Pluralisme et Universalisme juridiques
propos détape dun anthropologue du droit
(paru dans Létranger en France face au droit de la famille, Paris, La documentation française, 2000)
Etienne Le Roy
Laboratoire dAnthropologie
Juridique de Paris
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Le programme de recherche auquel nous avons participé et dont le présent ouvrage rend compte a été loccasion de confronter des savoirs et daffiner certaines de nos analyses à propos de la place que nous reconnaissons, en droit français, tant dans les discours que dans les pratiques, à létranger en situation régulière. Le droit de la famille a été ainsi revisité et, en particulier, la " plongée " que notre équipe danthropologues du droit du Laboratoire dAnthropologie juridique de Paris a réalisé pour ce qui concerne deux " populations " africaines, les Halpular (Toucouleurs) et Soninke de la vallée du Sénégal dune part et les Congolais -principalement de lex-Zaïre- de lautre, peut éclairer utilement non seulement les représentations que nous avons de ces populations et de leurs droits originels mais aussi, et surtout, les conceptions que nous avons en France du droit, de la famille, de la paternité et de la filiation et plus généralement de lorganisation sociale. Cest ce quon appelle lusage du " miroir " noir dont le recteur Michel Alliot a théorisé lemploi il y a une vingtaine dannées (Alliot, 1980).
Les éditeurs de louvrage ont souhaité cependant quà son terme le projecteur soit tourné vers une autre question , à la fois classique pour lanthropologie du droit mais aussi délicate à traiter dans le contexte des modalités actuelles dinvocation du Droit, de lEtat de Droit et, singulièrement, de la République. En effet, " Pluralisme et universalisme " fait lobjet, en ce milieu de lannée 2000 de débats intellectuels et politiques dune rare intensité compte tenu de latonie générale. La Corse et la voie consensuelle proposée de souveraineté partagée en matière délaboration de normes " législatives " ont conduit non seulement au départ dun ministre du gouvernement donc à une crise politique mais surtout tantôt à des raidissements idéologiques chez ceux que nous pourrions qualifier dultra-jacobins tantôt à des ouvertures que les partisans du pluralisme - dont je suis- suivent avec la plus grande attention et, bien sûr, la plus grande sympathie.
Il nest pas possible danticiper le futur et de prédire actuellement sur quelles conceptions juridiques et politiques déboucheront les choix actuels du gouvernement français, dune très grande prudence. Mais la méthode politique employée reposant sur un art de préparer les esprits par des séries dinitiatives qui, mises bout à bout, pourraient constituer de véritables ruptures voire même une forme de révolution (au sens astronomique) nous rapprochant des questions, débats et enjeux de la France de 1790, donc plus girondine que jacobine, pluraliste plutôt que centraliste et unitariste, il faut que le Droit suive, tout en assurant toutes les garanties dun Etat de Droit. Nous en reparlerons ultérieurement.
Ce texte se veut ainsi un propos détape, sinscrivant dans une évolution dont il veut éclairer les enjeux pour favoriser la plus grande transparence possible des choix lorsque les juristes dune part,les citoyens de lautre auront à se prononcer.
Dernière remarque, non moins délicate à mettre en oeuvre. Puiquil sagit pour nous de vulgariser des enjeux et de révéler le sens des changements, je mefforcerai de rendre ces quelques réflexions directement compréhensibles par plus grand nombre. Je nentrerai donc pas dans des questions " théologiques " (quest-ce que le Droit ?) ou dans des constructions théoriques (où on pourrait convoquer Hobbes, le premier théoricien de lEtat moderne en 1650 à côté de Carré de Malberg , adhérer à, ou contester, une théorie " pure " du droit (Kelsen 1962), rejeter ses impuretés, voire recourir à quelque purification juridique qui aurait à voir avec la purification ethnique...
Ces jeux, fort utiles dans les enceintes universitaires où ils permettent de faire avancer les connaissances sont aussi décourageants pour le citoyen en raison des investissements en savoirs préalables indispensables avant de pouvoir participer au débat, entendu comme un grand jeu de société (Le Roy, 1999). Je vais donc mefforcer déclairer les mots dont le sens et la portée auront été replacés dans leur contexte et qui pourront devenir des outils de compréhension.
Je vais ainsi organiser mon propos en trois temps. Dans un premier point, je vais décortiquer les deux termes pluralisme et universalisme qui nous apparaîtront de vrais " faux amis ", comme on parlait il y a quelque temps de " vrais faux passeports ". Nous y repérerons la mise en place dun système doppositions qui, de manière générale, valorisent luniversalisme juridique dans la conception moderne, actuelle, du Droit. Cette conception moderne retiendra notre attention dans un deuxième point parce que la fonction de cette série doppositions terme à terme permettra didentifier un système didées ou idéologie qui donne à la pensée moderne, donc au droit dit moderne son principe dorganisation (on dit généralement structure en sciences sociales). On expliquera donc, à la suite des travaux fondateurs de lanthropologue Louis Dumont, que lidéologie moderne repose sur un principe, lenglobement du contraire, principe qui a été présenté dans ses " Essais sur lindividualisme " comme une manière particulière de résoudre les contradictions auxquelles est confrontée la pensée moderne. Ce principe une fois éclairé permettra, dans un troisième et dernier point, dune part de sortir du mode de présentation et déchapper à une opposition réductrice pluralisme contre universalisme et dautre part dentrer dans la complexité en identifiant comment lun et lautre peuvent être conjugués empiriquement. En conclusion , nous pourrons ainsi comprendre comment ils sont constitutifs de dimensions inséparables des modes de vie de la société complexe dans laquelle nous entrons.
Universalisme et Pluralisme , des vrais " faux amis "
Dans la formulation retenue dans lintitulé, jai inversé lordre de prise en compte des données pour adopter la présentation habituelle qui sera éclaircie dans ces deux premiers points. Le " et " entre pluralisme et universalisme nest pas en effet une simple coordination mais la caractérisation dune liaison oppositionnelle entre les deux termes. Le dictionnaire Robert écrit quil " relie deux parties de nature différente ". Nous pouvons y ajouter avec un préjugé de supériorité pour lun, le terme placé en premier. Nous avons donc à considérer ici un procédé dexposition, qui se retrouve également en anglais, et à propos duquel nous pouvons faire les remarques suivantes.
