AUTONOMIE DU
DROIT,
HTRONOMIE DE LA
JURIDICIT
Gnralit du phnomne et spcificits
des ajustements
(prsentation au Sminaire international Le nuove
ambizioni del sapere del guirista : lantropologia giuridica e la
traduttorologia giuridica ,
Roma , Accademia Nazionale dei Lincei, 12-13 03 08)
tienne Le Roy
Professeur mrite
danthropologie du droit
Universit Paris1
Panthon-Sorbonne
Cette communication sinscrit dans un cycle dont on sait
quand il fut initi, en 1976, mais dont on ignore pourquoi, quand et comment il
sachvera car les questions que nous abordons sont sans rponses assures au
moins selon les rgles de la mthode argumentative. Ne le regrettons pas car
nous pouvons avoir lespoir que ces questions sont, au moins, bonnes penser
tant lhorizon du droit que celui de la socit future, qui est lambition de
cette rencontre.
La conclusion de notre contribution la plus rcente cette
dmarche collective de comparatistes, dans le cadre de la rencontre de Turin en
avril 2007, se terminait par cette notation instituer la vie (vitam instituere) est bien le
vrai projet de la juridicit .(Le Roy, paratre)
Dans nos dveloppements, nous avions considr que deux voies
menaient ce que Pierre Legendre (Legendre,1999) dnommait linstitution de
la vie en
socit, la voie du droit propre aux socits modernes occidentales et la voie
de la juridicit, connues de toutes mais rarement reconnue comme telle par les
professionnels du droit, en ce sens quelle fut plus ou moins compltement
exploite par la pr-modernit, pratique marginalement et honteusement par la
modernit occidentale classique des XIX et XX sicles et redcouverte avec
difficults et rticences lՎpoque contemporaine.
On avait
galement signal que les relations entre le droit et la juridicit taient
domines par deux cas de figure : la juridicit assimile au droit dans
une lecture positiviste, la juridicit distingue dune manire plus ou moins
radicale dans une interprtation de multijuridisme proche du pluraliste
juridique radical (Lajoie et alii, 1998, Vanderlinden, 2002).
Dans un article paru la mme poque (2007b) dans un numro
de LAnne sociologique
consacr la prsence scientifique, intellectuelle et morale du doyen Jean
Carbonnier, qui avait marqu la rforme du droit franais de la famille dans
les annes 1960 et 1970, nous synthtisions ainsi notre analyse, en proposant
un troisime thorme en complment de ceux quavait formuls lՎminent
civiliste.
Thorme 1 Le droit est plus grand que les
sources formelles du droit [1],
Thorme 2 Le droit est plus petit que lensemble
des relations entre les hommes [2]..
Thorme
3 Le juridicit est plus grande que la conception du droit dveloppe par
les
socits occidentales modernes tout en la comprenant.
En outre, ne prtendant pas dfinir plus ou mieux que
dautres le droit, rput indfinissable par la communaut des chercheurs
francophones (Droits,
1990) et par ricochets la juridicit, on proposait, en anthropologue, de
dplacer la question, dabandonner la prtention dfinir un systme unique de
rgulation de la socit, avec ses principes dorganisation interne, ses
contours et ses frontires. On proposait donc de privilgier lobservation des
champs de la juridicit que pratiquent les acteurs avec des
confins, bas-fonds et autres recoins mal identifis.
Ceci supposait dabord de changer de paramtres. Quels sont
les talons et les mesures de surface ou de superficie, cest--dire, les
signifiants et leurs usages sociaux et professionnels exploiter en
consquence ? Pour y rpondre, on dveloppait, dans cette communication,
une approche contextuelle, partir des concepteurs-recteurs que mobilisent les
acteurs pour rendre compte de leurs appartenance ces champs. Ce faisant, on
sefforce de saisir les inter-relations, les nuds, les champs de force, donc
les phnomnes dattraction et de rpulsion, les hirarchies plus ou moins
explicites,. expliciter prcisment. Ce sera lobjet privilgi de la
prsente communication.
Pour lancer cette rflexion, on prendra lexemple de la
sanction, selon la proposition suivante : ce qui est juridique est
sanctionn. Il sagirait l de considrer la sanction comme un critre commun
au droit et la juridicit, condition de dfinir la sanction comme ce qui,
au sein dun collectif, signe le caractre obligatoire dun acte, dune action
ou dun comportement dont on pourra demander lexcution ou la conformit, sans lier cette
exigence systmatiquement lintervention dune autorit ou la mobilisation
dune procdure, ce quexige le droit, non la juridicit. Ce qui parat
intressant ici nest pas de distinguer entre le droit, la morale, la pression
sociale etc., mais de considrer autour de quoi ou de qui sagrgent les
rapports dՎchanges, les dcisions politiques, les hirarchies, les
transmissions de statuts ou de patrimoines. On pourrait ainsi proposer un
quatrime thorme (qui serait plutt un axiome ici[3]) prcisant
le fameux ubi socitas, ibi ius : l o il y a sanction, il y a juridicit donc bien videmment du droit. La sanction serait donc le signe
diacritique commun lensemble droit/juridicit.
Une telle proposition parat correspondre lՎtat de nos donnes,
mais nous ne me sommes pas senti motiv pour aller beaucoup plus loin car nous
ne sommes pas troubl par le caractre vague et flou dun tel critre dans la
mesure o on postule par ailleurs (infra) une appartenance de chacun dentre
nous une pluralit de mondes (Le Roy, 1999) et la rgulation de chacun de ces
mondes par des modalits chaque fois originales (ce sont elles qui signent
lidentit du groupe et la sanctionnalit[4]
quil met en uvre) et qui doivent tre rendues complmentaires. Ce pluralisme
des appartenances et des obligations suppose, aux diffrentes chelles de la
socit, des conventions entre individus (infra) qui reposent sur des pratiques
sociales allant de la rptition ou de la routine linvention mais toujours
marques par un changement, mme infinitsimal. Tout change et la seule
chose qui ne change pas, cest que tout change .(Debussy, cit par Le
Roy, 1999).
Pour approfondir la place reconnatre la notion de
signe diacritique , on est revenu une autre affirmation du doyen
Carbonnier (Carbonnier, 1977), affirmant que la neutralit est le signe
diacritique du droit, ce quon avait discut en travaillant sur la question des
transferts de modle juridique la fin des annes 1970 dans le cadre de
lUNESCO propos de lexprience juridique endogne des socits africaines.
Bien que noprant pas alors la distinction entre droit et juridicit, nous
avions d refuser la gnralisation propose par Jean Carbonnier, nos matriaux
de terrain illustrant au contraire un engagement personnel du
juriste dans le problme considr et trouvant dans des
morales de conte matire dire le rglement des diffrends et en
faire accepter les solutions (Le Roy, 1985). Deux formules revenaient frquemment :
il fallait en tre (appartenir au groupe) pour en parler et
lidal restait toujours de rgler le diffrend dans le ventre du
groupe qui la vu natre. De ces considrations naissait une image de la
justice inscrite dans les phnomnes de rgulation et une figure de
juge partie-prenante, lieur (AFAD, 1996) et liant
de la socit, proposant une lecture o lendogense est le mode
normal de construction du rfrentiel de lgitimation de la
bonne solution (Le Roy ; 2004). L o notre tradition occidentale
impose, dans son exogense, la figure du tiers comme inhrente notre
conception du droit et du procs, les socits africaines proposaient une autre
perspective, o lintervenant est un troisime plutt quun tiers et o la
question de la neutralit ne se pose pas, parce que ni lindpendance du
juge ni lautonomie du droit ne sont envisages.
On peut immdiatement se demander pourquoi. Mais pourquoi
quoi ? Quest-ce qui fait problme ? Est-ce cette libert que prend
le juriste africain[5] vis--vis de
lide de droit, telle que vhicule par lOccident, conduisant se demander
si cette absence de neutralit nest pas le signe dune infriorit, voire
dune pense prlogique, avec tous les prsupposs qui y sont
associables ? Ou est-ce cette prtention lautonomie et la neutralit
du droit occidental qui doit tre questionne ?
Si la premire piste semble devoir tre exclue
systmatiquement et immdiatement en raison du racisme latent qui y est associ et selon des choix
qui ne tiennent pas simplement un scientifiquement correcte ,
car cest une question thique qui est pose lanthropologue[6],
le seconde voie nest pas plus facile aborder. Distinguons au moins trois raisons.
Premirement, inverser des paramtres de la comparaison et
considrer le comportement des Africains comme un talon normal ,
donc lire notre conception dOccidental comme drogeant des modes gnraux de
fonctionnement des socits nest pas facile accepter dans un contexte o la
supriorit matrielle des socits est encore assimile celle dune
civilisation.
Deuximement, la question de lautonomie du droit, de la
science ou dautres catgories analogues telle lՎconomie, nous y reviendrons,
est substantiellement lie notre conception de la modernit, laquelle nest
pas plus interroge que les associations porte racistes que nous avons
voques ci-dessus.
Troisimement, comme le montraient nos travaux raliss pour
lUNESCO entre 1976 et 1980, la philosophie spontane du juriste
occidental est idaliste (Ost et Lenoble, 1980). Selon ces
auteurs, cet idalisme repose sur une triple prtention : abstraction de
la norme, an-historisme et neutralit deffets sociaux. Cette triple prtention
emporte une conception de la rgulation dans laquelle le droit
est pos comme un des universaux dans le cadre dune thorie dont on sait la
porte depuis le XII sicle dans la prparation de la rvolution de la
modernit durant tout le moyen-ge europen.
Nous allons donc, dans la suite de notre rflexion, redresser
la barre et tenter dy voir plus clair non point pour dvaloriser une
exprience, celle du droit, en faveur dune autre, la juridicit, mais pour
mieux saisir la spcificit des phnomnes de juridicit et leur lien
complmentaire avec ceux qui sont saisis par le droit.
Si, en effet,
dans nos socits occidentales contemporaines, peut rgner lillusion dune
socit entirement gouverne par le droit, une telle illusion nest pas
tenable pour au moins les deux tiers de lhumanit o, en inversant une formule
civiliste fameuse nul nest cens connatre la loi .
