Kafka, ou l'en deˆ de la loi

 

Franois Ost

 

 

Introduction

 

Chapitre 1. Une hypothse interprŽtative : le dŽrglement de la fonction symbolique

Section 1. ƒchec de la triangulation Žthique. Le tiers exclu

Section 2. Loi archa•que de nŽcessitŽ et justice immanente

 

Chapitre 2. 

Section 1. Au-delˆ de l'approche gŽnŽtique

Section 2. L'exclu de la famille

Section 3. Entre deux lois

Section 4. Auto-accusation et bannissement

Section 5. 

 

Chapitre 3. L'Žcriture,

Section 1. Pourquoi Žcrire ?

Section 2. Comment Žcrire ?

Section 3. Les sortilges d'un

Section 4. Pas de mŽtaphores, seulement des mŽtamorphoses

 

Chapitre 4. Ouvertes, comme les portes de la loiÉ

Section 1. Le  barrŽ

Section 2  Le  perverti

Section 3. Le  accusateur

Section 4. Un singulier procs

 

Conclusion. Auteur, malgrŽ tout.


Introduction

 

L'attitude de Kafka ˆ l'Žgard de la chose juridique ne manque pas d'tre paradoxale : tenant le droit en trs pitre estime, il consacre cependant sa vie entire ˆ clarifier ses rapports ˆ la loi (qu'on ferait mieux, du reste, d'Žcrire avec un grand L : Loi). Lui qui Žcrira : [1], ou encore : [2], lui qui s'enferme volontairement dans un travail peu satisfaisant de juriste bureaucrate dans une compagnie publique d'assurance contre les accidents du travail, n'aura cessŽ de retourner en tout sens la question de la Loi : loi paternelle, loi juive, loi Žtatique, loi religieuseÉ autant de figures de la loi, dont aucune ne le satisfait cependant, comme des ersatz aussi irrŽcusables que trompeurs de la Loi dont il ne cesse de se demander  la forme qu'elle prend et le contenu qu'elle prŽsente.

Kafka lui-mme nous met en garde contre les interprŽtations h‰tives et unilatŽrales de ses textes; leur signification ne lui apparaissait qu'aprs coup, et encore, seulement partiellement - ainsi, ce passage du Journal : Çc'est ˆ ce moment que j'ai commencŽ ˆ voir clairement la signification du rŽcit, elle-mme l'a compris correctement, mais ensuite, il est vrai, nous sommes entrŽs brutalement dedans avec des remarques grossires, c'est d'ailleurs moi qui ai donnŽ le signalÈ[3]. Du reste, Kafka n'hŽsite pas ˆ forger lui-mme les fausses clŽs qui Žgareront bien des interprtes, comme elles auront trompŽ ses propres personnages - c'est qu'il ne veut nŽgliger aucune piste et explore systŽmatiquement tous les scŽnarios possibles, nous laissant - se laissant - devant la t‰che toujours recommencŽe de frayer la voie la plus prometteuse dans ce maquis interprŽtatif. M. Blanchot a raison d'Žcrire ˆ cet Žgard : [4]. Il y a donc beaucoup d'indŽcidable dans cette oeuvre qui, d'ailleurs, parle si souvent de l'impossibilitŽ de dŽcider vraiment. Car, pour dŽcider vraiment, il faudrait savoir ˆ quoi s'en tenir ˆ propos de la Loi - ce qui est prŽcisŽment la chose la moins accessible aux hommes. Passe encore, au prix d'efforts inou•s et ininterrompus, qui vous mettront presque certainement "hors le loi", de dŽnoncer les impostures de la justice et les travestissements de la Loi, mais de lˆ ˆ dire ce que positivement elles sontÉ

Il faut cependant interprŽter, puisque nous lisons Kafka. Ce sera l'objet du premier chapitre de jeter les bases de l'hypothse interprŽtative que nous mettrons ˆ l'Žpreuve dans la suite du texte (Chapitre 1. Une hypothse interprŽtative. Le dŽrglement de la fonction symbolique). Que se passe-t-il lorsque se dŽlite le Çtriangle ŽthiqueÓ constitutif de l'intersubjectivitŽ institutionnalisŽe - lorsque le  de la loi tierce fait dŽfaut, que le  de l'autoritŽ s'en prŽvaut nŽanmoins, et que le moi, privŽ de repre (et sans doute aussi de  symbolique) est contraint nŽanmoins d'assumer sa part de loi ? Quelle loi, archa•que et implacable, se substitue alors ˆ la loi symbolique qui fait dŽfaut ? Telles sont, nous semble-t-il, les questions les plus essentielles, au moins aux yeux d'un juriste, que Kafka n'a cessŽ d'affronter dans sa vie et dans son Žcriture; ce sont elles qu'il met en scne dans ses rŽcits juridiques.

Le deuxime chapitre () opre le dŽtour par les Žcrits autobiographiques (le Journal et la Lettre au pre) - Žtant entendu que, dans certains cas, le "dŽtour" est le chemin le plus direct pour aller d'un point ˆ un autre. Ë mille lieues des facilitŽs de l'anecdote et des raccourcis de l'explication gŽnŽtique, ces documents autobiographiques, dont la qualitŽ littŽraire ne le cde en rien aux nouvelles et aux romans, nous livrent un accs sans voile aux coulisses de l'oeuvre. Kakfa a autant Žcrit sa vie qu'il a vŽcu son Žcriture; c'Žtait, chez lui, une seule et mme Žpreuve - l'Žpreuve de la loi - de sorte qu'il est impossible de dire ici qui, de la fiction ou de la vie, a anticipŽ sur l'autre, encore moins de dŽcider o se situe - dans la vie ou dans les rŽcits - le plus de rŽalitŽ (ou le plus de folie).

Le troisime chapitre (L'Žcriture, ) fait subir ˆ notre hypothse interprŽtative l'Žpreuve de l'Žcriture kafka•enne. S'il est vrai que, dans l'oeuvre artistique, le fond et la forme ne font qu'un, il doit tre possible de repŽrer, au plus intime du style, la trace du . Bien des signes nous en convaincront : la disparition des mŽtaphores au profit des mŽtamorphoses, notamment, ou encore l'identification de l'auteur, du narrateur et du personnage (l'absence de point de vue "tiers" ou de surplomb) - un personnage prolifŽrant du reste sous la forme de multiples doubles.

Enfin, le quatrime chapitre (Ouvertes, comme les portes de la loiÉ) nous donnera l'occasion de tester systŽmatiquement notre hypothse sur le corpus que reprŽsentent Le Procs et les principales nouvelles ˆ connotation juridique[5]. On Žtudiera les caractres et consŽquences du  barrŽ, du  perverti et du  accusateur - ce qui fera appara”tre, ˆ la faveur de cet effondrement de la loi commune, une loi archa•que de nŽcessitŽ qui se manifeste notamment dans la procŽdure, ˆ nos yeux dŽlirante, de ce . Comme si Kafka Žcrivait l'histoire moderne ˆ rebours, rŽgressant ici du monde instituŽ de la loi commune ˆ la loi de nature aussi implacable que violente.

Au terme de ce parcours, on espre ainsi avoir contribuŽ, avec l'aide d'un auteur considŽrable, ˆ illustrer tout le bŽnŽfice que la philosophie du droit peut tirer de sa confrontation aux grandes oeuvres littŽraires. D'une part, l'affirmation (ici en creux plus qu'en plein, mais la dŽmonstration n'en est que plus parlante) de quelques thses fortes, comme le fondement nŽcessaire de la loi dans ce que nous appelons l'intersubjectivitŽ instituŽe, et l'alternative ruineuse qui s'y substitue en cas d'Žchec de cette construction symbolique. D'autre part, parce que la littŽrature ne se ramnera jamais ˆ la dŽmonstration d'une thse, la mise en valeur des incertitudes, des ambivalences et des paradoxes qui affectent toute rŽalitŽ un tant soit peu complexe, comme le sont nŽcessairement les choses humaines - ambivalences et paradoxes que la science juridique est parfois conduite ˆ rŽduire et simplifier.

Les juristes enseignent que  - res iudicata pro veritate habetur -, fiction sans doute rendue nŽcessaire par les contraintes de la vie sociale et la nŽcessitŽ de trancher. Mais approximation aussi, et parfois injustice, que les auteurs ne cesseront de dŽnoncer et de mettre en doute, la fiction littŽraire, comme chez Kafka, se faisant alors le porte-parole d'une autre vŽritŽ. De ce point de vue , l'insistance sur le plus singulier - et quoi de plus singulier (Žtonnant et strictement individuel) que l'oeuvre de Kafka ? - pourrait bien donner accs au plus universel.

 

 

Chapitre 1. Une hypothse interprŽtative : le dŽrglement de la fonction symbolique

 

Une hypothse interprŽtative : d'autres clŽs, bien entendu, pourraient tre utilisŽes, qui ouvriraient d'autres portes. Sans prŽtendre pour autant disposer d'un passe-partout qui ne manquerait pas de fausser quelques serrures, on choisit nŽanmoins l'interprŽtation qui, pour l'approche Žthico-juridique, para”t la plus fŽconde - celle qui fait justice au plus grand nombre possible de suggestions du texte. Celle aussi qui, loin d'exclure d'autres lectures, les rend possibles et les rapproche, parce qu'elle se porte plus prs du fondement.

Une hypothse interprŽtative : c'est bien une interprŽtation, et non une explication que nous proposerons. Si l'explication cl™t le mouvement de la pensŽe en rapportant les faits ˆ une ou plusieurs causes dŽterminŽes, l'interprŽtation, en revanche, ne cesse de le relancer dans un jeu de renvois sans cesse recommencŽ - comme il sied particulirement ˆ une Ïuvre ˆ la fois labyrinthique et inachevŽe.

La fonction symbolique dont nous parlons est l'aptitude ˆ produire, par le langage notamment, du sens partagŽ. C'est la capacitŽ ˆ accŽder au sens commun, ˆ y prendre sa part et sa place et, le cas ŽchŽant, le faire Žvoluer. C'est ainsi la possibilitŽ de signifier son monde et son moi, d'accŽder ˆ l'interlocution et l'interaction, de se rŽfŽrer ˆ des vŽritŽs partagŽes et des normes acceptŽes. Par ce registre symbolique, l'homme s'arrache ˆ l'animalitŽ et accde ˆ la commune humanitŽ.

Les innombrables rŽcits de mŽtamorphose en animal ou d'hybridation homme-animal devraient dŽjˆ nous en convaincre : chez Kafka, c'est de dŽrglement de la fonction symbolique qu'il sera question - le terme de "dŽrglement" signalant au surplus que l'enjeu de l'affaire aura toujours un rapport Žtroit avec le rglement et la loi, dont la lettre Žgare et l'esprit s'est perdu.

Ce dŽrglement de la fonction symbolique, c'est tout d'abord dans l'Žchec de la triangulation Žthique (section 1) que nous l'observerons : l'incapacitŽ de poser correctement les rapports du soi et de l'autre, du soi et du chacun, du soi et de la loi, et finalement du soi ˆ soi que rŽvle exemplairement la difficultŽ de l'usage des pronoms personnels - je, tu, il - balises de l'intersubjectivitŽ institutionnalisŽe. En rŽsultera notamment la forclusion du "il", l'inaccessibilitŽ de l'espace tiers de la loi (le "tiers exclu") - ce qui, on s'en aperoit bien assez t™t, ne signifie pas anomie pour autant. C'est alors, "en deˆ de la loi", ˆ une plongŽe dans les trŽfonds d'une loi archa•que de nŽcessitŽ (section 2) que nous sommes entra”nŽs : univers inhumain du tabou et de la souillure, synonyme de terreur et d'arbitraire, que signalent les arrts d'une justice immanente, aussi automatiques qu'implacables.

 

Section 1. ƒchec de la triangulation Žthique. Le tiers exclu.

 

On le sait : le hŽros de Kafka n'accde jamais ˆ la loi; inaccessible et terrifiante, elle finira par avoir raison de lui. Pour Žviter d'tre ˆ son tour piŽgŽ par la fascination de cette loi dŽvorante, peut-tre faut-il inverser la perspective, tourner le dos ˆ cette MŽduse mortifre, et nous enquŽrir du sujet qui la contemple. Tout reconstruire ˆ partir de la base, du sujet humain qui voudrait bien dire "je" et s'affirmer prŽcisŽment comme sujet, douŽ d'identitŽ et, si possible, de libertŽ.

On suivra ici la dŽmarche de Paul Ricoeur qui, en amont de la morale qui articule les normes, les commandements et les interdits, pense les conditions de possibilitŽ de l'Žthique, qui apprŽhende le bon et le bien sous l'angle des valeurs et des intentions propres aux sujets de l'interlocution[6]. Dans ce modle, l'univers de la rgle s'enracine dans un terreau de relations intersubjectives qui confrent une valeur ou un sens prŽcisŽment aux commandements et aux interdits, ainsi qu'un poids humain (disons, pour simplifier, un indice de confiance) qui rend leur impŽrativitŽ et, le cas ŽchŽant, leur sanction supportables.

En deˆ du droit et de la morale, c'est donc ˆ l'Žthique que nous remontons, pointant, ˆ la racine de l'Žthique, vers ses conditions de possibilitŽ anthropologiques. C'est seulement en ces rŽgions, croyons-nous, que nous avons quelque chance de rencontrer le hŽros kafka•en et l'homme Kafka (si tant est qu'on puisse les distinguer) et d'entendre leur plainte Žnigmatique - "plainte", le terme est bienvenu ici qui, derrire le vocable juridique (l'acte de procŽdure qui, chez Kafka, n'aboutit jamais) laisse deviner quelque chose du dŽrglement psychique qui en est la source.