Premièrement, lopposition universalisme et pluralisme nest pas la plus fréquente. Elle a tendance à prendre de plus en plus de place dans nos analyses mais, fort souvent, elle est concurrencée par deux oppositions, universalisme et relativisme, universalisme et particularismes.
La première, universalisme et relativisme, est surtout pratiquée dans le domaine danalyse des droits de lhomme pour caractériser et dénoncer les démarches qui se refusent à adhérer à luniversalisme proclamé des droit de lhomme, depuis la déclaration de 1789 puis la déclaration universelle de 1948. Proclamant la validité de toutes les constructions culturelles comme égal apport à lorganisation des sociétés, elles se refusent, au nom du respect de laltérité, à choisir entre un cadre dexposition qui se présente comme universel mais qui est dorigine, de facture et (éventuellement) de validité occidentale contre les autres cultures. Elles justifient ainsi, dans les termes de Selim Abou (Selim Abou, 1992) un droit à la différence qui peut devenir droit à lindifférence et finalement renoncement à protéger ce pour quoi les " relativistes " sétaient mobilisés.
La seconde opposition, entre universalisme et particularismes, était considérée par moi, dans mes enseignements à lInstitut International des Droits de lhomme de Strasbourg, dans les années quatre-vingt-dix (Le Roy, 1995,9), comme plus large et plus généralement utilisée dans des contextes de transferts de modèles juridiques entre des pays du nord vers des pays du sud. Au nom du fonctionnement de lEtat moderne et du marché capitaliste et comme nous lavions montré dans une étude pour lUNESCO (UNESCO, 1980), on transfert " clefs en main " des modèles institutionnels dont la logique est celle de luniversalisme des Droits occidentaux. Tout au plus accepte-t-on dy introduire quelques spécificités prenant en compte les exigences locales mais qui ne sont, au mieux, que lapplication de la fameuse recette du pâté dalouette composé , on le sait, dune alouette pour un cheval. De même, à côté de luniversalisme introduira-t-on des particularismes qui ont la part et la portée de lalouette dans notre recette. Tout en donnant lapparence de droits nationaux, ces systèmes juridiques ne sont en fait que des traductions plus ou moins habiles des textes et dexpériences occidentaux. Ils servent, pour rester dans la métaphore de lalouette, de " miroir " cest-à-dire de leurre ou de piège et illustrent un processus de mondialisation sur lequel nous ne reviendrons pas, au vu des débats dont il fait lobjet. Mais, de façon plus positive, la mise en relation des deux termes suggère que si on dépasse lintention péjorative quon lui connaît actuellement, on peut trouver dans la relation entre les particularismes et luniversalisme des liens autrement intéressants, qui sont le plus souvent analysés dans le cadre dun autre rapport, le mondial et le local, rapport non pas oppositionnel mais dialectique dans lanalyse dAndré-Jean Arnaud et Maria Jose Farinas Dulce (1998, p. 293 et s.). On trouvera sous la plume de ces deux auteurs une présentation des théories juridiques et des mises à distance sociologique sur le thème du pluralisme et du Droit.
Deuxièmement, ces mots sont de " faux amis
Les mots peuvent faciliter ou compliquer la communication. Dans notre cas, ils peuvent compliquer cette communication si on ne prend pas en considération les connotations qui y sont associées.
Universalisme est le premier de ces deux termes.
Si on considère le dictionnaire Robert, on constate que la notion duniversalisme est construite à partir de ladjectif universaliste, lui-même ayant pour origine ladjectif latin universus/a/um signifiant intégral. Le dictionnaire nous dit que universalisme a trois emplois :
" 1° Religion, doctrine religieuse selon laquelle tous les hommes seront sauvés.
2°. Caractère dune doctrine, dune religion universaliste, avec renvoi à mondialisation.
3°. Philosophie, Doctrine qui considère la réalité comme un tout unique, dont dépendent les individus (opposé à individualisme, atomisme). "
Cependant, quand on approfondit quelque peu ces informations et leurs connotations, on saperçoit que le sens premier a été peu utilisé par la principale religion qui proclame en Occident que les hommes seront sauvés. Le Christianisme a préféré user de la langue grecque et au fil des schismes et des conciles, lEglise se désignera par trois caractéristiques : catholique (du grec katholicos, général, commun à tous, universel), apostolique (donc missionnaire) et romaine (cest-à-dire soumise à lautorité du Pape, lévêque de Rome, en matière dogmatique).
Par contre, depuis la philosophie des lumières au milieu du XVIII° siècle, les trois sens duniversalisme ont été assez étroitement associés pour produire une sorte de religion laïque (qui aura ses modes expressifs les plus extrêmes avec le culte de lêtre suprême promu par Robespierre) et qui sorganise autour de la déclaration des droits de lhomme en 1789 puis de la diffusion en Europe de lidéal républicain après 1792. Luniversalisme ici est cependant plus proche des usages latins. Le dictionnaire Gaffiot dit à ce sujet que universus désigne initialement ce qui est " tout entier ", " considéré dans son ensemble " et seulement de manière dérivée ce que nous appelons maintenant " luniversel ". Pour éclairer ce terme, on ne peut pas ne pas évoquer le sort du substantif universitas qui désigne à lépoque romaine classique, chez Cicéron par exemple, " un ensemble de choses, " puis, et plus spécifiquement, une " universalité, une totalité " et qui dans un sens dérivé, surtout au moyen-âge, désignera " une corporation, une compagnie, une communauté, " , laquelle sorganise selon le principe de la totalité, donc sans dépendre dune autorité supérieure.
Les consignes que nous nous sommes données au début de ce texte ne nous permettent pas daller beaucoup plus loin, et en particulier dexpliquer selon quel paradoxe la période du XVI° au XVIII° siècle a dune part proclamé progressivement une conception de luniversalisme politico-idéologique pour les droits de lhomme et, dautre part, abandonné la notion duniversitas en lui préférant, comme le montre admirablement Louis Dumont, dans louvrage précité (Dumont, 1983, 82), la notion de societas ou corps dindividus noué par lidée de contrat social et régulé par une force/ forme qui sappellera lEtat.
Au total, que pouvons-nous retenir de cette brève histoire des idées ? Dune part que lusage actuel est récent, quil a été longtemps opposé à la notion dindividualisme à laquelle il est maintenant associé, en particulier en relation avec les processus de mondialisation, lessor du libéralisme économique et la tentative de généralisation de son fondement individualiste et utilitariste.