Aprs
un rappel des principes structurant notre conception de lautonomie du et en
droit et ses consquences principales, on consacrera la seconde partie une
tentative de thorisation de lhtronomie de la juridit, avec toutes les
difficults que cela suppose. Ces difficults expliquent, mais ne le justifient
pas, que nous restions, pour une part que les spcialistes dautres traditions
juridiques jugeront excessive, inscrits dans des rfrences franco-africaines.
Autonomie du droit : un fondement
monoltre ?
Un passage par lessentialisme est parfois ncessaire pour
prciser le langage utilis et viter les faux-amis avant dexaminer les usages
partir desquels on peut entrer dans les logiques dappropriation, de
contournements ou de dtournements des acteurs. Lexamen du langage du droit travers les dictionnaires
spcialiss est donc de bonne mthode. Il autorise aussi un gain de place, ce
qui est prcieux ici. On va examiner successivement la place que la doctrine
actuelle rserve lՎtude de la notion dautonomie, une apprciation critique
des associations que rvlent les usages les plus frquents, puis les
consquences quon peut en tirer pour la recherche juridique.
La question de lautonomie du droit en doctrine
La consultation de trois dictionnaires spcialiss est
rvlatrice du peu dintrt que la doctrine semble trouver la question de lautonomie qui est annexe
dautres problmes soit de thorie du droit soit de politique juridique.
Le Dictionnaire de la culture juridique (DCJ), ouvrage rcent (2003),
volumineux (1649 pages sur papier bible en double colonne et corps 10),
raisonnablement pluridisciplinaire, ne contient pas dentre autonomie du
droit. La notion dautonomie est cependant aborde propos de lautonomie de
la volont et du droit communautaire et une notion proche, lautopoise (dite
aussi systme autorfrentiel), dans lentre systme juridique, entre
sur laquelle nous reviendrons.
De mme en est-il du Dictionnaire de la Justice (DJ) datant de 2004 et fort de
ses 1362 pages. Lindex renvoie le lecteur lentre Indpendance. Il
nous parat intressant de citer les premires lignes de cet article d la
plume de Jean-Marie Varaut, avocat et acadmicien.
Lindpendance est la situation dune
collectivit, dune institution ou dune personne qui nest pas soumise une
autre collectivit, institution ou personne. Il faut que son titulaire nait
rien attendre ni redouter de personne. Lindpendance se caractrise par
lautonomie,
ce qui ne veut pas dire quelle est anomique, mais que les normes qui rgissent
cette collectivit, cette institution ou cette personne lui sont propres
(Varaut, 2004,
622, cest nous qui soulignons).
Lauteur indique ensuite que (c)es normes
orientent lagir humain dans le domaine de comptence(), que (l)e foyer
normatif de cet agir humain est lՎthique ou la dontologie et enfin que Le
concept dindpendance a partie lie avec le concept de libert . Lautonomie (du droit) est ainsi
une condition de lindpendance du magistrat et, au-del, du corps judiciaire,
elle mme conditionne par linexistence de normes juridiques de catgorie
suprieure puisquil est fait appel lՎthique ou la dontologie, deux rfrences
de rgulation des pratiques internes au collectif, linstitution ou la
personne pour reprendre de distinguo de lauteur, mais extrieures au
droit. Nous y reviendrons dans la seconde partie.
Le Dictionnaire encyclopdique de thorie et de
sociologie du droit
(DETSD) de 1993 est le seul accorder une certaine place, une demi page, dans
lentre Autonomie,
lautonomie en droit
ce qui, on doit le souligner, nest pas lautonomie du droit. Lessentiel de
la notice est consacr aux origines philosophiques de lide dautonomie, chez
Emmanuel Kant et chez Husserl, puis ses dveloppements dans les thories du
comportement et en smiologie. Ce nest que dans une sorte daddendum la
notice quun autre auteur, Michel Van de Kerchove, philosophe du droit,
identifie cinq usages dans le registre juridique :
- Le concept peut tre
appliqu au phnomne juridique considr dans son ensemble et viser un
mode de structuration spcifique du droit par rapport son environnement non
juridique, qui lui assure une indpendance au moins relative par rapport
celui-ci () ;
-Le concept peut tre utilis pour
viser le degr dindpendance dun systme juridique par rapport un
autre () ;
- Le concept peut aussi sappliquer
une branche du droit dont on sattache souligner lindpendance ();
- Dans un dernier contexte, enfin, la
notion dautonomie peut sappliquer la volont des individus et traduire
lide quune obligation juridique est susceptible de trouver sa source voire
son fondement- dans cette volont
mme (Van
de Kerchove,1993, 49).
Cest le sens premier qui nous intresse le plus directement
ici, lauteur faisant en outre remarquer quՈ la problmatique de lautonomie
des objets du droit, il fallait associer celle des disciplines juridiques qui
en rendent compte. Une ide
essentielle qui traverse cette notice est la transversalit de la notion
apparaissant dans des champs et des applications trs diverses. Cest donc bien
un autre des traits diacritiques du droit dont la particularit est quil signe
lidentit du systme juridique considr.
Cest ce que
confirme, dans le mme dictionnaire, lentre suivante Autorfrentiel
(systme) consacre
principalement aux travaux de Luhnam, notice qui pousse jusquՈ ses
consquences ultimes le principe dautonomie et dont on ne citera, par manque
de place, que la conclusion :
En tant que systme
autorfrentiel, le droit produit le droit, les normes juridiques ne se fixent
que sur la base de normes juridiques et la lgalit est lunique lgitimit.
Il ny a pas de droit en dehors du droit. Pour le droit aussi, cest la
prsence conjointe du code et des programmes qui permet au systme dՐtre la
fois ouvert et ferm. Il ny a pas de normes juridiques hors de lui, mais son
fonctionnement est li aux vnements externes dont lexamen requiert une
activit cognitive (Garcia
Amado, 1993, 51).
Nous sommes l en prsence dune conception radicale du
positivisme qui
suppose effectivement que nous exercions son sujet cette activit cognitive
propre au chercheur, une critique pistmologique, comme rflexion sur les
conditions dՎlaboration de la science.
Une approche critique de lenvironnement conceptuel de
lautonomie
On propose, pour ouvrir le dbat, de commenter la phrase
prcdente cest la prsence conjointe du code et des programmes qui
permet au systme dՐtre la fois ouvert et ferm . Elle renvoie trois notions qui, selon
notre analyse, structurent cette conception du droit, dabord son caractre de
systme puis la notion de structure du droit, puisquil ny a pas de systme
sans structure, ensuite, lassociation du droit et de lordre, avec la
rfrence au code et enfin lide de hirarchie en relation avec des principes
de clture. Sans doute peut-il paratre paradoxal de tenir pour structure du
systme lide de systme, mais cet auto-engendrement est un trait
caractristique dun mode de pense dont on va dcouvrir que la proccupation
substantielle est lunit et dont lhorizon gntique est la cration du monde
dans sa vision-version judo-chrtienne. Abordons ces questions en sens
contraire, du plus vident, la hirarchie, au moins pour un juriste, au plus
dlicat traiter, le systmisme.
- Lide de hirarchie
On doit Otto Pfersmann, dans lentre Hirarchie des
normes du Dictionnaire de la pens juridique une prsentation nuance de la Thorie pure du droit de Hans Kelsen et de ses
interprtes jusquaux contributions
dconstructrivistes de
Ronald Dworkin. partir de laffirmation que ce sont des normes qui
rglent la production, la modification, la destruction des normes ainsi que les
conflits entre elles , O. Pfersmann en dveloppe la prsentation que lon qualifie
gnralement de pyramidale mais que nous considrons plutt comme une
gnalogie (Le Roy, 1984) dun systme qui sorganise lui-mme (2003,780), des normes de
premier rang, constitutionnelles, gnrant des normes de deuxime rang, les
lois, qui elles-mmes vont produire par strates successives lensemble des
sources du droit jusquՈ lultime mesure dapplication individuelle partir de
laquelle on quittera le domaine du droit. On note ici une grande
circularit : la norme plus gnrale et plus abstraite
sapplique la production de la norme plus concrte et plus particulire en
lui donnant sa validit, mais cest la norme la plus concrte qui sapplique au
cas et cest toujours la norme relativement concrte qui sapplique aux
comportements quelle rend obligatoires, interdits ou permis avant celle qui
lest moins . (Ibidem) On sent une difficult faire
concider, voire cohabiter, le rel juridique tel quil est imagin
abstraitement dans la formulation de la norme, les pratiques sociales et les
comportements des acteurs. Cest l o les principales critiques sont apparues,
critiques que nous ne dvelopperons pas puisque cest de la juridicit dont
nous voulons parler et que ce type dapproche
lexclut videmment : il ny a pas pour cette thorie
de juridique en dehors du droit et de droit en dehors de la loi (lato sensu) de lՃtat. Notons seulement que
ce mode de rationalisation appartient un univers juridique dont les axiomes
ne sont pas partags par une lecture danthropologie du droit. Selon notre
lecture de la juridicit, les normes ne sont pas en position de
hirarchie mais de complmentarit et inscrites non pas dans une pyramide mais
appartenant un ensemble de rseaux (Eberhard, 2002) selon les situations de
pluralisme considres et les droits invoqus
(infra 2 partie).
- Lide dordre juridique
Revenons la thorie du droit moderne-occidental avec une
notion voisine, lordre juridique dont le principe de hirarchie est la
condition. Ordre peut tre conu comme ce qui est organis et comme ce qui est
ordonn donc ce qui obit un principe dorganisation. On a cru pouvoir
affirmer, par un effet de miroir noir (Alliot, 2003),
cest--dire loccasion de lՎtude de la politique juridique coloniale
dimposition du modle positiviste la franaise en Afrique (Le
Roy, 2006), que le droit a pour vocation de mettre en ordre et de mettre
de lordre . Il sagissait l, nous inspirant dune formule cicronienne in
ordinem adducere ,
(introduire dans un ordonnancement) et dune expression typique de Pierre
Bourdieu, codifier cest
mettre en forme et mettre des formes (Bourdieu, 1986) de prolonger la
rflexion de Pierre Legendre (Legendre, 1999) sur la place centrale du droit
dans linstitution de la vie en socit.
