Le droit au miroir de la littrature

par

Franois Ost

Codirecteur du Sminaire

interdisciplinaires dՎtudes juridiques

Laurent Van Eynde

Directeur du Sminaire interdisciplinaire

de recherches littraires

 

 

 

Le courant  droit et littrature , trs dvelopp aux Etats-Unis[1], est encore embryonnaire dans les pays de langue franaise[2]. Cet ouvrage entend contribuer combler cette lacune. Il est le fruit de la collaboration de deux sminaires de recherche des Facults universitaires Saint-Louis : le Sminaire interdisciplinaire dՎtudes juridiques (SIEJ) et le Sminaire interdisciplinaire de recherches littraires (SIRL).  Lassociation de deux communauts de chercheurs, la premire issue des milieux juridiques, la seconde reprsentant les milieux littraires, permettait une exprience indite d  interdisciplinarit  au carr  : il ne sagissait pas seulement, pour une discipline, de souvrir lautre, mais de crer les conditions thoriques douverture et darticulation rciproques. On entendait ainsi rduire le risque dancillarit et de surdtermination qui est toujours inhrent la pratique interdisciplinaire. En permutant successivement les positions dinterrogeant et dinterrog, on vitait quune des deux disciplines serve dalibi ou dornement aux dveloppements de lautre.

Un objet dՎtude commun allait ainsi se construire progressivement, articul autour de ces deux questions : que peut apporter la littrature au droit ? ,  que gagne la littrature comprendre la prsence du droit dans ses uvres ?

Lentreprise nՎtait cependant pas exempte de risques. Entre la plume et le glaive les  liaisons ne sont-elles pas ncessairement dangereuses ? Cest que guette la confusion des genres quand la littrature se fait moralisante, ou que le droit, linverse, renonce trancher.

Aussi convient-il, dans un premier temps, de prendre lexacte mesure qui spare le discours juridique du discours littraire. Alors que le droit codifie la ralit, linstituant dans un rseau serr de qualifications convenues et la balisant par tout un systme de contraintes et dinterdits, la littrature , au contraire, libre les possibles en son sein, suspendant nos certitudes, rveillant en elle des nergies en sommeil, bousculant les identits et les conventions, nous ramenant ces croises des chemins o tout pourrait commencer nouveau. Alors que le droit choisit, hirarchise et tranche, le rcit, se livre, au contraire,  dinfinies  variations imaginatives  : laboratoire exprimental de lhumain, la littrature explore toute la gamme des positions, des valeurs et des reprsentations, et ne recule pas devant les passages la limite les plus vertigineux. Alors que le droit attribue des rles strotyps auxquels correspondent des statuts ( droits et devoirs) prcis, la fiction littraire cultive lambigut de ses cratures et joue de lambivalence des situations quelle cre. Alors que le droit ne se dveloppe que dans  la gnralit et labstraction ( celles du jugement qui fait prcdent et de la loi qui, pour chapper larbitraire du privilge, ne considre que    les citoyens en corps , pour parler comme Rousseau), la littrature, en revanche, senfonce toujours plus loin dans la singularit de lindividuel. Dun ct, le conformisme des situations moyennes, de lautre le mystre des destins particuliers.

Tout cela est vrai, bien entendu, - et pourtant singulirement sommaire.  Sans doute le droit est-il du ct des formes institues.  Mais comment ignorer quen lui oprent sans trve des forces centrifuges celles qui, par exemple, font clater tous les jours devant les juges des drames individuels irrductibles, pour une bonne part, des qualifications prdtermines, comme si la vie surgissait l, dans sa singularit toujours renouvele. Comment nier aussi que le droit sait emprunter aux puissances du verbe ( rhtorique judiciaire et parlementaire, hermneutique doctrinale, mise en intrigue des rcits constitutionnels fondateurs ) des ressources imaginaires multiples, un surcroit dՎmotion, une plus-value mta-rationnelle que son attachement apparent lՎgard de la seule rationalit formelle affecte par ailleurs dignorer ?

Quant la littrature, sans doute creuse-t-elle lindividuel, mais qui ne sait quen certaines occasions au moins, le plus particulier livre accs  luniversel ? Et sil est vrai que le pote et le romancier rinventent parfois la langue pour librer les choses dans leur  tre--dire , ils ne peuvent pour autant ignorer certaines rgles du jeu de la communication ni les lois universelles de production du sens. Sans doute la littrature se garde-t-elle des discours difiants et ne cesse-t-elle de soumettre nos codes, nos strotypes et nos prches une efficace mise en question. Mais qui ne sait que ce nest souvent pour elle quune manire de nous reconduire plus srement la radicalit de lexigence thique davoir assumer la libert et la responsabilit qui nous fait hommes ? Qui ignore, par ailleurs, que nos identits individuelles et nos repres collectifs plongent leurs racines dans des rcits fondateurs, romans familiaux ou politiques, dont on peut penser que les figures littraires reprsentent les modles avancs ? A mi-chemin entre la description et la prescription, la narration, comme lenseigne Paul Ricoeur, apparat alors comme un foyer de la raison pratique elle qui ramnage sans cesse le rel pour lui insuffler des possibilits de sens la hauteur des valeurs que le rcit a libres.

