AUTONOMIE DU DROIT,

HTRONOMIE DE LA JURIDICIT

 

Gnralit du phnomne et spcificits des ajustements

 

(prsentation au Sminaire international  Le nuove ambizioni del sapere del guirista  : lantropologia giuridica e la traduttorologia giuridica , Roma , Accademia Nazionale dei Lincei, 12-13 03 08)

 

 

tienne Le Roy

Professeur mrite

danthropologie du droit

Universit Paris1 Panthon-Sorbonne

 

Cette communication sinscrit dans un cycle dont on sait quand il fut initi, en 1976, mais dont on ignore pourquoi, quand et comment il sachvera car les questions que nous abordons sont sans rponses assures au moins selon les rgles de la mthode argumentative. Ne le regrettons pas car nous pouvons avoir lespoir que ces questions sont, au moins, bonnes penser tant lhorizon du droit que celui de la socit future, qui est lambition de cette rencontre.

 

La conclusion de notre contribution la plus rcente cette dmarche collective de comparatistes, dans le cadre de la rencontre de Turin en avril 2007, se terminait par cette notation  instituer la vie (vitam instituere) est bien le vrai projet de la juridicit  .(Le Roy, paratre)

Dans nos dveloppements, nous avions considr que deux voies menaient ce que Pierre Legendre (Legendre,1999) dnommait linstitution de la vie en socit, la voie du droit propre aux socits modernes occidentales et la voie de la juridicit, connues de toutes mais rarement reconnue comme telle par les professionnels du droit, en ce sens quelle fut plus ou moins compltement exploite par la pr-modernit, pratique marginalement et honteusement par la modernit occidentale classique des XIX et XX sicles et redcouverte avec difficults et rticences lՎpoque contemporaine.

 On avait galement signal que les relations entre le droit et la juridicit taient domines par deux cas de figure : la juridicit assimile au droit dans une lecture positiviste, la juridicit distingue dune manire plus ou moins radicale dans une interprtation de multijuridisme proche du pluraliste juridique radical (Lajoie et alii, 1998, Vanderlinden, 2002).

 

Dans un article paru la mme poque (2007b) dans un numro de LAnne sociologique consacr la prsence scientifique, intellectuelle et morale du doyen Jean Carbonnier, qui avait marqu la rforme du droit franais de la famille dans les annes 1960 et 1970, nous synthtisions ainsi notre analyse, en proposant un troisime thorme en complment de ceux quavait formuls lՎminent civiliste.

 

Thorme 1  Le droit est plus grand que les sources formelles du droit [1],

Thorme 2  Le droit est plus petit que lensemble des relations entre les hommes [2]..

Thorme 3 Le juridicit est plus grande que la conception du droit dveloppe par les                 socits occidentales modernes tout en la comprenant.

 

En outre, ne prtendant pas dfinir plus ou mieux que dautres le droit, rput indfinissable par la communaut des chercheurs francophones (Droits, 1990) et par ricochets la juridicit, on proposait, en anthropologue, de dplacer la question, dabandonner la prtention dfinir un systme unique de rgulation de la socit, avec ses principes dorganisation interne, ses contours et ses frontires. On proposait donc de privilgier lobservation des  champs  de la juridicit que pratiquent les acteurs avec des confins, bas-fonds et autres recoins mal identifis.

Ceci supposait dabord de changer de paramtres. Quels sont les talons et les mesures de surface ou de superficie, cest--dire, les signifiants et leurs usages sociaux et professionnels exploiter en consquence ? Pour y rpondre, on dveloppait, dans cette communication, une approche contextuelle, partir des concepteurs-recteurs que mobilisent les acteurs pour rendre compte de leurs appartenance ces champs. Ce faisant, on sefforce de saisir les inter-relations, les nuds, les champs de force, donc les phnomnes dattraction et de rpulsion, les hirarchies plus ou moins explicites,. expliciter prcisment. Ce sera lobjet privilgi de la prsente communication.

Pour lancer cette rflexion, on prendra lexemple de la sanction, selon la proposition suivante : ce qui est juridique est sanctionn. Il sagirait l de considrer la sanction comme un critre commun au droit et la juridicit, condition de dfinir la sanction comme ce qui, au sein dun collectif, signe le caractre obligatoire dun acte, dune action ou dun comportement dont on pourra demander lexcution  ou la conformit, sans lier cette exigence systmatiquement lintervention dune autorit ou la mobilisation dune procdure, ce quexige le droit, non la juridicit. Ce qui parat intressant ici nest pas de distinguer entre le droit, la morale, la pression sociale etc., mais de considrer autour de quoi ou de qui sagrgent les rapports dՎchanges, les dcisions politiques, les hirarchies, les transmissions de statuts ou de patrimoines. On pourrait ainsi proposer un quatrime thorme (qui serait plutt un axiome ici[3]) prcisant le fameux ubi socitas, ibi ius :  l o il y a sanction, il y a juridicit  donc bien videmment du droit. La sanction serait donc le signe diacritique commun lensemble droit/juridicit.

Une telle proposition parat correspondre lՎtat de nos donnes, mais nous ne me sommes pas senti motiv pour aller beaucoup plus loin car nous ne sommes pas troubl par le caractre vague et flou dun tel critre dans la mesure o on postule par ailleurs (infra) une appartenance de chacun dentre nous une pluralit de mondes (Le Roy, 1999) et la rgulation de chacun de ces mondes par des modalits chaque fois originales (ce sont elles qui signent lidentit du groupe et la  sanctionnalit[4]  quil met en uvre) et qui doivent tre rendues complmentaires. Ce pluralisme des appartenances et des obligations suppose, aux diffrentes chelles de la socit, des conventions entre individus (infra) qui reposent sur des pratiques sociales allant de la rptition ou de la routine linvention mais toujours marques par un changement, mme infinitsimal.  Tout change et la seule chose qui ne change pas, cest que tout change .(Debussy, cit par Le Roy, 1999).

 

Pour approfondir la place reconnatre la notion de  signe diacritique , on est revenu une autre affirmation du doyen Carbonnier (Carbonnier, 1977), affirmant que la neutralit est le signe diacritique du droit, ce quon avait discut en travaillant sur la question des transferts de modle juridique la fin des annes 1970 dans le cadre de lUNESCO propos de lexprience juridique endogne des socits africaines. Bien que noprant pas alors la distinction entre droit et juridicit, nous avions d refuser la gnralisation propose par Jean Carbonnier, nos matriaux de terrain illustrant au contraire un engagement personnel du  juriste  dans le problme considr et trouvant dans des  morales de conte  matire dire le rglement des diffrends et en faire accepter les solutions (Le Roy, 1985). Deux formules revenaient frquemment : il fallait  en tre  (appartenir au groupe) pour en parler et lidal restait toujours de rgler le diffrend  dans le ventre  du groupe qui la vu natre. De ces considrations naissait une image de la justice inscrite dans les phnomnes de rgulation et une figure de  juge  partie-prenante,  lieur  (AFAD, 1996) et liant de la socit, proposant une lecture o lendogense est le mode  normal  de construction du rfrentiel de lgitimation de la  bonne solution  (Le Roy ; 2004). L o notre tradition occidentale impose, dans son exogense, la figure du tiers comme inhrente notre conception du droit et du procs, les socits africaines proposaient une autre perspective, o lintervenant est un troisime plutt quun tiers et o la question de la neutralit ne se pose pas, parce que ni lindpendance du  juge  ni lautonomie du droit ne sont envisages.

On peut immdiatement se demander pourquoi. Mais pourquoi quoi ? Quest-ce qui fait problme ? Est-ce cette libert que prend le juriste africain[5] vis--vis de lide de droit, telle que vhicule par lOccident, conduisant se demander si cette absence de neutralit nest pas le signe dune infriorit, voire dune pense prlogique, avec tous les prsupposs qui y sont associables ? Ou est-ce cette prtention lautonomie et la neutralit du droit occidental qui doit tre questionne ?

Si la premire piste semble devoir tre exclue systmatiquement et immdiatement en raison du racisme latent  qui y est associ et selon des choix qui ne tiennent pas simplement un  scientifiquement correcte , car cest une question thique qui est pose lanthropologue[6], le seconde voie nest pas plus facile aborder.  Distinguons au moins trois raisons.

Premirement, inverser des paramtres de la comparaison et considrer le comportement des Africains comme un talon  normal , donc lire notre conception dOccidental comme drogeant des modes gnraux de fonctionnement des socits nest pas facile accepter dans un contexte o la supriorit matrielle des socits est encore assimile celle dune civilisation.

Deuximement, la question de lautonomie du droit, de la science ou dautres catgories analogues telle lՎconomie, nous y reviendrons, est substantiellement lie notre conception de la modernit, laquelle nest pas plus interroge que les associations porte racistes que nous avons voques ci-dessus.

Troisimement, comme le montraient nos travaux raliss pour lUNESCO entre 1976 et 1980, la philosophie spontane du juriste  occidental  est idaliste (Ost et Lenoble, 1980). Selon ces auteurs, cet idalisme repose sur une triple prtention : abstraction de la norme, an-historisme et neutralit deffets sociaux. Cette triple prtention emporte une conception de la rgulation dans laquelle le  droit  est pos comme un des universaux dans le cadre dune thorie dont on sait la porte depuis le XII sicle dans la prparation de la rvolution de la modernit durant tout le moyen-ge europen.

Nous allons donc, dans la suite de notre rflexion, redresser la barre et tenter dy voir plus clair non point pour dvaloriser une exprience, celle du droit, en faveur dune autre, la juridicit, mais pour mieux saisir la spcificit des phnomnes de juridicit et leur lien complmentaire avec ceux qui sont saisis par le droit.

 Si, en effet, dans nos socits occidentales contemporaines, peut rgner lillusion dune socit entirement gouverne par le droit, une telle illusion nest pas tenable pour au moins les deux tiers de lhumanit o, en inversant une formule civiliste fameuse  nul nest cens connatre la loi .