Lapport fondamental de la notion dordre est de renforcer
le principe de clture de lautonomie, lordre juridique runissant lensemble,
structur en systme, de tous les lments entrant dans la constitution dun
droit rgissant lexistence et le fonctionnement dune communaut humaine (Leben, 2003-1113). Selon que lon considre que cette
communaut humaine est lՃtat-Nation, des collectivits institutionnalises
ayant une personnalit juridique ou chaque collectif qui se donne des
rgulations propres, on passe dune conception positiviste unitaire un
pluralisme de plus en plus radical. Mais quils soient ou non pluralistes, tous
les juristes supposent que l o il y a du droit, il y a de lordre, le premier
suppose donc le second mais le second est lui-mme prdtermin par le principe
de hirarchie des normes qui permet de dsigner quelles sont les autorits, et
seulement celles-ci, qui peuvent lgitimement produire du droit : Auctoritas, non veritas, facit
ius disait dj
Hobbes. Lanthropologie du droit a t trop souvent obnubile par la
querelle du pluralisme des ordres juridiques (Leben, 1118) sans sattacher
examiner lapplicabilit du cadre thorique doctrinal aux phnomnes qui
relvent de lunivers de la juridicit. Quatre caractres y sont, selon Leben,
associs : efficacit, unit, cohrence et compltude (2003 - 1116-1118).
Ces critres ont t labors dans le contexte dune science du droit. Relevons
ds maintenant que la juridicit ignore ces attributs de lordre
juridique, voire mme les exclue pour lunit et la compltude car, dans des
approches casuistes de
linvocation de la juridicit, le juridique est toujours en
germination ou apparat sous forme de repousses, selon une
problmatique de rhizomes. Ses caractres font la part belle lincertitude,
la complexit et la diversit.
La rfrence la notion dordre juridique nous parat donc
trangre la juridicit et lanthropologie du droit devra donc renoncer
chercher des ordres juridiques ailleurs que dans le droit.
- Le droit comme systme
nouveau, comme le signale dentre de jeu Grard Timsit
dans le DPJ (Timsit, 2003,1462 et s.),
une trs grande diversit dusages illustre tant la place centrale de la
notion que la difficult la traiter en concept univoque. Cest un
mot-girouette qui est un autre des signes diacritiques du droit dans sa
temporalit. G. Timsit rappelle son propos des distinctions cardinales, entre
systmes ouverts et ferms, entre monisme et pluralisme, entre structure
pyramidale et circulaire que nous avons dj voques puis sinterroge sur lutilisation
en doctrine de la notion de systme qui ne semble donc pas se faire avec une
parfaite rigueur, ni toujours avec une grande cohrence . Notre collgue a, on le
constate, le sens de la litote. Le mrite de la notion de systme, selon le
comparatiste, serait de permettre dՎvoquer par une mme rfrence des
questions substantielles : la question des fondements du droit,
spcialement les problmatiques dexogense. Ensuite, la question de lunit du
droit et spcialement celle de ses centres de production (lՃtat seul ou
dautres fabriquants ?), lunit ou la pluralit des logiques (monologisme
ou dialogisme ?). On va reprendre ces questions selon une perspective
danthropologie du droit dans la rubrique suivante. On ne saurait cependant
oublier dindiquer la grande richesse de la dmarche systmale de Grard Timsit
qui propose une lecture du droit dans sa dynamique et selon une perspective
smiologique, en croisant les notions dordre normatif (On) et lespace
normatif (En) dans un modle orthogonal. Elle permet, selon lauteur, au droit
dՐtre trait de manire plus cohrente, partir dun concept qui,
destin dire lunit des ensembles quil dsigne, permettrait, dun mme
mouvement, den mesurer, dans leurs diffrentes dimensions, lexacte
porte
(2003, 1465). Car cest lenjeu essentiel dune recherche juridique qui,
ouverte une lecture comparative, est amene non seulement confronter les
versions nationales de la conception moderne du droit lՎchelle
europenne ou occidentale, mais doit rflchir au sens de la mondialisation [7]
La porte actuelle du dbat portant sur
lautonomie du et en droit
Que ce soient
des systmes dits ferms ou ouverts, les ordres normatifs considrs
rencontrent toujours des problmes de frontires, soit quelles soient mal
dessines, soit quelles soient poreuses, soit quelles soient places au
mauvais endroit, soit quelles ne soient ni matrialises ni matrialisables
mais pourtant considres comme telles par le jeu dinterdits, dactes manqus
et dattitudes collectives qui relveraient dune lecture analytique.
On songe par exemple la notion danomie qui, il est vrai,
a plus proccup les sociologues que les juristes. Mais les cinq pages que
Raymond Boudon et Franois Bourricau y consacrent dans leur Dictionnaire
critique de la Sociologie
ne font gure avancer notre connaissance dans la mesure o le prfixe
a ne dsigne pas labsence de normes mais la mconnaissance ou
lignorance de certaines normes par lindividu, un drglement
fondamental des relations entre lindividu et la socit (1990-28), ce que Jean Dubois,
dans une belle thse (Dubois, 2001) prfre dnommer dysnomie ou mauvaise
interprtation de la norme.
Un autre exemple qui ouvre des interprtations divergentes
est ce que Jean Carbonnier dnommait lhypothse du non-droit
(Carbonnier, 1995) qui, dans sa formulation, ne caractrisait pas une absence
de droit mais le retrait du droit dun espace normatif quil tait cens
occuper, produisant un effet de vide rapidement occup par dautres
rgulations. Dautres formulations sous la plume du mme auteur (panjurisme,
superdroit), permettraient de cerner des hypothses inverses de
dpassement/dplacement des frontires. Le systme du droit nest donc ni si
ordonn ni si hirarchis que la thorie le suppose, provoquant chez le
sociologue, le philosophe, lanthropologue ou le traducteur le besoin de
corriger ces effets doptique et de clarifier au moins les contours, sinon les
frontires du droit. Le DTSD confirme ce point de vue et, sous la plume
dAndr-Jean Arnaud, pointe un intrt particulier mobiliser la notion
danomie dans un contexte de frontires floues entre systmes juridique et
non-juridique , situation qui relve du problme de la raction
du systme positif la dviance juridique : le systme dviant et le
systme positif saffrontent jusquՈ provoquer soit un retrait de lun deux,
soit une innovation radicale ou intgrative . (DTSD-33)
Unification
et uniformisation, un principe de structure monologique fond sur une monoltrie
lie au monothisme ?
Nous
avons jusque maintenant adopt une lecture combinant philosophie et thorie du
droit, avec deux traits propres : ce sont des analyses de juristes et
elles ne se proccupent pas de dire comment le droit fonctionne en ralit,
mais quelles sont les rationalisations
qui ont permis et permettent encore de fonder cette autonomie, malgr un
sentiment dincertitude et dinsatisfaction grandissant, en particulier de la
part des praticiens et des usagers du droit, drouts par des arguments, des
formes procdurales, une langue et des symboles quils ne matrisent plus ou
nont jamais appris.
Ce que
chacun dentre nous vit, cest une mobilisation du droit qui se veut
un dans la diversit de ses manifestations. Cette exigence dunit
concrtise un processus la fois dunification des normes dans le contexte de
cette autonomie recherche et duniformisation des comportements, tous soumis
aux mmes normes gnrales et impersonnelles qui sont, parce que gnrales applicables tous et parce quimpersonnelles respectant lexigence
dՎgalit comme une des conditions de lՃtat de droit, donc de la dmocratie.
Deux critres sont ici essentiels, lide de soumission une puissance externe
(Alliot, 2003) qui se prsente comme le seul facteur de cohrence (exogense)
et, dautre part, ces associations et enchanements rendant ce montage
juridique indiscutable, inquestionnable dirait-on en
franglais. Il devrait pourtant
lՐtre parce quune autre valeur est ici en jeu, notre libert dans sa
dimension intellectuelle, morale et politique.
Une
anthropologie de la juridicit, soucieuse de lire la socit par ce que ses
acteurs en font plutt que de commenter les normes qui sont supposes la
rguler doit donc tenter de complter (mais non dignorer ou de rejeter) ces
savoirs fondamentaux que nous venons, brivement, de prsenter. Les pratiques
des acteurs et les usages professionnels rvlent derrire le
droit un au-del du droit qui est rendu invisible par
notre seule myopie mais qui peut tre apprhend dans deux directions, donc
selon une double signification.
La
premire dmarche est de rduire, autant que faire se peut, la distance entre
le droit et la ralit, en retrouvant ici la dbat dj voqu ci-dessus quant
la reconnaissance dune juridicit occupant cet espace intersticiel. On a donc ici deux tendances, soit on
nie le problme en le supposant rsolu (tout lespace est occup par le droit),
soit on fait appel des notions vagues et commodes, lՎthique, la dontologie,
la morale, qui ont pour point commun, nous lavons vu galement, de reconnatre
lexistence de rgulations marginales hors la loi , donc hors du
droit dans une lecture positiviste.
La
deuxime dmarche concerne la (ou les) structure(s) symbolique(s) de la vie
juridique, ce sumbolos
grec qui dsigne le sceau quon partage, pour nous ici essentiellement le
partage des croyances et des reprsentations. Dans des socits inscrites dans
la mondialisation o le droit se technicise de plus
en plus, o son enseignement devient donc de moins en moins
humaniste et historique et de plus en plus procdural et statistique, les
nouvelles gnrations de juristes perdent le sens de la filiation de leurs
pratiques avec des rfrences gnalogiques que Pierre Legendre, par exemple,
tente de sauver de loubli (Legendre, 1999).
Nous
naborderons pas le premier point immdiatement et ce que nous en dcrirons ne
proposera que den regarder certaines marges, celles o apparaissent la
juridicit, en seconde partie.
Acceptons cependant lide que laffirmation mme de lide dautonomie
du droit (et dindpendance des magistrats) repose sur des croyances et des
reprsentations qui justifient lide dune coupure avec la ralit, et
tablissent des relations (hirarchises) entre les deux mondes, celui du droit
et celui du rel. Ces reprsentations sont ensuite utilises par un langage
spcialis qui assure les transpositions dun registre dans lautre selon les
principes dՎquivalence, de qualification et dinterprtation : tout ce
quon apprend dans les coles de droit.
Les
autres champs dorganisation de la socit ne procdent pas autrement, ainsi
pour lՎconomie ou la religion qui reposent sur des conventions (au sens non
juridique) et des fictions dont les fondements sont des postulats, donc qui ont
la validit de la postulation que nous rappelons : les explications ou
solutions ne sont pas vraies ou fausses mais bonnes ou mauvaises pour la
socit et ses membres. Cette remarque nous offre une possibilit dune
transition avec notre seconde proccupation, la recherche des fondations de la
dmarche juridique.