Dautre part, plus quune diffusion sur lensemble de la planète/globe , ce que les Anglo-Américains dénomment globalisation, luniversalisme désigne une forme extrême dautonomie où il ny a plus dautorité humaine supérieure à laquelle référer, qui donc fonctionne selon le principe de lautogestion. Cette revendication va rencontrer, avec la diffusion de lEtat moderne centralisé et technocratique, un principe antagoniste dont luniversalisme va sortir transformé sans y perdre son caractère doctrinal, voire religieux. Doù la dimension souvent messianique ou sacralisée des invocations à luniversalisme, lequel désigne dès lors tout de qui sapplique généralement et qui a un caractère de vérité, sans considérations de temps et de lieux , au nom dun idéal de rationalisation, de simplification, dunification, voire duniformisation. Nous aurons à creuser ces idées dunité par luniformité lorsque nous reprendrons lanalyse de la modernité.
Pluralisme
Revenons au dictionnaire Robert où nous découvrons que le terme a deux sens :
" 1° Philosophie, doctrine suivant laquelle les êtres sont multiples, individuels et ne dépendent pas (en tant que modes ou phénomènes) dune réalité absolue.
2° Système admettant lexistence dopinions politiques et religieuses, de comportements culturels et sociaux différents au sein dun groupe organisé : la coexistence de ces courants.
Ses contraires sont dualisme et monisme. "
Ajoutons pour mieux sérier nos informations ce que le dictionnaire apporte comme informations pour ce qui concerne la notion de pluralité : 1° le fait dexister en grand nombre, de nêtre pas unique, 2° le plus grand nombre, la majorité. Ses contraires sont désignés comme étant la singularité, lunicité, lunité, la minorité. Par ses connotations, la pluralité est originellement proche de la notion duniversalité.
La première découverte que nous pouvons faire relativement à la notion de pluralisme est de constater quà linverse de la règle de grammaire qui dit que lorsque nous avons deux éléments nous conjuguons le pluriel (ainsi pour laccord du verbe) , nous devons constater, et je le confirme du point de vue des pensées initiatiques africaines, que confronter deux facteurs nest pas du pluralisme mais du dualisme. La pluralité commence au chiffre trois, ce qui induit des conséquences logiques très précises quand on travaille dans des systèmes de pensée pluralistes (au sens premier).
La deuxième découverte est de convenir que pour parler de pluralisme (juridique), il faut effectivement faire intervenir dans sa démarche analytique un point de vue scientifique qui mette en évidence la pluralité des appartenances sociales et leur inéluctable concurrence, supposant des choix et des réponses qui peuvent être construites selon le principe de lopposition (cas le plus fréquent), de la dialectique (en découvrant un élément commun dans les facteurs en concurrence) et que nous souhaitons transformer en " dialogie ", cest-à-dire en un dialogue où la découverte de lautre et la prise en compte de laltérité simposent avant le souci de léchange dinformations.
Cest la raison pour laquelle Le jeu des lois, (Le Roy, 1999), traité dans lequel je mefforce de théoriser une démarche anthropologique valorisant le pluralisme et le complexité, je fais entrer mes jeunes joueurs par lidentification des multiples statuts que, les uns et les autres, nous occupons dans la société, condition nécessaire pour comprendre la complexité du jeu social et des montages juridiques qui en résultent.
La troisième réflexion est une confirmation, plutôt quune découverte. Pluralisme soppose principalement à unité, voire à unitarisme, cest-à-dire ce qui résulte de limposition dune unité. Cest donc bien lunité, le " monisme " (du grec monos, seul) qui est en cause comme principal antonyme.
Ajoutons seulement, avant dexaminer la place de cette unité dans la pensée moderne, que la pensée religieuse chrétienne, qui a inspiré notre pensée politique moderne, rappelons-le, a dû se situer à légard des exigences du monisme, du dualisme et de pluralisme. Le concile de Nicée, en Asie mineure, a expliqué ,en 325, à partir dun héritage juif monothéiste et face aux tentatives dualistes de larianime, comment la pluralité du Père, du Fils et de lEsprit pouvait se conjuguer dans lunité dun seul Dieu, chaque personne étant, selon la dogmatique chrétienne, distincte, égale et coéternelle. Le triangle qui simpose depuis comme le symbole de Nicée sera repris et systématisé au Concile de Trente (qui ouvre la Contre Réforme en 1543 et la modernité latine) pour justifier le principe dunité dans la pensée moderne.
Nous ne savions pas, ou ne voulions plus savoir, jusquà une époque très récente, ce quétait le pluralisme. Le réveil des travaux récents le concernant est ainsi, pour certains dentre nous, le signe que nous sortons de la modernité, ou que nous entrons en " transmodernité "(Le Roy, 1999), cest-à-dire que nous découvrons la présence simultanée, dans nos sociétés, de formes prémodernes qui se sont maintenues, de manière plus ou moins souterraine, dune modernité en crise mais encore bien présente et de manifestations dune posmodernité qui invalide les solutions antérieures.
La modernité, idéologie et pratiques
Dans ce deuxième point je vais dabord illustrer limportance de la notion dunité, acceptée, imposée ou contestée, que nous avons découverte en filigrane derrière lopposition Universalisme/pluralisme. Puis jexaminerai comment a été appliquée lexigence dunité en situation de pluralité déléments, par le principe de lenglobement du contraire.
Limportance de lunité dans la pensée moderne
jai déjà insisté sur lorigine religieuse de certaines de nos représentations actuelles. Gérard Timsit va nous aider à aller plus loi. La citation est particulièrement longue mais son intérêt est exceptionnel, comme on va le constater :
" La loi de Dieu pendant longtemps. Et depuis longtemps -depuis lavènement du positivisme- une loi conçue à son imitation. Conception théologique de la loi. Quand les hommes ont remplacé Dieu par lEtat, ils nont cependant pas, renonçant à dieu, renoncé à la conception dune loi qui fut la parole de dieu, dun dieu laïcisé certes, mais qui restât dans la position suprême, et omnipotent et omniscient et souverain. Lisez Bastit : <la loi est le produit immanent de la volonté du législateur>. Et méditez sur cette étrange théorie du positivisme triomphant destinée à justifier que lEtat, si puissant quil fût, fût pourtant soumis au droit : la théorie de lautolimitation de lEtat... il ny a que dieu -et lEtat substitué à dieu dans ses attributs- qui puisse modérer, de sa propre volonté, lexercice de sa propre puissance.