Aprs un rappel des principes structurant notre conception de lautonomie du et en droit et ses consquences principales, on consacrera la seconde partie une tentative de thorisation de lhtronomie de la juridit, avec toutes les difficults que cela suppose. Ces difficults expliquent, mais ne le justifient pas, que nous restions, pour une part que les spcialistes dautres traditions juridiques jugeront excessive, inscrits dans des rfrences franco-africaines.

 

Autonomie du droit : un fondement monoltre ?

 

 

Un passage par lessentialisme est parfois ncessaire pour prciser le langage utilis et viter les faux-amis avant dexaminer les usages partir desquels on peut entrer dans les logiques dappropriation, de contournements ou de dtournements des acteurs.  Lexamen du langage du droit travers les dictionnaires spcialiss est donc de bonne mthode. Il autorise aussi un gain de place, ce qui est prcieux ici. On va examiner successivement la place que la doctrine actuelle rserve lՎtude de la notion dautonomie, une apprciation critique des associations que rvlent les usages les plus frquents, puis les consquences quon peut en tirer pour la recherche juridique.

 

La question de lautonomie du droit en doctrine

 

La consultation de trois dictionnaires spcialiss est rvlatrice du peu dintrt que la doctrine  semble trouver la question de lautonomie qui est annexe dautres problmes soit de thorie du droit soit de politique juridique.

Le Dictionnaire de la culture juridique (DCJ), ouvrage rcent (2003), volumineux (1649 pages sur papier bible en double colonne et corps 10), raisonnablement pluridisciplinaire, ne contient pas dentre autonomie du droit. La notion dautonomie est cependant aborde propos de lautonomie de la volont et du droit communautaire et une notion proche, lautopoise (dite aussi systme autorfrentiel), dans lentre systme juridique, entre sur laquelle nous reviendrons.

 

De mme en est-il du Dictionnaire de la Justice (DJ) datant de 2004 et fort de ses 1362 pages. Lindex renvoie le lecteur lentre Indpendance. Il nous parat intressant de citer les premires lignes de cet article d la plume de Jean-Marie Varaut, avocat et acadmicien.

Lindpendance est la situation dune collectivit, dune institution ou dune personne qui nest pas soumise une autre collectivit, institution ou personne. Il faut que son titulaire nait rien attendre ni redouter de personne. Lindpendance se caractrise par lautonomie, ce qui ne veut pas dire quelle est anomique, mais que les normes qui rgissent cette collectivit, cette institution ou cette personne lui sont propres  (Varaut, 2004, 622, cest nous qui soulignons).

Lauteur indique ensuite que  (c)es normes orientent lagir humain dans le domaine de comptence(), que  (l)e foyer normatif de cet agir humain est lՎthique ou la dontologie  et enfin que  Le concept dindpendance a partie lie avec le concept de libert . Lautonomie (du droit) est ainsi une condition de lindpendance du magistrat et, au-del, du corps judiciaire, elle mme conditionne par linexistence de normes juridiques de catgorie suprieure puisquil est fait appel lՎthique ou la dontologie, deux rfrences de rgulation des pratiques internes au collectif, linstitution ou la personne pour reprendre de distinguo de lauteur, mais extrieures au droit. Nous y reviendrons dans la seconde partie.

               

Le Dictionnaire encyclopdique de thorie et de sociologie du droit (DETSD) de 1993 est le seul accorder une certaine place, une demi page, dans lentre  Autonomie, lautonomie  en  droit  ce qui, on doit le souligner, nest pas lautonomie   du  droit. Lessentiel de la notice est consacr aux origines philosophiques de lide dautonomie, chez Emmanuel Kant et chez Husserl, puis ses dveloppements dans les thories du comportement et en smiologie. Ce nest que dans une sorte daddendum la notice quun autre auteur, Michel Van de Kerchove, philosophe du droit, identifie cinq usages dans le registre juridique :

-  Le concept peut tre  appliqu au phnomne juridique considr dans son ensemble et viser un mode de structuration spcifique du droit par rapport son environnement non juridique, qui lui assure une indpendance au moins relative par rapport celui-ci () ;

-Le concept peut tre utilis pour viser le degr dindpendance dun systme juridique par rapport un autre () ;

- Le concept peut aussi sappliquer une branche du droit dont on sattache souligner lindpendance ();

- Dans un dernier contexte, enfin, la notion dautonomie peut sappliquer la volont des individus et traduire lide quune obligation juridique est susceptible de trouver sa source voire son fondement-  dans cette volont mme  (Van de Kerchove,1993, 49).

Cest le sens premier qui nous intresse le plus directement ici, lauteur faisant en outre remarquer quՈ la problmatique de lautonomie des objets du droit, il fallait associer celle des disciplines juridiques qui en rendent compte.  Une ide essentielle qui traverse cette notice est la transversalit de la notion apparaissant dans des champs et des applications trs diverses. Cest donc bien un autre des traits diacritiques du droit dont la particularit est quil signe lidentit du systme juridique considr.

 Cest ce que confirme, dans le mme dictionnaire, lentre suivante Autorfrentiel (systme) consacre principalement aux travaux de Luhnam, notice qui pousse jusquՈ ses consquences ultimes le principe dautonomie et dont on ne citera, par manque de place, que la conclusion :

 En tant que systme autorfrentiel, le droit produit le droit, les normes juridiques ne se fixent que sur la base de normes juridiques et la lgalit est lunique lgitimit. Il ny a pas de droit en dehors du droit. Pour le droit aussi, cest la prsence conjointe du code et des programmes qui permet au systme dՐtre la fois ouvert et ferm. Il ny a pas de normes juridiques hors de lui, mais son fonctionnement est li aux vnements externes dont lexamen requiert une activit cognitive  (Garcia Amado, 1993, 51).

 

Nous sommes l en prsence dune conception radicale du positivisme qui suppose effectivement que nous exercions son sujet cette activit cognitive propre au chercheur, une critique pistmologique, comme rflexion sur les conditions dՎlaboration de la science.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                              

 

Une approche critique de lenvironnement conceptuel de lautonomie

 

On propose, pour ouvrir le dbat, de commenter la phrase prcdente  cest la prsence conjointe du code et des programmes qui permet au systme dՐtre la fois ouvert et ferm .  Elle renvoie trois notions qui, selon notre analyse, structurent cette conception du droit, dabord son caractre de systme puis la notion de structure du droit, puisquil ny a pas de systme sans structure, ensuite, lassociation du droit et de lordre, avec la rfrence au code et enfin lide de hirarchie en relation avec des principes de clture. Sans doute peut-il paratre paradoxal de tenir pour structure du systme lide de systme, mais cet auto-engendrement est un trait caractristique dun mode de pense dont on va dcouvrir que la proccupation substantielle est lunit et dont lhorizon gntique est la cration du monde dans sa vision-version judo-chrtienne. Abordons ces questions en sens contraire, du plus vident, la hirarchie, au moins pour un juriste, au plus dlicat traiter, le systmisme.

 

- Lide de hirarchie

On doit Otto Pfersmann, dans lentre Hirarchie des normes du Dictionnaire de la pens juridique une prsentation nuance  de la Thorie pure du droit de Hans Kelsen et de ses interprtes jusquaux contributions  dconstructrivistes  de Ronald Dworkin. partir de laffirmation que  ce sont des normes qui rglent la production, la modification, la destruction des normes ainsi que les conflits entre elles , O. Pfersmann en dveloppe la prsentation que lon qualifie gnralement de pyramidale mais que nous considrons plutt comme une gnalogie (Le Roy, 1984)  dun systme qui sorganise lui-mme  (2003,780), des normes de premier rang, constitutionnelles, gnrant des normes de deuxime rang, les lois, qui elles-mmes vont produire par strates successives lensemble des sources du droit jusquՈ lultime mesure dapplication individuelle partir de laquelle on quittera le domaine du droit. On note ici une grande circularit :  la norme plus gnrale et plus abstraite sapplique la production de la norme plus concrte et plus particulire en lui donnant sa validit, mais cest la norme la plus concrte qui sapplique au cas et cest toujours la norme relativement concrte qui sapplique aux comportements quelle rend obligatoires, interdits ou permis avant celle qui lest moins .  (Ibidem) On sent une difficult faire concider, voire cohabiter, le rel juridique tel quil est imagin abstraitement dans la formulation de la norme, les pratiques sociales et les comportements des acteurs. Cest l o les principales critiques sont apparues, critiques que nous ne dvelopperons pas puisque cest de la juridicit dont nous voulons parler et que ce type dapproche lexclut  videmment  : il ny a pas pour cette thorie de juridique en dehors du droit et de droit en dehors de la loi (lato sensu) de lՃtat. Notons seulement que ce mode de rationalisation appartient un univers juridique dont les axiomes ne sont pas partags par une lecture danthropologie du droit. Selon notre lecture de la juridicit, les  normes  ne sont pas en position de hirarchie mais de complmentarit et inscrites non pas dans une pyramide mais appartenant un ensemble de rseaux (Eberhard, 2002) selon les situations de pluralisme considres et les droits invoqus (infra 2 partie).

 

- Lide dordre juridique

Revenons la thorie du droit moderne-occidental avec une notion voisine, lordre juridique dont le principe de hirarchie est la condition. Ordre peut tre conu comme ce qui est organis et comme ce qui est ordonn donc ce qui obit un principe dorganisation. On a cru pouvoir affirmer, par un effet de  miroir noir  (Alliot, 2003), cest--dire loccasion de lՎtude de la politique juridique coloniale dimposition du modle positiviste   la franaise  en Afrique (Le Roy, 2006), que le droit a pour vocation  de mettre en ordre et de mettre de lordre . Il sagissait l, nous inspirant dune formule cicronienne  in ordinem adducere , (introduire dans un ordonnancement) et dune expression typique de Pierre Bourdieu,  codifier  cest mettre en forme et mettre des formes  (Bourdieu, 1986) de prolonger la rflexion de Pierre Legendre (Legendre, 1999) sur la place centrale du droit dans linstitution de la vie en socit.