Sur
quoi reposent les postulats du droit ? Quel est le modle logique qui
donne sens et cohrence aux constructions dune autonomie dont on va vu dans la dfinition de Michel Van de Kerchove que les
diverses applications sont comme enchsses les unes dans les autres la
manire des poupes russes ou de tables gigognes ?
la
suite du recteur Michel Alliot dont la thorie des archtypes sest progressivement
structure durant les annes 1980 (Alliot, 2003), lanthropologie du droit a,
en France, entre autre, soulign limpact dcisif de la vision du monde sur la
conception du droit.
Dis
moi comment tu penses le monde, je te dirai comment tu penses le droit .
Cette consigne de Michel Alliot ne conduit pas ramener lensemble de la vie
juridique une dtermination culturelle ou religieuse originelle, mais
mettre en vidence la diversit des choix inhrents aux grandes traditions et
la contingence des thories qui en sont dduites. On se propose dans les lignes
suivantes dapprcier le lien entre cette reprsentation de lautonomie du
droit et la cosmogense lorigine de la vision moderne occidentale de la
socit et du droit.
Quand
on sinterroge sur notre dispositif institutionnel, on peut remarquer que
chacune des instances de la socit, instance comme domaine dorganisation
suppos autonome, est conue selon le mme mode opratoire : la rduction
de la diversit des composantes lunit du champ considr. Le politique est
construit autour de lՃtat, le juridique autour du droit-loi, le religieux
autour de Dieu , lՎconomique autour du March gnralis,
lespace en relation avec le Territoire, le temps dans sa dure linaire, la
Chronologie, lindividu comme une Personne et sans doute pourrait-on continuer
un catalogue qui dcline le prfixe grec monos, un seul. Monothisme, monarchie,
monocratie, monopole sont quelques exemples dune approche essentiellement
monologique du monde, approche qui sest lentement systmatise jusque la
priode moderne, mais dont le vritable fondement, nous dit Paul Veyne est une
monoltrie[8].
Dveloppons quelques observations.
Dans
notre rcit de cration du monde, ainsi que le rappelait galement Michel
Alliot, trois traits anthropologiques rcurrents apparaissent utiles
souligner :
- le crateur est antrieur,
extrieur, suprieur, omnipotent et omniscient par rapport ses
cratures ;
- le monde a t cr partir du
nant et le dispositif dun monde
en six jours a t impos par le crateur dune manire totalement
discrtionnaire. Le monde aurait pu tre autrement, ou ne pas tre. Son
organisation lui est donne selon un principe de hirarchie qui partir de
linvention de la lumire conduit la cration de lhomme ;
-
-
lhomme a t cr limage de Dieu et dot initialement dune
figure qui condense les principaux caractres de la divinit La diffrenciation
initiale entre lhomme et la femme, Adam et ve, nest pas fondement sexuel.
Lhomme est suprieur aux autres cratures et dispose, dans le paradis, de tout ce
qui est ncessaire sa vie et sa reproduction. Mais lhomme a faut et il a
t chass du paradis sans toutefois tre exclu de la cration puisque Dieu
enverra son fils pour sauver lhomme, donc maintient une relation entre son
monde et celui de lhomme, relation qui nest pas dindpendance mais
dautonomie. Par son dsordre, lhomme perd le bnfice de lordre originel,
mais celui-ci est un modle ou un idal qui reste pertinent, qui guidera, par
le droit[9], lorganisation de la socit et
quon retrouvera la fin des temps .
Ces
trois paramtres anthropologiques nous paraissent clairer les considrations
thoriques que nous avons releves ci-dessus.
Dans
la reprsentation dun droit autonome, on reproduit cette vision dun systme
ordonn par une instance extrieure, lՃtat, qui est lavatar de Dieu et donc
auquel on pourra associer les autres attributs, dont lomniscience et
lomnipotence[10]. Avec cette
tendance associer lՃtat Dieu et ainsi prter au premier ce
qui est propre au second, on pourra mobiliser les principes de hirarchie et de
systme en passant respectivement des cratures aux sources du droit et de
lordre parfait induit par le paradis lautopose.
On est
ainsi, dans lhistoire des socits europennes dhritage chrtien, en face
dun processus complexe.
partir dun mode de construction de chacun des champs sociaux en un systme
autonome contenant en son sein des units semi-autonomes distingues autant
quil est ncessaire de la faire[11],
sopre un travail symbolique considrable qui conduit doter chacun de ces
systmes autonomes de caractres qui, propres cette vision du
monde, en assurent une transposition du registre divin au profane et en
particulier au juridique.
Ce
travail a t trs long, reste inachev et se rvle sans doute inachevable. On
peut reprer avec les politiques juridiques des empereurs romains Constantin,
Thodose et Justinien un vrai travail initial sur les quivalents des champs
normatifs chrtien et juridique dans le champ du droit public puis du droit
priv. On voit ensuite, avec le droit canon de lՃglise romaine[12]
se dvelopper les principes de hirarchie puis dordonnancement qui donneront
naissance cette belle construction symbolique qui sera dnomme institution
par le juriste Sinibaldo de Fieschi qui deviendra pape sous le nom dInnocent IV en 1243 et associera l autorit de sa
fonction la pertinence de sa construction conceptuelle. Trop souvent
galvaude par des usages inconsidrs, la notion dinstitution a une place
centrale dans la vie juridique, place dont on peut prendre la mesure par
leffet de miroir de la dmarche comparative. Ce fut notre cas dans le champ de
lInstitution de la Justice en Afrique (Le Roy, 2004).
Nous
considrons donc que les principes de hirarchie, dordre et de systme qui
sont associs lide centrale dune autonomie du droit trouvent leur origine
et leur efficience dans la gnalogie des reprsentations qui, de strate en
strate, nous font remonter lorigine de la cration du monde dans sa vision
juive puis chrtienne puis moderne. La conception dominante, positive mais
surtout monoltre,
a donc un fondement religieux, le religieux tant entendu avec toutes ses connotations,
de son tymologie latine ses applications dans la construction dogmatique de
lՃglise romaine et dans les pratiques politiques contemporaines des religions
tatiques. Mais, ce type de construction institutionnelle nՎpuise pas la
ralit et ni la monologie ni la vision unitaire du droit ne peuvent rendre
compte de la complexit des pratiques sociales. Cette distinction entre le droit et la ralit sociale peut
devenir diffrenciation plus ou moins radicale de mondes qui
auront alors tendance non seulement signorer mais se rejeter. Il y a donc
un risque de dni de la ralit de la part du juriste. Est-ce pour cette raison
que les juristes peuvent tre tents de sacraliser leurs savoirs en se refusant
en interroger les fondements, voire en soffusquant de tels
questionnements ?
Le
contexte intellectuel qui nous runit lve naturellement ce type dobstacle et
va nous conduire, en revenant sur la relation entre le droit et la ralit,
tenter de mieux cerner la place et le rle de la juridicit.
Htronomie
de la juridicit : le retour du holisme au risque de la dmocratie?
Lhtronomie
est, de manire sommaire, laction de recevoir sa loi de lextrieur, au
lieu de la tirer de soi-mme . Cette dfinition est tire du Grand Larousse
publi la fin du XIX sicle (tome 5, p. 111). Le choix de ce dictionnaire a
un caractre symptomatique. En effet, dautres dictionnaires, spcialement les
dictionnaires juridiques mais on ne prtend pas lexhaustivit, ignorent la
notion qui nest effectivement pas lhonneur tant elle parat trangre la
modernit.
Lemploi que nous faisons de cette
notion en ce dbut de XXI sicle ne met plus laccent sur le fait de recevoir
sa loi de lextrieur, mais sur linterdpendance entre divers ensembles de
normes. Cette relation peut tre de complmentarit, dopposition, de
concurrence ou de dpendance. Elle signe la constante de phnomnes
dacculturation comme mode de rception ou de rejet. Ces distinctions ont leur
importance, mais encore plus importante est lexigence de toujours devoir lire
la norme en relation avec un autre dispositif. Le fait, pour une norme (nomos), de dpendre dune autre (tros) norme a t trop longtemps vcu
dans le contexte de droits religieux ou de socits dont la christianisme tait
religion dՃtat pour que les reprsentations htronomiques soient ensuite
facilement acceptables dans des socits lacises.
Dans
une socit individualiste, lautonomie du sujet doit correspondre celle de
son cadre normatif, le droit, avec les consquences que nous avons identifies
dans la premire partie. Dans les socits pr-modernes et post-modernes, les
relations dՎchange, dinteraction, de hirarchie, de dpendance,
dexploitation ne sont pas voiles par linvocation dune appartenance un
systme distinct. Le voile est ailleurs, dans lidologie qui maintient en
lՎtat lensemble de la socit. Le fait que la juridicit soit htronomique
veut donc dire que les cls de comprhension qui assurent la lgitimit,
lautorit et lefficacit de ses dispositifs et solutions doivent tre
cherches dans lensemble complexe de rapports qui fait tenir ensemble les
composantes dune socit. Si, dans le monde du droit et selon sa
logique de distinctions, doppositions et de fictions, on distinguera entre
droit, morale, religion, philosophie ou conomie, de telles distinctions sont en juridicit non pertinentes,
bien quelles y soient transposables par analogie, car les rapports sociaux
sorganisent dabord autour de fonctions remplir et selon une logique de
champs et de rseaux, organisant ces rapports selon des
polarisations qui rendent compte des forces en prsence et des enjeux
matriser, en particulier dans le cadre dune thorie des champs (Bourdieu,
1986) (Le Roy,2008). On y reviendra au terme dun parcours exploratoire qui
doit tre maintenant prsent.
Nous
avons, ds lintroduction, prvenu le lecteur de la difficult de lexercice
qui ne tient pas seulement la raret des analyses propres la juridicit mais
au mode de raisonnement adopter. La confrence de Turin nous y a prpar (Le
Roy, paratre).
Nous
ne devons pas considrer la juridicit comme une exception drogeant la
prvalence du droit mais linverse, ce que nous appelons actuellement droit
ayant historiquement et anthropologiquement drog une culture de la
juridicit, en particulier en proclamant son autonomie puis en la lgitimant
par des arguments dautorit fondements.religieux, donc rputs
incontestables, comme nous venons de le suggrer.