Le triangle des pronoms personnels nous servira de modle dans cette tentative de reconstruction de la gense du normatif. Le "je" en est le point de dŽpart : un tre voudrait bien s'affirmer, se dŽsigner comme un tre unique, douŽ d'une identitŽ stable; appara”tre comme l'auteur, libre, de ses actes, le sujet de son histoire et de ses avatars, le responsable, digne ou indigne, de ses choix. Une prŽtention se fait valoir, une aspiration ˆ tre, une virtualitŽ d'existence qui, ˆ ce stade encore solipsiste, ne sont assurŽs d'aucune rŽussite. Entre cette prŽtention et sa reconnaissance se devine l'Žcart de la faillibilitŽ - le sujet en puissance est risquŽ au regard d'autrui. Comme l'explique Ricoeur, pour se traduire en pouvoirs rŽels, ces "capacitŽs" du sujet demandent la mŽdiation de l'altŽritŽ[7].

C'est le moment du "tu" - l'autre qui, dans le corps ˆ corps ou le face ˆ face, s'interpose entre le monde et le moi. On comprend alors que la prise de parole s'intgre dans une interlocution et que l'agir prend place dans une structure d'interaction. Mais cette figure duelle de l'altŽritŽ pourrait encore se ramener ˆ la fusion - sŽductrice ou violente, peu importe - quasi narcissique; il pourrait bien, ce "nous", n'tre qu'un "je" ˆ deux, tant que ne sont pas dŽgagŽes les voies de passage de l'altŽritŽ ˆ la pluralitŽ. Ce point est, ˆ vrai dire, tout ˆ fait essentiel. Il s'agit, par l'autre, d'accŽder ˆ n'importe quel autre. Ou encore de distinguer l'autre comme toi (altŽritŽ) et l'autre comme tiers (pluralitŽ). Ce dŽdoublement du toi, qui ouvre la voie ˆ la troisime personne, le "il", donne une profondeur ˆ la relation duelle : ˆ l'immŽdiatetŽ du passage ˆ l'acte, il substitue la mŽdiation rŽflexive ˆ un autre que nous, l'instance tierce (jugement, raison) de l'institution.

Le "il" qui se fait valoir alors, au troisime temps de cette construction, n'est donc pas seulement n'importe quelle troisime personne qui s'interpose entre le "je" et le "tu", il est aussi le dŽdoublement rŽflexif du "je" et du "tu", ainsi que la rŽfŽrence au tiers instituŽ de l'espace public. Ce "il" est tout ˆ la fois le "chacun" de la pluralitŽ anonyme, au-delˆ de la relation duelle, l'Žcart qui se creuse en moi et en toi en nous assurant la commune rŽfŽrence ˆ une identitŽ partagŽe et, enfin, l'amorce de constitution d'une communautŽ politique (au-delˆ du clan familial) o, dans l'espace de la "publicitŽ", peuvent s'articuler les premires prŽtentions ˆ la justice par rŽfŽrence ˆ une loi gŽnŽrale et abstraite - une loi qui ne vaut pas seulement par manire de privilge dans les relations de toi ˆ moi, mais qui est susceptible d'tre gŽnŽralisŽe ˆ tous les autres tres disant "je".

Que savons-nous dŽjˆ ? Au premier stade, celui du solipsisme, un "je" fait valoir sa prŽtention ˆ l'identitŽ et l'autonomie (libertŽ). Au second stade, celui de l'altŽritŽ, un "tu" s'interpose, reconnaissant les aspirations du "je" selon des modalitŽs trs variables, en fonction de sa propre ouverture au troisime moment du "chacun" impersonnel. Ë ce stade, celui de la pluralitŽ, le "il" se fait valoir, qui donne accs ˆ la mŽdiation du jugement rŽflexif. Mais encore faut-il boucler la boucle et montrer l'action en retour de cette institutionnalisation progressive de l'intersubjectivitŽ sur l'tre qui dit "je". Le voilˆ dŽsormais "sujet rŽflŽchi", capable de prendre distance ˆ l'Žgard de lui-mme, de se dŽsigner au rŽflŽchi comme "soi" - un "soi" qui est la forme rŽflŽchie de tous les pronoms et qui prŽsuppose la mŽdiation de l'altŽritŽ : le "soi-mme", explique Ricoeur, est dŽsormais "comme un autre", et ce, au sens fort, pas seulement semblable ˆ un autre (simple comparaison), mais "en tant qu'autre" (rapport d'implication)[8]. Pour le dire autrement, le voilˆ maintenant assurŽ de la rŽversibilitŽ de l'usage des pronoms : comme moi, le "tu" auquel je m'adresse peut dire "je", tandis qu'ˆ ses yeux, je suis un "tu" auquel il rŽpond. Si comme moi, le "tu" est en mesure de dire "je", alors ce "tu" est un alter ego - lui aussi est une identitŽ en attente de reconnaissance, une autonomie en instance d'interaction. Cette rŽversibilitŽ de l'usage des pronoms est essentielle : elle a entre autres pour effet de dŽdramatiser les dissymŽtries qui marquent la plupart des interactions humaines : aussi puissant soit-il, le "tu" (par exemple la figure du pre) est engagŽ dans un Žchange dont la rŽciprocitŽ ou l'interchangeabilitŽ est la rgle - comme si aucune position n'Žtait absolue ou incontournable. Personne n'est assignŽ ˆ un r™le unique, nŽcessaire et statique - ce que ne comprendra pas le hŽros kafka•en toujours plus ou moins assignŽ ˆ rŽsidence, clouŽ sur place, adressataire d'"assignations" impŽratives qui ne vaudront que pour lui.

Bien d'autres effets positifs dŽcoulent de l'intŽriorisation de la triade des pronoms. Les prŽtentions du "je" sont maintenant reconnues : le voilˆ capable de parler, d'agir, de raconter son histoire et de s'imputer la responsabilitŽ de ses actes. Il accde dŽsormais au langage commun, qui le prŽcde et l'englobe sans doute, mais auquel il peut imprimer sa marque propre. Il prend ainsi sa place dans la famille et bient™t la communautŽ politique, car il en accepte les conventions de base. Confiant dans les fictions sociales, partageant les rŽcits qui construisent la vŽritŽ du groupe, il s'engage sans trop de peine dans les interactions pratiques. Le voilˆ mme capable de donner sa parole et de la tenir - s'engager dans les liens des fianailles, par exemple, obsession kafka•enne par excellence. Bref, le voilˆ sujet de droit, bŽnŽficiaire d'un statut de droits et d'obligations. Sa libertŽ, indŽterminŽe et solipsiste ˆ l'origine (robinsonienne), dŽsormais informŽe de la loi du groupe, accde au niveau de la responsabilitŽ. ResponsabilitŽ : le terme est fort, et bienvenu dans le contexte de notre analyse pronominale. La responsabilitŽ, c'est en effet la "rŽponse" d'une libertŽ ˆ une autre : c'est parce que je "je" se sait interpellŽ par un "tu", qui est comme la voix de l'autre en lui, qu'il se dŽtermine ˆ agir. De sorte que la loi morale (et bient™t juridique) n'appara”t plus seulement, ni mme essentiellement, comme la contrainte externe d'un tiers tout puissant et inaccessible, elle est plut™t l'inflexion d'une libertŽ qui a intŽriorisŽ l'interpellation de l'autre, et aussi de n'importe quel autre, comme une dimension propre du soi - qui est aussi, paradoxalement, une dimension propre de l'autre.

Loin d'tre aliŽnante (l'objet d'un "processus de devenir Žtranger ˆ soi-mme" dont nous verrons tant d'exemples chez Kafka), l'entrŽe en scne de la loi est ainsi prŽparŽe par une sŽrie de mŽdiations interpersonnelles qui traduisent plut™t sa vertu libŽratrice. Solidement ancrŽe dans la structure fiduciaire des Žchanges intersubjectifs, ˆ commencer par le partage d'un langage commun, institution de toutes les institutions, une telle loi pourra prŽtendre passer avec succs le test du critre de la moralitŽ abstraite; elle sera gŽnŽralisable, voire mme universalisable : loin d'tre l'ukase terrifiant d'un "tu" tyrannique comminŽ ˆ un tre incapable de protester de son "je", elle se prte au jeu de l'universalisation de sorte que le "tu" qui la profre s'y soumet comme un autre, comme n'importe quel autre.

Notre hypothse de lecture est prŽcisŽment que, chez Kafka, ce montage symbolique se dŽtraque pice par pice, entra”nant jusqu'au sujet lui-mme, comme l'officier de La colonie pŽnitentiaire emportŽ dans le fol dŽrglement de la machine ˆ Žcrire la loi. En atteste dŽjˆ, en premire approximation, le dŽrglement spatio-temporel qui caractŽrise la plupart de ses rŽcits : impossibilitŽ de trouver la "bonne distance" entre les tres, condamnŽs ˆ l'Žloignement radical ou ˆ la plus abjecte promiscuitŽ, impossibilitŽ aussi d'imprimer le bon rythme aux choses, soit qu'elles soient vouŽes ˆ un atermoiement illimitŽ, soit qu'elles se bousculent dans l'instantanŽ magique. En atteste aussi l'absence, souvent notŽe, de dimension "politique" de ses textes, de mme que, bien Žvidemment, les innombrables inversions de la justice qu'ils rapportent, comme si l'accs ˆ l'espace public, le domaine des considŽrations gŽnŽrales, Žtait absolument interdit aux personnages, rivŽs ˆ leurs histoires personnelles.

En atteste encore, et beaucoup plus fondamentalement, l'Žchec de l'institutionnalisation de l'intersubjectivitŽ au travers des diffŽrentes Žtapes de l'identitŽ solipsiste, de l'altŽritŽ, de la pluralitŽ et du "il" normatif. Les critiques ont souvent notŽ tel ou tel aspect de cet effondrement symbolique sans nŽcessairement les rapporter ˆ une logique d'ensemble. Tant™t on souligne l'inaccessibilitŽ de la loi, tant™t on s'appesantit sur le caractre tyrannique des figures d'autoritŽ auxquelles le hŽros est confrontŽ, tant™t encore on note la culpabilitŽ qui le ronge. Mais, et voilˆ l'important, ces trois moments ne sont qu'autant de facettes d'une mme panne de la symbolisation, dont l'accs au "il" de la pluralitŽ n'est que la manifestation la plus visible. Entra”nŽ dans une rŽgression de plus en plus profonde, le hŽros de Kafka expŽrimente d'abord l'Žcroulement de l'espace tiers de la loi commune; renvoyŽ aux divers "tu" qui s'en prŽsentent nŽanmoins comme l'incarnation, il ne peut, dans ces conditions, que se les reprŽsenter sous la forme d'imposteurs tyranniques; enfin, le voilˆ vouŽ ˆ un processus d'auto-accusation sans fin, nourri ˆ la double source de sa haine des figures d'autoritŽ (ˆ commencer par celle du pre) et de sa qute Žperdue d'une loi qui, malgrŽ tout, puisse tre digne de respect.

On le verra : faute d'une apprŽhension correcte de la rŽversibilitŽ des relations pronominales, faute d'accs ˆ la position rŽflexive du "il" qui dŽdouble chaque sujet en prŽsence, les rŽfŽrant ˆ des institutions partagŽes, les hŽros de Kafka sont bient™t contraints ˆ des face-ˆ-face, voire des corps ˆ corps, tant™t fusionnels, tant™t violents - toujours mortifres. Dans cette dŽb‰cle, ce n'est pas seulement la figure de l'autre qui se brouille, mais bient™t celle du "je" lui-mme, condamnŽ ˆ l'impuissance physique et psychique, et emptrŽ dans des problmes d'identification de plus en plus inextricables. Le voilˆ tant™t morcelŽ en divers ŽlŽments qui viennent le pourchasser de l'extŽrieur (on pense aux deux "gardiens" qui, dans Le Procs, viennent arrter Joseph K, et aux deux "cabotins" qui l'exŽcutent au dernier chapitre; on pense aussi ˆ ses deux "aides" dans Le Ch‰teau), tant™t rŽunissant en lui-mme des composantes hŽtŽrognes et contradictoires (qu'il s'agisse des innombrables formes du devenir animal, comme dans La MŽtamorphose, ou mme du devenir-chose comme dans le rŽcit d'Odradek)[9]. Qu'il soit tronquŽ et morcelŽ, hantŽ par ses ŽlŽments dissociŽs, ou qu'il soit un tre hybride combinant des traits incompatibles, le sujet kafka•en traduit la difficultŽ de co•ncider avec soi-mme, l'impossibilitŽ pour le sujet de vivre en paix avec soi[10].

Kafka Žcrit quelque part dans ses Aphorismes : . Ce "il", dont il parle, c'est, note Marthe Robert qui cite ce passage, Kafka lui-mme - ce qui nous permet de noter que "il" n'est pas le tiers, mais le "je" le plus intime. Et bien donc, ce  et ses ŽlŽments, une , . Mais, ajoute Kafka, [11]. Le rapprochement est saisissant qui montre comment la perte de la loi commune entra”ne l'effondrement de la responsabilitŽ et l'Žclatement des sujets : tout comme le peuple juif, oublieux de la Loi, est vouŽ ˆ la diaspora, de mme le sujet individuel, condamnŽ ˆ la diaspora intŽrieure, devient bient™t irresponsable.