Lapport fondamental de la notion dordre est de renforcer le principe de clture de lautonomie, lordre juridique runissant  lensemble, structur en systme, de tous les lments entrant dans la constitution dun droit rgissant lexistence et le fonctionnement dune communaut humaine  (Leben, 2003-1113).  Selon que lon considre que cette communaut humaine est lՃtat-Nation, des collectivits institutionnalises ayant une personnalit juridique ou chaque collectif qui se donne des rgulations propres, on passe dune conception positiviste unitaire un pluralisme de plus en plus radical. Mais quils soient ou non pluralistes, tous les juristes supposent que l o il y a du droit, il y a de lordre, le premier suppose donc le second mais le second est lui-mme prdtermin par le principe de hirarchie des normes qui permet de dsigner quelles sont les autorits, et seulement celles-ci, qui peuvent lgitimement  produire du droit : Auctoritas, non veritas, facit ius disait dj Hobbes. Lanthropologie du droit a t trop souvent obnubile par  la querelle du pluralisme des ordres juridiques  (Leben, 1118) sans sattacher examiner lapplicabilit du cadre thorique doctrinal aux phnomnes qui relvent de lunivers de la juridicit. Quatre caractres y sont, selon Leben, associs : efficacit, unit, cohrence et compltude (2003 - 1116-1118). Ces critres ont t labors dans le contexte dune science du droit. Relevons ds maintenant que la juridicit ignore ces  attributs  de lordre juridique, voire mme les exclue pour lunit et la compltude car, dans des approches casuistes  de linvocation de la juridicit, le juridique est toujours en  germination  ou apparat sous forme de repousses, selon une problmatique de rhizomes. Ses caractres font la part belle lincertitude, la complexit et la diversit.

La rfrence la notion dordre juridique nous parat donc trangre la juridicit et lanthropologie du droit devra donc renoncer chercher des ordres juridiques ailleurs que dans le droit.

 

 

- Le droit comme systme

nouveau, comme le signale dentre de jeu Grard Timsit dans le DPJ (Timsit, 2003,1462 et s.),  une trs grande diversit dusages illustre tant la place centrale de la notion que la difficult la traiter en concept univoque. Cest un mot-girouette qui est un autre des signes diacritiques du droit dans sa temporalit. G. Timsit rappelle son propos des distinctions cardinales, entre systmes ouverts et ferms, entre monisme et pluralisme, entre structure pyramidale et circulaire que nous avons dj voques puis sinterroge sur  lutilisation en doctrine de la notion de systme qui ne semble donc pas se faire avec une parfaite rigueur, ni toujours avec une grande cohrence .  Notre collgue a, on le constate, le sens de la litote. Le mrite de la notion de systme, selon le comparatiste, serait de permettre dՎvoquer par une mme rfrence des questions substantielles : la question des fondements du droit, spcialement les problmatiques dexogense. Ensuite, la question de lunit du droit et spcialement celle de ses centres de production (lՃtat seul ou dautres fabriquants ?), lunit ou la pluralit des logiques (monologisme ou dialogisme ?). On va reprendre ces questions selon une perspective danthropologie du droit dans la rubrique suivante. On ne saurait cependant oublier dindiquer la grande richesse de la dmarche systmale de Grard Timsit qui propose une lecture du droit dans sa dynamique et selon une perspective smiologique, en croisant les notions dordre normatif (On) et lespace normatif (En) dans un modle orthogonal. Elle permet, selon lauteur, au droit  dՐtre trait de manire plus cohrente, partir dun concept qui, destin dire lunit des ensembles quil dsigne, permettrait, dun mme mouvement, den mesurer, dans leurs diffrentes dimensions, lexacte porte  (2003, 1465). Car cest lenjeu essentiel dune recherche juridique qui, ouverte une lecture comparative, est amene non seulement confronter les versions nationales de la conception  moderne  du droit lՎchelle europenne ou occidentale, mais doit rflchir au sens de la mondialisation [7]

 

La porte actuelle du dbat portant sur lautonomie  du  et  en  droit

 

 Que ce soient des systmes dits ferms ou ouverts, les ordres normatifs considrs rencontrent toujours des problmes de frontires, soit quelles soient mal dessines, soit quelles soient poreuses, soit quelles soient places au mauvais endroit, soit quelles ne soient ni matrialises ni matrialisables mais pourtant considres comme telles par le jeu dinterdits, dactes manqus et dattitudes collectives qui relveraient dune lecture analytique.

On songe par exemple la notion danomie qui, il est vrai, a plus proccup les sociologues que les juristes. Mais les cinq pages que Raymond Boudon et Franois Bourricau y consacrent dans leur Dictionnaire critique de la Sociologie ne font gure avancer notre connaissance dans la mesure o le prfixe  a  ne dsigne pas labsence de normes mais la mconnaissance ou lignorance de certaines normes par lindividu,  un drglement fondamental des relations entre lindividu et la socit  (1990-28), ce que Jean Dubois, dans une belle thse (Dubois, 2001) prfre dnommer dysnomie ou mauvaise interprtation de la norme.

Un autre exemple qui ouvre des interprtations divergentes est ce que Jean Carbonnier dnommait  lhypothse du non-droit  (Carbonnier, 1995) qui, dans sa formulation, ne caractrisait pas une absence de droit mais le retrait du droit dun espace normatif quil tait cens occuper, produisant un effet de vide rapidement occup par dautres rgulations. Dautres formulations sous la plume du mme auteur (panjurisme, superdroit), permettraient de cerner des hypothses inverses de dpassement/dplacement des frontires. Le systme du droit nest donc ni si ordonn ni si hirarchis que la thorie le suppose, provoquant chez le sociologue, le philosophe, lanthropologue ou le traducteur le besoin de corriger ces effets doptique et de clarifier au moins les contours, sinon les frontires du droit. Le DTSD confirme ce point de vue et, sous la plume dAndr-Jean Arnaud, pointe un intrt particulier mobiliser la notion danomie dans un contexte de frontires floues entre systmes juridique et non-juridique , situation  qui relve du problme de la raction du systme positif la dviance juridique : le systme dviant et le systme positif saffrontent jusquՈ provoquer soit un retrait de lun deux, soit une innovation radicale ou intgrative .  (DTSD-33)

 

 

Unification et uniformisation, un principe de structure monologique fond sur une monoltrie lie au monothisme ?

 

Nous avons jusque maintenant adopt une lecture combinant philosophie et thorie du droit, avec deux traits propres : ce sont des analyses de juristes et elles ne se proccupent pas de dire comment le droit fonctionne en ralit, mais quelles sont les rationalisations  qui ont permis et permettent encore de fonder cette autonomie, malgr un sentiment dincertitude et dinsatisfaction grandissant, en particulier de la part des praticiens et des usagers du droit, drouts par des arguments, des formes procdurales, une langue et des symboles quils ne matrisent plus ou nont jamais appris.

Ce que chacun dentre nous vit, cest une mobilisation du droit qui se veut  un  dans la diversit de ses manifestations. Cette exigence dunit concrtise un processus la fois dunification des normes dans le contexte de cette autonomie recherche et duniformisation des comportements, tous soumis aux mmes normes gnrales et impersonnelles qui sont, parce que gnrales  applicables  tous et parce quimpersonnelles respectant lexigence dՎgalit comme une des conditions de lՃtat de droit, donc de la dmocratie. Deux critres sont ici essentiels, lide de soumission une puissance externe (Alliot, 2003) qui se prsente comme le seul facteur de cohrence (exogense) et, dautre part, ces associations et enchanements rendant ce montage juridique indiscutable,  inquestionnable  dirait-on en franglais.  Il devrait pourtant lՐtre parce quune autre valeur est ici en jeu, notre libert dans sa dimension intellectuelle, morale et politique.

 

Une anthropologie de la juridicit, soucieuse de lire la socit par ce que ses acteurs en font plutt que de commenter les normes qui sont supposes la rguler doit donc tenter de complter (mais non dignorer ou de rejeter) ces savoirs fondamentaux que nous venons, brivement, de prsenter. Les pratiques des acteurs et les usages professionnels rvlent derrire  le droit  un  au-del du droit  qui est rendu invisible par notre seule myopie mais qui peut tre apprhend dans deux directions, donc selon une double signification.

 

La premire dmarche est de rduire, autant que faire se peut, la distance entre le droit et la ralit, en retrouvant ici la dbat dj voqu ci-dessus quant la reconnaissance dune juridicit occupant cet espace intersticiel.  On a donc ici deux tendances, soit on nie le problme en le supposant rsolu (tout lespace est occup par le droit), soit on fait appel des notions vagues et commodes, lՎthique, la dontologie, la morale, qui ont pour point commun, nous lavons vu galement, de reconnatre lexistence de rgulations marginales  hors la loi , donc hors du droit dans une lecture positiviste.

La deuxime dmarche concerne la (ou les) structure(s) symbolique(s) de la vie juridique, ce sumbolos grec qui dsigne le sceau quon partage, pour nous ici essentiellement le partage des croyances et des reprsentations. Dans des socits inscrites dans  la  mondialisation o le  droit  se technicise de plus en plus, o son  enseignement  devient donc de moins en moins humaniste et historique et de plus en plus procdural et statistique, les nouvelles gnrations de juristes perdent le sens de la filiation de leurs pratiques avec des rfrences gnalogiques que Pierre Legendre, par exemple, tente de sauver de loubli (Legendre, 1999).

Nous naborderons pas le premier point immdiatement et ce que nous en dcrirons ne proposera que den regarder certaines marges, celles o apparaissent la juridicit, en seconde partie.  Acceptons cependant lide que laffirmation mme de lide dautonomie du droit (et dindpendance des magistrats) repose sur des croyances et des reprsentations qui justifient lide dune coupure avec la ralit, et tablissent des relations (hirarchises) entre les deux mondes, celui du droit et celui du rel. Ces reprsentations sont ensuite utilises par un langage spcialis qui assure les transpositions dun registre dans lautre selon les principes dՎquivalence, de qualification et dinterprtation : tout ce quon apprend dans les  coles  de droit.

Les autres champs dorganisation de la socit ne procdent pas autrement, ainsi pour lՎconomie ou la religion qui reposent sur des conventions (au sens non juridique) et des fictions dont les fondements sont des postulats, donc qui ont la validit de la postulation  que nous rappelons : les explications ou solutions ne sont pas vraies ou fausses mais bonnes ou mauvaises pour la socit et ses membres. Cette remarque nous offre une possibilit dune transition avec notre seconde proccupation, la recherche des fondations de la dmarche juridique.