Dans
ses travaux, Louis Dumont, anthropologue des socits indiennes castes puis,
par transposition, de lindividualisme occidental, a thoris le principe de
lenglobement du contraire comme base de lidologie moderne (Dumont, 1983, Le
Roy, paratre). Fort de cet
enseignement, nous devons nous interdire, autant que faire se peut, de
reproduire ce principe denglobement lorsque nous inversons le paradigme de
lantriorit et de la gnralit respectivement de la juridicit et du droit.
La thorie anthropologique a donc d concevoir des dmarches
qui, en reposant sur le principe de la complmentarit des diffrences, mettent
laccent sur ce que droit et juridicit partagent puis sur ce qui les dpartage
et non sur un principe du contraire terme terme qui se rvlerait strile. On
se souvient en effet de notre troisime thorme : la juridicit est
plus grande que la conception du droit dveloppe par les socits occidentales
modernes tout en la comprenant.
partir de ces complmentarits, les diffrences observables ne sont plus de
nature et irrductibles les unes aux autres mais de porte spcifique,
fonctionnelle, selon des choix politiques, dans des champs sociaux et selon des
rgulations propres.
On va
retenir ici quatre niveaux de complmentarits puis prsenter quelques exemples
avant de rflchir au rapport de la juridicit la totalit sociale, en rediscutant des liens entre le
holisme et le pluralisme.
Quatre
niveaux de complmentarits
Les
quatre niveaux que nous retenons ici sont dabord nos appartenances une
pluralit de mondes , certains transposant plus particulirement
la vision unitaire de la cration dans un ordonnancement autonome celui du
droit, dont on observe ensuite quils mobilisent des modes de rgulation originaux.
ces choix propres chaque tradition sont associes des fondations normatives
particulires relevant de ce quon dnomme le tripode juridique. Enfin, on
proposera de lier les modes de reconnaissance du caractre obligatoire des
rapports juridiques communs au droit et la juridicit, le problme de la
sanction , lՎconomie des conventions. Ces dveloppements
pourront tre complts par notre ouvrage de rfrence, Le jeu des lois (Le Roy, 1999).
-
Droit et juridicit sinscrivent dans des mondes propres dont ils expriment les
visions particulires .
Lide
que nous appartenons tous une pluralit des mondes dterminant chacune des
positions sociales, des droits et des obligations et des contraintes
dajustements mutuels est rcurrente dans les travaux anthropologiques
contemporains (Le Roy, 1999). La thorie sociologique de Luc Boltanski et de
Laurent Thvenot (1991) a rencontr notre pluralisme juridique et sera souvent
cite pour le conforter. Pourtant, cette prsentation de mondes
ou de cits nest que partiellement satisfaisante dans la mesure
o les distinctions utilises par ces deux auteurs nont pas la gnralit
quexige une anthropologie comme connaissance globale de lhomme. Cest un
univers occidental et plutt moderne qui est saisi selon des critres noncs
du dedans , en fonction des reprsentations des acteurs[13].
Cest donc pertinent dans cet univers mais non universel en ignorant dautres
univers. Cette lecture est utile mais insuffisante.
La
dmarche de lanthropologue indo-amricain Arjun Appadurai, plus large, a aussi
le mrite dՐtre plus interculturelle. Lauteur se propose de dcrire
diffrents paysages (landscapes) comme autant de regards, dexpriences et de solutions
mobiliss par les acteurs dans des registres particuliers. Il les dnomme
les ethnoscapes, les mdioscapes, les technoscapes, les financescapes et les idoscapes. Le suffixe scape, tir de landscape, permet de mettre en
lumire les formes fluides, irrgulires, de ces paysages sociaux, formes qui
caractrisent le capital international aussi profondment que les styles
dhabillement internationaux. Ces termes portant le suffixe scape indiquent aussi quil
nest pas question ici de relations objectivement donnes qui auraient le mme
aspect, quel que soit langle par o on les aborde, mais quil sagit plutt de
constructions profondment mises en perspective, inflchies par la situation
historique, linguistique et politique de diffrents types dacteurs :
tats-nations, multinationales, communauts diasporiques (...) En fait,
lacteur individuel est le dernier lieu de cet ensemble de paysages mis en
perspective, car ces derniers sont finalement parcourus par des agents qui
connaissent et constituent la fois des formations plus larges, partir notamment
de leur propre sentiment de ce quoffrent ces paysages. (p. 70-77).
Sans
doute ses distinctions fondes sur lexprience dun Indien en situation
dacculturation aux tats-unis ne correspondent-elles pas totalement aux mondes
du droit et de la juridicit que nous pratiquons en Europe continentale
contemporaine. Mais lide mriterait dՐtre creuse car la distinction entre
ce que nous proposons de dnommer le monde du droit (legalscape) et dautres mondes ou visions
(scapes) dont
certains seraient propres la juridicit pourrait prendre une place
particulire dans un avenir proche avec le dveloppement de modes dits
alternatifs de rglement des diffrents et une conomie des conventions en
plein dveloppement (infra). En France, la mdiation, la mdiation
interculturelle et lintermdiation gnrent de nouvelles pratiques qui
commencent dboucher sur des mtiers. ct du monde du droit et des
juristes, on pourrait identifier un autre monde, celui des juristiciens,
mdiateurs, arbitres, conseillers juridiques, ngociateurs, auditeurs et
membres de cabinets de ressources humaines et bien dautres acteurs qui se
situent dans les marges de la vie juridique. Ils ny sont pas trangers, mais
ils nen sont pas dpendants. Ils sont dans lentre deux de la
juridicit.
-
Ces visions du monde supposent un montage, propre chaque tradition, des modes
de rgulations des socits dits
ordonnancements[14] juridiques.
Quatre
ordonnancements juridiques ont t successivement identifis puis utiliss, partir
des travaux raliss au Laboratoire dAnthropologie Juridique de Paris (LAJP),
au dbut des annes 1980. Ils ont t dnomms des ordonnancements impos,
accept, ngoci et contest.
Lordonnancement
impos caractrise lexprience particulire de la juridicit qui a donn
naissance notre conception contemporaine du droit en Occident. Les socits
africaines dans lesquelles nous avons travaill privilgiaient un
ordonnancement accept/ ngoci ( travers les mcanismes dits
palabres , par exemple). On sest rapidement aperu que chaque
tradition mobilisait chacun de ces ordonnancements mais, parfois, des doses
homopathiques . La redcouverte dun ordonnancement ngoci est
une des grandes innovations de la vie juridique et judiciaire de ces quinze
dernires annes en Europe continentale, les pays anglo-saxons layant prcd
en exprimentant ce quon dnomme globalement les modes alternatifs de
rglement des diffrents (Alternative disputes Resolution). Lordonnancement contest a
t le plus souvent disqualifi dans la vision chrtienne du monde qui
prfrait, comme on la vu, lordre au dsordre. Rfrence centrale de lanarchisme, cet ordonnancement ne
semble finalement pas avoir t concrtis par une tradition particulire de la
juridicit. La contestation nen a pas moins une place structurelle dans toute
socit comme condition mme de ladaptation des rgulations aux nouveaux
enjeux de rgulation, donc de la dmocratie. Une enqute spcifique serait ici mener.
-
Droit et juricit partagent les mmes fondements selon des montages que
spcifient les traditions, puis les usages professionnels
Lapproche
comparative des sources du droit en Afrique a t loccasion de rouvrir le
dossier de la place et du statut de la coutume en droit, avec lamicale
complicit de Jacques Vanderlinden et de Rodolfo Sacco, entre autres. Cest l,
la fin des annes 1970, que lintuition dun domaine neuf identifier puis
analyser est apparue. Le manque de place nous oblige ne rendre compte que des
conclusions dune rflexion qui sՎtire sur une vingtaine dannes et au terme
de laquelle deux observations simposent. Dune part, la coutume nest que trs
accessoirement une source du droit et, secondement, sa spcificit ne tient pas
la rptition et la reconnaissance de son caractre obligatoire, comme le
prtend la doctrine positiviste par application du principe denglobement du
contraire mais ce quelle nonce non des normes mais des modles de conduites
et de comportements. Si donc, pour
les juristes, la coutume appartient au champ du droit comme une source
secondaire conue sur le mode de la loi, donc formule en normes gnrales et
impersonnelles, elle appartient dabord un autre champ quon hsite cette
poque qualifier de juridique tout en lui reconnaissant, la diffrence des
sociologues, une place particulire dans la rgulation des socits.
Puis
cette premire esquisse va devoir cder face aux travaux que nous consacrons
la socialisation des mineurs de justice (Le Roy et al., 1985) et la thorie
des habitus de Pierre Bourdieu ( Bourdieu, 1986, Le Roy 2008, ). Aux normes
gnrales et impersonnelles (NGI) qui, dans la culture juridique franaise,
constituent le fondement privilgi du droit et aux modles de conduites et de
comportements (MCC) la base de la coutume, on va ajouter les systmes de
dispositions durables (SDD) ou habitus comme supports de la socialisation
juridique. On en prcisera
quelques raisons dans un de nos exemples ci-dessous. Aprs des approches encore
rductrices de ces fondements du droit au dbut des annes 1990, on va
proposer, dans Le jeu des lois (Le Roy, 1999), de considrer que toutes les socits sont
susceptibles de connatre ces trois types de normes, NGI, MCC et SDD. On montrera dans cet ouvrage quune des
diffrences entre traditions juridiques tient la varit des montages de
premier, deuxime ou troisime rang. Si, dans notre tradition occidentale cest
dans lordre prcdent (NGI, MCC et SDD) que les fondements du droit sont
expriments, les socits animistes africaines dites coutumires
privilgieront les modles de conduites, puis les systmes de dispositions
durables pour nenvisager les normes gnrales et impersonnelles quen dernier
lieu, et trs exceptionnellement. Cest un montage analogue que lon peut
supposer trouver quand on entre dans le monde des juristiciens. L, les modles
de conduite sont privilgis et les normes gnrales exceptionnellement
invoques. Diffrents travaux de recherches doctorales tentent den prciser les
implications.