On pourrait dire, pour reprendre encore les catŽgories de Ricoeur, que cet univers est celui d'une "morale sans Žthique" : un monde o la loi, faute d'tre intŽriorisŽe dans la rŽciprocitŽ des reconnaissances mutuelles, faute donc de faire sens commun, se donne sous la forme des plus sŽvres interdits. Si l'Žthique est le monde des valeurs, et la morale le domaine des interdits, alors une "morale sans Žthique" est un monde o, littŽralement, les "interdits sont sans valeur". Ce pourrait tre, rigoureusement, la formule de l'univers o Žvoluent les hŽros de Kafka : un monde d'implacables commandements totalement dŽpourvus de sens et de valeur positive (libŽratrice) pour leurs destinataires. Un monde o la dŽfaillance des relais de la loi contraint le "je" ˆ une oscillation sans fin entre l'irresponsabilitŽ et l'auto-accusation - celle de ce "ma”tre intŽrieur" dont parlait saint Augustin et que Freud qualifiera de "surmoi". Un surmoi, "automate imbŽcile", qui, dans l'imaginaire inconscient, ne donne accs qu'aux plus archa•ques formes du commandement. Un commandement sans commandant vivant (comme dans La colonie pŽnitentiaire, encore), sans mŽdiateur rŽel. Texte absurde, sans appel et sans rŽponse (donc sans responsabilitŽ) - automatisme aveugle d'une loi de nŽcessitŽ qui ne peut qu'engendrer terreur et culpabilitŽ. Loin d'arracher le sujet ˆ l'Žtat de nature, une telle loi l'y maintient ou l'y fait rŽgresser. Comme l'Žcrit Jean Florence, [12].

 

Section 2. Loi archa•que de nŽcessitŽ et justice immanente

 

L'Žchec de la triangulation  Žthique et l'exclusion du tiers ne sont cependant encore que le premier moment de l'effondrement de la fonction symbolique. La lecture des rŽcits de Kafka nous conduit en effet ˆ une rŽgression plus radicale encore, qui nous confronte maintenant ˆ l'expŽrience d'une loi dont nous avions perdu jusqu'au souvenir mme, en deˆ de la chronique historique, en amont du pensable - aux confins obscurs o l'humain ne se dŽtache plus gure de l'inhumain. Kafka, on le verra, n'y a pas accŽdŽ d'emblŽe. ArchŽologue obstinŽ de la loi, il n'a cessŽ, tout d'abord, d'en chercher les traces - les traces de ses blocages et de ses ratŽs surtout - dans la constellation familiale. Un bref moment, il a peut-tre cru retrouver le fil de la loi en se confrontant aux communautŽs chaudes et vivantes - les seules dont il parle en ces termes - des Juifs rŽfugiŽs de l'Est qu'il rencontrait ˆ Prague et ˆ Berlin, dont la culture khassidim et la langue yiddish portaient encore, ˆ ses yeux, l'empreinte d'une authentique libertŽ. Mais l'expŽrience ne se prolonge gure, de sorte que le voilˆ bient™t conduit ˆ devoir affronter seul le combat, perdu d'avance, avec une loi totalement irreprŽsentable, indicible dans les termes hŽritŽs de la culture, et pour laquelle il devra inventer les expŽriences les plus invraisemblables pour en saisir quelque chose.

Cette loi archa•que ne se laisse apprŽhender que sous la forme du malheur dont elle frappe ceux qui, sans le savoir, la transgressent. C'est que, ˆ ce stade, mal et malheur ne sont pas encore dissociŽs : ordre normatif et ordre physique sont encore confondus dans une implacable loi de nŽcessitŽ, de sorte que le mal-faire Žthique ne se dŽgage pas du mal-tre cosmo-biologique[13]. Toujours menacŽ de mal faire, le sujet, comme l'arpenteur du Ch‰teau, doit sans arrt se tenir sur ses gardes : ˆ tout instant il est  et d'tre condamnŽ [14]. Une telle condamnation est bien entendu sans appel, car ce n'est pas un tribunal humain qui la prononce; elle procde d'une "justice immanente" - une justice contenue dans les choses mmes, une justice qui se dŽgage du cours naturel des ŽvŽnements[15].

Le mal qui ainsi rŽvle la loi, prend, dans cet imaginaire primitif, la figure archa•que de la souillure : quelque chose comme un principe actif et contagieux, une substance-force qui infecte comme une saletŽ, et contamine, de proche en proche, tout ce ˆ quoi elle s'applique. Dans ce monde encore magique, il n'est rien qui Žchappe ˆ cette logique : toute chose est pure ou impure selon la casuistique, ˆ nos yeux dŽlirante, d'un systme infiniment complexe d'interdits minutieux et rigoureux. Une chose est certaine cependant : l'intention Žthique du sujet - sa bonne ou sa mauvaise volontŽ - ne prŽsente aucun rapport avec le mal Žventuellement commis et le malheur qu'il entra”nera. Il ne s'agit pas en effet de l'imputation d'une faute, mais de la transgression objective d'un interdit, connu ou inconnu, peu importe. On comprend qu'un tel systme d'interdits gŽnre une terreur sans fond - une terreur qui concentre toutes les peurs dont l'homme est le sige, angoisses morales et peurs physiques confondues, toutes formes de malheurs possibles lui Žtant rapportŽes. Rien, dans cet univers n'est assurŽ, sinon que l'interdit violŽ se vengera inŽluctablement et sŽvrement[16].

Si on ajoute encore que la sexualitŽ est le domaine dans lequel se concentrent et se renforcent ˆ un point inou• ces multiples interdits gŽnŽrateurs de souillures, et que l'on prŽcise que, dans l'accomplissement de cette loi, l'anticipation craintive de la punition prŽcde la formulation du tabou, on aura compris l'importance de cette clŽ pour entamer la lecture de Kafka. Ce dernier point notamment, l'inversion de la sŽquence temporelle entre la sanction ("sinon tu mourras") et l'ŽnoncŽ de l'interdit ("tu ne dois pas")[17], est particulirement caractŽristique des rŽcits kafka•ens o les exŽcutions sont sans jugements, les jugements sans poursuites et les poursuites sans fautes prŽalables. Comme si l'ombre du ch‰timent occupait tout l'espace et remplissait tout le temps, barrant l'origine de la loi, associant la transcendance de sa source ˆ la menace la plus radicale. Comme si l'homme devait nŽcessairement payer de sa vie le simple regard tournŽ vers elle.

 

Chapitre 2. [18]

 

Section 1. Au-delˆ de l'approche gŽnŽtique

 

Faire le dŽtour par l'Žvocation de la personnalitŽ de Franz Kafka suscite immŽdiatement une question ˆ laquelle nous ne nous dŽroberons pas : ne court-on pas ainsi le risque d'expliquer l'Ïuvre par la vie de l'auteur, de rŽduire d'autant ses potentialitŽs signifiantes et de demeurer sourd ˆ ses accents proprement artistiques ? Le risque n'est pas mince, en effet, mais nous croyons pouvoir y Žchapper, et privilŽgier ainsi l'approche "immanente" sur l'approche "gŽnŽtique", ds lors qu'il s'agit moins ici d'expliquer des textes par des ŽlŽments biographiques, que d'Žprouver la fŽconditŽ d'une hypothse interprŽtative - le dŽrglement de la fonction symbolique - sur le triple plan de la vie, de l'Žcriture et des rŽcits "juridiques" de Kafka, sans prŽjuger d'un quelconque rapport de prioritŽ logique ou chronologique entre ces trois registres. Des registres qui entrent en rŽsonance, sans qu'on puisse dŽterminer a priori ce qui, de la contingence de la vie, des dŽtours de l'inspiration ou des thses mises en intrigue, exerce le r™le rŽellement dŽterminant.

Cette observation s'applique particulirement bien ˆ Kafka, chez qui vie et Žcriture ne semblent faire qu'un : il vit seulement pour Žcrire et, s'il Žcrit, c'est pour vivre enfin. De sorte que le lecteur est embarquŽ dans un mouvement de va-et-vient ininterrompu : sans cesse poussŽ ˆ chercher l'homme ailleurs et au-delˆ du texte qui le laisse deviner, et commenant dŽjˆ ˆ le perdre ds qu'il s'Žcarte du foyer de l'Žcriture o il recevait un dŽbut de consistance[19].

Un simple coup d'Ïil sur la chronologie des Ïuvres, mises en rapport avec les Žtapes de la biographie de Kafka, suffit ˆ faire appara”tre une Žvidente correspondance entre les temps forts de celle-ci et les textes dŽcisifs parmi celles-lˆ. Trois pŽriodes particulirement fŽcondes se dŽgagent. L'automne 1912, tout d'abord, qui suit la rencontre avec Felice Bauer, la premire fiancŽe (le Journal date celle-ci du 20 aožt). Ainsi, deux jours aprs lui avoir adressŽ sa premire lettre[20], Kafka rŽdige en une nuit (la nuit du 22 au 23 septembre) un texte essentiel, qui est d'ailleurs dŽdicacŽ ˆ Felice B., Le Verdict. Dans les semaines qui suivent (novembre et dŽcembre 1912), Kafka rŽdigera sa premire longue nouvelle, La mŽtamorphose. L'automne 1914 reprŽsente un second temps fort de son Žcriture. C'est que, le 12 juillet, ˆ Berlin, il a rompu ses fianailles avec Felice au terme d'une sŽance mŽmorable qu'il vivra sous la forme d'une mise en accusation publique ("le tribunal ˆ l'h™tel", cf. infra). Alors que l'Europe entire s'embrase dans la fournaise de la guerre, Kafka rŽdige La colonie pŽnitentiaire et entame la rŽdaction du Procs, qu'il poursuit au cours de l'annŽe 1915.

Enfin, les dernires semaines de 1919, au cours desquelles Kafka rŽdige la Lettre au pre, suivent immŽdiatement la brve liaison qu'il avait eue avec Julie Wohryzek, la fille du cordonnier et serviteur de la synagogue - liaison qui avait suscitŽ la vive colre de son pre[21].

ƒtablir un rapprochement entre ces Žpisodes de la vie personnelle et l'Žcriture des rŽcits est d'autant plus lŽgitime que le Journal, dont Kafka a entamŽ la rŽdaction en 1910, ne nous cache rien de l'identitŽ rŽelle des hŽros de ses histoires. C'est bien, sous le masque de la dŽpersonnalisation la plus rigoureuse, de lui et de lui seul qu'il s'agit. DŽsormais, gr‰ce au Journal, s'Žtablit une sorte d'Žcriture au troisime degrŽ, entre la vie et les rŽcits proprement dits, mŽta-commentaire en forme de jeux de miroir o l'homme se rŽflŽchit dans ses fictions, celles-ci apparaissant ˆ leur tour comme autant d'Žtapes du processus quasi expŽrimental qu'il imprime progressivement ˆ son existence rŽelle. Parmi les innombrables exemples d'incursion de l'autre c™tŽ du miroir que recle le Journal, on se contentera ici de pointer le commentaire du Verdict auquel Kafka se livre au moment o il en corrige les Žpreuves, le 11 fŽvrier 1913. Aprs avoir notŽ que [22], et entrepris l'exŽgse de sa signification, il dŽmontre ensuite que Georg Bendemann, le fils maudit par le pre en raison de son projet de fianailles, n'est autre que l'auteur lui-mme : ÇGeorg a le mme nombre de lettres que Franz. Dans Bendemann, "mann" n'est qu'un renforcement de "Bende" proposŽ pour toutes les possibilitŽs du rŽcit que je ne connais pas encore. Mais Bende a le mme nombre de lettres que Kafka, et la voyelle e s'y rŽpte ˆ la mme place que la voyelle a dans Kafka.È (J., 268). Le 14 aožt suivant, il Žcrira encore :  (J., 285).

L'abondance et la pertinence de ces rapprochements n'autorisent cependant pas une lecture gŽnŽtique des textes, qui les rapporterait de faon quasi mŽcanique ˆ des Žpisodes de la vie rŽelle. Aussi, quelle que soit l'ingŽniositŽ de ses analyses, l'interprŽtation de Elias Canetti, qui dŽcrypte Le Procs comme l'Žcriture chiffrŽe de la mise en accusation qui a suivi la rupture des fianailles de Kafka avec Felice Bauer, nous para”t rŽductrice. , Žcrit E. Canetti, [23]. Si ces propos nous paraissent irrecevables, ce n'est pas que ces rapprochements soient inexacts, c'est qu'ils sont loin d'Žpuiser le sens, et du rŽcit, et de la vie, et cela d'abord dans le chef du principal intŽressŽ, Kafka lui-mme.

On succombe d'autant moins aux piges de l'approche gŽnŽtique qu'il s'agira moins pour nous d'Žvoquer la vie rŽelle de Kafka que la reprŽsentation imaginaire qu'il s'en fait et le traitement littŽraire qu'il en donne. Traitement littŽraire (les romans et les nouvelles), mais aussi Žpistolaire (l'abondante correspondance qu'il adresse ˆ ses proches, et particulirement aux femmes aimŽes) et autobiographique (ˆ travers le Journal, tenu de 1910 ˆ 1923) : nulle raison d'exclure certaines catŽgories de ces textes, qui se rŽpondent sans fin, dans un jeu de "correspondance" prŽcisŽment, dont lui seul dŽtient le code - Žtant notŽ par ailleurs que les textes qui se rattachent le plus officiellement aux formes littŽraires, les romans et les nouvelles, n'Žtaient, sauf exception, pas destinŽs ˆ la publication, pas plus que la correspondance et le Journal. Immense travail d'Žcriture qui se dŽveloppe dans une sorte d'entre-deux entre la mŽditation privŽe et la communication publique - espace intermŽdiaire qui est aussi l'entre-deux qui sŽpare et relie tout ˆ la fois la chronique des ŽvŽnements quotidiens de l'Žlaboration fictionnelle. Dans ce no man's land peuplŽ de mots (l'image convient particulirement ˆ un auteur qui se reprŽsente volontiers comme exilŽ entre deux mondes), se cherche un Kafka virtuel, un Kafka seulement encore en puissance (et souffrant, au quotidien, de son impuissance ˆ tre), qui n'est ni vraiment le Franz Kafka nŽ le 3 juillet 1883 ˆ Prague et mort le 3 juin 1924 au sanatorium de Kiesling, ni vraiment le Georg Bendemann du Verdict, le GrŽgoire Samsa de La MŽtamorphose, le Joseph K. du Procs ni le K. du Ch‰teau. Entre fiction et rŽalitŽ, un homme se cherche[24], pliant tour ˆ tour son existence aux possibilitŽs ouvertes par le texte encore ˆ Žcrire, et contraignant au mme moment son Žcriture ˆ se conformer aux limites d'une vie toujours plus rŽtrŽcie. Sans doute est-ce dans ce no man's land que nous avons le plus de chance de rencontrer le "vrai" Kafka, l'homme ˆ la recherche de lui-mme, qui fait bient™t l'expŽrience familiale de l'effondrement de la fonction symbolique, de l'exclusion du groupe et de la confrontation ˆ la loi de nŽcessitŽ et qui tentera d'y Žchapper en poussant leur logique jusqu'ˆ l'absurde dans son travail d'Žcriture - un travail dont il ne saura jamais s'il le sauve ou le condamne.