Sur quoi reposent les postulats du droit ? Quel est le modle logique qui donne sens et cohrence aux constructions dune autonomie  dont on va vu  dans la dfinition de Michel Van de Kerchove que les diverses applications sont comme enchsses les unes dans les autres la manire des poupes russes ou de tables gigognes ?

la suite du recteur Michel Alliot dont la thorie des archtypes sest progressivement structure durant les annes 1980 (Alliot, 2003), lanthropologie du droit a, en France, entre autre, soulign limpact dcisif de la vision du monde sur la conception du droit.

 Dis moi comment tu penses le monde, je te dirai comment tu penses le droit . Cette consigne de Michel Alliot ne conduit pas ramener lensemble de la vie juridique une dtermination culturelle ou religieuse originelle, mais mettre en vidence la diversit des choix inhrents aux grandes traditions et la contingence des thories qui en sont dduites. On se propose dans les lignes suivantes dapprcier le lien entre cette reprsentation de lautonomie du droit et la cosmogense lorigine de la vision moderne occidentale de la socit et du droit.

 

Quand on sinterroge sur notre dispositif institutionnel, on peut remarquer que chacune des instances de la socit, instance comme domaine dorganisation suppos autonome, est conue selon le mme mode opratoire : la rduction de la diversit des composantes lunit du champ considr. Le politique est construit autour de lՃtat, le juridique autour du droit-loi, le religieux autour de  Dieu , lՎconomique autour du March gnralis, lespace en relation avec le Territoire, le temps dans sa dure linaire, la Chronologie, lindividu comme une Personne et sans doute pourrait-on continuer un catalogue qui dcline le prfixe grec monos, un seul. Monothisme, monarchie, monocratie, monopole sont quelques exemples dune approche essentiellement monologique du monde, approche qui sest lentement systmatise jusque la priode moderne, mais dont le vritable fondement, nous dit Paul Veyne est une monoltrie[8]. Dveloppons quelques observations.

Dans notre rcit de cration du monde, ainsi que le rappelait galement Michel Alliot, trois traits anthropologiques rcurrents apparaissent utiles souligner :

- le crateur est antrieur, extrieur, suprieur, omnipotent et omniscient par rapport ses cratures ;

- le monde a t cr partir du nant  et le dispositif dun monde en six jours a t impos par le crateur  dune manire totalement discrtionnaire. Le monde aurait pu tre autrement, ou ne pas tre. Son organisation lui est donne selon un principe de hirarchie qui partir de linvention de la lumire conduit la cration de lhomme ;

-                - lhomme a t cr limage de  Dieu  et dot initialement dune figure qui condense les principaux caractres de la divinit La diffrenciation initiale entre lhomme et la femme, Adam et ve, nest pas fondement sexuel.  Lhomme  est suprieur aux autres cratures  et dispose, dans le paradis, de tout ce qui est ncessaire sa vie et sa reproduction. Mais lhomme a faut et il a t chass du paradis sans toutefois tre exclu de la cration puisque Dieu enverra son fils pour sauver lhomme, donc maintient une relation entre son monde et celui de lhomme, relation qui nest pas dindpendance mais dautonomie. Par son dsordre, lhomme perd le bnfice de lordre originel, mais celui-ci est un modle ou un idal qui reste pertinent, qui guidera, par le droit[9],   lorganisation de la socit et quon retrouvera   la fin des temps .

 

Ces trois paramtres anthropologiques nous paraissent clairer les considrations thoriques que nous avons releves ci-dessus.

Dans la reprsentation dun droit autonome, on reproduit cette vision dun systme ordonn par une instance extrieure, lՃtat, qui est lavatar de Dieu et donc auquel on pourra associer les autres attributs, dont lomniscience et lomnipotence[10]. Avec cette tendance associer lՃtat  Dieu  et ainsi prter au premier ce qui est propre au second, on pourra mobiliser les principes de hirarchie et de systme en passant respectivement des cratures aux sources du droit et de lordre parfait induit par le paradis lautopose.

On est ainsi, dans lhistoire des socits europennes dhritage chrtien, en face dun processus complexe.

partir dun mode de construction de chacun des champs sociaux en un systme autonome contenant en son sein des units semi-autonomes distingues autant quil est ncessaire de la faire[11], sopre un travail symbolique considrable qui conduit doter chacun de ces systmes  autonomes  de caractres qui, propres cette vision du monde, en assurent une transposition du registre divin au profane et en particulier au juridique.

Ce travail a t trs long, reste inachev et se rvle sans doute inachevable. On peut reprer avec les politiques juridiques des empereurs romains Constantin, Thodose et Justinien un vrai travail initial sur les quivalents des champs normatifs chrtien et juridique dans le champ du droit public puis du droit priv. On voit ensuite, avec le droit canon de lՃglise romaine[12] se dvelopper les principes de hirarchie puis dordonnancement qui donneront naissance cette belle construction symbolique qui sera dnomme institution par le juriste Sinibaldo de Fieschi qui deviendra pape sous le nom  dInnocent IV en 1243  et associera l autorit de sa fonction la pertinence de sa construction conceptuelle. Trop souvent galvaude par des usages inconsidrs, la notion dinstitution a une place centrale dans la vie juridique, place dont on peut prendre la mesure par leffet de miroir de la dmarche comparative. Ce fut notre cas dans le champ de lInstitution de la Justice en Afrique (Le Roy, 2004).

 

Nous considrons donc que les principes de hirarchie, dordre et de systme qui sont associs lide centrale dune autonomie du droit trouvent leur origine et leur efficience dans la gnalogie des reprsentations qui, de strate en strate, nous font remonter lorigine de la cration du monde dans sa vision juive puis chrtienne puis moderne. La conception dominante, positive mais surtout monoltre, a donc un fondement religieux, le religieux tant entendu avec toutes ses connotations, de son tymologie latine ses applications dans la construction dogmatique de lՃglise romaine et dans les pratiques politiques contemporaines des religions tatiques. Mais, ce type de construction institutionnelle nՎpuise pas la ralit et ni la monologie ni la vision unitaire du droit ne peuvent rendre compte de la complexit des pratiques sociales.  Cette distinction entre le droit et la ralit sociale peut devenir diffrenciation plus ou moins radicale de  mondes  qui auront alors tendance non seulement signorer mais se rejeter. Il y a donc un risque de dni de la ralit de la part du juriste. Est-ce pour cette raison que les juristes peuvent tre tents de sacraliser leurs savoirs en se refusant en interroger les fondements, voire en soffusquant  de tels questionnements ?

Le contexte intellectuel qui nous runit lve naturellement ce type dobstacle et va nous conduire, en revenant sur la relation entre le droit et la ralit, tenter de mieux cerner la place et le rle de la juridicit. 

 

Htronomie de la juridicit : le retour du holisme  au risque de la dmocratie?

 

Lhtronomie est, de manire sommaire,  laction de recevoir sa loi de lextrieur, au lieu de la tirer de soi-mme . Cette dfinition est tire du Grand Larousse publi la fin du XIX sicle (tome 5, p. 111). Le choix de ce dictionnaire a un caractre symptomatique. En effet, dautres dictionnaires, spcialement les dictionnaires juridiques mais on ne prtend pas lexhaustivit, ignorent la notion qui nest effectivement pas lhonneur tant elle parat trangre la modernit.

 Lemploi que nous faisons de cette notion en ce dbut de XXI sicle ne met plus laccent sur le fait de recevoir sa loi de lextrieur, mais sur linterdpendance entre divers ensembles de normes. Cette relation peut tre de complmentarit, dopposition, de concurrence ou de dpendance. Elle signe la constante de phnomnes dacculturation comme mode de rception ou de rejet. Ces distinctions ont leur importance, mais encore plus importante est lexigence de toujours devoir lire la norme en relation avec un autre dispositif. Le fait, pour une norme (nomos), de dpendre  dune autre (tros) norme a t trop longtemps vcu dans le contexte de droits religieux ou de socits dont la christianisme tait religion dՃtat pour que les reprsentations htronomiques soient ensuite facilement acceptables dans des socits lacises.

Dans une socit individualiste, lautonomie du sujet doit correspondre celle de son cadre normatif, le droit, avec les consquences que nous avons identifies dans la premire partie. Dans les socits pr-modernes et post-modernes, les relations dՎchange, dinteraction, de hirarchie, de dpendance, dexploitation ne sont pas voiles par linvocation dune appartenance un systme distinct. Le voile est ailleurs, dans lidologie qui maintient en lՎtat lensemble de la socit. Le fait que la juridicit soit htronomique veut donc dire que les cls de comprhension qui assurent la lgitimit, lautorit et lefficacit de ses dispositifs et solutions doivent tre cherches dans lensemble complexe de rapports qui fait tenir ensemble les composantes dune socit. Si, dans le  monde du droit  et selon sa logique de distinctions, doppositions et de fictions, on distinguera entre droit, morale, religion, philosophie ou conomie, de telles distinctions  sont en juridicit non pertinentes, bien quelles y soient transposables par analogie, car les rapports sociaux sorganisent dabord autour de fonctions remplir et selon une logique de  champs  et de rseaux, organisant ces rapports selon des polarisations qui rendent compte des forces en prsence et des enjeux matriser, en particulier dans le cadre dune thorie des  champs  (Bourdieu, 1986) (Le Roy,2008). On y reviendra au terme dun parcours exploratoire qui doit tre maintenant prsent.

 

Nous avons, ds lintroduction, prvenu le lecteur de la difficult de lexercice qui ne tient pas seulement la raret des analyses propres la juridicit mais au mode de raisonnement adopter. La confrence de Turin nous y a prpar (Le Roy, paratre).

Nous ne devons pas considrer la juridicit comme une exception drogeant la prvalence du droit mais linverse, ce que nous appelons actuellement droit ayant historiquement et anthropologiquement drog une culture de la juridicit, en particulier en proclamant son autonomie puis en la lgitimant par des arguments dautorit fondements.religieux, donc rputs incontestables, comme nous venons de le suggrer.