- Droit
et juridicit ont en commun de recourir la convention pour mettre en forme
leurs rapports juridiques et, ventuellement, mettre des formes leurs
relations sociales
Lexigence
commune de sanction du rapport juridique se trouve dans une forme partage, les
conventions. Celles-ci, en droit civil, librement formes tiennent lieu
de loi ceux qui les ont faites et, dans la juridicit, ont lavantage
htronomique de connoter la fois les bons usages sociaux et
les habitus, les accords conomiques, les traits diplomatiques et la mise en
forme juridique de lՎchange des consentements. La convention est donc loutil
juridique privilgi de la juridicit. Le dveloppement actuel de sa place dans
la vie juridique est associ ce quon appelle globalement la
contractualisation qui correspond au moins autant des revendications sociales
et politiques quՈ des pratiques propres la juridicit. On y reviendra
galement en commentant un ouvrage rcent sur la question.
Loralit, lՎcriture, et le geste sont
les trois cadres par lesquels on peut conserver la mmoire dun acte ou dun
rapport qui pourra tre tenu pour obligatoire. Ce quon appelle sanctionner est
donc, comme on la pos en introduction, tablir par un procd ou une
procdure ce caractre obligatoire, sans quil soit ncessaire, selon une
perspective de pluralisme juridique, que ce soit lautorit dun juge ou dune
instance administrative qui soit invoque. Cest le recours la formule
consacre dans ce registre particulier qui emporte linscription du rapport
juridique dans le monde du droit ou dans celui de la juridicit, qui
fait foi .
Sur un
foirail, lors de la vente de bestiaux, on nexhibera pas un contrat crit l o
une paume est le seul procd valide pour consacrer lՎchange des volonts.
Inversement, le droit des affaires peut exiger la rdaction de contrats de
plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de pages. Ce qui distingue le monde du droit de
celui de la juridicit cest que dans ce dernier o le geste et loralit
juridique sont mobiliss de manire privilgie, les rapports juridiques sont
supposs plus interpersonnels et peuvent tre associs une inter-connaissance
autorisant la confiance, la foi au moins relative, et une mmoire
active par les relations de travail, daffaires ou de sociabilit
continues. La relation juridique
reste ainsi, comme htronomique, immerge dans le rapport social alors que le
droit, par son usage dominant de lՎcrit, favorise lanonymat, la distance entre
partenaires et lautonomie de lindividu et du droit, mais aussi la stabilit
et la scurit des transactions.
Quatre
exemples
Les
exemples slectionns appartiennent la vie contemporaine et des domaines,
internet, larme, la justice des mineurs, la chambre de commerce et dindustrie de Paris,dont on ne
peut prtendre quils aient un caractre marginal ou folklorique. Ils mettent
en uvre des rgulations dusage gnralis ou assez communes pour que la
socit et les spcialistes tiennent ces comportements pour
normaux . Mais, quelles sont les normes ici invoques ? Les
explications en droit rencontrent difficults et limites, rendant
au moins attrayante lhypothse de juridicit. Un exemple africain a t gliss
entre des cas franais. Un exemple canadien portant sur les codes de bonne
conduite avait aussi t programm, mais na finalement pas t retenu, faute
de place tant taient riches ses implications.
- Les
rgulations des usages sur
internet, entre droit et juridicit
Les
Francais ne renonant que rarement leur jacobinisme qui est une croyance
monoltre avons-nous crit ci-dessus dans la vertu du recours
lՃtat et dans la centralisation des interventions, ont cr un organisme
original, dnomm Le forum des droits sur internet . Cr en
dcembre 2000 par le premier ministre Lionel Jospin, cet organisme,
cens tre un lieu permanent de dialogue et de rflexion, visant le
dveloppement harmonieux des rgles et usages dinternet a aussi pour objectif
de permettre de mieux comprendre les enjeux du monde en rseau et, par le
processus central du dbat, dy rpondre de faon ouverte et humaniste".
Son ambition est dassocier lensemble des acteurs la construction de la
civilit de linternet [15].
Cette prsentation, due Renaud Berthou auquel nous empruntons lessentiel des
dveloppements suivants (Berthou, 2005), met en vidence un paradoxe, celui de
prtendre encadrer des pratiques en rseau par un organe unique, centralis et
institutionnalis par le droit. LՎchec au moins partiel tait prvisible, mais
il est intressant de constater que lauteur a quelque peine prendre la
mesure des innovations que le
juriste doit matriser quand il
aborde des situations domines par le pluralisme et la complexit. Si R. Berthou
a conscience quil faudrait oprer une csure franche avec la
fabrique moderne du droit , il reste immerg dans une conception classique du
phnomne juridique. Illustrons successivement ces deux points.
Une
citation, relativement longue, nous permet didentifier la perception, trs
pertinente, que R. Berthou a du problme rsoudre : On peut
notamment remarquer que ce forum reste sous dpendance tatique et quil est
enclav dans un pluralisme et une complexit limits. Il semble navoir pas
pris pleinement acte du phnomne internet et hypothquer de ce fait la qualit de ses rsultats. Si le
forum des droits apparat en effet comme une expression juridique remarquable
dans la mesure o elle prend institutionnellement acte de loriginalit dinternet,
cette construction juridique doit nanmoins tre apprcie sa juste
valeur :celle dun objet juridique hybride, ni tatique ni civil, ni
moderne ni postmoderne. En fait une gabegie structurelle, certes tonnante,
mais peut-tre encore insuffisante au vu des exigences dinternet
(Berthou, 2005, 784-785). Si
le jugement final est svre en parlant de gabegie, donc, selon le
dictionnaire, la fois de dsordre et de gaspillage, lidentification dun
objet hybride est bien venue, mme si elle semble mal apprcie par lauteur.
Notre
auteur ne semble pas avoir pris la mesure du caractre htronome, via
lhybridation, de cette construction juridique. Bien que cherchant sinscrire
dans un pluralisme juridique raisonn, celui de Norbert Rouland (1991)
nommment cit, il reste, en traitant le forum comme un ordre
juridique particulier (2005-786), dpendant dune analyse qui postule
lautonomie du droit et les attributs que nous en avons dgags, dont celui
dordre juridique. Or, il y a une contradiction, juge par nous critique, entre
le phnomne de mise en rseau et une lecture obissant lexigence de lordre
juridique. Une dernire citation en rvlera lenjeu : Internet,
en faisant voluer les processus de cration de droit de faon rseautique,
impliquerait pour les ordres juridiques de modifier leurs couches structurelles
profondes dans le sens pluraliste et complexe (ces deux qualificatifs se
trouvant englobs dans le terme rseau et consistant dans un premier temps҈
faire de la rgulation). Sans cette adaptation, les actions des ordres
juridiques subiraient une perte de pertinence .
En
fait, linscription dans le monde du rseau ne suppose pas une adaptation mais
une vritable rvolution mentale remettant en question non seulement le jacobinisme
mais la reprsentation usuelle et positive du droit. Rejetant les dichotomies
qui sont sous-jacentes au principe denglobement du contraire, valorisant la
complmentarit des diffrences, une dmarche se donnant pour objet la
rgulation des pratiques sur Internet ne peut que mobiliser lhypothse de la
juridicit pour penser et organiser la transmodernit ainsi dgage.
Inscrit dans une pluralit de
mondes , celui dinternet ne peut organiser ses rgulations que
par recours des modles de conduites et de comportements dbouchant,
ventuellement et au mieux, sur des codes de bonne conduite quand ils mobilisent lՎconomie des
conventions. Lhypothse de la juridicit est donc bien une piste approfondir
pour mieux cerner loriginalit des processus dorganisation institutionnelle
plus ou moins stable et durable dans un contexte communicationnel, dans un medioscape dirait peut-tre Arjun
Appadurai.
- La parent de lՎpaulette au Mali,
un exemple de juridicit reposant sur des modles de conduites et de
comportements dans le contexte de la no-modernit africaine
Une
des innovations les plus intressantes suivre en Afrique noire est
lՎmergence de cultures communes transcendant les appartenances ethniques et,
ainsi, contribuant la naissance dune citoyennet originale. Ce processus
sinscrit dans la trs longue dure. Il a sans doute t initi par les
premiers chocs frontaux des Africains au moment de la conqute coloniale avec
une modernit qui se veut occidentale et est tenue pour lՎquivalent du progrs
et de la civilisation. Parmi les raisons qui expliquent les difficults et les
lenteurs de ces transformations, et outre les prjugements ethnocentriques
dvalorisant les expriences africaines, il en est une qui ne fut pas assez
prise en considration, la politique juridique adopte lors des Indpendances
politiques et conduisant reproduire le dispositif institutionnel colonial,
lesprit des lois et la manire occidentale daborder et dappliquer le rapport
au droit et la justice. Cest un paradoxe, sur lequel on ne reviendra pas
ici, que les Africains ont adopt pour grer leur nouvelle libert les
instruments de leur alination passe. Cependant, aux marges de ce droit
facteur dinertie ou dentropie apparaissent des rgulations nouvelles qui ne
sont ni traditionnelles, mme si elles sinscrivent en continuit avec des
dmarches antrieures ni connues du droit. Elles sont obligatoires pour les
acteurs inscrits dans ce domaine de la socit et soumis des rgulations qui
les obligent au moins autant quen matire de contrats ou dapplication des
normes lgales. Aprs avoir analys ces rgulations comme illustrant ces formes
nouvelles dacculturation dans des cultures communes, on les associe maintenant
une sphre de la juridicit, sphre ressemblant en vrit plus un patchwork
quՈ une pure.
On appelle au Mali la parent de
lՎpaulette la relation existant entre laspirant recevant sa premire barrette
et lofficier suprieur qui la lui remet. Cette relation sinscrit dans un double
hritage, celui des relations hirarchiques caractristiques de larme
coloniale franaise et les rapports ans cadets propres aux socits
traditionnelles africaines. Par la parent de lՎpaulette,
lofficier suprieur devient le mentor de son cadet qui devra le consulter
avant chacun des choix de carrire. Faire autrement ou ne pas tenir compte de
lavis de son an, cest un blocage assur de cette carrire terme. Cest
donc la condition dune promotion au moins normale, si possible acclre si le
patron parvient en haut de la hirarchie.