De telles prémisses résultent nécessairement ce que jai cru pouvoir appeler le monologisme du système normatif, lexistence dune logique unique, verticale et hiérarchique à loeuvre au sein des systèmes normatifs. Cest elle qui, encore aujourdhui, pour lessentiel, fonde les systèmes de droit contemporains et permet de rendre compte de phénomènes dont nous sommes tellement familiers quil ne nous vient même plus à lesprit de nous interroger sur leurs implications. (Timsit , 1997, 10&11, cest moi qui souligne).
Dans une pensée qui repose sur le dogme de luniversalisme, le principe dunité va se conjuguer selon deux applications, développant deux des attributs de cette représentation moderne de lunité, la hiérarchie dune part, légalité de lautre. Ainsi, cest le principe de légalité, brillamment exposé par Charles Eisenmann en 1962 qui va systématiser la représentation de la relation de hiérarchie au sein de ladministration en ramenant lensemble des explications à " un rapport entre deux termes, déterminateur (le loi) et déterminé (les actes de ladministration) " (Timsit, 1997, 13). Le principe dégalité, posé initialement dans larticle 6 de la déclaration de 1789, donne lieu tantôt à " une égalité commutative, absolue ", tantôt à " une égalité distributive ou encore proportionnelle ou relative "(Timsit, ibidem).
Ce qui apparaît autrement troublant chez notre auteur, qui ne paraît jamais avoir fréquenté les oeuvres de Louis Dumont que nous allons découvrir, cest que les deux principes de légalité et dégalité reposent sur un même principe de structure. Il constate " une parfaite homologie de lanalyse des deux principes qui, tous deux, se voient reconnaître une structure binaire constituée dune relation forte -conformité, uniformité- , et dune relation faible -compatibilité, proportionnalité. Les notions faibles -si elles vérifient par leur existence même limpossibilité de lunité et de lhomogénéité absolue- nen confirment pas moins, comme laiguille dune boussole continue de pointer vers le nord, leur persistante référence à lunité du pouvoir et à lhomogénéité de la communauté ".
Comme je lavais suggéré déjà dans le premier point " (d)ans les deux cas, les notions fortes sont posées dabord.. Est conforme ce qui est exécution, reproduction, transcription de la loi. Sont égales les situations faisant lobjet dun traitement uniforme. Mais une fois posées ces notions, qui ne font que tirer la conséquence dun pouvoir unique absolu et dune communauté homogène parfaite, vient la prise en compte des réalités -inexistence dun pouvoir unique absolu, l irréalité dune communauté parfaitement homogène. De là le recours à des notions faibles -compatibilité, proportionnalité- destinées à préserver le pouvoir de la loi et du concept dégalité ce qui peut lêtre malgré les démentis de la dure réalité.
Ainsi débute la construction de Babel "(Timsit, 1997, 15), cest-à-dire lexpérience du pluralisme mais, dans la tradition unitaire, dun pluralisme caricaturé et, surtout, honteux et qui va donner naissance au principe de lenglobemernt du contraire.
Le principe de lenglobement du contraire
Louis Dumont, à partir dune autre expérience (celle des systèmes de castes en Inde) et sur la base de sa pratique de lanthropologie, non seulement éclaire ce principe de structure binaire mais, en outre, le pose comme le véritable cadre dexpression de lidéologie moderne.
En effet, si on résume son propos dans ses Essais sur lindividualisme, une perspective anthropologique sur lidéologie moderne, il fait remarquer que toute société est construite sur le principe de la hiérarchie, selon des distinctions statutaires que nous avons évoquées à propos du pluralisme. Mais, dit-il, seul un type de société a prétendu y échapper : la société moderne occidentale. Elle a organisé ses relations sociales selon le principe dégalité et a cru pouvoir ignorer ou dépasser la présence de la hiérarchie en son sein. Mais la hiérarchie , niée dans les formes institutionnelles, nen est pas moins restée présente dans les faits, apportant ainsi un démenti à larrogante affirmation de la modernité.
Ni la hiérarchie ni légalité ne pouvant seffacer lune devant lautre, il a bien fallu faire cohabiter lidéal et le réel, le discours et la pratique. Cest là quapparaît ce que Louis Dumont va dénommer le principe de lenglobement du contraire. Les hommes modernes vont en effet inventer un principe de facture dualiste qui va permettre de faire cohabiter deux valeurs de nature opposée, la hiérarchie et légalité.
On va tout dabord privilégier le principe de légalité en affirmant que tous les éléments de lensemble appartiennent à cet ensemble par un principe denglobement . Par exemple, tous les êtres sont des hommes sans distinction de race, de religion etc., donc égaux. Mais on va ensuite réintroduire la hiérarchie " par la bande ", en distinguant dans lensemble ainsi constitué deux catégories, ceux qui nous ressemblent ou qui doivent être reconnus ou valorisés et " les autres ". Ces autres, dans leur généralité, sont considérés comme le contraire de la première catégorie par le seul jeu de distinctions ou doppositions entre attributs où lun est le contraire de lautre, terme à terme, élément par élément. L. Dumont écrit ainsi : " lélément fait partie de lensemble lui est en quelque sorte consubstantiel ou identique, et en même temps, il sen distingue et soppose à lui. Il ny a pas dautre façon de lexprimer en termes logiques que de juxtaposer à deux niveaux différents ces deux propositions qui prises ensemble se contredisent. Cest ce que je désigne comme <englobement du contraire>. Cette difficulté logique et linspiration égalitaire de notre civilisation font que la relation hiérarchique nest pas en honneur chez nous. On dirait même que nous passons notre temps à léviter et à en trouver des expressions détournées. Il est aisé pourtant de la détecter là où on sy attendrait le moins. Cest que nous navons pas cessé de reconnaître des valeurs. Et dès que nous accordons de limportance à une idée, elle acquiert la propriété de subordonner, denglober son contraire " (Dumont, 1983, 121).
Présenté de manière abstraite, le principe de lenglobement du contraire paraît bien loin de nos préoccupations, et rester un problème de philosophe, de logicien ou danthropologue. Il nen est pourtant rien car, comme le remarque L. Dumont, une fois que nous acceptons de nous poser la question, nous pouvons remarquer que certaines de nos principales représentations des institutions en sont affectées.