Dans ses travaux, Louis Dumont, anthropologue des socits indiennes castes puis, par transposition, de lindividualisme occidental, a thoris le principe de lenglobement du contraire comme base de lidologie moderne (Dumont, 1983, Le Roy, paratre).  Fort de cet enseignement, nous devons nous interdire, autant que faire se peut, de reproduire ce principe denglobement lorsque nous inversons le paradigme de lantriorit et de la gnralit respectivement de la juridicit et du droit.

La thorie anthropologique a donc d concevoir des dmarches qui, en reposant sur le principe de la complmentarit des diffrences, mettent laccent sur ce que droit et juridicit partagent puis sur ce qui les dpartage et non sur un principe du contraire terme terme qui se rvlerait strile. On se souvient en effet de notre troisime thorme : la juridicit est plus grande que la conception du droit dveloppe par les socits occidentales modernes tout en la comprenant.

 

 

partir de ces complmentarits, les diffrences observables ne sont plus de nature et irrductibles les unes aux autres mais de porte spcifique, fonctionnelle, selon des choix politiques, dans des champs sociaux et selon des rgulations propres.

On va retenir ici quatre niveaux de complmentarits puis prsenter quelques exemples avant de rflchir au rapport de la juridicit  la totalit sociale, en rediscutant des liens entre le holisme et le pluralisme.

 

Quatre niveaux de complmentarits

 

Les quatre niveaux que nous retenons ici sont dabord nos appartenances une pluralit de  mondes , certains transposant plus particulirement la vision unitaire de la cration dans un ordonnancement autonome celui du droit, dont on observe ensuite quils mobilisent des modes de rgulation originaux. ces choix propres chaque tradition sont associes des fondations normatives particulires relevant de ce quon dnomme le tripode juridique. Enfin, on proposera de lier les modes de reconnaissance du caractre obligatoire des rapports juridiques communs au droit et la juridicit, le problme de la  sanction , lՎconomie des conventions. Ces dveloppements pourront tre complts par notre ouvrage de rfrence, Le jeu des lois (Le Roy, 1999).

 

- Droit et juridicit sinscrivent dans des mondes propres dont ils expriment les visions particulires .

Lide que nous appartenons tous une pluralit des mondes dterminant chacune des positions sociales, des droits et des obligations et des contraintes dajustements mutuels est rcurrente dans les travaux anthropologiques contemporains (Le Roy, 1999). La thorie sociologique de Luc Boltanski et de Laurent Thvenot (1991) a rencontr notre pluralisme juridique et sera souvent cite pour le conforter. Pourtant, cette prsentation de  mondes  ou de  cits  nest que partiellement satisfaisante dans la mesure o les distinctions utilises par ces deux auteurs nont pas la gnralit quexige une anthropologie comme connaissance globale de lhomme. Cest un univers occidental et plutt moderne qui est saisi selon des critres noncs  du dedans , en fonction des reprsentations des acteurs[13]. Cest donc pertinent dans cet univers mais non universel en ignorant dautres univers. Cette lecture est utile mais insuffisante.

La dmarche de lanthropologue indo-amricain Arjun Appadurai, plus large, a aussi le mrite dՐtre plus interculturelle. Lauteur se propose de dcrire diffrents paysages (landscapes) comme autant de regards, dexpriences et de solutions mobiliss par les acteurs dans des registres particuliers. Il les dnomme

  les ethnoscapes, les mdioscapes, les technoscapes, les financescapes et les idoscapes. Le suffixe scape, tir de landscape, permet de mettre en lumire les formes fluides, irrgulires, de ces paysages sociaux, formes qui caractrisent le capital international aussi profondment que les styles dhabillement internationaux. Ces termes portant le suffixe scape indiquent aussi quil nest pas question ici de relations objectivement donnes qui auraient le mme aspect, quel que soit langle par o on les aborde, mais quil sagit plutt de constructions profondment mises en perspective, inflchies par la situation historique, linguistique et politique de diffrents types dacteurs : tats-nations, multinationales, communauts diasporiques (...) En fait, lacteur individuel est le dernier lieu de cet ensemble de paysages mis en perspective, car ces derniers sont finalement parcourus par des agents qui connaissent et constituent la fois des formations plus larges, partir notamment de leur propre sentiment de ce quoffrent ces paysages.  (p. 70-77).

 

Sans doute ses distinctions fondes sur lexprience dun Indien en situation dacculturation aux tats-unis ne correspondent-elles pas totalement aux mondes du droit et de la juridicit que nous pratiquons en Europe continentale contemporaine. Mais lide mriterait dՐtre creuse car la distinction entre ce que nous proposons de dnommer  le monde du droit  (legalscape) et dautres mondes ou visions (scapes) dont certains seraient propres la juridicit pourrait prendre une place particulire dans un avenir proche avec le dveloppement de modes dits alternatifs de rglement des diffrents et une conomie des conventions en plein dveloppement (infra). En France, la mdiation, la mdiation interculturelle et lintermdiation gnrent de nouvelles pratiques qui commencent dboucher sur des mtiers. ct du monde du droit et des juristes, on pourrait identifier un autre monde, celui des juristiciens, mdiateurs, arbitres, conseillers juridiques, ngociateurs, auditeurs et membres de cabinets de ressources humaines et bien dautres acteurs qui se situent dans les marges de la vie juridique. Ils ny sont pas trangers, mais ils nen sont pas dpendants. Ils sont dans  lentre deux  de la juridicit.

 

- Ces visions du monde supposent un montage, propre chaque tradition, des modes de rgulations  des socits dits ordonnancements[14] juridiques.

Quatre ordonnancements juridiques ont t successivement identifis puis utiliss, partir des travaux raliss au Laboratoire dAnthropologie Juridique de Paris (LAJP), au dbut des annes 1980. Ils ont t dnomms des ordonnancements impos, accept, ngoci et contest.

Lordonnancement impos caractrise lexprience particulire de la juridicit qui a donn naissance notre conception contemporaine du droit en Occident. Les socits africaines dans lesquelles nous avons travaill privilgiaient un ordonnancement accept/ ngoci ( travers les mcanismes dits  palabres , par exemple). On sest rapidement aperu que chaque tradition mobilisait chacun de ces ordonnancements mais, parfois, des doses  homopathiques . La redcouverte dun ordonnancement ngoci est une des grandes innovations de la vie juridique et judiciaire de ces quinze dernires annes en Europe continentale, les pays anglo-saxons layant prcd en exprimentant ce quon dnomme globalement les modes alternatifs de rglement des diffrents (Alternative disputes Resolution). Lordonnancement contest a t le plus souvent disqualifi dans la vision chrtienne du monde qui prfrait, comme on la vu, lordre au dsordre.  Rfrence centrale de lanarchisme, cet ordonnancement ne semble finalement pas avoir t concrtis par une tradition particulire de la juridicit. La contestation nen a pas moins une place structurelle dans toute socit comme condition mme de ladaptation des rgulations aux nouveaux enjeux de rgulation, donc de la dmocratie.  Une enqute spcifique serait ici mener.

 

- Droit et juricit partagent les mmes fondements selon des montages que spcifient les traditions, puis les usages professionnels

Lapproche comparative des sources du droit en Afrique a t loccasion de rouvrir le dossier de la place et du statut de la coutume en droit, avec lamicale complicit de Jacques Vanderlinden et de Rodolfo Sacco, entre autres. Cest l, la fin des annes 1970, que lintuition dun domaine neuf identifier puis analyser est apparue. Le manque de place nous oblige ne rendre compte que des conclusions dune rflexion qui sՎtire sur une vingtaine dannes et au terme de laquelle deux observations simposent. Dune part, la coutume nest que trs accessoirement une source du droit et, secondement, sa spcificit ne tient pas la rptition et la reconnaissance de son caractre obligatoire, comme le prtend la doctrine positiviste par application du principe denglobement du contraire mais ce quelle nonce non des normes mais des modles de conduites et de comportements.  Si donc, pour les juristes, la coutume appartient au champ du droit comme une source secondaire conue sur le mode de la loi, donc formule en normes gnrales et impersonnelles, elle appartient dabord un autre champ quon hsite cette poque qualifier de juridique tout en lui reconnaissant, la diffrence des sociologues, une place particulire dans la rgulation des socits.

Puis cette premire esquisse va devoir cder face aux travaux que nous consacrons la socialisation des mineurs de justice (Le Roy et al., 1985) et la thorie des habitus de Pierre Bourdieu ( Bourdieu, 1986, Le Roy 2008, ). Aux normes gnrales et impersonnelles (NGI) qui, dans la culture juridique franaise, constituent le fondement privilgi du droit et aux modles de conduites et de comportements (MCC) la base de la coutume, on va ajouter les systmes de dispositions durables (SDD) ou habitus comme supports de la socialisation juridique.  On en prcisera quelques raisons dans un de nos exemples ci-dessous. Aprs des approches encore rductrices de ces fondements du droit au dbut des annes 1990, on va proposer, dans Le jeu des lois (Le Roy, 1999), de considrer que toutes les socits sont susceptibles de connatre ces trois types de normes, NGI, MCC et SDD.  On montrera dans cet ouvrage quune des diffrences entre traditions juridiques tient la varit des montages de premier, deuxime ou troisime rang. Si, dans notre tradition occidentale cest dans lordre prcdent (NGI, MCC et SDD) que les fondements du droit sont expriments, les socits animistes africaines dites coutumires privilgieront les modles de conduites, puis les systmes de dispositions durables pour nenvisager les normes gnrales et impersonnelles quen dernier lieu, et trs exceptionnellement. Cest un montage analogue que lon peut supposer trouver quand on entre dans le monde des juristiciens. L, les modles de conduite sont privilgis et les normes gnrales exceptionnellement invoques. Diffrents travaux de recherches doctorales tentent den prciser les implications.