 


Section 2. L'exclu de la famille

 

L'Žchec de la triangulation Žthique, attestŽ par le dŽrglement de ce que nous appelons la fonction pronominale, c'est, trs naturellement, dans la sphre familiale que Kafka en fait d'abord l'expŽrience. Une expŽrience qui ne cessera de le hanter tout au long de son Ïuvre, sous la forme du rapport au pre notamment; n'Žcrit-il pas, dans la Lettre au Pre, en 1919 :  (LP, 109).

Parmi toute une sŽrie de thmes qui s'encha”neront de plus en plus rigoureusement, c'est tout d'abord celui du cŽlibat qui s'impose, ˆ la manire d'un rŽvŽlateur du rapport ˆ l'autre, toujours dŽjˆ compromis. La pression sociale s'accro”t en effet sur le jeune Kafka, arrivŽ maintenant ˆ l'‰ge adulte, dans un milieu juif et bourgeois : le voilˆ encouragŽ ˆ se marier, et ainsi prendre rang au sein de la communautŽ, s'assumer comme "je" socialisŽ, capable de s'engager durablement et, enjeu suprme, d'tre pre ˆ son tour. Or, tout se passe comme si, depuis toujours, Kafka savait cette existence barrŽe pour lui. En tŽmoigne un trs ancien texte du Journal (19 juillet 1910), peu citŽ ˆ notre connaissance, dans lequel s'anticipent, autour de la question du cŽlibat, de nombreux thmes de l'Ïuvre ˆ venir. Kafka y relate une conversation imaginaire entre lui et celui qu'il nomme "le cŽlibataire", personnage ambigu qui pourrait bien reprŽsenter sa propre image projetŽe vingt ans dans le futur - l'anticipation de son devenir probable. Le cŽlibataire dŽclare mener  et sans remde; tout au plus peut-il . Il consacre tous ses efforts ˆ maintenir sa personne, . Sa nature . Son existence est ; privŽ de passŽ et d'avenir, n'ayant rien ni devant ni derrire lui, il . Cet homme est  et bient™t . Il est condamnŽ ˆ vivre . En fait,  (J., 8 ˆ 14).

Il faudra cependant attendre Le Verdict, nouvelle Žcrite en 1912, pour que soit nettement Žtabli le lien entre condition du cŽlibataire et rapport au pre. Le Verdict est, en effet, la condamnation ˆ la mort par noyade que le pre prononce ˆ charge du fils qui, en se fianant, avait cru pouvoir  et l', et qui, en  a, de surcro”t, [25]. Si Kafka est si content de ce texte - le fait est trop exceptionnel pour ne pas tre soulignŽ -, s'il reprŽsente pour lui une dŽlivrance, c'est d'abord parce qu'il a osŽ s'affirmer ˆ lui-mme le lien entre toute puissance du pre et impuissance du fils. Ë ses yeux, dŽsormais,  (J., 262). Et ce dit, outre l'effet performatif qu'il en attend peut-tre inconsciemment (n'oublions pas qu'il dŽdicacera ce texte ˆ sa fiancŽe Felice Bauer - cadeau empoisonnŽ dont elle se serait bien passŽe), est comme le dŽbut d'un trs long travail d'auto-Žlucidation qui est aussi une Ïuvre d'auto-transformation. Longue mŽtamorphose littŽraire qui, de fils encore passif qu'il est dans Le Verdict (Georg Bendemann court en effet se jeter dans le fleuve sit™t sa condamnation prononcŽe), le conduira progressivement ˆ une rŽsistance toujours plus opini‰tre, soutenue de l'espoir paradoxal que son Žchec assurŽ pourrait lui donner accs ˆ quelque vŽritŽ insouponnŽe et libŽratrice.

ƒcrite sept ans plus tard, la Lettre au pre illustre bien le chemin parcouru sur la voie de l'auto-Žlucidation. Laissant ici de c™tŽ la question de savoir dans quelle mesure Kafka y fait bien justice au pre rŽel (Hermann Kafka, le commerant en gros, Juif de la campagne en voie d'urbanisation et de la•cisation rapides) - dans la prosopopŽe finale prtŽe ˆ son pre, Kafka reconna”tra qu'il a usŽ d'artifices d'avocat et faussŽ bien des donnŽes[26] - et conscient du fait que la lettre, bien qu'adressŽe au pre, ne lui a jamais ŽtŽ communiquŽe, on conviendra que c'est d'abord et comme toujours ˆ lui-mme que l'auteur s'adresse, poursuivant ainsi le soliloque qui devrait, pense-t-il, le rapprocher de cette vŽritŽ qu'il pressent mais dont l'Žclat mme l'aveugle et le paralyse. Au cÏur de cette vŽritŽ, le thme de la loi occupe dŽsormais une place centrale. Sans doute, les grands rŽcits "juridiques" ont-ils dŽjˆ ŽtŽ Žcrits : Le Procs et La colonie pŽnitentiaire, on s'en souvient, datent des annŽes 1914-1915. Mais, visiblement, la question de la loi continue ˆ travailler Kafka. Les comptes ne sont toujours pas rŽglŽs, et, avec la Lettre au pre, c'est en premire personne qu'il aborde dŽsormais le problme.

Dans la Lettre, le pre est dŽcrit comme une sorte de titan tout puissant, un "tu" tyrannique qui occupe tout l'espace et s'approprie tout le bien imaginable.  (LP, 19),  (LP, 29). ƒtendu sur toute la surface de la carte de la terre, le pre ne laisse au fils que des contrŽes  (LP, 143)[27]. Devant un tel pre tout-puissant,  (LP, 35) et, comme l'avait expŽrimentŽ Joseph K.,  (LP, 51).

Mais, et voilˆ le pas dŽcisif, si la loi qui punit demeure inaccessible, et que la figure paternelle ne mue en masque grimaant, c'est que le pre, relais de la loi, faillit ˆ cette t‰che, la dŽtournant ˆ son profit exclusif. L'anti-Žducation dont le fils fait l'Žpreuve l'initie progressivement ˆ cette dŽcouverte insupportable - le pre pervers fait dŽchoir la loi de sa hauteur transcendante, plongeant du coup l'univers entier dans le mensonge et l'arbitraire. Mille traits tŽmoignent de cette imposture : le pre peut se contredire sans cesser pour autant d'avoir raison (LP, 31); pire encore : la loi qu'il Žnonce, le pre ne la prend pas pour lui :  (LP, 39). Et encore ceci :  (LP, 71). Ds lors, tout vient ˆ se brouiller dans l'esprit de l'enfant : au sentiment de culpabilitŽ, qui aurait pu l'amener ˆ la connaissance de la loi, s'ajoute maintenant l'incomprŽhension qui l'en dŽtourne. Ce n'est pas tant, en effet, la puissance du pre qui est dŽstabilisatrice, mais bien plut™t le mensonge dont elle se nourrit, cette non co•ncidence ˆ soi qui dŽsormais et irrŽversiblement introduit le poison du doute chez l'enfant et fait sonner faux les proclamations de l'interdit :  (LP, 31).

Tout est marquŽ dŽsormais du sceau de cette imposture : le  que le pre ne cesse d'entretenir ˆ l'Žgard de ses enfants est faussŽ ds l'origine ds lors qu'il y est  que les enfants (LP, 87). La loi religieuse dont le pre devait tre le relais ne rŽsiste pas plus ˆ cet examen critique : le juda•sme de la famille Kafka se rŽduit en effet ˆ une  - un  (LP, 95). Quant aux commandements sexuels, l'adulte de trente-six ans qu'est Kafka au moment o il Žcrit la Lettre n'a pas encore acceptŽ l'humiliation infligŽe vingt ans plus t™t lorsque son pre lui a fait comprendre, en langage de corps de garde, qu'il pourrait bien, ˆ sa demande, l'initier au commerce sans risque des filles auxquelles il Žtait normal qu'un garon de seize ans commen‰t ˆ s'intŽresser[28]. Cette initiation virile, le jeune Kafka la ressent comme une gifle :  (LP, 131). Le fils n'Žtait-il pas ainsi renvoyŽ ˆ la "boue" dont il n'aurait jamais dž sortir, tandis que le pre, mariŽ ˆ la mre idŽalisŽe, tr™nait, quant ˆ lui, dans un univers de puretŽ inaccessible : le monde ne se composait que de toi et de moi, ce que j'inclinais fort ˆ croire, la puretŽ du monde finissait donc avec toi et la boue commenait avec moi (LP, 131). Vingt ans plus tard, le fils ne manquera pas de rapprocher cet incident des reproches dont son pre l'accable ˆ l'occasion de l'annonce de ses fianailles avec la fille du cordonnier, serviteur ˆ la synagogue : tout comme le pre du Verdict l'avait fait de faon prŽmonitoire avec Georg, le pre rŽel de Franz l'accusera de s'tre laissŽ sŽduire par une de ces filles faciles de Prague  (LP, 133).

ConfrontŽ ˆ ce "tu" tyrannique, dans l'incapacitŽ d'accŽder ˆ l'instance tierce et impartiale de la loi, le jeune Kafka se voit progressivement fermer l'accs ˆ une socialitŽ ouverte, celle de tous les autres "il" qui pourraient faire diversion et mŽdiation entre son pre et lui, comme si dŽsormais le monde se limitait au dŽsespŽrant face ˆ face du pre et du fils. Un monde bipolaire se dessine, o le fils est en permanence exposŽ au regard du pre qui lui adresse des ordres impossibles ˆ satisfaire et destinŽs ˆ lui seul. Il n'y a plus alors que son univers d'esclavage, confrontŽ au rgne de la toute-puissance paternelle, avec, en marge mais totalement extŽrieur, le monde o  (LP, 39). Mme la mre, aussi attentionnŽe soit-elle, n'Žchappe pas ˆ cet infernal nivellement de l'espace affectif : , Žcrit Kafka,  (LP, 59), ramenant sans cesse le fils dans le monde paternel - exactement comme le feront les diverses mŽdiatrices que Joseph K. rencontrera au cours du Procs.

RŽsumons : une loi dŽchue et incomprŽhensible, un pre tyrannique, relais pervers d'une loi toute personnelle, un univers social rŽduit ˆ un face ˆ face mortifreÉ il n'y a pas de raison que la dŽstructuration de l'intersubjectivitŽ s'arrte en si bon chemin. Voilˆ maintenant que, se retournant sur le "je" lui-mme, elle en Žrode une ˆ une toutes les capacitŽs. En observateur lucide, Kafka note les Žtapes de la progression de cet Žcroulement du sujet :  (LP, 113); je  (LP, 43);  (LP, 93)[29] et  (LP, 95). Interdit de commerce normal avec autrui, Kakfa se dŽcouvre progressivement incapable de parole, d'action et d'histoire; indigne de l'estime de soi et des autres, n'existant que dans le regard du pre, un regard qui le renvoie ˆ sa nullitŽ constitutive (LP, 27) et ˆ une condition infra-humaine, qui n'a cessŽ de l'attirer : ne se traite-t-il pas lui-mme de  (LP, 107) et de  (LP, 153) ?

Dans ces conditions, on s'en serait doutŽ, Kafka est vouŽ ˆ la damnation du cŽlibat, le mariage lui Žtant rigoureusement interdit. Non que ses parents lui aient explicitement comminŽ cet ordre; au contraire, leur discours explicite n'a cessŽ de le pousser ˆ se marier et ˆ s'Žtablir ailleurs. Mais c'est que, sur un plan beaucoup plus fondamental, en application d'un mŽcanisme pervers et inconscient de "double bind", le discours paternel avait sapŽ les possibilitŽs mmes pour le fils de s'autoriser cet acte d'Žmancipation ultime que reprŽsente le fait de fonder ˆ son tour une famille[30] . Un tel acte, le plus ŽlevŽ auquel un homme puisse prŽtendre, ne l'aurait-il pas rendu Žgal au pre (LP, 141) ? ƒnoncer une telle perspective de libŽration suffit ˆ la condamner sans appel, le mariage Žtant et restant  (LP, 143). Comment exprimer plus clairement l'impossibilitŽ de prendre place dans la commune humanitŽ, de s'assumer comme fils et comme pre, relais ˆ son tour de la loi ? Interdit de mariage, comme il avait ŽtŽ dŽshŽritŽ de la condition de fils, Kafka est bien, dans tous les sens du terme, .

 

Section 3. Entre deux lois

 

Encore l'exclusion de la famille n'est-elle que l'expression particulire d'une situation plus gŽnŽrale dont Kafka fait l'objet et dont le Journal relate, au jour le jour, l'expŽrience : la mise progressive hors la loi, le rejet graduel de la sociŽtŽ humaine. Une lettre ˆ Felice Bauer, recopiŽe exceptionnellement dans le Journal en date du 18 octobre 1916 (ˆ cette Žpoque, les fiancŽs ont en effet renouŽ, avant de se sŽparer bient™t ˆ nouveau et dŽfinitivement) tŽmoigne du rapport infiniment complexe que Kafka entretient avec la loi. Aprs avoir exprimŽ la rŽpulsion quotidienne que lui inspire la vue du lit conjugal de ses parents (qui lui rappelle qu'il reste liŽ ˆ ces  et ˆ ), il poursuit en ces termes : Çmais, ˆ d'autres moments, je me rappelle qu'ils sont mes parents (É). J'exige alors qu'ils soient semblables ˆ ce que l'on peut exiger de mieux : s'il est vrai (É) que j'ai tremblŽ devant eux et tremble maintenant encore (É), si cela est vrai, je veux les en voir dignes. Il me dupent, mais comme je ne peux pas m'insurger contre la loi naturelle sans devenir fou, je retombe dans la haine, toujours dans la haine.È (J., 474). Objets de haine en raison de leur , et du lien qu'ils entretiennent avec les choses  de la sexualitŽ, les parents, porteurs de la loi, sont pourtant sommŽs d'en tre  - .