Ainsi, dans mon ouvrage Le Jeu des Lois, (Le Roy, 1999) jai relevé un certain nombre dapplications de ce principe denglobement du contraire avec une fréquence de recours au principe qui est bien préoccupante. Ce sont en effet les sociétés (civilisées versus sauvages) qui ont été caractérisées selon des critères pseudo-scientifiques, ou les représentations du politique (Etat centralisé versus chefferie). Autre victime illustre, la présentation de la coutume, comme envers de la loi. Autre escroquerie, lexistence en Afrique noire dune propriété collective comme contraire de la fameuse propriété privée de larticle 544 du Code civil quil sagissait de généraliser, au nom de la civilisation mais, au vrai, pour les besoins du capitalisme. En outre, on peut frapper à dautres portes, plus actuelles et plus métropolitaines. Ainsi la représentation des banlieues (Le Roy, 1997) et des jeunes issus de limmigration fournissent actuellement une bonne contribution à un sottisier qui serait ridicule sil nétait pas parfois criminel. Le racisme, dans des sociétés où règne le " politiquement correct " doit prendre dautre voies que le rejet antérieur. Lenglobement du contraire avec ses diverses nuances permet de conjuguer un égalitarisme de façade et un racisme déguisé et dautant plus cruel.
La référence à luniversalisme peut donc apparaître comme problématique si, au nom dune unité proclamée, on construit le réel en deux ensembles dont lun est conçu comme le contraire de lautre. Ne vaut-il mieux pas pour échapper au piège de lenglobement et à ses débordements racistes apprendre à mieux conjuguer le pluralisme et luniversalisme ? Ce sont ces expériences que nous allons suivre dans la troisième partie de ce texte .
Lart et la manière de conjuguer le pluralisme et luniversalisme dans nos société complexes
Nous avons déjà deviné quelques uns des enjeux que nos sociétés doivent maîtriser pour répondre aux problèmes que nous rencontrons en ce début de troisième millénaire. Lactualité nous permet douvrir quelques perspectives dans au moins trois domaines, quon pourrait appeler trois <chantiers>, tant par limportance des investissements à réaliser que par lingéniosité des ressources à mettre en oeuvre. Le premier de ces chantiers sera la réforme institutionnelle et constitutionnelle à la suite des accords de Matignon relatifs à la Corse et que nous avons évoqués en introduction. Le deuxième est limpossible réforme du système éducatif. Enfin, notre troisième chantier est la justice des mineurs, et en particulier la prise en compte de la différence culturelle par les magistrats. Cette question que nous avions entrouverte dans un rapport à la Chancellerie en 1989 vient de faire lobjet dun ouvrage remarquable, signé par deux magistrats du tribunal pour enfants de Paris avec lesquels nous avons initié en 1996 un programme dintermédiation culturelle.
La réforme institutionnelle après les accords de Matignon.
Jai déjà évoqué le contexte non seulement des accords de Matignon mais aussi de la crise gouvernementale quelle avait entraînée, sur la base dinformations disponibles fin août. En clôture de luniversité dété du parti socialiste le 3 septembre 2000, le premier ministre, Lionel Jospin, a fait des déclarations dont le caractère pédagogique na échappé à aucun des commentaires. Lobjet principal de son propos était " la République " et, avec subtilité, lorateur a évité de lenfermer dans une revendication à la modernité, échappant ainsi au piège tendu . On a compris avec le principe de lenglobement du contraire, et on y reviendra à propos de Jean-Pierre Chevènement, que cette modernité-là peut interdire tout renouvellement ou toute réforme en profondeur. Parmi les propos restitués par Le Monde du 5 septembre 2000 (Le Monde, 05/09/ 00, p. 6), jai retenu les déclarations suivantes :
" Lenjeu, pour nous aujourdhui, est certainement de démocratiser notre République pour lui donner de la vitalité, pour la rapprocher de nos concitoyens, pour quelle prenne plus de sens à leurs yeux (...) Une République vivante, prenant en compte les mouvements de la société et les aspirations des citoyens daujourdhui. Une République plus démocratique, accordant plus de pouvoir au peuple, et soulignant mieux la responsabilité de lélu. Une République une et indivisible. Mais refusant de confondre unité et uniformité. Dassimiler à lindivisibilité, loubli , le mépris ou la négation de la diversité. Une République qui saffirme au sein dune Europe unie. Mais au sein dune Europe des nations, qui respecte lidentité de chacune dentre elles. Une République démocratique et sociale. Et cest la loi, expression de la volonté générale qui, tout en proposant un terrain favorable au contrat, doit garantir la fidélité au progrès social ". (Cest moi qui souligne. La coupure est du journal Le Monde).
Lenjeu institutionnel est donc double pour ce qui nous concerne. Dune part, nous devons récuser tout de qui, au nom dune uniformité imposée, ne serait quune égalité de façade. Cela pose quelques difficultés mais le débat démocratique doit permettre de dépasser les apparences et de dégager légalité là où elle apparaît réellement fondée. Mais dautre part, derrière la question de lindivisibilité se pose la question de la souveraineté dont déjà Jean-Jacques Rousseau disait quelle était une ou quelle nexistait pas. Comment conjuguer la diversité avec la prise en compte de la souveraineté, une et indivisible ? A dire vrai, la société française y répugne et ne sait pas faire. Il sera sans doute utile de retravailler des notions prémodernes -telle celle de gouvernance actuellement- pour construire des théories politiques à la hauteur du défi de penser en même temps une Europe unie et une Europe des nations, par exemple.
Mais, derrière lenjeu institutionnel, il y a un autre enjeu, moral ou éthique selon langle où on laborde et que Le Monde, dans la même livraison, analyse dans son éditorial comme une "ligne de fracture ". Citons quelques extraits où est analysée la citation suivante de J.-P. Chevénement au journal Libération :
" <Les nationalistes corses sont dabord des anti-français. Ils méritent à ce titre, dêtre combattus>. Tout tient dans ces trois mots:<à ce titre>... Lethnisme, le clanisme, voire le fascisme (M. Chevènement compare le FLNC à Le Pen) attribués aux nationalistes corses ne viennent quensuite. Le point de départ, cest quils sont opposés à la France et que la France, ce serait par essence le bien, le juste, le beau.