 

- Droit et juridicit ont en commun de recourir la convention pour mettre en forme leurs rapports juridiques et, ventuellement, mettre des formes leurs relations sociales

 

Lexigence commune de sanction du rapport juridique se trouve dans une forme partage, les conventions. Celles-ci, en droit civil, librement formes  tiennent lieu de loi ceux qui les ont faites  et, dans la juridicit, ont lavantage htronomique de connoter la fois les  bons usages sociaux  et les habitus, les accords conomiques, les traits diplomatiques et la mise en forme juridique de lՎchange des consentements. La convention est donc loutil juridique privilgi de la juridicit. Le dveloppement actuel de sa place dans la vie juridique est associ ce quon appelle globalement la contractualisation qui correspond au moins autant des revendications sociales et politiques quՈ des pratiques propres la juridicit. On y reviendra galement en commentant un ouvrage rcent sur la question.

 Loralit, lՎcriture, et le geste sont les trois cadres par lesquels on peut conserver la mmoire dun acte ou dun rapport qui pourra tre tenu pour obligatoire. Ce quon appelle sanctionner est donc, comme on la pos en introduction, tablir par un procd ou une procdure ce caractre obligatoire, sans quil soit ncessaire, selon une perspective de pluralisme juridique, que ce soit lautorit dun juge ou dune instance administrative qui soit invoque. Cest le recours la formule consacre dans ce registre particulier qui emporte linscription du rapport juridique dans le monde du droit ou dans celui de la juridicit, qui  fait foi .

Sur un foirail, lors de la vente de bestiaux, on nexhibera pas un contrat crit l o une paume est le seul procd valide pour consacrer lՎchange des volonts. Inversement, le droit des affaires peut exiger la rdaction de contrats de plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de pages.  Ce qui distingue le monde du droit de celui de la juridicit cest que dans ce dernier o le geste et loralit juridique sont mobiliss de manire privilgie, les rapports juridiques sont supposs plus interpersonnels et peuvent tre associs une inter-connaissance autorisant la confiance, la  foi  au moins relative, et une mmoire active par les relations de travail, daffaires ou de sociabilit continues.  La relation juridique reste ainsi, comme htronomique, immerge dans le rapport social alors que le droit, par son usage dominant de lՎcrit, favorise lanonymat, la distance entre partenaires et lautonomie de lindividu et du droit, mais aussi la stabilit et la scurit des transactions.

 

 

Quatre exemples

 

Les exemples slectionns appartiennent la vie contemporaine et des domaines, internet, larme, la justice des mineurs,  la chambre de commerce et dindustrie de Paris,dont on ne peut prtendre quils aient un caractre marginal ou folklorique. Ils mettent en uvre des rgulations dusage gnralis ou assez communes pour que la socit et les spcialistes tiennent ces comportements pour  normaux . Mais, quelles sont les normes ici invoques ? Les explications  en droit  rencontrent difficults et limites, rendant au moins attrayante lhypothse de juridicit. Un exemple africain a t gliss entre des cas franais. Un exemple canadien portant sur les codes de bonne conduite avait aussi t programm, mais na finalement pas t retenu, faute de place tant taient riches ses implications.

 

- Les rgulations  des usages sur internet, entre droit et juridicit

Les Francais ne renonant que rarement leur jacobinisme qui est une croyance  monoltre  avons-nous crit ci-dessus dans la vertu du recours lՃtat et dans la centralisation des interventions, ont cr un organisme original, dnomm  Le forum des droits sur internet . Cr en dcembre 2000 par le premier ministre Lionel Jospin,  cet organisme, cens tre un lieu permanent de dialogue et de rflexion, visant le dveloppement harmonieux des rgles et usages dinternet a aussi pour objectif de permettre de mieux comprendre les enjeux du monde en rseau et, par le processus central du dbat, dy rpondre de faon ouverte et humaniste". Son ambition est dassocier lensemble des acteurs la construction de la civilit de linternet [15]. Cette prsentation, due Renaud Berthou auquel nous empruntons lessentiel des dveloppements suivants (Berthou, 2005), met en vidence un paradoxe, celui de prtendre encadrer des pratiques en rseau par un organe unique, centralis et institutionnalis par le droit. LՎchec au moins partiel tait prvisible, mais il est intressant de constater que lauteur a quelque peine prendre la mesure  des innovations que le juriste doit matriser quand  il aborde des situations domines par le pluralisme et la complexit. Si R. Berthou a conscience quil faudrait oprer  une csure franche avec la fabrique moderne du droit , il reste immerg dans une conception classique du phnomne juridique. Illustrons successivement ces deux points.

Une citation, relativement longue, nous permet didentifier la perception, trs pertinente, que R. Berthou a du problme rsoudre :  On peut notamment remarquer que ce forum reste sous dpendance tatique et quil est enclav dans un pluralisme et une complexit limits. Il semble navoir pas pris pleinement acte du phnomne internet et hypothquer de ce fait  la qualit de ses rsultats. Si le forum des droits apparat en effet comme une expression juridique remarquable dans la mesure o elle prend institutionnellement acte de loriginalit dinternet, cette construction juridique doit nanmoins tre apprcie sa juste valeur :celle dun objet juridique hybride, ni tatique ni civil, ni moderne ni postmoderne. En fait une gabegie structurelle, certes tonnante, mais peut-tre encore insuffisante au vu des exigences dinternet   (Berthou, 2005, 784-785). Si le jugement final est svre en parlant de gabegie, donc, selon le dictionnaire, la fois de dsordre et de gaspillage, lidentification dun objet hybride est bien venue, mme si elle semble mal apprcie par lauteur.

Notre auteur ne semble pas avoir pris la mesure du caractre htronome, via lhybridation, de cette construction juridique. Bien que cherchant sinscrire dans un pluralisme juridique raisonn, celui de Norbert Rouland (1991) nommment cit, il reste, en traitant le forum comme  un ordre juridique  particulier (2005-786), dpendant dune analyse qui postule lautonomie du droit et les attributs que nous en avons dgags, dont celui dordre juridique. Or, il y a une contradiction, juge par nous critique, entre le phnomne de mise en rseau et une lecture obissant lexigence de lordre juridique. Une dernire citation en rvlera lenjeu :  Internet, en faisant voluer les processus de cration de droit de faon rseautique, impliquerait pour les ordres juridiques de modifier leurs couches structurelles profondes dans le sens pluraliste et complexe (ces deux qualificatifs se trouvant englobs dans le terme rseau et consistant dans un premier temps҈ faire de la rgulation). Sans cette adaptation, les actions des ordres juridiques subiraient une perte de pertinence .

En fait, linscription dans le monde du rseau ne suppose pas une adaptation mais une vritable rvolution mentale remettant en question non seulement le jacobinisme mais la reprsentation usuelle et positive du droit. Rejetant les dichotomies qui sont sous-jacentes au principe denglobement du contraire, valorisant la complmentarit des diffrences, une dmarche se donnant pour objet la rgulation des pratiques sur Internet ne peut que mobiliser lhypothse de la juridicit pour penser et organiser la transmodernit ainsi dgage.

 Inscrit dans une pluralit de  mondes , celui dinternet ne peut organiser ses rgulations que par recours des modles de conduites et de comportements dbouchant, ventuellement et au mieux, sur des codes de bonne conduite  quand ils mobilisent lՎconomie des conventions. Lhypothse de la juridicit est donc bien une piste approfondir pour mieux cerner loriginalit des processus dorganisation institutionnelle plus ou moins stable et durable dans un contexte communicationnel, dans un medioscape dirait peut-tre Arjun Appadurai.

 

 - La parent de lՎpaulette au Mali, un exemple de juridicit reposant sur des modles de conduites et de comportements dans le contexte de la no-modernit africaine

Une des innovations les plus intressantes suivre en Afrique noire est lՎmergence de cultures communes transcendant les appartenances ethniques et, ainsi, contribuant la naissance dune citoyennet originale. Ce processus sinscrit dans la trs longue dure. Il a sans doute t initi par les premiers chocs frontaux des Africains au moment de la conqute coloniale avec une modernit qui se veut occidentale et est tenue pour lՎquivalent du progrs et de la civilisation. Parmi les raisons qui expliquent les difficults et les lenteurs de ces transformations, et outre les prjugements ethnocentriques dvalorisant les expriences africaines, il en est une qui ne fut pas assez prise en considration, la politique juridique adopte lors des Indpendances politiques et conduisant reproduire le dispositif institutionnel colonial, lesprit des lois et la manire occidentale daborder et dappliquer le rapport au droit et la justice. Cest un paradoxe, sur lequel on ne reviendra pas ici, que les Africains ont adopt pour grer leur nouvelle libert les instruments de leur alination passe. Cependant, aux marges de ce droit facteur dinertie ou dentropie apparaissent des rgulations nouvelles qui ne sont ni traditionnelles, mme si elles sinscrivent en continuit avec des dmarches antrieures ni connues du droit. Elles sont obligatoires pour les acteurs inscrits dans ce domaine de la socit et soumis des rgulations qui les obligent au moins autant quen matire de contrats ou dapplication des normes lgales. Aprs avoir analys ces rgulations comme illustrant ces formes nouvelles dacculturation dans des cultures communes, on les associe maintenant une sphre de la juridicit, sphre ressemblant en vrit plus un patchwork quՈ une pure.

 On appelle au Mali la parent de lՎpaulette la relation existant entre laspirant recevant sa premire barrette et lofficier suprieur qui la lui remet. Cette relation sinscrit dans un double hritage, celui des relations hirarchiques caractristiques de larme coloniale franaise et les rapports ans cadets propres aux socits  traditionnelles  africaines. Par la parent de lՎpaulette, lofficier suprieur devient le mentor de son cadet qui devra le consulter avant chacun des choix de carrire. Faire autrement ou ne pas tenir compte de lavis de son an, cest un blocage assur de cette carrire terme. Cest donc la condition dune promotion au moins normale, si possible acclre si le  patron  parvient en haut de la hirarchie.

En contrepartie, lofficier suprieur peut esprer une discipline totale de la part de son cadet qui, sollicit, ne peut exciper ni des intrts du service, ni de clauses de conscience ni de dontologie ou dՎthique militaire. Cette relation interpersonnelle est connue de tous les pairs et juge comme une obligation simposant au titre dun  code dhonneur . Nous avons pu lobserver en fvrier-mars 1991 Bamako, capitale du Mali, lorsque des meutes urbaines contre la pauvret ont conduit un massacre de jeunes coliers et tudiants sur le pont enjambant le fleuve Niger dit depuis  des martyrs . Les  mres  de Bamako sont alles voir des officiers suprieurs la retraite pour leur demander darrter ce massacre.  Le lendemain, les officiers en activit, cdant dit-on aux sollicitations de leurs ans, rentraient dans leurs casernes, scellant le sort du prsident Moussa Traor et fondant la troisime Rpublique du Mali (Le Roy, 1993).