Kafka ne cessera de se dŽbattre avec cette contradiction, dont les effets vont bient™t gagner ˆ ses yeux tous les aspects de la vie sociale. C'est que l'imposture originaire - le commerce de ses auteurs avec l'impuretŽ, l'impossibilitŽ de se maintenir ˆ la hauteur de la loi - a t™t fait de fausser toutes les conventions sociales. Incapable de confiance dans le pre, Kafka ne peut plus vraiment adhŽrer aux innombrables fictions et conventions qui soutiennent la vie sociale. Inlassablement dŽsormais, il en demandera raison, dŽmontant leurs artifices, traquant leurs demi vŽritŽs, poursuivant leurs approximations complaisantes. Et, dans cette lutte dŽsespŽrŽe, il se dŽcouvre de plus en plus isolŽ, comme s'il Žtait le seul ˆ s'apercevoir que le roi Žtait nu et que sa chanson sonnait faux.  Interrogation abyssale, qui porte bien plus loin que la conscience classique du . Dans l'histoire traditionnelle du bannissement du Paradis, les choses, pourrait-on dire, ne sont pas vraiment tragiques : il y a en effet une vŽritŽ incontestŽe, protŽgŽe par un commandement absolu, qui, en l'occurrence a ŽtŽ transgressŽ. S'en est suivi un ch‰timent clair, bient™t assorti de la promesse, ou ˆ tout le moins de l'espoir, d'un rachat ultime. Mais, ˆ vrai dire, c'est un tout autre scŽnario qu'entrevoit Kafka, qui prend la forme de l'hypothse terrifiante d'un Dieu mauvais et trompeur : et si la pomme dans laquelle Adam a mordu Žtait celle de l'arbre de l'erreur et non de la connaissance, et s'il n'existait ni vŽritŽ absolue, ni loi inconditionnelle, alors, de quel espoir de rachat l'homme pourrait-il se bercer ? Sans doute Kafka, qui n'a pourtant cessŽ de mŽditer sur le bannissement du Paradis (dans les Aphorismes, principalement)[31], n'a-t-il jamais explicitement formulŽ cette hypothse; on ne peut cependant s'empcher de penser qu'elle court implicitement tout au long de l'oeuvre - au moins comme un passage ˆ la limite, dont la seule pensŽe ne peut que redoubler la culpabilitŽ de celui qui est entra”nŽ ˆ cette monstrueuse  de la rŽflexion[32].

Ds lors qu'ainsi se dŽrobe, dans les ambigu•tŽs des scnes originaires, le  de la loi, le sujet kafka•en est dŽsormais emptrŽ dans un Žcheveau inextricable de contradictions. Ou bien, en effet, en dŽpit de ses apparentes contradictions, la loi parfaite existe et n'a jamais cessŽ d'exister; malgrŽ l'absence du Commandant (La colonie pŽnitentiaire), l'Žloignement de l'Empereur (La Muraille de Chine), l'inaccessibilitŽ des Juges supŽrieurs (Le Procs), l'indisponibilitŽ des Messieurs (Le Ch‰teau), la justice et la vŽritŽ n'ont cessŽ d'ordonner le monde. Mais, pour assurŽe quelle serait, cette hypothse n'en est pas moins terrifiante : qui pourrait en effet satisfaire aux prescrits d'un ordre aussi sublime, de surcro”t inaccessible ? Ou bien, tout au contraire, un tel ordre n'a jamais existŽ, ou a cessŽ d'exister depuis longtemps, et ceux qui s'en prŽvalent ne sont que de cyniques imposteurs dont le pouvoir arbitraire ne repose que sur le mensonge et la l‰chetŽ partagŽs. Le lŽgislateur n'est pas rationnel, la chose jugŽe n'a aucun rapport avec la vŽritŽ. Mais cette seconde hypothse n'est pas moins terrifiante que la premire : comment survivre dans un monde sans principes, et quel espoir de salut quand se dŽrobe tout espce de repre normatif ? De plus, entretenir un tel soupon ˆ l'Žgard de la loi, n'est-ce pas dŽjˆ se condamner soi-mme, soit qu'on s'expose ˆ son juste ch‰timent au cas o elle existerait vraiment, soit qu'on s'offre ˆ la vindicte de ses prŽtendus reprŽsentants, au cas o elle n'existerait pas ?

BallottŽ d'une branche ˆ l'autre de ce dilemme - l'impossibilitŽ de satisfaire ˆ une loi parfaite et l'impossibilitŽ de s'accommoder de l'absence de loi - le sujet kafka•en doit bient™t faire face ˆ un dilemme au second degrŽ, gŽnŽrateur de deux nouvelles impossibilitŽs : l'impossibilitŽ de s'en tenir ˆ une des hypothses entrevues et l'impossibilitŽ opposŽe de ne pas choisir, ds lors qu'il faut vivre et qu'on ne saurait vivre dans la suspension perpŽtuelle du sens. On comprend, dans ces conditions, que le sujet kafka•en - nous parlons de  pour ne plus distinguer entre l'auteur, ses projections littŽraires et l'improbable sujet que tous ensemble ils expŽrimentent - ait du mal ˆ faire un seul pas, et s'engage, comme le Joseph K. du Procs, dans la rŽdaction d'interminables mŽmoires en dŽfense qui disent surtout l'impossibilitŽ de se dŽterminer alors que se dŽrobe la loi qui pourrait donner un sens ˆ la marche. BallottŽ entre les branches des dilemmes o il s'enferme, le sujet kafka•en invente le mouvement sans fin - sans fin comme l'oeuvre tout entire, labyrinthique, fragmentaire et inachevŽe.

DŽsormais, ces impossibles dilemmes se dŽclinent sous toutes les formes : , Žcrit Kafka dans son Journal (J., 332); , note M. Blanchot[33] - ˆ quoi s'ajoutent les quatre impossibilitŽs de langage que Kafka explique dans une lettre ˆ M. Brod : [34].

Toujours plus profondŽment engagŽ dans cette lutte, le sujet kafka•en ne cessera de l'intŽrioriser. Loin en effet de se dŽployer sur des champs de bataille extŽrieurs, ce combat devient toujours plus intŽrieur. Le ÇjeÇ appara”tra alors tout ˆ la fois comme l'auteur et le destinataire de la loi, ds lors que la loi extŽrieure, celle du  en position tierce, se dŽrobe, et que les  qui s'en prŽvalent ne sont que des imposteurs. Le  qui deviendra toujours plus cet  que Kafka est bien dŽcidŽ ˆ soutenir dans tous les combats qu'il mne; le  qui est ˆ la fois  dans la connaissance de la loi et  qui s'interpose devant elle[35]. Un obstacle qu'il conviendra donc de briser, en vue, peut-tre, de dŽgager la route devant elle. Cet obstacle, qui est aussi un mŽdium de connaissance de la loi, c'est, bien entendu, le corps - le corps souffrant - qui le reprŽsente. Peut-tre en effet la souffrance qui le torture, le ch‰timent qui s'inscrit dans sa chair, sont-il autant de moyens de prendre enfin connaissance de la loi, l'obscure et archa•que loi de nŽcessitŽ, qui pourrait rŽgir le monde.

Les deux lois de substitution que le sujet kafka•en va s'inventer ˆ son propre usage - le ježne et la chastetŽ - sont des indices de cette tentative personnelle de dŽcouvrir la loi ˆ travers la mortification du corps. Rejeton dŽshŽritŽ de la tradition religieuse juive, Kafka en conna”t cependant suffisamment pour ne pas ignorer les tabous alimentaires liŽs au sang versŽ, ainsi que les interdits entourant certaines formes de sexualitŽ. Mais, interdit de sŽjour dans cette tradition, il en sait toutefois trop peu pour vivre en paix dans la lŽgalitŽ; taraudŽ qu'il est du souci de n'en point faire assez, il n'aura de cesse, dŽsormais, que de surenchŽrir dans l'interdit, redoublant d'exigence et poussant toujours plus loin la frontire de la puretŽ ˆ atteindre. Non content de s'abstenir de certaines formes de viande, le voilˆ bient™t devenu rigoureux vŽgŽtarien, sinon ,  comme un de ses personnages[36]. PoussŽ ˆ l'extrme, le vieil interdit alimentaire est ainsi retournŽ contre lui-mme et pratiquŽ ˆ la limite du contresens : non seulement il finira par mettre ses jours en danger, mais, dans l'intervalle, il l'isole de la communautŽ - ˆ commencer par celle des commensaux - que la rgle partagŽe devrait, au contraire, avoir pour fonction de rapprocher[37].

De mme, il n'ignore pas qu'un des plus anciens prŽceptes de la loi juive commande ˆ l'homme adulte de prendre femme - le Journal du 24 novembre 1911 rapporte cette phrase du Talmud :  (J., 150) - mais, nous le savons dŽjˆ, la sexualitŽ ravive en lui une terreur trs profonde, vaguement associŽe ˆ certains interdits fondateurs dont il ne se fait pas une reprŽsentation trs prŽcise. Et le voilˆ ˆ nouveau ŽcartelŽ entre deux exigences rigoureusement incompatibles : se marier pour rester une crŽature humaine, ne pas consommer le mariage pour ne pas se ravaler ˆ quelque obscure animalitŽ. , confie-t-il au Journal le 14 aožt 1913, aprs avoir notŽ cette observation sans Žquivoque :  (J., 285)[38]. D'innombrables passages du Journal relatent les tourments, qu'il compare ˆ ceux de Sisyphe (J., 532), de cet homme convaincu que le mariage est la plus haute des destinŽes humaines, et qui Žchouera dans toutes ses entreprises matrimoniales, faute d'en vouloir consommer la rŽalisation[39].  la nourriture,  - tout se passe comme si le corps mortifiŽ ne devait plus  pour se maintenir en vie (serait-ce un Žcho dŽformŽ du vieil interdit de ne pas consommer le fruit dŽfendu ?). Mais, en s'infligeant ces mortifications, le sujet kafka•en se fait l'instrument de sa propre damnation : non seulement il se prive de descendance et attente ˆ sa propre vie, mais il retourne la loi commune en son contraire - cette loi toute personnelle est mortifre, en effet, et reprŽsente ainsi le plus Žclatant sacrilge au regard de la loi hŽritŽe qui se veut, au contraire, source de vie.

PlacŽ hors la loi du fait de son exclusion du cercle de famille, le sujet kafka•en n'a de cesse que de rŽintŽgrer un monde lŽgalisŽ. Mais son Žloignement de la tradition l'a privŽ de l'intelligence spontanŽe de celle-ci, de sorte que les codes de substitution qu'il se fabrique ˆ son propre usage ne livrent en dŽfinitive qu'une image renversŽe  de la loi. En voulant prŽserver sa rgle de tout soupon de corruption, Kafka la place tellement haut qu'il la rend dŽfinitivement inaccessible - exactement comme la femme aimŽe, vouŽe ˆ une inhumaine virginitŽ : , Žcrit-il ˆ Brod, [40].

Dans ses MŽditations, Kafka Žcrit que le [41] - peut-tre se berait-il alors de l'espoir que l'Žlimination du corps impur qu'ils impliquaient ouvrirait enfin la voie ˆ la connaissance de la loi. Mais comment en tre assurŽ, ds lors que lui-mme, dans un de ses rŽcits, privera l'officier de la Colonie pŽnitentiaire, qui pourtant offre son corps ˆ la machine ˆ Žcrire la loi, de l'ultime extase de la sixime heure que devait normalement procurer aux suppliciŽs le dŽchiffrement de ses commandements ˆ mme leur peau - [42], conclut sobrement le texte. CoupŽ de l'autotranscendance d'une loi commune partagŽe dans l'interaction des "il" institutionnalisŽs, le sujet kafka•en a rvŽ d'une loi absolument transcendante, qui serait source d'ordre et garante de vŽritŽ, mais l'austre et solitaire chemin qu'il suit ˆ sa recherche ne lui donne accs qu'ˆ une cruelle loi d'immanence, dont les sentences mortelles s'inscrivent dans le corps mme de ses destinataires.

 

Section 4. Auto-accusation et bannissement

 

Le terme  est souvent ŽvoquŽ ˆ propos de Kafka et de ses personnages ( ˆ entendre au sens Žtymologique de persona, ). ÇAuto-accusation est cependant plus pertinent : la culpabilitŽ serait trop simple, si on ose dire. Elle supposerait qu'il exist‰t une loi extŽrieure clairement identifiable, or c'est prŽcisŽment celle-ci qui fait dŽfaut dans l'univers kafka•en. Aussi bien l'auto-accusation ne tarde-t-elle pas ˆ combler le vide, Kafka ne laissant ˆ personne d'autre le soin de l'accuser, lui qui reconnaissait tre  (J., 429). D'o la multiplication, dans ses textes, de procs sans dŽlit et d'exŽcutions sans jugement; d'o ces accusations aussi dŽpourvues de preuves matŽrielles qu'irrŽfutables au regard du tribunal intŽrieur o, sous diffŽrents masques, Kafka exerce simultanŽment les r™les de procureur, d'accusŽ, de tŽmoin et de juge.