On voudrait illustrer linconscient colonial que charrie la polémique corse quon ne trouverait pas meilleur exemple -il suffit de remplacer, dans la phrase susdite ladjectif <corses> par <algériens> (pour le passé), <kanaks> ou <antillais> (pour aujourdhui) pour en prendre la mesure. La dimension excessive, voire irrationnelle, en tout cas fort éloignée de la lettre de laccord lui-même, du procès fait au processus de Matignon séclaire donc. Ce nest pas tant de la Corse dont il sagit, mais de la France : de son identité, de son passé, de son rapport au monde et aux autres. Bien loin des drames insulaires (...) la Corse est, ici, une façon de dire la France. "
Mais cest aussi, sur la base du principe de lenglobement du contraire, une manière de rejeter ladversaire selon un critère qui nest pas politique mais raciste. Léditorial continue ainsi :
" Pour les nationalistes corses, poursuit ainsi M. Chevénement,< la France se résume à Vichy et aux guerres coloniales. Mais la France, cest aussi la Révolution, la République, la Résistance>. Le débat est bien posé. Pour les uns, dont le président du MDC, Vichy et les guerres coloniales ne seraient quun accident dans le parcours dune nation définitivement élue, éclairant les autres peuples de ses lumières. Pour les autres, dont nous sommes, la France nest fidèle à la promesse républicaine duniversalisme et de démocratie quà la condition dadmettre quelle sen est gravement éloignée -notamment sous la collaboration et dans lempire colonial- et de chercher résolument à comprendre pourquoi. Cette ligne de partage nest pas secondaire mais fondatrice. Dans un cas, il faut simplement affirmer et conserver une France républicaine, menacée par lair du temps et le monde extérieur. Dans lautre, il importe de refonder, rénover et démocratiser une République inachevée, et non figée. "(Le Monde, 05/09/00, p. 17).
Il ne me semble pas nécessaire, sur la base de mes informations actuelles, de poursuivre plus avant, sauf à noter que, dans le contexte français, le recours au pluralisme peut apparaître dabord comme un moyen de résolument comprendre pourquoi la République fut infidèle à sa vocation duniversalité et ensuite comme une condition de rénovation ou de refondation dune République dont luniversalisme se trouverait, dès lors, enrichi. La rénovation de lenseignement devrait y contribuer.
La rénovation de lenseignement par une culture dont luniversalité est de lordre du désirable et du partageable.
Philippe Merieu, dans le cadre de lUniversité de tous les savoirs de lan 2000, après un bilan où lauteur souligne que " lécole a abandonné le symbolique au marché " et indiqué que " plus rien de ce qui est essentiel à lhomme ne vibre dans les savoirs scolaires, récupérés par la <pédagogie bancaire>,comme disait Paulo Freire " propose pour lécole la démarche suivante :
"Elle ne trouvera le chemin du désir dapprendre que si elle permet la découverte dune culture universelle. Il faut sattacher pour cela, à ce qui résonne au-delà de chacun, touche aux invariants anthropologiques et relie un être singulier à ses semblables. Aucune renonciation, dans cette démarche, bien au contraire. Une exigence forte qui articule lintime et luniversel. Car là est lenjeu de toute éducation : on naide pas un homme à se construire en lobligeant à renoncer à son histoire et à ce qui nourrit son désir. Mais on ne laide pas non plus à se construire en le privant de ce qui peut donner forme à son désir, linscrire dans lhistoire des hommes, le relier aux autres dans une filiation où trouvent place les grande oeuvres, les questions fondamentales de la science, les créations les plus marquantes de lhistoire humaine : Lascaux et le calcul infinitésimal, , Gandhi et larbre à palabres, les cartes au trésor et la Déclaration des droits de lhomme, Homère et Einstein, Hérodote et Mozart.
Il nous faut pour cela (...) retrouver ou inventer les questions, (...) les garder vivantes car ainsi non seulement on restaure la liaison entre les générations mais aussi on apprend à se relier à ceux qui, aujourdhui, posent les mêmes questions, même sils ny donnent pas les mêmes réponses. Entre le relativisme différencialiste, qui assigne les individus à résidence sociale et culturelle, et luniversalisme dogmatique qui poursuit la colonisation de lintérieur, il y a place pour une pédagogie où les élèves se reconnaissent ensemble fils et filles des mêmes questions, capables dassumer sans violence la différence de leurs réponses (...) "(Le Monde, 05/09/00, p. 20, cest moi qui souligne).
Cette démarche a été expérimentée à lInstitut Interculturel de Montréal par Robert Vachon (Vachon, 1990), sous linfluence du philosophe Raymundo Panikkar. Elle repose sur une double exigence, le diatopisme dune part, comme partage de la culture de chaque autre avec lequel nous entrons en communication et le dialogisme qui est le dépassement des singularités pour un partage dexpériences qui soit commun à lensemble de ceux qui se veulent en dialogue, comme nous lavons suggéré dans le début de ce texte. Là en effet, se trouve la possibilité de construire un universalisme (requis mais non acquis selon le distinguo de R. Panikkar) qui soit conçu à partir de lapport de toutes les cultures et non sur le fondement de la seule culture occidentale grâce aux lumières de la raison.
Les juges des enfants et la différence culturelle, du tropisme colonial aux expériences dintermédiation
La justice des mineurs est, en France, une réussite, sans doute décriée par les tenants dune sécurité à tout va et méconnue du grand public, mais réelle. Cest aussi une justice davant-garde qui reposait largement, dès lordonnance fondatrice de 1945, sur un ordonnancement négocié qui na été expérimenté ailleurs, et timidement, que dans les années quatre-vingt avec le développement de la conciliation puis de la médiation.
Sur ces questions, le Laboratoire dAnthropologie Juridique de Paris (LAJP) a acquis une expertise qui la conduit à répondre positivement à un projet de recherche-action dans le cadre du Tribunal pour Enfants de Paris (TEP), à la demande de son président M. Alain Bruel . En effet, parmi les conclusions de notre rapport de recherche (Le Roy, 1989, 1991) figurait dabord, le rappel du fonctionnement très " néo-colonial " de la justice française, encore largement marquée par lidéologie dune justice aux ordres de lEtat et dont la légitimité tenait à la capacité à incarner une conception de lordre social (en métropole) et de la civilisation européenne (outre-mer). Ensuite, notre rapport démontrait quil ne serait possible de construire les passerelles entre les différentes cultures appelées à se côtoyer, voire à se métisser, sans une véritable pédagogie interculturelle. Dans cette perspective, et pour assister les magistrats dans leur démarche lorsque le mineur de justice est étranger ou dorigine étrangère et marqué par sa culture dorigine, notre rapport proposait de recourir à des " sachants ", des intermédiaires entre la justice française et les familles étrangères. Ces sachants devaient être aptes à la fois à traduire les décisions et leurs enjeux juridico-judiciaires aux familles et aux mineurs et, réciproquement, de faire partager par les magistrats les représentations et les logiques exprimées à travers les comportements des étrangers.