 

- Habitus des jeunes mineurs de justice

 

Comme dautres domaines de la vie judiciaire, la justice de mineurs repose en France sur quelques notions dont, dans le cas, limprcision tranche singulirement avec la prcision de la terminologie et de linterprtation ou avec des volutions supposant une modification de la jurisprudence.  Il sagit de lapprciation de la conduite des parents selon un modle du  bon pre ou de la  bonne mre  proche de celui  du bon pre de famille  du Code civil, de la ncessit de  requrir ladhsion des parents aux mesures proposes , de  respecter les convictions philosophiques et religieuses de la famille  (art. 1200 du NCPC) et dagir toujours  dans lintrt de lenfant . Ces attentes sont mises en uvre par les juges des enfants selon des  coutumes  propres au tribunal et en usant principalement dans la phase ducative de son intervention dite justice de cabinet, de  contrats  passs avec les mineurs, contrats qui, juridiquement, nen sont pas. Car ce  contrat  nest pas ngoci mais, au mieux, son application est discute avec (et non par) le mineur et ses reprsentants. Pourtant, il peut tre considr comme relevant dun ordonnancement  accept  par le mineur grce au mode dintervention (modus operandi) du magistrat pour faire partager ses choix et faire adhrer des modles de conduites et de comportements par une modification plus ou moins substantielle des habitus du mineur au sein de sa famille. Ces  contrats  nont pas en soi la validit dune convention  tenant lieu de loi . Ils ne rfrent pas des normes gnrales et impersonnelles. Ils ne reproduisent pas de solutions normatives antrieures et sadaptent aux conditions de vie et aux changements de comportements du mineur et de son entourage. Bref, ce nest pas du droit, ni de la coutume juridique mais cela relve pourtant de la sphre juridique et pleinement de lintervention du juge. Cest comme cela, depuis soixante ans, quil faut faire pour rpondre la fonction ducative de la justice des mineurs et obtenir ladhsion tant des mineurs que des familles. Comment expliquer des interventions qui se situent la fois hors du droit (stricto sensu) et dans le champ du judiciaire ?


Rappelons, pour ceux qui ne sont pas familiers avec les mythes fondateurs de la justice des mineurs en France, quil sagissait, en 1945, non seulement de rorganiser la justice mais de refonder tant la socit que la Rpublique. Pour ce faire, merge la figure dun juge accoucheur de socit, acteur dune socialisation juridique et porteur dune reprsentation du salut dune jeunesse pervertie par le second conflit mondial, la violence et les fascismes. Si on y ajoute que la vritable figure qui est ainsi incarne est christique (Humphris, 2006), la coupe semble pleine. Et pourtant, hors des modes opratoires de la justice classique (Le Roy, 2007), le juge des enfants remplit une fonction de lieur des attentes et des contraintes de la socit. Il invente, entour de la famille, des ducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ)  des assistants sociaux ou de la police, une fonction de pacification et de socialisation par linvention de modles de conduites et de comportements adapts chaque situation et chaque mise en danger. Et lorsquil est en face de situations si fondamentalement tranges ou trangres quil ne saurait seul imaginer les solutions pertinentes, il peut faire appel des experts, des  sachants  en intermdiations culturelles qui vont laider formuler des modes de socialisation la hauteur du dfi que reprsente la gestion de la diffrence culturelle selon les contraintes des principes dՎgalit et de lacit   la franaise  (Le Roy, 2003). Ce dialogue entre des magistrats et la recherche applique au LAJP a t illustr propos des enfants africains dits  sorciers  et, de ce fait, rejets par leurs familles.  Sur la base dune reconstitution des histoires familiales, des rapports au pays dorigine, aux anctres ventuellement, on peut identifier les modles en cause et, le plus souvent  rparer  la pice du puzzle dfectueuse qui permettra ensuite de mobiliser nouveau le  bon  modle de socialisation de lenfant (Maximy et alii, 2001).

 Ce type dintervention est pleinement inscrit dans les comptences du magistrat, mais ne relve pas du droit car il ne met en cause directement que des principes gnraux, mobilise des modles de conduites et ainsi appartient la juridicit comme champ de rgulation complmentaire du droit  stricte .

Les tudes sur la justice des mineurs sont rarement publies. Elles sont pourtant particulirement rvlatrices de loriginalit des modes de rgulation lorsquelles sinscrivent dans un contexte interculturel. Nous avons commenc faire connatre ces expriences (CAD HS, 2006, Le Roy, 2003). Gilda Nicolau y consacre un des exercices dethnologie juridique dun ouvrage (Nicolau et alii, 2007) prototype des nouvelles approches du phnomne juridique par ses praticiens.  Citons quelques extraits de sa conclusion o elle mesure  les enjeux pluralistes, ou multijuridiques, cest--dire respectueux des diffrences culturelles vis--vis de lapplication dun droit transcendant et plaqu sur des ralits qui lui sont trangres  :

() (d)e plus, et mme en Droit, la rgle gnrale est une moyenne, dont aucun des paramtres ne ramne totalement une ralit  toujours progressive ; cest le travail du juge que de procder cet  ajustement . Pour autant, si la destruction de la culture dorigine est responsable de bien des maux, le dni dappartenance de la culture daccueil lest tout autant. Cest cet entre-deux culturel quil faut nover en pluri-appartenance, en le librant des conflits de lgitimits. Pour reprendre la mtaphore du tissu sans couture qui symbolise la cohsion sociale, la justice des mineurs ne fait pas autre chose que de la couture, de la haute couture . (2007, p. 341)

 

 

Le rapport au droit la Chambre de Commerce et dIndustrie de Paris (CCIP)

 

Le monde des commerants et capitaines dindustrie commence galement faire lobjet de recherches . On citera la prsentation que fait Corinne Delmas des rapports des membres de CIC au droit, rapports comme on le constate contrasts car le droit se prsente comme un obstacle et comme un atout.

 La CCIP est une forme  dordre ngoci . Si cette institution est soumise un ordre formel, ses membres entretiennent un rapport contrast avec la rgle, eu gard aux profils et aux fonctions diffrencies des lus consulaires et des agents salaris. Le droit est souvent peru comme une contrainte dans une organisation caractrise par le poids dun ordre informel et du pragmatisme. Tel quil est mis en uvre par la CCIP, le droit est aussi un atout, en tant que source de lgitimit et instrument de consolidation  (Delmas, 2007, 597).

Au fil de ses analyses, lauteure est amene distinguer  trois ordres de normativit () : un ordre informel ritualis, hrit mais trs prsent, le droit et une logique manageriale de plus en plus prgnante  (2007, p. 611).  Plusieurs observations pourraient tre ici dveloppes. Le pluralisme tout dabord, condition de lefficacit du dispositif. La distinction, ensuite, entre les deux premires logiques et la troisime qui ne relve ni de la juridicit ni du droit mme si les acteurs trouvent dans le droit un support la lgitimit des actes dexpertise pour lesquels ils sont mandats. La bonne gouvernance des entreprises et la gestion des organisations peuvent sadosser au droit mais les lus consulaires se refusent y sacrifier tant que faire se peut : point ici de monoltrie, alors quelle est plus facilement trouve chez les agents salaris recruts pour lexcellence de leurs comptences juridiques. La juridicit, enfin, peut tre associe cet  ordre informel ritualis  et routinier qui fait largement appel la ngociation, mobilise des modles de comportements typiques et que juge ainsi de manire plutt critique lauteure :

.  () les rituels, le secret, les non-dits, lapparat, la contrainte de lՎtiquette et de la reprsentation peuvent tre perues comme des instruments de domination particulirement efficaces ; ce sont autant de modes daffirmation de linstitution lՎgard des lus et dimposition de comportements empreints de complaisance et de dfrence . (2007, 605).

La juridicit nest donc pas un espace pacifi. Elle est traverse  par des tensions inhrentes la vie en socit avec une contrainte : trouver au sein du groupe les solutions aux conflits.

 

 Enchssement, holisme et pluralisme : les enjeux politiques de la juridicit

 

On revient ici la notion dhtronomie pour en approfondir quelles connotations, voire lever quelques craintes ou frayeurs, car ces questions font lobjet dinvestissements symboliques considrables et ne peuvent tre approches  quavec prudence. 

On partira dune remarque de Louis Dumont dans la prface de louvrage de Karl Polanyi sur le capitalisme et dont lintitul est explicite : La grande transformation, aux origines politiques et conomiques de notre temps.

Lanthropologue, commentant la dmarche de lՎconomiste et sa perspective historique lautorisant mesurer la rupture introduite par la gnralisation du march, crit que le comparatisme revient refuser jusquau bout la compartimentation que notre socit et elle seule propose et, au lieu de chercher dans lՎconomie le sens de la totalit sociale () chercher dans la totalit sociale le sens de lՎconomie  (1983b-XVI). Dans Le jeu des lois (Le Roy, 1999, 32), nous ajoutions  remplaons conomie par droit et nous voyons expose lexigence de totalit et de gnralit des modles anthropologiques que nous avons construire et exprimenter.    Ajoutons en outre au march le rle de lՃtat et de lindividualisme, comme nous lavons vu, pour comprendre le principe de clture introduit par lide dautonomie en droit et du droit et le sens du renversement quinduit une dmarche comme celle de Louis Dumont. Elle suggre que lՎconomie, le droit, le politique etc., surtout quand on se situe dans leurs marges, doivent tre  r-enchsss  dans la totalit sociale non point pour sy dissoudre mais pour mettre en vidence leurs complmentarits htronomiques fonctionnelles au service de la socit et, disons-le directement, pour mieux mesurer leurs contributions respectives la dmocratie.

 

Ce renversement nous ramne-t-il au holisme, voire une confusion des rfrences  normatives  et politiques ?