Le Journal abonde de citations ˆ cet Žgard : , Žcrit-il le 20 dŽcembre 1910 (J., 21) - appel auquel il fait Žcho, douze ans plus tard, avec cette affirmation interrogative :  (J., 550)[43].

Le fameux Žpisode du  - un de ces points de rencontre explicites entre la vie rŽelle et la fiction - illustre bien la rŽalitŽ de cette auto-accusation. Lorsque, le 23 juillet 1914, Kafka et Felice Bauer sont mis en prŽsence, ˆ Berlin, ˆ l'h™tel Askanischer Hof, chacun  de proches (l'Žcrivain Ernst Weiss, c™tŽ Kafka, Erna Bauer, sÏur de Felice, et Grete Bloch, c™tŽ Bauer), c'est Kafka qui fait figure d'accusŽ : Felice, dure et haineuse, mne la charge, invoquant notamment la correspondance ambigu‘ que Franz entretient avec son amie Grete Bloch; le fiancŽ ne prononcera pas un mot pour se dŽfendre et, en dŽfinitive, personne ne tentera de sauver une union aussi problŽmatique. Avec E. Canetti, on peut penser cependant que c'est Kafka lui-mme le ma”tre d'Ïuvre de toute cette machination : n'a-t-il pas lui-mme entretenu depuis des mois un rapport pour le moins ambigu avec Grete ? Ne s'est-il pas arrangŽ pour l'envoyer ˆ Berlin de faon ˆ s'interposer entre lui et Felice, et le dŽlivrer ainsi d'une perspective de mariage qui n'a cessŽ de l'Žpouvanter ? De sorte que [44]. On comprend alors pourquoi Kafka peut Žcrire ˆ Grete Bloch, le 15 octobre suivant :  (J., 401).

On comprend aussi pourquoi l'accumulation de ces manigances plus ou moins conscientes et la pression de ce surmoi tyrannique font du personnage kafka•en un tre . La formule est rŽcurrente : Kafka l'utilise pour se dŽcrire lui-mme lors de la scne ˆ l'h™tel :  (J., 373). Mais elle figure dŽjˆ en conclusion du Verdict : [45] - lorsqu'on note que cette nouvelle a ŽtŽ Žcrite presque deux ans plus t™t, on se persuade une fois de plus que, chez Kafka, la fiction prŽcde la rŽalitŽ : loin d'intŽgrer sa vie dans ses romans, c'est plut™t son univers fictif qu'il impose aux ŽvŽnements qui l'affectent[46].

Comment comprendre cette intrication de l'innocence et de la culpabilitŽ (, J., 445) ? Une premire interprŽtation expliquerait que, voulant faire le bien, on est parfois amenŽ ˆ produire le mal. Mais sans doute cette explication est-elle trop courte, peu kafka•enne en tout cas, dans la mesure o elle prŽsuppose encore que prŽvale un seul code, sur un seul et unique plan, o bien et mal s'opposent comme deux valeurs de signe contraire. On se rapproche de la conception de Kafka si on suppose au contraire que le  fait le bien sur un plan, au regard d'une loi donnŽe, mais qu'au mme moment, il commet une faute sur un autre plan, au regard d'une autre loi qui s'impose ˆ lui pareillement. O nous retrouvons , tiraillŽ  : s'il satisfait ˆ l'obscure loi de nŽcessitŽ dont son surmoi se fait l'interprte, il ne peut manquer de faillir ˆ la loi commune instituŽe; s'il tente, au contraire, de se conformer ˆ cette dernire (passant outre ˆ la rŽpulsion que lui inspirent ses compromissions et ses approximations), il ne peut manquer d'tre en dŽfaut ˆ l'Žgard de la premire. Dilemme tragique du hŽros kafka•en, ˆ la fois jouet des forces obscures qui le dŽpassent et, en mme temps, acteur et auteur d'un destin irrŽductiblement personnel.

Ces questions sont cependant trop complexes pour se satisfaire d'une seule rŽponse. Aussi bien Kafka lui-mme, pourtant artiste de l'auto-accusation, ne peut-il s'empcher d'explorer l'autre voie, aussi pŽnible sans doute, mais peut-tre moins terrifiante, qui fait de son personnage l'objet d'un verdict extŽrieur, le destinataire d'une sentence prononcŽe par quelque instance Žtrangre. Si, dans Le Verdict, celle-ci prend la forme d'une condamnation ˆ mort par noyade, dans La MŽtamorphose, il s'agira plut™t d'une assignation ˆ rŽsidence (GrŽgoire, rŽduit ˆ l'Žtat de vermine, est enfermŽ dans sa chambre et sa famille ne songe pas ˆ le nourrir d'aliments adaptŽs ˆ son nouvel Žtat), tandis que le Journal et la Lettre au Pre font plut™t Žtat d'un dŽcret d'expulsion. Cet arrt de bannissement explique que, dans les grands romans de la maturitŽ, le Joseph K. du Procs et le K. du Ch‰teau apparaissent comme des tres sans famille et sans attaches[47], parcourant indŽfiniment le no man's land de l'exil ˆ la recherche d'un lieu o prendre racine et d'une loi ˆ laquelle se rŽfŽrer.

Dans une note du Journal du 28 janvier 1922, Kafka donne une formulation saisissante ˆ ce bannissement dont il est l'objet : ce serait, explique-t-il, comme si, depuis quarante ans, il avait ŽtŽ renvoyŽ au dŽsert, contraint de vivre ˆ l'envers le destin du peuple juif :  (J., 541)[48]. Alors que beaucoup de ses amis se rallient au sionisme, Max Brod en tte, et ne rvent que de s'implanter en terre de Chanaan, Kafka, qui y a rvŽ aussi, n'ignore pas que cette terre ne lui a pas ŽtŽ promise - c'est, depuis toujours, le dŽsert qui l'attend, lui qui compare sa situation d'Žcrivain ˆ celle du bouc Žmissaire : [49].

Et de mme que les hommes sont  innocents en le condamnant, lui, le proscrit, n'est sans doute pas tout ˆ fait coupable dans son bannissement. Nous revoilˆ, une fois de plus, dans l'entre-deux qui fait de l'existence un exil - sŽjour improbable en un lieu o l'on est, sans y tre totalement et sans en tre pour autant. TiraillŽ d'un monde ˆ l'autre (le monde commun et son dŽsert ˆ lui), plus souvent encore  (J., 541), le personnage kafka•en en vient ˆ douter de son existence, et bient™t de sa mort. Ma vie, Žcrira-t-il, est  (J., 537)[50]. Mais il y a pire encore que ce sentiment d'existence incertaine : pas vraiment assurŽ de vivre, Kafka en vient bient™t ˆ douter de la rŽalitŽ de la mort qui l'attend. Or, comme le note M. Blanchot, la mort n'est elle pas le seul terme absolu, la seule assurance vraiment indubitable dont nous disposions[51] ? Serait-il alors, comme un de ses personnages, le chasseur Gracchus[52], la victime d'une distraction du marinier de la barque des morts : bien que dŽcŽdŽ depuis des temps immŽmoriaux, condamnŽ ˆ naviguer sur les eaux terrestres, avec le seul espoir, toujours dŽu, d'un jour pouvoir franchir la porte de l'au-delˆ, qui brille tout en haut de l'escalier[53] ? Fant™me suspendu entre vie et mort, revenant contraint de hanter les rivages terrestres, il serait, comme le fut aussi Polynice frappŽ du dŽcret de CrŽon, interdit de sŽjour dans l'au-delˆ, alors mme que la vie sur terre lui a ŽtŽ enlevŽe. Du coup, c'est la mort elle-mme qui change de visage : loin d'tre le terme des souffrances humaines, elle n'annonce qu'une ŽternitŽ de tourments. En Žcho aux affres du chasseur Gracchus, Kafka confie ˆ son Journal :  (J., 385). Et plus tard : je suis condamnŽ, je ne suis pas seulement condamnŽ ˆ mourir, je suis condamnŽ ˆ me dŽfendre jusque dans la mort (J., 473). On notera au passage que, sous sa plume, cette ŽternitŽ de tourment ne prend pas la forme classique des flammes de l'enfer - ici encore la perspective serait trop simple et, pour tout dire, trop rassurante - tre condamnŽ ˆ l'enfer signifierait qu'il existe un diable et donc un Dieu, une faute et donc une loi. L'effondrement du symbolique qu'Žprouve Kafka, de mme que l'archa•que loi de nŽcessitŽ qu'il y substitue ne lui offrent pas les secours d'un  univers aussi assurŽ : c'est dans les limbes de l'incertitude qu'il est condamnŽ ˆ errer, Žprouvant cette insupportable rŽalitŽ que l'absence de loi est un sort plus cruel encore qu'une loi injuste.

 

Section 5. 

 

Le procs de dŽsindividualisation qu'entra”ne irrŽversiblement l'effondrement des repres symboliques ne s'arrte cependant pas en si bon chemin : exclu de la famille, banni du monde commun, fant™me errant entre vie et mort, le personnage kafka•en allait conna”tre encore bien d'autres mŽtamorphoses. Tout se passe ici comme si, ˆ son habitude, Kafka s'ingŽniait ˆ pousser une idŽe jusqu'ˆ ses limites extrmes en explorant systŽmatiquement tous les passages ˆ la limite possible et imaginables qui confŽreraient ˆ ses personnages les identitŽs les plus inattendues. Tant qu'ˆ tre banni et exilŽ, autant aborder franchement les rivages les plus inconnus et les plus lointains. Rien ne semble devoir dŽsormais arrter la machine ˆ Žcrire dont Kafka a provoquŽ le dŽclenchement; sous sa frappe vont maintenant prolifŽrer les crŽatures les plus invraisemblables : singes philosophes, chiens savants, hommes-vermines, hommes-machines, hybrides mal accordŽs, sujets dŽdoublŽsÉ tout est bon pour traduire l'impossible identitŽ du moi dans un monde o le symbolique s'est perverti.

Tout commence avec le travestissement puis la quasi disparition du nom propre : dans La MŽtamorphose, le personnage bŽnŽficie encore d'un nom et d'un prŽnom (GrŽgoire Samsa), dans Le Procs, le nom de famille se rŽduit ˆ une initiale (Joseph K.), enfin, dans Le Ch‰teau, ne reste plus que l'initiale K., tandis que le prŽnom, ce petit nom que la mre a choisi, dispara”t irrŽmŽdiablement. Comme si, au fur et ˆ mesure que Kafka s'identifiait plus directement ˆ son personnage, s'accentuait la perte d'identitŽ : en lieu et place du nom de famille qui inscrit le sujet dans une lignŽe gŽnŽalogique et d'un prŽnom qui conforte sa place dans un tissu affectif de proximitŽ, ne reste que cette anonyme initiale, comme l'ultime trace de la prŽsence d'un humain qui, se sachant de trop, cherche ˆ se faire toujours plus petit, toujours plus Žvanescent.

K., simple substitut littŽral, est cependant encore trop homogne pour reprŽsenter le mal-tre du personnage kafka•en : le voilˆ maintenant dŽdoublŽ et dissociŽ, en proie aux ŽlŽments incontr™lables de son moi en qute d'unitŽ; ou alors le voilˆ composite hybride associant maladroitement deux natures incompatibles (cf. supra).Ne dit-il pas qu'expulsŽ et abandonnŽ mme de lui-mme, il en est rŽduit, pour se maintenir dans la vie, ˆ entretenir  (J., 542) ? Encore est-ce sans doute trop dire : il n'est pas vraiment un sujet, et aucun reprŽsentant, aucun pronom, aucun  ne peut lui servir de tenant-lieu, lui qui, Žcrit-il ˆ Milena, [54].

Peut-tre faut-il donc aller plus loin encore, et, pour Žvoquer le jeu d'une , cesser de parler de sujet, mais plut™t, ˆ la manire de Deleuze et Guattari, dont l'interprŽtation s'avre ici dŽcisive, de [55]. Peut-tre en effet Kafka a-t-il cherchŽ par l'Žcriture ˆ se frayer une issue en dehors du cercle paternel et de ses satellites, une ligne de fuite en dehors des piges du sujet Ïdipien (d'ŽnoncŽ et d'Žnonciation) et de ses doubles. La fonction , dans ces conditions, ne serait autre que le processus continu d'Žpanchement hors de soi et de connexion ˆ toutes sortes de sŽries prolifŽrantes au-delˆ de l'empire de la loi.

Trois sŽries peuvent tre distinguŽes ˆ cet Žgard : les lettres, les nouvelles et les romans. Dans les lettres, Kafka se rŽpand en un flux continu de missives sans autre vŽritable objectif que la poursuite du mouvement lui-mme (jusqu'ˆ deux ou trois lettres par jour et surtout pas de rencontre rŽelle ou de  conjugale). Dans les nouvelles, Kafka expŽrimente la sŽrie du  (ou, dans le chef de l'animal, le  - deux manires de prendre la tangente et d'expŽrimenter un terrain laissŽ en friche par la loi commune) : vermine, chien, chacal, souris, cheval, animal du terrierÉ autant de faons de chercher la faille, s'Žchapper hors du territoire paternel, se soustraire ˆ l'assignation Ïdipienne ˆ rŽsidence. Ce n'est sans doute pas la libertŽ avec un grand L, juste un peu de mouvement retrouvŽ; mme pas un voyage, seulement un dŽplacement tout en intensitŽ (c'est en restant concentrŽ dans son lit que GrŽgoire s'est mŽtamorphosŽ); mme pas une motion de la subjectivitŽ (un acte de volontŽ dŽlibŽrŽe), seulement une succession d'Žtats greffŽs sur un personnage en qute d'une issue. Mais, expliquent Deleuze et Guattari, souvent les nouvelles tournent court parce que le pige se referme sur l'animal, tandis que le rattrape la logique de la loi Ïdipienne (comme il en va de GrŽgoire mort d'inanition dans sa chambre avec, fichŽe dans le dos, la pomme - indice Žternel de culpabilitŽ - que son pre lui a lancŽe pour le repousser)[56].