Voil donc le point o nous conduisent nos premiers travaux : en lieu et place dun dialogue de sourds entre un droit codifi, institu, fort de son effectivit et de sa rationalit, et une littrature instituante, jalouse de sa fictionalit et de son irrationalit, c'est une dialectique qui se dessinait grce laquelle chacune des deux parties s'avraient elles-mmes partages, complexes, volutives. Entre le  tout est possible  du geste littraire, et le  tu ne dois pas  de limpratif juridique, il y a interaction au moins autant que confrontation. Comme si la socit avait slectionn un scnario moyen parmi toute la            gamme des variations normatives que la cration littraire suscitait- limposant dsormais avec lautorit qui sattache son systme de contrainte institutionnelle. Mais, sitt poss, ces choix sont interrogs, nuancs, subvertis dans le champ immense des pratiques tout dabord, jamais aussi conformistes que le  lgislateur se limagine ; dans les coulisses judiciaires du droit, ensuite, qui sont comme le purgatoire de la normativit, lantichambre dune lgalit assouplie ; au Parlement enfin lorsque la loi elle-mme finit par cder aux coups de butoir dune conscience sociale jamais au repos . Ex facto ius oritur  (  le droit surgit du fait ) enseignent les juristes classiques ; il serait plus exact de dire : Ex fabula ius oritur  ( le droit sorigine dans la fiction ), et dajouter aussi quil ne tarde pas y retourner, moyennant cependant des moments, parfois prolongs, de stabilisation normative.

 Que gagne donc lՎtude du droit cette confrontation avec lespace littraire ?  Au minimum, et le plus superficiellement, il y va dune diversion rudite : la rfrence littraire opre alors comme une ornementation humaniste susceptible dՎclairer la scheresse dune dmonstration juridique. Ce nest pas, bien entendu ce type deffets que nous nous attachons. Beaucoup plus fondamentalement, on attendra, en effet, de la littrature une fonction de subversion critique : Socrate mettant ses juges en accusation, Antigone rcusant lordre de la cit, Alice passant de lautre ct du miroir, on ne compte plus les personnages littraires rappelant au roi quil est nu et que sa chanson sonne faux. Enfin, dans certains cas, cest une fonction de  conversion fondatrice  quassume la littrature, sans lavoir ncessairement cherch pour autant ; le rcit se fait alors fondateur, donnant non seulement   penser , mais aussi    valoriser , et bientt   prescrire .

Ainsi, lexploration de lenvers du dcor juridique, qui aura rvl ses fictions et ses constructions en trompe lil, ses artifices et ses effets de scne, produira-t-elle, du mme mouvement, et un savoir critique des constructions juridiques et une amorce de refondation de celles-ci sur fond dune connaissance largie des puissances du langage, ainsi que des tours et dtours de la raison pratique.

Comme en cho, notre comprhension des enjeux du littraire lui-mme sest trouve, elle aussi, sinon modifie, du moins profondment interpelle par lattention porte aux thmes de la loi, de la justice, du droit, de la faute et du jugement. En saffrontant la norme, le langage crateur du littraire se trouve soumis aux interrogations les plus dcisives sur sa vocation profonde. Demander quel est, en fin de compte, le rapport quentretient la cration littraire avec linstitu et la ralit codifie, lidal de justice partage, luniversalit de la loi, cest se situer demble au niveau des enjeux premiers de la thorie littraire, entre possible et effectif, rel et irrel, singularit et universalit.

 

 Ce livre, bien entendu, est tranger toute prtention dexhaustivit; au sein du continent  droit et littrature , il naura trac quun parcours buissonnier.  Tantt, dans les premires contributions, langle choisi est lՎtude dun auteur, ou dune uvre : la perspective est alors analytique et inductive. Tantt, dans les dernires contributions, cest une perspective systmatique et dductive qui est privilgie : rfrence est faite alors un ensemble duvres en vue dillustrer une thmatique gnrale.  Mais quelle que soit la mthode adopte, les propos convergent : il sagit toujours, entre droit et littrature, de multiplier les jeux de miroir en vue dexplorer leurs arcanes et de dgager, au plus profond de leurs pratiques et discours, quelque chose de leurs puissances respectives.  Que ces miroirs soient souvent dformants - parfois concaves, parfois convexes - nest ni un obstacle, ni une objection, sauf sans doute aux yeux de ceux qui sattachent encore une pistmologie du reflet.  Nous savons, quant nous, que la reprsentation intgrale est introuvable, et du reste sans intrt. Nous savons, en revanche, le prix qui sattache la recration inhrente toute spculation.

 

Loin de clturer la rflexion, ce livre a pour ambition de louvrir.  Nous avons en effet la volont de contribuer activement, dans lavenir, au dveloppement du courant  droit et littrature  dans les pays de langue franaise, et ce tant dans les milieux de la thorie du droit que dans ceux de la thorie littraire. Le SIEJ et le SIRL continueront organiser des sminaires sur ce thme, avec des perspectives de publication, notamment dans la Revue interdisciplinaire dՎtudes juridiques. Un groupe de contact permanent, sous les auspices du Fond national de la recherche scientifique, devrait galement contribuer visibiliser le rseau des chercheurs qui s'inscrivent dans ce courant d'tudes.  Les Facults  universitaires Saint-Louis ont par ailleurs dcid la cration dun cours option  droit et littrature  , unique en Belgique, et accessible lensemble de leurs tudiants. Dautres perspectives encore pourraient souvrir, tels lencadrement de doctorants, et la cration de cours de DEA ou de DES .  Autant de signes de notre volont dinstitutionnaliser la perspective de recherche dont cet ouvrage montrera, nous lesprons, lintrt, la fcondit, et pourquoi pas ? , lagrment.

 

 



[1] La traduction franaise de louvrage ( par ailleurs trs controvers) de lamricain R.POSNER, Droit et   littrature  (traduit par       ), Paris, PUF, 199  , donne une bonne ide de la richesse des dbats sur ce thme outre-Atlantique.

[2] Voyez cependant : A.TEISSIER-ENSMINGER, La beaut du droit,  Paris, Ed. Descartes et Cie, 199 ; Ph. MALAURIE, Droit et littrature, Paris,          199 ; REVUE