En
contrepartie, lofficier suprieur peut esprer une discipline totale de la
part de son cadet qui, sollicit, ne peut exciper ni des intrts du service,
ni de clauses de conscience ni de dontologie ou dՎthique militaire. Cette
relation interpersonnelle est connue de tous les pairs et juge comme une
obligation simposant au titre dun code dhonneur . Nous
avons pu lobserver en fvrier-mars 1991 Bamako, capitale du Mali, lorsque
des meutes urbaines contre la pauvret ont conduit un massacre de jeunes
coliers et tudiants sur le pont enjambant le fleuve Niger dit depuis
des martyrs . Les mres de Bamako sont alles voir
des officiers suprieurs la retraite pour leur demander darrter ce
massacre. Le lendemain, les
officiers en activit, cdant dit-on aux sollicitations de leurs ans,
rentraient dans leurs casernes, scellant le sort du prsident Moussa Traor et
fondant la troisime Rpublique du Mali (Le Roy, 1993).
-
Habitus des jeunes mineurs de justice
Comme
dautres domaines de la vie judiciaire, la justice de mineurs repose en France
sur quelques notions dont, dans le cas, limprcision tranche singulirement
avec la prcision de la terminologie et de linterprtation ou avec des
volutions supposant une modification de la jurisprudence. Il sagit de lapprciation de la
conduite des parents selon un modle du bon pre ou de la bonne
mre proche de celui du bon pre de famille du Code civil,
de la ncessit de requrir ladhsion des parents aux mesures
proposes , de respecter les convictions philosophiques et
religieuses de la famille (art. 1200 du NCPC) et dagir toujours
dans lintrt de lenfant . Ces attentes sont mises en uvre par
les juges des enfants selon des coutumes propres au tribunal et
en usant principalement dans la phase ducative de son intervention dite
justice de cabinet, de contrats passs avec les mineurs,
contrats qui, juridiquement, nen sont pas. Car ce contrat nest
pas ngoci mais, au mieux, son application est discute avec (et non par) le
mineur et ses reprsentants. Pourtant, il peut tre considr comme relevant
dun ordonnancement accept par le mineur grce au mode
dintervention (modus operandi) du magistrat pour faire partager ses choix et faire
adhrer des modles de conduites et de comportements par une modification
plus ou moins substantielle des habitus du mineur au sein de sa famille. Ces
contrats nont pas en soi la validit dune convention
tenant lieu de loi . Ils ne rfrent pas des normes gnrales et
impersonnelles. Ils ne reproduisent pas de solutions normatives antrieures et
sadaptent aux conditions de vie et aux changements de comportements du mineur
et de son entourage. Bref, ce nest pas du droit, ni de la coutume juridique
mais cela relve pourtant de la sphre juridique et pleinement de
lintervention du juge. Cest comme cela, depuis soixante ans, quil faut faire
pour rpondre la fonction ducative de la justice des mineurs et obtenir
ladhsion tant des mineurs que des familles. Comment expliquer des
interventions qui se situent la fois hors du droit (stricto sensu) et dans le champ du
judiciaire ?
Rappelons, pour ceux qui ne sont pas familiers avec les mythes fondateurs de la
justice des mineurs en France, quil sagissait, en 1945, non seulement de
rorganiser la justice mais de refonder tant la socit que la Rpublique. Pour
ce faire, merge la figure dun juge accoucheur de socit, acteur dune
socialisation juridique et porteur dune reprsentation du salut dune jeunesse
pervertie par le second conflit mondial, la violence et les fascismes. Si on y
ajoute que la vritable figure qui est ainsi incarne est christique (Humphris,
2006), la coupe semble pleine. Et pourtant, hors des modes opratoires de la
justice classique (Le Roy, 2007), le juge des enfants remplit une fonction de
lieur des attentes et des contraintes de la socit. Il invente, entour de la
famille, des ducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) des assistants sociaux ou de la police,
une fonction de pacification et de socialisation par linvention de modles de
conduites et de comportements adapts chaque situation et chaque mise en
danger. Et lorsquil est en face de situations si fondamentalement tranges ou
trangres quil ne saurait seul imaginer les solutions pertinentes, il peut
faire appel des experts, des sachants en intermdiations
culturelles qui vont laider formuler des modes de socialisation la hauteur
du dfi que reprsente la gestion de la diffrence culturelle selon les
contraintes des principes dՎgalit et de lacit la franaise
(Le Roy, 2003). Ce dialogue entre des magistrats et la recherche applique au
LAJP a t illustr propos des enfants africains dits sorciers
et, de ce fait, rejets par leurs familles. Sur la base dune reconstitution des histoires familiales,
des rapports au pays dorigine, aux anctres ventuellement, on peut identifier
les modles en cause et, le plus souvent rparer la pice du
puzzle dfectueuse qui permettra ensuite de mobiliser nouveau le
bon modle de socialisation de lenfant (Maximy et alii, 2001).
Ce type dintervention est pleinement
inscrit dans les comptences du magistrat, mais ne relve pas du droit car il
ne met en cause directement que des principes gnraux, mobilise des modles de
conduites et ainsi appartient la juridicit comme champ de rgulation
complmentaire du droit stricte .
Les
tudes sur la justice des mineurs sont rarement publies. Elles sont pourtant
particulirement rvlatrices de loriginalit des modes de rgulation
lorsquelles sinscrivent dans un contexte interculturel. Nous avons commenc
faire connatre ces expriences (CAD HS, 2006, Le Roy, 2003). Gilda Nicolau y
consacre un des exercices dethnologie juridique dun ouvrage (Nicolau et alii,
2007) prototype des nouvelles approches du phnomne juridique par ses
praticiens. Citons quelques
extraits de sa conclusion o elle mesure les enjeux pluralistes, ou
multijuridiques, cest--dire respectueux des diffrences culturelles vis--vis
de lapplication dun droit transcendant et plaqu sur des ralits qui lui
sont trangres :
() (d)e plus, et mme en Droit, la rgle gnrale est
une moyenne, dont aucun des paramtres ne ramne totalement une ralit toujours progressive ; cest le
travail du juge que de procder cet ajustement . Pour autant, si
la destruction de la culture dorigine est responsable de bien des maux, le
dni dappartenance de la culture daccueil lest tout autant. Cest cet
entre-deux culturel quil faut nover en pluri-appartenance, en le librant des
conflits de lgitimits. Pour reprendre la mtaphore du tissu sans couture qui
symbolise la cohsion sociale, la justice des mineurs ne fait pas autre chose
que de la couture, de la haute couture . (2007, p. 341)
Le
rapport au droit la Chambre de Commerce et dIndustrie de Paris (CCIP)
Le
monde des commerants et capitaines dindustrie commence galement faire
lobjet de recherches . On citera la prsentation que fait Corinne Delmas des
rapports des membres de CIC au droit, rapports comme on le constate contrasts
car le droit se prsente comme un obstacle et comme un atout.
La CCIP est une forme dordre
ngoci . Si cette institution est soumise un ordre formel, ses membres
entretiennent un rapport contrast avec la rgle, eu gard aux profils et aux
fonctions diffrencies des lus consulaires et des agents salaris. Le droit
est souvent peru comme une contrainte dans une organisation caractrise par
le poids dun ordre informel et du pragmatisme. Tel quil est mis en uvre par
la CCIP, le droit est aussi un atout, en tant que source de lgitimit et
instrument de consolidation (Delmas, 2007, 597).
Au fil
de ses analyses, lauteure est amene distinguer trois ordres de
normativit () : un ordre informel ritualis, hrit mais trs prsent,
le droit et une logique manageriale de plus en plus prgnante (2007, p. 611). Plusieurs observations pourraient tre ici
dveloppes. Le pluralisme tout dabord, condition de lefficacit du
dispositif. La distinction, ensuite, entre les deux premires logiques et la
troisime qui ne relve ni de la juridicit ni du droit mme si les acteurs
trouvent dans le droit un support la lgitimit des actes dexpertise pour
lesquels ils sont mandats. La bonne gouvernance des entreprises et la gestion
des organisations peuvent sadosser au droit mais les lus consulaires se
refusent y sacrifier tant que faire se peut : point ici de monoltrie,
alors quelle est plus facilement trouve chez les agents salaris recruts
pour lexcellence de leurs comptences juridiques. La juridicit, enfin, peut
tre associe cet ordre informel ritualis et routinier qui
fait largement appel la ngociation, mobilise des modles de comportements
typiques et que juge ainsi de manire plutt critique lauteure :
. () les rituels, le secret, les non-dits,
lapparat, la contrainte de lՎtiquette et de la reprsentation peuvent tre
perues comme des instruments de domination particulirement efficaces ;
ce sont autant de modes daffirmation de linstitution lՎgard des lus et
dimposition de comportements empreints de complaisance et de dfrence . (2007, 605).
La
juridicit nest donc pas un espace pacifi. Elle est traverse par des tensions inhrentes la vie en
socit avec une contrainte : trouver au sein du groupe les solutions aux
conflits.
Enchssement, holisme et
pluralisme : les enjeux politiques de la juridicit
On revient
ici la notion dhtronomie pour en approfondir quelles connotations, voire
lever quelques craintes ou frayeurs, car ces questions font lobjet
dinvestissements symboliques considrables et ne peuvent tre approches quavec prudence.
On
partira dune remarque de Louis Dumont dans la prface de louvrage de Karl
Polanyi sur le capitalisme et dont lintitul est explicite : La grande
transformation, aux origines politiques et conomiques de notre temps.
Lanthropologue,
commentant la dmarche de lՎconomiste et sa perspective historique
lautorisant mesurer la rupture introduite par la gnralisation du march,
crit que le comparatisme revient refuser jusquau bout la
compartimentation que notre socit et elle seule propose et, au lieu de chercher
dans lՎconomie le sens de la totalit sociale () chercher dans la totalit
sociale le sens de lՎconomie (1983b-XVI). Dans Le jeu des lois (Le Roy, 1999, 32), nous
ajoutions remplaons conomie par droit et nous voyons expose
lexigence de totalit et de gnralit des modles anthropologiques que nous
avons construire et exprimenter. Ajoutons en outre au march le rle de lՃtat et de
lindividualisme, comme nous lavons vu, pour comprendre le principe de clture
introduit par lide dautonomie en droit et du droit et le sens du
renversement quinduit une dmarche comme celle de Louis Dumont. Elle suggre
que lՎconomie, le droit, le politique etc., surtout quand on se situe dans
leurs marges, doivent tre r-enchsss dans la totalit sociale
non point pour sy dissoudre mais pour mettre en vidence leurs
complmentarits htronomiques fonctionnelles au service de la socit et,
disons-le directement, pour mieux mesurer leurs contributions respectives la
dmocratie.
Ce
renversement nous ramne-t-il au holisme, voire une confusion des
rfrences normatives et
politiques ?