Olos dsigne en grec le tout entier et ainsi, selon Louis Dumont,  on dsigne comme holiste une idologie qui valorise la totalit sociale et nglige ou subordonne lindividu () Par extension, une sociologie est holiste si elle part de la socit globale et non de lindividu suppos donn indpendamment  (1983a, 263). En fonction de cette dfinition, doit-on considrer lesquisse prsente dune thorie de la juridicit comme holiste parce quhtronome ?  La question met en cause le statut idologique de la juridicit en se rfrant implicitement au contexte historique du premier XX sicle marqu par les formes de rcupration autoritaire du droit, tous fascismes confondus. On se gardera de facilits qui consisteraient par exemple associer juridicit et fascismes sous le prtexte que la reconnaissance dun domaine annexe celui du droit viendrait affecter la conception de lՃtat de droit, laquelle na pas besoin de cette mauvaise querelle pour tre branle. On examinera surtout de manire beaucoup plus approfondie la dmarche anthropologique mise ici en uvre et le fait quelle repose sur une observation de ce que font les acteurs et non sur une hermneutique ou commentaire de la norme juridique. Force est donc de conclure que la thorie de la juridicit nest pas holiste sans tre pour ce faire individualiste. Cest le dbat engag propos du multijuridisme (Lajoie et alii, 1998) avec les thoriciens du pluralisme juridique qui nous a convaincu de limportance de nous situer dans un entre deux qui doit tre progressivement construit comme un domaine original de rgulation, propre des anthropologies contemporaines. 

Cette approche nous ramne-t-elle  en arrire , au risque de la confusion intellectuelle et politique ?

Dans une lecture critique de la tendance gnraliser la contractualisation, Alain Suppiot y associe la dconstruction du droit et la renaissance fodale. Sil sen meut, cest moins pour revenir quelque ge dor du positivisme que pour en comprendre les nouveaux enjeux. Quelques extraits de sa conclusion nous mettent en situation :

 La rsurgence fodale en droit contemporain est plus quune hypothse ; elle est le symptme partout visible dune rponse immunitaire du systme juridique au programme de dconstruction dont il est lobjet () Cette conclusion na rien de dsesprant, bien au contraire. Elle tmoigne de la capacit des hommes survivre aux impasses o les engage ce dernier avatar fondamentaliste de lOccident quest le contractualisme. Compte tenu du refoulement par les esprits modernes de tout ce quils doivent lhritage mdival, il conviendrait sans doute que les juristes saccordent sur une terminologie plus attractive pour dcrire les voies du renouveau que recle lactuelle renaissance fodale. Ils le font dj du reste en accueillant les notions de rseau, de rgulation, dentits conomiques () l o une analyse rigoureuse rvle des liens dallgeance, des fiefs ou des tenures-services  (Suppiot, 2007-43/44).

On peut certes relever des analogies avec les catgories utilises dans ces analyses. La critique de la contractualisation est celle de lՎconomie des conventions dont nous avons trait ci-dessus et les notions de rseau et de rgulations ont t largement exploites. La juridicit serait-elle un avatar du droit fodal, comme la gouvernance par exemple ? Lhypothse est recevable car le caractre trans-moderne de notre dmarche anthropologique, donc la reconnaissance de la prsence dans nos expriences juridiques contemporaines  dՎlments de pr-modernit, accepte la possibilit de considrer certaines pratiques actuelles comme relevant  de logiques antrieures.

Mais, en dehors dun salutaire questionnement, on ne voit pas ce que peut ajouter la prsente recherche lhypothse de refodalisation du droit. Si elle a la vertu dexciter nos neurones, elle napparat pas la hauteur de la complexit des phnomnes qui se dvoilent progressivement devant nous.

 

En guise de conclusion. Penser la juridicit et les nouvelles civilits

 

 Ne croyant pas dans des retours en arrire des institutions anciennes mais plutt dans la persistance et la permanence de systmes dides et de modes de penser correspondant des expriences vcues et, ce titre, toujours mobilisables tout en tant galement toujours dpassables ou ngociables, nous devons aborder la relation juridicit/droit dabord comme deux modes complmentaires de penser lorganisation des socits et linstitution de la vie.

De mme que nous avions rompu avec la conception juridique de la coutume en dfinissant celle-ci comme  les manires de dire les manires de faire pour assurer la reproduction du collectif , de mme devons-nous avancer pour la juridicit.

Comme la coutume qui en est une manifestation, la juridicit est un contenant, non un contenu, un englobant. Cest aussi un creuset (ou une matrice) dans lequel les faits sociaux se juridicisent et, comme on la rpt, se  sanctionnalisent . . La diffrence entre juridicit et droit tient  au choix du creuset et lalliage quon va vouloir y fondre, donc le mtal quon va produire.

Ds nos premiers travaux anthropologiques, nous avions eu lintuition que le juridique dans les rapports fonciers en Afrique noire ne relevait que dune lecture matricielle en labsence dun quivalent normatif dun texte de droit. Il semble que nous ayons eu raison, tant au moins que des arguments contraires nauront t avancs. Une autre de nos intuitions ces dernires annes est dassocier au droit linstitutionnalisation comme tentative de soumettre une mise en forme particulire lorganisation des rapports sociaux. Cela pourrait prter un nouveau postulat : instituer par la juridicit et institutionnaliser par le droit.

 

Toutes ces notations suggrent  daccepter lide dune rupture avec   une vision  classique et moderne  du droit. Nous avons voqu en dbut de ce texte un  au-del du droit  qui est rendu invisible par notre seule myopie. Mais, sil faut bien changer de focale, cest chacun dentre nous dapprcier sil sagit de choisir un microscope ou un tlscope, la juridicit pouvant relever de linfiniment petit pour les uns, dobjets trop loigns pour tre saisissables lil nu pour les autres.

La mise en application de la thorie de la juridicit peut conduire relire des travaux passs, observer les comportements prsents ou spculer sur les formes nouvelles de juridicit dune socit trans-moderne qui souvre devant nous.

Une anthropologie politique du droit conduit poser au moins trois questions. Quelle est, dans la situation de pluralisme, la bonne place donner lՎpoque contemporaine la diversit des gouvernances politiques, conomiques, communicationnelles[16] ? Quelle part rserver la loi pour que trop de droit ne tue pas le droit ?  Jusquo intervenir dans lՎconomie des conventions pour que le contractualisme ne signe pas une rgression sociale et dmocratique ?

lhypothse de re-fodalisation du droit et de la socit dAlain Suppiot, nous souhaiterions opposer une autre hypothse, dduite dautres travaux en cours et portant sur linvention de nouvelles cultures de la civilit. Conue comme un idoscape au sens dAppadurai, la civilit en mergence apparat typiquement trans-moderne. Cest ce type dhypothse qui nous semble intressant approfondir si le cycle de recherche initi en 1976 continue nous runir, car les questions dont nous dbattons sont encore bien loin de trouver une rponse assure

 

 

 

 

 

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[1] Carbonnier J.,, op. cit. p. 20.

[2] Idem, p. 22

[3] Lincidence de cette proposition est difficile matriser et la prudence conduit le chercheur la considrer comme  bonne ou mauvaise  pour lavancement de la recherche plutt que comme  vraie  comme lest un thorme.

[4] On entend par ce nologisme la possibilit que le caractre obligatoire dun acte ou dun comportement puisse tre constat et que des consquences en soient tires dans larne, le forum,  ou le champ social considrs.

[5] Lexpression  juriste africain  est naturellement la mtaphore dune telle diversit dacteurs et de statuts dans le temps et dans lespace quelle interdit den faire une liste qui ne saurait prtendre lexhaustivit. Selon notre point de vue, cest le primat de lendogense qui est le principe de structure qui runit lensemble de ces acteurs.

[6] tre ou ne pas tre ethnocentrique, l est la question

[7] On pense en particulier aux travaux de notre collgue Mireille Delmas-Marty au collge de France.

 

 

[8] On partage ici les observations de Paul Veyne  Polythisme et monoltrie dans le judasme ancien  (Veyne,  2007, 269 et s.) qui confirme que le monisme  est une trs lente invention, lie des vises politiques et que la socit juive a largement compos avec un polythisme modr. La monoltrie est le creuset au sein duquel  et  durant le millnaire prcdant larrive du Christ, on  inventera progressivement luniversalisme de Dieu et le monothisme.  On doit se demander si la vritable rvolution introduite par les Juifs ne serait pas ce  culte du seul  (monoltrie) plutt que laffirmation dun seul Dieu  (monothisme). Dans nos usages contemporains et dans nos rapports lՃtat et au Droit, nous sommes sans doute plus les hritiers dune monoltrie que du  monothisme.

[9] Voir le rle essentiel ici de la transmission aux hommes des douze tables de la loi par lintermdiaire de Mose sur le mont Sina et son usage symbolique jusquՈ la priode contemporaine.

[10] On a souvent t impressionn par la relation entre ces traits de notre cosmogense, le centralisme tatique et les reprsentations de la force dans les rgimes fascistes europens qui sont le produite directe de ce principe moniste

[11] Ce travail, entam assez tt, sera surtout dvelopp avec la modernit et ira en samplifiant jusque la priode contemporaine.

[12] Pierre Legendre insistait beaucoup dans son sminaire lՃcole des hautes tudes en Sorbonne au dbut des annes 1980 sur la porte du dcret de Gratien (vers 1147) et de sa proposition : il y a deux sortes dՐtres humains, les Chrtiens et les autres.

[13] Les auteurs distinguent les cits inspire, domestique, de lopinion ou du renom, civique et industrielle. Philippe Bernoux y a ajout la cit marchande (Le Roy, 1999, p. 54)

[14] On employait initialement ici la notion dordre juridique puis on a coupl les deux notions (ordre/ordonnancement) pour ne plus retenir quordonnancement. Les analyses de la premire partie ont montr que la notion dordre juridique doit tre seulement associe lordonnancement impos dominant dans la tradition occidentale dont il signe lautonomie du droit

[15] Les citations entre guillemets sont empruntes par lauteur au dcret instaurant le forum des droits sur linternet (Berthoud, 2005 n. 2).

[16] On pense en particulier au contexte italien actuel