Restent alors les romans, qui reprŽsentent la forme la plus rŽussie de prolifŽration de la . S'y mettent en place de vastes  (machines en mouvement : arcanes judiciaires du Procs, agencements de bureaux du Ch‰teau) animŽes d'une sorte de mouvement perpŽtuel dont seul un texte lui-mme interminable peut rendre compte. Totalement  (ˆ la fois ingŽnieur, produit et rouage de la machine), le personnage est pris dans un jeu d'agencements sociaux infiniment complexe dont la logique d'ensemble pourrait Žchapper ˆ toute forme de rŽcupŽration de type . On Žcrit , au conditionnel, car cette issue n'a cependant rien d'assurŽ : la machine de La Colonie pŽnitentiaire se dŽrgle et tue l'officier-officiant; Le Procs (si tant est qu'on s'accorde sur l'ordre des chapitres) se termine par la parabole de la cathŽdrale et l'exŽcution de Joseph K.; quant au Ch‰teau, il reste dŽfinitivement inachevŽ.

Sans doute l'interprŽtation anti-Ïdipienne de Deleuze et Guattari est-elle, en bien des points, discutable; on ne peut nier cependant qu'elle tire parti d'un mouvement interne de l'Žcriture de Kafka lui-mme : la volontŽ de tout tenter, sous les travestissements les plus extrmes du sujet et les formes les plus radicales de dŽmontage de la loi, pour s'inventer un sŽjour ˆ l'abri des impostures normatives.

 

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o     o

 

 est peut-tre la grande affaire des personnages kafka•ens. Sans, du reste, que leur soit ŽpargnŽe l'ambigu•tŽ de ce projet. Se sauver peut signifier en effet assurer son , fuir hors de portŽe du danger, creuser, comme l'animal du terrier, un rŽseau si dense de galeries souterraines que l'on sera devenu littŽralement insaisissable, au risque de se perdre soi-mme dans ce labyrinthe[57]. Mais  peut tout aussi bien signifier assurer , s'Žlever, ˆ coup d'ascse et ˆ force de volontŽ, jusqu'ˆ la source de toute transcendance, dans un monde enfin dŽlivrŽ de l'impuretŽ de l'existence.

Dans le premier sens, l'immersion dans l'immanence, le devenir-animal, le devenir-chose (la pierre-PromŽthŽe[58], la bobine Odradek[59]); dans le second sens, l'ŽlŽvation vers le haut, l'arrachement ˆ la pesanteur humaine, la bŽatitude gagnŽe au travers de toutes les Žpreuves.

Pour Deleuze et Guattari, Kafka aurait cherchŽ ˆ se sauver dans le premier sens : tracer une voie oblique pour son dŽsir opprimŽ, loin de toutes les assignations Ïdipiennes ˆ rŽsidence. Pour Max Brod, au contraire, c'est dans la catŽgorie de la saintetŽ qu'il faut ranger son Ïuvre[60]. Sans doute, comme Job, Kafka a-t-il rŽellement doutŽ de la bontŽ de Dieu[61], mais aussi Žnigmatique et incommensurable soit cet Absolu, il n'aurait jamais cessŽ d'y tendre.

Sauvetage ou salut ? Les deux sans doute, ˆ la manire kafka•enne qui multiplie, comme ˆ plaisir, les interprŽtations partielles et les demi-vŽritŽs - sans doute parce qu'il est dŽjˆ ailleurs au moment o on croit le saisir[62]. Mais ceci nous met sur la piste d'un troisime sens du  : l'Žvasion, le fait mme de se transporter ailleurs. Or, de ce point de vue, une certitude au moins prŽvaut : cette Žvasion, Kafka l'a passionnŽment cherchŽe dans la littŽrature. Avec elle s'ouvrirait peut-tre un monde nouveau, un monde vraiment ˆ lui, un monde o il serait enfin possible de redistribuer les r™les et de rŽŽcrire la loi.

 

 

Chapitre 3. L'Žcriture,

 

Section 1. Pourquoi Žcrire ?

 

Kafka, rapporte Max Brod, aurait voulu donner pour titre gŽnŽral ˆ son travail d'Žcriture : . Tentative ou tentation ? Aussi curieux que cela paraisse, Brod Žcrit deux fois  et une fois, ˆ la page suivante , sans relever la diffŽrence[63], nous laissant le choix, quant ˆ l'interprŽtation, entre la coquille d'imprimerie, la nŽgligence de plume ou le lapsus hautement significatif. Retenons que, par la littŽrature, Kafka  quelque chose - il prend le risque d'Žvasion hors de la sphre paternelle, et ce risque lui appara”t comme une transgression ˆ la fois libŽratrice et dangereuse. Une transgression ˆ ses yeux de toutes faons promise ˆ l'Žchec, les murs de sa prison ne tardant pas ˆ se refermer sur lui.

La question  reoit ainsi une premire rŽponse. Le fils Žcrit pour s'affranchir de la tutelle paternelle. Il Žcrit, la nuit, dans sa chambre, minuscule espace-temps soustrait au monde commun, tout comme il voudrait se soustraire lui-mme aux contraintes sociales. Il le dit clairement, ˆ sa manire ˆ lui, cruelle et animalire :  (LP., 107). Et si pŽnible soit la reptation, mme Kafka ne peut nier que, ˆ cet Žgard, du chemin a ŽtŽ accompli : on a dŽjˆ relevŽ le fait qu'entre l'obŽissance passive de Georg Bendemann, le fils maudit qui se jette ˆ l'eau sur ordre paternel (Le Verdict) et l'arpenteur du Ch‰teau qui dŽmonte une ˆ une les impostures de ces , le personnage kafka•en a progressŽ sur le voie de l'auto-Žlucidation, l'Žcriture opŽrant ici, note M. Robert, comme une longue cure thŽrapeutique[64].

On comprend que, dans ces conditions, Kafka ait concentrŽ toutes ses forces dans l'unique direction de la crŽation littŽraire et qu'il lui ait sacrifiŽ tous ses autres talents : , note-t-il au Journal (J., 203). Sa vie quotidienne est un combat permanent pour arracher une heure, une page, une ligne aux pesanteurs ambiantes et aux contraintes sociales. Son travail au bureau, pourtant routinier, lui est une torture chaque jour renouvelŽe :  (J., 288). Rien n'est plus Žloquent ˆ cet Žgard que la mention du Journal le 31 juillet 1914, ˆ la veille du dŽclenchement de la premire guerre mondiale : (J., 283). Pereat mundus, fiat fabula ! : pour lui qui sacrifiera aussi les femmes aimŽes sur l'autel de la littŽrature, l'expression n'est certes pas usurpŽe.

D'autant moins que cette sorte d'embrasement du monde - ou plut™t, selon lui, cet abandon du monde - est la condition nŽcessaire ˆ l'avnement du monde supŽrieur, purifiŽ, que la forme littŽraire lui fait entrevoir et vers lequel il tend de toute son Žnergie. Il s'agit lˆ d'une seconde rŽponse, nettement plus positive, ˆ la question :  -  (J., 452); il est vrai qu'il ajoute immŽdiatement . Mais oublions cette fois la notation nŽgative, et retenons le terme , bien trop exceptionnel chez lui pour tre nŽgligŽ. En quoi consiste ici le bonheur d'Žcrire ? Au sens faible, la littŽrature est consolation : non pas ˆ la manire d'une  du malheur, mais plut™t d'une  lucide qui permet de s'Žlever au-dessus de lui[65] :  (J., 540). La fiction ne comble pas le vide de sa solitude, elle le creuse au contraire, mais, ce faisant, elle lui restitue quelque chose de la ma”trise dont il avait ŽtŽ dŽpossŽdŽ : aussi dŽsert soit-il, ce monde est dŽsormais le sien. Encore tout ceci n'est-il que consolations passagres et travaux d'approches - le but ultime est infiniment plus ambitieux, pour lui qui appartient ˆ un peuple qui trouve son identitŽ dans un Livre, un Livre appelŽ l'ƒcriture :  (J., 500, 25 septembre 1918). Voilˆ le bonheur d'Žcrire au sens fort : faire advenir le vrai, le pur, l'immuable, comme un levier ou un levain qui soulverait le monde - le monde d'imposture, d'impuretŽ et d'impatience qu'est le n™tre[66]. Nul doute que, sa vie durant, Kafka ait poursuivi cet idŽal qui, en dŽfinitive, transfre ˆ la littŽrature les plus hautes aspirations de la spiritualitŽ. De l'Žcriture, il ne cessera d'attendre ce renversement du nŽgatif en positif, la parousie du vrai ˆ travers les Žpreuves ultimes. C'est dans le paroxysme de la souffrance, l'extrme de la dŽrŽliction, le comble de la solitude  qu'il pressent la survenance d'un tout autre monde, un monde purifiŽ par les mots[67]. Par cette manire de  littŽraire, il veut donner sa chance ˆ la transcendance. Non pas lui vouer quelque culte bŽat dans l'apaisement enfin conquis de l'esprit, mais plut™t pour creuser en elle une exigence toujours supŽrieure, lui faire encore et toujours rendre raison, ne jamais se satisfaire de ses rŽponses, lui arracher des mots toujours plus purs et plus immuables. Comme si la seule chance pour la transcendance de se frayer un chemin en ce monde Žtait de faire l'objet d'une rŽfutation obstinŽe qui dirait, dans son obstination mme, la force de l'aspiration qu'elle suscite - , disait Kafka des reprŽsentants de la loi (cf. supra).

Ë la question , il est encore possible d'avancer une troisime rŽponse. Nous l'Žvoquons parce qu'elle n'est pas sans rapport avec la problŽmatique du lien de la littŽrature avec les questions politico-juridiques, alors mme qu'elle n'occupe pas une place centrale dans la dŽmarche de Kafka. Il s'agit du r™le que lui-mme a entrevu pour ce qu'il appelait les , comme, par exemple, la littŽrature juive ˆ Prague ou ˆ Varsovie[68]. Ë l'Žpoque de sa rencontre avec le comŽdien Isaac Lšwy, Kafka venait de prendre connaissance avec enthousiasme du thŽ‰tre populaire yiddish et de s'immerger ainsi dans un monde de traditions qui, pour une fois, lui semblent rendre un son juste et authentique. On a dŽjˆ relevŽ qu'au cours de cette trs courte pŽriode, Kafka a sans doute entrevu les possibilitŽs d'une communautŽ politique vivante et agissante (celle des Juifs rŽfugiŽs de l'Est, non encore dŽnaturŽs par une manire de ) - seule alternative ŽvoquŽe dans son oeuvre qui pourrait tre susceptible de rŽsister ˆ  qui fait son ordinaire. Or prŽcisŽment, le travail littŽraire reprŽsentera un instrument essentiel de cette mobilisation spirituelle de la nation. Une trs longue note au Journal, datŽe du 25 dŽcembre 1911, Žvoque de faon prŽcise les  d'une telle  : une solidaritŽ qui se dŽveloppe au sein de la conscience nationale, la fiertŽ et le soutien qu'une telle littŽrature procure ˆ la nation, la peinture libŽratrice des dŽfauts nationaux, la spiritualisation de larges couches de la population, l'Žveil d'aspirations ŽlevŽes parmi les jeunes gens, et mmeÉ  (J., 179-180).

Pourquoi cette construction institutionnelle du groupe se rŽalisera-t-elle mieux par une littŽrature mineure que par la  (sur le modle de celle de Goethe, par exemple, que Kafka admire pourtant) ? C'est que, faute de trs grands talents, l'expression y est plus libre et plus collective. DŽlivrŽ de la tutelle des ma”tres, chacun y contribue ˆ sa manire, dans une joyeuse anarchie. Une telle littŽrature n'est sans doute pas l'objet des  - elle a mieux ˆ faire : elle est  ( - J., 181). Ici, tout est immŽdiatement collectif, et mme politique : chacun lutte, dans un petit pays et une culture minorisŽe, pour  (J., 181).

Ë vrai dire, cette analyse para”t bien isolŽe dans l'ensemble des Žcrits de Kafka. On n'ignore pas, par ailleurs, que, mme s'il a frŽquentŽ les cercles anarchistes de Prague et qu'il n'a cessŽ de maintenir des liens Žtroits avec ses amis sionistes, Kafka s'est personnellement dŽfiŽ de l'action politique, et mme de l'usage politique de ses textes. Il serait cependant erronŽ de nŽgliger les passages que nous venons de citer. S'y affirme la conscience nette d'appartenir ˆ une irrŽductible minoritŽ, vouŽe ˆ un usage  de la langue et de la littŽrature - c'est-ˆ-dire une utilisation sinon rŽvolutionnaire (une rŽvolution risque toujours, selon la pente suggŽrŽe par son Žtymologie, de revenir ˆ son point de dŽpart), du moins subversive, qui s'y entendra ˆ creuser en deˆ de toutes les conventions lexicales, stylistiques et rhŽtoriques pour atteindre ce point de non retour o l'exil devient enfin un sŽjour[69]. Mais ceci nous conduit de la question  ˆ la question .

 

Section 2. Comment Žcrire ?

 

Dans une formule bien inspirŽe, Max Brod a Žcrit de la langue de Kafka qu'elle Žtait [70]. , pourrait-on ajouter. Rien si ce n'est un grand embrasement - celui des choses et des tres auxquels les mots ont mis le feu. La purification spirituelle recherchŽe, c'est par le feu qu'elle passe, au travers de l'acte rituel d'Žcrire qui est comme l'exorcisme quotidien auquel Kafka se livre dans son combat avec le monde. C'est au cours de la fameuse nuit du 23 septembre 1912, durant laquelle il rŽdigera tout d'un trait Le Verdict, qu'il en eut la rŽvŽlation jubilatoire et terrifiante :  (J., 262).