Dans notre cas, ce sont des familles africaines qui ont été approchées, en raison dune tradition africaniste propre au LAJP. Depuis 1996, une expérience sest ainsi développée au TEP, prenant appuis sur des expériences précédentes dethnospychiatrie développées par Tobie Nathan tout en se démarquant de certains de ses présupposés, en particulier du déterminisme culturel qui, souvent, apparaît dans les expertises dethnopsychiatie et qui peut faire penser que lenfant étranger est enfermé dans sa culture ou que les appartenances identitaires sont difficiles ou impossibles à négocier. Sur ces points nos présupposés sont exactement inverses, inutile dépiloguer...
Car, avec les magistrats qui ont fait appel aux services dintermédiateurs, dorigine africaine parlant plusieurs langues de contact ou déchange, recrutés à loccasion dun troisième cycle et réalisant souvent mémoire et thèse sur des questions connexes à la différence culturelle, il na jamais été question de se différencier de ou de concurrencer lethnopsychiatrie. Pour nous, anthropologues, leur approche ne relève pas du même champ de recherche : à eux la recherche dune thérapie, pour nous celle du dialogue des cultures.
Depuis quelques mois, nous disposons, grâce à deux de ces magistrats, Martine de Maximy et Thierry Baranger, assisté de Hubert de Maximy, réalisateur et expert judiciaire, dune première restitution détaillée de leur expérience qui, sans cacher les difficultés rencontrées, met en évidence un cheminement prudent mais efficace pour concilier luniversalisme et le pluralisme. Jemprunterai essentiellement leurs conclusions mais il va sans dire que cest tout litinéraire qui doit être exploré et admiré.
" Quobserve-t-on aujourdhui ? Un idéal hautement proclamé duniversalisme, de tolérance, de respect de lautre, lié à la philosophie des droits de lhomme, à une conception de la dignité humaine, qui conduit à dénoncer toute transgression, même étatique , à ces principes. (...)
Simultanément, on assiste à la montée dune aspiration à une reconnaissance identitaire de groupes de plus en plus nombreux, résultat dimmigrations de populations fuyant les combats ou la misère économique.
A cette mutation qui ouvre le débat sur le multiculturalisme sajoute le réveil des identités, avec le danger dun espace public largement vampirisé par des idéologies communautaires, différencialistes ou ethnicistes.
Face à cela, opposer intégration républicaine et reconnaissance identitaire est insuffisant. La question de savoir si nous sommes dans une société de métissage culturel est largement dépassé. (...)
Notre expérience nous a fait comprendre et admettre la complexité de la situation de chacun dans le collectivité, nous a ouvert à une pensée non manichéenne, à une vision pluridimensionnelle du réel, à sa polymorphie faite de raison et démotion. Nous avons pris conscience dun monde où <le logos ne soppose pas au mythos>, où la raison, loin de sopposer aux passions et aux désirs les intègre; où raison et culture doivent sharmoniser. Limportance de linstitution judiciaire dans la vie démocratique de notre pays a été longtemps négligée par la tradition napoléonienne. Un milieu universitaire largement cloisonné et positiviste reste peu sensible à lévolution en cours et à ses enjeux dans <la fabrique du droit>. (de Maximy, Baranger & de Maximy, 2000, 175-176)
Ainsi, en conclusion, nos auteurs proposent-ils trois pistes pour approfondir ces enjeux.
Premièrement, il faut, " retravailler la nature même du droit ". A ce sujet ils écrivent :
" Notre société démocratique est de plus en plus multiculturelle, la place de la justice évolue. Ne doit-elle pas tenir compte dun certain pluralisme apte à nourrir une jurisprudence plus ouverte, comprise comme une possibilité pour le juge darbitrer entre plusieurs systèmes de référence ? (...) Les justiciables vivent de plus en plus dans un monde où coexistent, de manière tensionnelle, lesdits systèmes de référence. Le droit ne peut lignorer.
Cela nécessite de repenser le concept duniversalisme et dégalité. Luniversalisme doit être réexaminé, moins en terme dacculturations, dunité et duniformisation que comme appartenance et intégration.
Il faut aussi sinterroger sur le principe dégalité en droit dans des sociétés où cette question se pose en terme de place, didentité et de complémentarité des rôles et non dinégalité, notion essentiellement financière.
Nous devons admettre finalement quil ny a aucune incompatibilité, aucune contradiction, entre aider un enfant à intégrer un espace social en faisant du processus éducatif une école de la citoyenneté et lautoriser, par ailleurs, à payer sa dette envers ses ancêtres, à fleurir la tombe de sa grand-mère restée au pays. " (Idem, pp. 177-178) Cest moi qui souligne.
Deuxièmement, il faut retravailler la fonction de juger et la mission du juge. A ce propos ces auteurs remarquent que
" cette mission naura de sens (...) que si elle sinscrit dans une volonté de pérenniser, dinstituer, cest-à-dire de fonder un processus donnant la capacité doccuper une place dans la communauté, selon des principes et des valeurs destinées à lui survivre. <Notre lien au monde nest rien sans notre lien aux êtres) " >. (Idem, p. 179)
Troisièmement, il faut retravailler léthique du juge. A nouveau, ces magistrats ont des analyses dune très large portée à propos du juge et que nous partageons :
" Une responsabilité nouvelle et personnelle émerge, du fait de son rôle dans le débat public et du constat que lacte individuel de juger a un caractère politique. Cest ce que nous avons compris par ce travail qui, à la fois, procède dune éthique individuelle du juge incluant une certaine acceptation dune subjectivité liée à la confrontation avec lautre, mais également de ce que lon pourrait appeler la <prudentia>, attitude de reponsabilité à la fois de magistrat et de citoyen, fondée sur le respect harmonieux du droit, entre impartialité et intime conviction. (...) Il a fallu admettre que nous ne savions pas accepter cette <posture> dincertitude qui, simultanément, a valorisé le contenu vivant de notre droit. " Creuser en soi lespace de lautre>, attitude indispensable à une <bonne> justice, se paie dune rigueur absolue dans le cadre procédural qui balise, à juste titre, laction judiciaire. (pp. 179-180).
