jean-Louis, 2000  Le temps de la responsabilit , in Grard Philippe, Ost Franois & Van de Kerchove Michel (d.), Lacclration du temps juridique, Bruxelles,Publications des Facults Universitaires Saint-Louis, p. 105-125.

Genard Jean-Louis, 2005,  Les mtamorphoses de la responsabilit  in Dumont Hugues, Ost Franois & Van Drooghenbroeck Sbastien, La responsabilit, face cache des droits de lhomme, Bruxelles, Bruylant, p. 131-151.

Hart Herbert Lionel Adolphus, 1968, Punishment and responsibility, Oxford, Oxford University Press.

Jonas Hans, 1998, Le principe responsabilit, Paris, Flammarion.

Lascoumes Pierre, 1996,  La prcaution comme anticipation des risques rsiduels et hybridation de la responsabilit , Lanne sociologique, XLVI, n2 tudes sur le risque et la rationalit, p. 359-382.

Mongin Olivier, 1999,  De la solidarit la scurit, ou les avatars de la responsabilit , Esprit, n. 251, p. 230-236.

Neuberg Marc, 1996, v. Responsabilit, in M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire dՎthique et de philosophie morale, PUF, Paris, p. 1385-1391.

Ost Franois, 1995,  La responsabilit, fil dAriane du droit de lenvironnement , in Droit et Socit, n. 30/31, p. 281-322.

Ost Franois, 1996,  Au del de lobjet et du sujet, un projet pour le milieu , in Quel avenir pour le droit de lenvironnement?, Bruxelles, Publications des Facults Universitaires Saint-Louis Vrije Universiteit Brussel Presses, Bruxelles, p. 9-19.

Ost Franois, 1997,  largir la communaut politique : par les droits ou par les responsabilits? , La revue nouvelle, n 4, p. 40-56.

Ost Franois, 2003 , La nature hors la loi, Paris, La Dcouverte.

Ost Franois & Van Drooghenbroeck Sbastien, 2005,  La responsabilit, face cache des droits de lhomme , in Dumont Hugues, Ost Franois & Van Drooghenbroeck Sbastien, La responsabilit, face cache des droits de lhomme, Bruylant, Bruxelles, p. 1-49.

Ost Franois, 2005,  Stand up for your rights! , in Dumont Hugues, Ost Franois et Van Drooghenbroeck Sbastien, La responsabilit, face cache des droits de lhomme, Bruylant, Bruxelles, p. 51-74.

Papaux Alain, 2006, Introduction la philosophie du droit en situation. De la codification lgaliste au droit prudentiel, Paris/Zurich/Bruxelles, L.G.D.J./Schulthess/Bruylant.

Ricoeur Paul, 1991,  Postface au temps de la responsabilit , in Lectures 1. Autour du politique, Paris, Seuil , p. 270-293.

Ricoeur Paul, 1991, entretien in Aeschlimann J.-C, (d.) 1994, thique et responsabilit. Paul Ricoeur, La Baconnire, Neuchtel.

Ricoeur Paul, 1995,  Le concept de responsabilit. Essai danalyse smantique , in Le Juste 1, Paris, Seuil p. 41-70.

Ricoeur Paul, 2001,  La prise de dcision dans lacte mdical et dans lacte judiciaire , in Le Juste 2, Paris, Esprit.

Scarpelli Uberto, 1981,  Riflessioni sulla responsabilit politica. Responsabilit, libert, visione delluomo , Rivista Internazionale di Filosofia del Diritto, LVII, n. 1, p. 27-79.

Thunis Xavier, 1999,  Le concept juridique de responsabilit : de lextension la dilution , in Xavier-Druet F.  et Ganty E. (ds.), Rendre justice au droit. En lisant Le Juste de Paul Ricoeur, Namur, Presses Universitaires de Namur, p. 89-102.

Villey Michel, 1977,  Esquisse historique sur le mot responsable , Archives de philosophie du droit, XXII, La responsabilit, p. 45-58.

Vissert Hooft Philippe, 1991,  Dveloppement technologique et responsabilit envers les gnrations futures , Archives de Philosophie du droit, XXXVI, Droit et science, p. 31-47.



[1] Pierre Lascoumes emploie le terme  actantes  pour dsigner les entits, humaines ou non, envers lesquelles la responsabilit est engage (Lascoumes 1996 : 359-382).

[2] Voir la contribution de Xavier Thunis ce volume.

[3]   [...] whenever a person occupies a distinctive place or office in a social organization, to which specific duties are attached to provide for the welfare of others or to advance in some specific way the aims or purposes of the organization, he is properly said to be responsible for the performance of these duties, or of doing what is necessary to fulfil them. Such duties are persons responsibilities  (Hart 1968 : 212).

[4]  A responsible person is one who is disposed to take is duties seriously ; to think about them, and to make serious efforts to fulfil them. To behave responsibly is to behave as a man would who took his duties in this serious way (Hart 1968 : 213).

[5]  Il ny a pas un principe de prcaution unique ; il y a par contre un mme choix de problmatiser une question de protection en termes de prcaution  (Ewald 2001 : 26).

[6]  Il faut dsormais, dans la ligne de la suggestion kantienne, saccoutumer se mettre la place des futures gnrations et faire preuve de prudence lՎgard des effets mme simplement ventuels de nos actions  (Ost 1997 : 53).

[7] Voir la contribution de Frrric Bouscaut ce volume

[8] Voir la contribution de Thomas Berns et Galle Jeanmart.

[9] Alain Papaux rappelle comment, au-del de la valeur gnrale de lՎthique de la prcaution, le principe mme connat une vertu expansive, en tendant devenir un principe dapplication gnrale et non seulement sectorielle, en acqurant ainsi un statut  matriciel  (Papaux 2006).

[10]  La responsabilit juridique elle-mme na-t-elle pas besoin de ce sentiment qui anime le droit subjectif et vient relayer, en la simplifiant, linterminable nonciation des normes?  (Abel 1994 : 22).

[11]  Stand up for your rights! : il nest de droit que revendiqu et exerc. En ce sens, la responsabilit, qui est combat pour le droit, est une catgorie plus politique que celle droit subjectif  (Ost 2005 : 69).