Olos
dsigne en grec le tout entier et ainsi, selon Louis Dumont, on
dsigne comme holiste une idologie qui valorise la totalit sociale et nglige
ou subordonne lindividu () Par extension, une sociologie est holiste si elle
part de la socit globale et non de lindividu suppos donn
indpendamment
(1983a, 263). En fonction de cette dfinition, doit-on considrer lesquisse
prsente dune thorie de la juridicit comme holiste parce
quhtronome ? La question
met en cause le statut idologique de la juridicit en se rfrant
implicitement au contexte historique du premier XX sicle marqu par les
formes de rcupration autoritaire du droit, tous fascismes confondus. On se
gardera de facilits qui consisteraient par exemple associer juridicit et
fascismes sous le prtexte que la reconnaissance dun domaine annexe celui du
droit viendrait affecter la conception de lՃtat de droit, laquelle na pas
besoin de cette mauvaise querelle pour tre branle. On examinera surtout de
manire beaucoup plus approfondie la dmarche anthropologique mise ici en uvre
et le fait quelle repose sur une observation de ce que font les acteurs et non
sur une hermneutique ou commentaire de la norme juridique. Force est donc de
conclure que la thorie de la juridicit nest pas holiste sans tre pour ce
faire individualiste. Cest le dbat engag propos du multijuridisme (Lajoie
et alii, 1998) avec les thoriciens du pluralisme juridique qui nous a
convaincu de limportance de nous situer dans un entre deux qui doit tre
progressivement construit comme un domaine original de rgulation, propre des
anthropologies contemporaines.
Cette
approche nous ramne-t-elle en arrire , au risque de la confusion
intellectuelle et politique ?
Dans
une lecture critique de la tendance gnraliser la contractualisation, Alain
Suppiot y associe la dconstruction du droit et la renaissance fodale. Sil
sen meut, cest moins pour revenir quelque ge dor du positivisme que pour
en comprendre les nouveaux enjeux. Quelques extraits de sa conclusion nous
mettent en situation :
La rsurgence fodale en droit contemporain est
plus quune hypothse ; elle est le symptme partout visible dune rponse
immunitaire du systme juridique au programme de dconstruction dont il est
lobjet () Cette conclusion na rien de dsesprant, bien au contraire. Elle
tmoigne de la capacit des hommes survivre aux impasses o les engage ce dernier
avatar fondamentaliste de lOccident quest le contractualisme. Compte tenu du
refoulement par les esprits modernes de tout ce quils doivent lhritage
mdival, il conviendrait sans doute que les juristes saccordent sur une
terminologie plus attractive pour dcrire les voies du renouveau que recle
lactuelle renaissance fodale. Ils le font dj du reste en accueillant les
notions de rseau, de rgulation, dentits conomiques () l o une analyse
rigoureuse rvle des liens dallgeance, des fiefs ou des tenures-services
(Suppiot,
2007-43/44).
On
peut certes relever des analogies avec les catgories utilises dans ces
analyses. La critique de la contractualisation est celle de lՎconomie des
conventions dont nous avons trait ci-dessus et les notions de rseau et de
rgulations ont t largement exploites. La juridicit serait-elle un avatar
du droit fodal, comme la gouvernance par exemple ? Lhypothse est
recevable car le caractre trans-moderne de notre dmarche anthropologique, donc
la reconnaissance de la prsence dans nos expriences juridiques
contemporaines dՎlments de
pr-modernit, accepte la possibilit de considrer certaines pratiques
actuelles comme relevant de
logiques antrieures.
Mais,
en dehors dun salutaire questionnement, on ne voit pas ce que peut ajouter
la prsente recherche lhypothse de refodalisation du droit. Si elle a la
vertu dexciter nos neurones, elle napparat pas la hauteur de la complexit
des phnomnes qui se dvoilent progressivement devant nous.
En
guise de conclusion. Penser la juridicit et les nouvelles civilits
Ne croyant pas dans des retours en
arrire des institutions anciennes mais plutt dans la persistance et la
permanence de systmes dides et de modes de penser correspondant des
expriences vcues et, ce titre, toujours mobilisables tout en tant
galement toujours dpassables ou ngociables, nous devons aborder la relation
juridicit/droit dabord comme deux modes complmentaires de penser
lorganisation des socits et linstitution de la vie.
De
mme que nous avions rompu avec la conception juridique de la coutume en
dfinissant celle-ci comme les manires de dire les manires de faire
pour assurer la reproduction du collectif , de mme devons-nous avancer
pour la juridicit.
Comme
la coutume qui en est une manifestation, la juridicit est un contenant, non un
contenu, un englobant. Cest aussi un creuset (ou une matrice) dans lequel les
faits sociaux se juridicisent et, comme on la rpt, se
sanctionnalisent . . La diffrence entre juridicit et droit
tient au choix du creuset et
lalliage quon va vouloir y fondre, donc le mtal quon va produire.
Ds
nos premiers travaux anthropologiques, nous avions eu lintuition que le
juridique dans les rapports fonciers en Afrique noire ne relevait que dune
lecture matricielle en labsence dun quivalent normatif dun texte de droit.
Il semble que nous ayons eu raison, tant au moins que des arguments contraires
nauront t avancs. Une autre de nos intuitions ces dernires annes est
dassocier au droit linstitutionnalisation comme tentative de soumettre une
mise en forme particulire lorganisation des rapports sociaux. Cela pourrait
prter un nouveau postulat : instituer par la juridicit et institutionnaliser
par le droit.
Toutes
ces notations suggrent daccepter
lide dune rupture avec
une vision classique et moderne du droit. Nous avons
voqu en dbut de ce texte un au-del du droit qui est
rendu invisible par notre seule myopie. Mais, sil faut bien changer de focale,
cest chacun dentre nous dapprcier sil sagit de choisir un microscope ou
un tlscope, la juridicit pouvant relever de linfiniment petit pour les uns,
dobjets trop loigns pour tre saisissables lil nu pour les autres.
La
mise en application de la thorie de la juridicit peut conduire relire des
travaux passs, observer les comportements prsents ou spculer sur les
formes nouvelles de juridicit dune socit trans-moderne qui souvre devant
nous.
Une anthropologie
politique du droit conduit poser au moins trois questions. Quelle est, dans
la situation de pluralisme, la bonne place donner lՎpoque contemporaine
la diversit des gouvernances politiques, conomiques, communicationnelles[16] ?
Quelle part rserver la loi pour que trop de droit ne tue pas le
droit ? Jusquo intervenir
dans lՎconomie des conventions pour que le contractualisme ne signe pas une
rgression sociale et dmocratique ?
lhypothse de re-fodalisation du droit et de la socit dAlain Suppiot, nous
souhaiterions opposer une autre hypothse, dduite dautres travaux en cours et
portant sur linvention de nouvelles cultures de la civilit. Conue comme un
idoscape au sens dAppadurai, la civilit en mergence apparat typiquement
trans-moderne. Cest ce type dhypothse qui nous semble intressant
approfondir si le cycle de recherche initi en 1976 continue nous runir, car
les questions dont nous dbattons sont encore bien loin de trouver une rponse
assure
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[1] Carbonnier J.,, op. cit. p. 20.
[2] Idem, p. 22
[3] Lincidence de cette
proposition est difficile matriser et la prudence conduit le chercheur la
considrer comme bonne ou mauvaise pour lavancement de la
recherche plutt que comme vraie comme lest un thorme.
[4] On entend par ce
nologisme la possibilit que le caractre obligatoire dun acte ou dun
comportement puisse tre constat et que des consquences en soient tires dans
larne, le forum, ou le champ
social considrs.
[5] Lexpression
juriste africain est naturellement la mtaphore dune telle
diversit dacteurs et de statuts dans le temps et dans lespace quelle
interdit den faire une liste qui ne saurait prtendre lexhaustivit. Selon
notre point de vue, cest le primat de lendogense qui est le principe de
structure qui runit lensemble de ces acteurs.
[6] tre ou ne pas tre ethnocentrique, l est la
question
[8] On partage ici les
observations de Paul Veyne Polythisme et monoltrie dans le judasme
ancien (Veyne, 2007, 269 et
s.) qui confirme que le monisme
est une trs lente invention, lie des vises politiques et que la
socit juive a largement compos avec un polythisme modr. La monoltrie est le creuset au
sein duquel et durant le millnaire prcdant
larrive du Christ, on inventera
progressivement luniversalisme de Dieu et le monothisme. On doit se demander si la vritable
rvolution introduite par les Juifs ne serait pas ce culte du
seul (monoltrie) plutt que laffirmation dun seul Dieu (monothisme). Dans nos usages
contemporains et dans nos rapports lՃtat et au Droit, nous sommes sans doute
plus les hritiers dune monoltrie que du monothisme.
[9] Voir le rle
essentiel ici de la transmission aux hommes des douze tables de la loi par
lintermdiaire de Mose sur le mont Sina et son usage symbolique jusquՈ la
priode contemporaine.
[10] On a souvent t impressionn par la relation
entre ces traits de notre cosmogense, le centralisme tatique et les
reprsentations de la force dans les rgimes fascistes europens qui sont le
produite directe de ce principe moniste
[11] Ce travail,
entam assez tt, sera surtout dvelopp avec la modernit et ira en
samplifiant jusque la priode contemporaine.
[12] Pierre Legendre
insistait beaucoup dans son sminaire lՃcole des hautes tudes en Sorbonne
au dbut des annes 1980 sur la porte du dcret de Gratien (vers 1147) et de
sa proposition : il y a deux sortes dՐtres humains, les Chrtiens et les
autres.
[13] Les auteurs distinguent
les cits inspire, domestique, de lopinion ou du renom, civique et
industrielle. Philippe Bernoux y a ajout la cit marchande (Le Roy, 1999, p.
54)
[14] On employait initialement ici la notion
dordre juridique puis on a coupl les deux notions (ordre/ordonnancement) pour
ne plus retenir quordonnancement. Les analyses de la premire partie ont
montr que la notion dordre juridique doit tre seulement associe
lordonnancement impos dominant dans la tradition occidentale dont il signe
lautonomie du droit
[15] Les citations entre
guillemets sont empruntes par lauteur au dcret instaurant le forum des
droits sur linternet (Berthoud, 2005 n. 2).
[16] On pense en particulier
au contexte italien actuel