Ils concluent enfin par ces remarques :
" Cette responsabilité du juge, son rapport à laltérité dans une société démocratique, requiert un effort réel et permanent de formation, non seulement pour acquérir une solide culture générale nécessaire à lappréhension dun environnement large, mais surtout pour modifier son attitude face au justiciable et permettre ainsi lintelligibilité de systèmes de références différents, cohérents, dignes dintérêt, hors de tout exotisme et de toute dévalorisation de nos modèles, par le réexamen de notions qui nous paraissaient évidentes, telles celles dautorité, de force du droit, de transmission ou de fraternité ". (Idem, p. 181)
Responsabilité individuelle et collective, autorité fondée sur le respect des identités mais aussi inscrite dans la durée et dans le devenir du lien social, sens de laltérité, volonté denrichissement intellectuel personnel, usage intransigeant des procédures ou de droit processuel pour assurer la sécurité juridique mais souci de faire dialoguer les normes du droit substantiel issus de systèmes juridico-culturels différents, voici quelques maîtres-mots dune expérience qui fait honneur à la magistature française et, plus singulièrement, au Tribunal pour enfants de Paris.
En conclusion : le droit, entre lun et le multiple
Nous avons, au fil de nos analyses, vérifié une de nos hypothèses initiales, selon laquelle le droit doit sadapter aux nouvelles conditions de la société complexe contemporaine car cest seulement ainsi que notre société sera régie par lEtat de Droit en répondant à son exigence la plus délicate : refléter effectivement les valeurs poursuivies par la société.
Or, nous lavons constaté sous plusieurs angles, notre société commence à récuser luniformité et, à ce titre, toute unité et toute égalité qui serait imposée ou perçue comme " commutative ou absolue " dans les termes de Gérard Timsit.
Nos auteurs ont suggéré aussi que les lignes de partage (ou de fracture) ne passaient plus là où on le croyait encore de manière quelque peu simpliste, en opposant la pluralisme à luniversalisme républicain et ainsi en rejetant toute diversité, au risque de luniformisation...
Nos observateurs, sensibles à lengagement et à ce quon dénomme la responsabilité citoyenne, ont chacun désigné un espace qui dépasse la représentation oppositionnelle pour introduire une tension, parfois une torsion, entre les notions que nous travaillons. Cest en effet " lentre deux " qui a paru fécond, cet " entre " que les travaux de François Ost et Michel van de Kerchove ont contribué à éclairer en parlant de " paradigme hybride " dans le cadre de lopposition du statique et du dynamique (van de Kerchove, Ost, 1988, 235), travail quils ont développé depuis.
Cest en effet ladoption de ce " topos " culturel et intellectuel qui paraît la condition de ladaptation de nos comportements à la complexité actuelle. Pour cette raison, il me paraît judicieux de clore ces réflexions sur les ouvertures que propose un autre auteur, Amin Maalouf. Son propos, qui nest pas celui dun universitaire et cest heureux, se veut universel au sens des " questions vivantes " dont parlait Philippe Merieu dans sa communication, permettant à ces <fils et filles de mêmes questions dassumer sans violence la différence de leurs réponses > :
" Chacun dentre nous devrait être encouragé à assumer sa propre diversité, à concevoir son identité comme étant la somme de ses diverses appartenances, au lieu de la confondre avec une seule, érigée en appartenance suprême, et en instrument dexclusion, parfois en instrument de guerre. Pour tous ceux, notamment, dont la culture originelle ne coïncide pas avec celle de la société où ils vivent, il faut quils puissent assumer sans trop de déchirements cette double appartenance, maintenir leur adhésion à leur culture dorigine, ne pas se sentir obligés de la dissimuler comme une maladie honteuse, et souvrir parallèlement à la culture du pays daccueil. (...)
De la même manière, les sociétés devraient assumer, elles aussi, les appartenances multiples qui ont forgé leur identité à travers lhistoire, et qui la cisèlent encore; elle devraient faire leffort de montrer, à travers des symboles visibles, quelle assument leur diversité, afin que chacun puisse sidentifier à ce quil voit autour de lui, que chacun puisse se reconnaître dans limage du pays où il vit, et se sente encouragé à sy impliquer plutôt que de demeurer, comme cest trop souvent le cas, un spectateur inquiet, et quelque fois hostile " (Maalouf, 1998, 205-206).
Quelques pages plus loin et après avoir évoqué son proche orient natal déchiré par les " identité meurtrières ", lauteur poursuit , en enfonçant le clou :
"Il faudrait faire en sorte que personne ne se sente exclu de la civilisation commune qui est en train de naître, que chacun puisse y retrouver sa langue identitaire, et certains symboles de sa culture propre, que chacun, là encore, puisse sidentifier, ne serait-ce quun peu, à ce quil voit émerger dans le monde qui lentoure, au lieu de chercher refuge dans un passé idéalisé.
Parallèlement, chacun devrait pouvoir inclure, dans ce quil estime être son identité, une composante nouvelle, appelée à prendre de plus en plus dimportance au cours du nouveau siècle, du nouveau millénaire : le sentiment dappartenir à laventure humaine " (Idem, 210).
Bibliographie
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- Kelsen, H. , 1962, Théorie pure du droit, Paris, Dalloz,
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- Le Roy, Etienne (1989), La différence culturelle, argument devant la juridiction des mineurs, défi à la société française, (sous la dir. de ), Rapport de fin de recherche, Paris LAJP. et (1991) " La différence culturelle, défi à la société française ", Face au racisme (P.A. Taguieff, ed.), tome 2, Analyses, hypothèses, perspectives, Paris, La Découverte, p. 225- 235.
- Le Roy, Etienne, 1994, " Problèmes de légitimité dans les conceptions africaines et française de l'Etat de Droit ". Legitimation von Herrschaft und Recht, la légitimation du pouvoir et du Droit, herausgegeben von W.J.H. Möhlig und Trutz von Trotha, Rüdiger Köppe Verlag, Köln, 1994, p. 43-54.
- Le Roy, Etienne, 1995, " Laccès à luniversalisme par le dialogue interculturel ", Revue générale de droit (Ottawa), vol. 26, , 5-26.
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- Le Roy, Etienne, 1999, Le jeu des lois, une anthropologie dynamique du droit, Paris, LGDJ, col. Droit et société, 413 p.
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-Meirieu, Philippe, 2000, " Enseigner : le devoir de transmettre et les moyens dapprendre ", Le Monde, mardi 5 septembre 2000, p. 20.
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