DŽsormais, il allait s'autoriser ˆ rompre le contrat langagier implicite qui, dans chaque communautŽ, lie les mots et les choses, distingue la rŽalitŽ de la fiction, sŽpare le sujet d'ŽnoncŽ et le sujet d'Žnonciation - lui l'exclu de la famille, l'exilŽ de la communautŽ, le mort vivant, allait tenter de reprendre pied dans le monde, dans un monde, n'importe quel monde, en soumettant celui-ci, le n™tre, ˆ un verbe d'une telle intensitŽ qu'il s'effondrerait sur lui-mme - comme ces cristaux qui volent en Žclats ou ces miroirs qui se brisent lorsque un son suraigu dŽchire l'espace. Sans doute Kafka ne serait-il pas le seul, au XXe sicle, ˆ rompre les conventions sociales et linguistiques, ˆ se mettre en marge des codes artistiques, mais, chez lui, ce pas de c™tŽ s'opre avec une Žconomie totale de moyens, dans le refus absolu de tout espce de facilitŽ. Il n'aura pas eu non plus la chance, si on peut dire, de la dŽraison qui frappa un Nietzsche ou un Artaud par exemple - c'est en toute conscience en effet qu'il Žchafaude son autre monde et pousse son cri suraigu qui bient™t fera voler en Žclats le miroir de nos conventions.

C'est en pleine luciditŽ qu'il passe le pacte d'Žcriture avec le dŽmon : , note-t-il, [71]. ƒcrire, c'est en effet renoncer ˆ  au sens convenu du terme, c'est se soustraire au monde, ˆ la famille, au travail, au temps commun. C'est s'enfermer dans sa chambre - mieux, si possible descendre ˆ la cave, pour y entretenir commerce avec les puissances de la nuit, et lˆ, enfin, accorder droit de citŽ aux esprits d'en bas, dont le rire diabolique aura bient™t fait de dŽjouer les impostures qui tiennent lieu ici de dogmes Žtablis et de semer la confusion parmi les puissants qui se croient autorisŽs ˆ profŽrer la loi. Tel est donc le paradoxe : si le but de l'Žcriture est de rendre sa chance ˆ la transcendance (le pur, le vrai, l'immuable), sa manire suppose les artifices diaboliques : pousser les choses ˆ un point tel d'intensitŽ que la chaleur atteinte provoque leur combustion spontanŽe.

Bien des fois - pour ainsi dire toujours - Kafka doutera avoir atteint le but; en revanche, emportŽ lui-mme par cette rŽaction en cha”ne que son geste littŽraire amorce, jamais il ne songera ˆ revenir en arrire. Il est bel et bien emportŽ par la logique du pacte diabolique qu'il a souscrit :  (J., 540). Le terme  mŽrite ici d'tre soulignŽ - incongru si on le rapproche de son contexte diabolique. Et pourtant, Deleuze et Guattari ont raison de le souligner, [72]. La radicalitŽ de la mise en question de la loi est telle en effet qu'elle ne peut engendrer d'imputation extŽrieure, le personnage kafka•en ayant bien assez ˆ faire avec sa propre damnation, dont chaque passage ˆ la limite marque ˆ la fois une confirmation et une nouvelle perspective de rachat.

 

Section 3. Les sortilges d'un

 

En premire approche, le style de Kafka se signale par son absence de qualitŽ : neutre, presque terne, renonant ˆ tout espce de complaisance stylistique, Žtranger ˆ tout effet rhŽtorique, il prŽsente volontiers la forme glaciale du procs-verbal de police, le ton dŽtachŽ du protocole d'enqute. La situation d'Žcrivain juif germanophone dans la Prague du dŽbut du sicle n'est pas Žtrangre ˆ ce fait. On a dŽjˆ rappelŽ les difficultŽs qu'elle suscite : coupŽ de ses racines juives traditionnelles, Kafka ne peut qu'admirer le yiddish de l'extŽrieur; membre de la minoritŽ juive cultivŽe de Prague, il n'a pas le Tchque pour langue maternelle, ni mme pour langue de travail; imparfaitement assimilŽ ˆ la culture allemande, il manquera toujours d'intimitŽ avec cette langue qu'il emprunte nŽanmoins pour Žcrire. Ici encore le mensonge semble s'tre insinuŽ dans ses tout premiers Žchanges verbaux : sa mre juive s'est dŽsignŽe elle-mme comme Mutter, et cela sonne faux aux oreilles du jeune Franz - , Žcrit-il,  (J., 99). Du coup, ajoute-t-il encore, la langue allemande l'a empchŽ d'aimer sa mre comme elle le mŽritait.

De proche en proche, d'approximation en approximation, c'est toute la langue qui sonne faux, comme un dŽguisement lŽgrement dŽcalŽ qui suscite embarras et malaise. Ce n'est pas, on l'aura compris, de mŽconnaissance de la syntaxe ou d'ignorance du vocabulaire qu'il est question ici, mais, beaucoup plus profondŽment, de ce rapport de complicitŽ spontanŽe ˆ la langue qui fait qu'on assume sans difficultŽ sa place dans la cha”ne des locuteurs, acceptant sans Žtat d'‰me et sans bŽnŽfice d'inventaire le legs linguistique des gŽnŽrations antŽrieures. Au lieu de quoi, le juif qui Žcrit en allemand est, selon Kafka, rŽduit ˆ [73].

Dans ces conditions, et ˆ la diffŽrence de beaucoup d'Žcrivains juifs de l'ƒcole de Prague qui tentaient de compenser de dŽficit d'appartenance par une surenchre de symbolisme et d'ŽsotŽrisme hŽbra•sant (question de reterritorialiser l'allemand en l'affublant de toutes les ressources de l'expression)[74], Kafka va prendre le parti de pousser le desschement de sa langue ˆ l'extrme, la dŽpouiller de toute richesse expressive, la priver des chatoiements du style - la faire ježner en quelque sorte, la mener ˆ sa suite au dŽsert.

Le style administratif, si caractŽristique de ses textes, est un premier aspect de cette langue mise au rŽgime sec. Ce n'est pas en effet ˆ son emploi de juriste-bureaucrate que Kafka emprunte ses rapports anonymes et autres procs verbaux glacŽs, mais bien ˆ la volontŽ de s'interdire toute Žmotion, toute complaisance introspective qui pourrait encore le rattacher aux facilitŽs de l'intersubjectivitŽ. Ce monde lˆ s'Žtant dŽrobŽ depuis longtemps, reste au personnage kafka•en ˆ jeter sur les choses et les tres le regard ˆ la fois indiffŽrent et inquisiteur de la bureaucratie universelle qui tient dŽsormais lieu de monde commun.

Un deuxime sortilge de ce  tient dans l'extrme rationalisme du propos. Usant de ratiocinations infinies que n'aurait pas dŽsavouŽes les plus retors des spŽcialistes de la controverses talmudique, Kafka parvient tout ˆ la fois ˆ prŽsenter la thse et l'antithse - au mme moment et avec la mme crŽdibilitŽ, de sorte qu'ˆ la fin de l'exercice, bien malin qui pourrait se risquer ˆ une synthse. Une affirmation principale est avancŽe, accompagnŽe de ses corollaires et dŽrivŽes. Bient™t s'Žnoncent cependant l'une ou l'autre rŽserve, interrogation ou nuance, qui n'entament pourtant pas encore l'assurance de l'affirmation centrale. Mais lorsqu'enfin s'arrte la cha”ne des considŽrants, les rŽticences ont pris au moins autant de consistance que la proposition initiale, sans que celle-ci soit retirŽe pour autant - on ne sait plus alors si on saisit l'envers ou l'endroit de l'affirmation : , Žcrit M. Blanchot, [75]. Usant de la stratŽgie du [76], Kafka s'empare ainsi des lieux communs de la culture - une histoire, une lŽgende, un proverbe - et, sous couvert de glose bienveillante, a t™t fait d'insinuer le doute en son sein, de sorte que, quelques pages plus loin, les certitudes ont fait place ˆ la perplexitŽ, les vŽritŽs se sont dŽmontŽes et les agencements les mieux Žtablis se sont compltement dŽglinguŽs, sans que jamais il ait ŽtŽ fait usage d'autres armes que celles de la plus froide des dialectiques.

Un troisime aspect du style kafka•en est l'absence trs gŽnŽralisŽe de point de vue de survol. Tout se passe comme si la perspective adoptŽe Žtait rŽellement celle, Žtroite et immŽdiate, de ces innombrables variŽtŽs d'animaux dans la peau desquels Kafka se glisse pour exprimer quelque chose de l'incroyable restriction de la condition qui est devenue la sienne. Le personnage kafka•en, de ce point de vue, est rŽellement le jouet des ŽvŽnements, incapable d'une idŽe gŽnŽrale, d'une vue un peu large qui donnerait du sens, une profondeur, aux ŽvŽnements. CoincŽs au fond de quelque rŽduit minuscule, contraints ˆ une existence au jour le jour, tant le narrateur que le hŽros - mais nous savons que, chez Kafka, il n'est gure possible de distinguer entre eux - sont embarquŽs dans le mouvement absolument imprŽvisible d'une expŽrience sans prŽcŽdent, rŽduits ˆ rŽagir aux ŽvŽnements sans le secours d'une tradition quelconque, ni mme disposer du langage convenu pour les dŽsigner. La logique de l'immanence, inhŽrente ˆ un univers privŽ de la profondeur de perspective qu'introduit le point de vue du tiers, se traduit ici par l'absence radicale de point de vue de survol, de conception gŽnŽrale, de cadre de rŽfŽrence et de convention partagŽe. S'interdisant les facilitŽs de l'onomatopŽe directe, Kafka nous invite ˆ imaginer ce que serait une pensŽe qui couinerait avec les souris, aboierait  avec les chiens, piaulerait avec l'animal innomŽ du Terrier.

Enfin, on rappellera - sans insister car la chose est trs connue - un quatrime sortilge du style kafka•en : l'usage de la grammaire onirique. , [77], multipliant les courses sur place et orchestrant savamment le retour du mme, Kafka dissout peu ˆ peu les frontires de la rŽalitŽ, nous plongeant dans cet Žtat de demi-veille du petit matin si propice aux rveries angoissŽes de la conscience impuissante mais dŽjˆ sollicitŽe.

Langage administratif, dialectique talmudiste, absence de survol, procŽdŽs oniriques : autant de traits, assurŽment, qui font la fascination d'un style pourtant rŽputŽ . Aussi pertinents soient-ils, il n'atteignent pas encore, selon nous, ˆ l'essentiel - un essentiel qu'on aborde maintenant et qui n'est pas sans rapport avec notre hypothse interprŽtative relative ˆ l'effondrement du symbolique.

 

Section 4. Pas de mŽtaphores, seulement des mŽtamorphoses

 

Une observation du Journal nous servira ici de point de dŽpart : , Žcrit Kafka,  (J., 525). Ë premire vue, cette notation Žtonne de la part d'un Žcrivain dont l'Ïuvre fourmille d'images, d'allŽgories, de symboles et de mŽtaphores. Aussi sommes-nous invitŽs, comme toujours, ˆ creuser plus avant.

Et comme toujours, le commentaire de Max Brod, l'ami (trop ?) fidle, nous Žgare plus qu'il ne nous Žclaire : l'expression de Kafka, Žcrit-il, est  - elle est un , de sorte que, de chaque dŽtail, part un rayon qui [78]. On peut se demander, tout au contraire, si Kafka n'a pas rŽsistŽ de toutes ses forces ˆ ce mouvement convenu du symbole qui, du visible, semble conduire sans effort ˆ l'invisible, livrant ainsi accs ˆ une VŽritŽ toute faite, prte ˆ l'usage.

Sans doute n'arrte-t-il pas de mobiliser symboles et images, mais c'est aussit™t pour les interroger, les mettre ˆ l'Žpreuve. Ses personnages semblent en effet incapables de les entendre comme tout le monde, incapables de participer au mouvement gŽnŽral de la signifiance qui porte l'image visible au-delˆ d'elle-mme (mŽta-phorein) en direction de l'invisible convenu; incapables aussi de rapprocher et d'associer (sun-bolein) sens premier et sens second. Comme si, prisonniers de la lettre du texte, l'esprit de celui-ci, son arrire-plan, leur Žtait refusŽ. Comme si, confrontŽs ˆ la peinture en trompe-l'oeil d'un ch‰teau sur une faade, ils s'y croyaient rŽellement, se heurtant ˆ chaque pas au dur dŽmenti de la rŽalitŽ. On comprend alors qu'il faille un Arpenteur pour prendre la mesure rŽelle d'un tel ch‰teau. Mais, incapable de dŽcider si, en dŽfinitive, la reprŽsentation de ce ch‰teau est rŽalitŽ ou illusion d'optique, l'Arpenteur kafka•en n'en finira jamais de tracer ses plans et de prendre ses mesures.

Comme le souligne fort justement Marthe Robert, les personnages kafka•ens font sans cesse l'Žpreuve de [79] : derrire l'apparence traditionnelle des formes de la justice du Procs, par exemple, ce sont des rŽalitŽs toutes diffŽrentes, contradictoires et ambigu‘s, qui se profilent; derrire l'image convenue du Ch‰teau, c'est un ramassis de bicoques villageoises tout ˆ fait anodines qui s'impose. Sans doute, Joseph K. voudrait-il encore croire au Tribunal invisible pour savoir ˆ quoi s'en tenir quant ˆ la loi et au jugement; sans doute K. voudrait-il rencontrer les Messieurs du ch‰teau pour savoir enfin ˆ , mais en fait de loi et d'autoritŽ, ce n'est que du vent qu'ils brassent, des images ternies, des reprŽsentations dŽfra”chies, des poncifs usŽsÉ tout un monde de faux-semblants et de faux-fuyants - miroirs aux alouettes contre lesquels ils viennent durement se heurter.

Tout se passe ici comme si, avec le temps et la distance, l'Žnergie du symbolique - celle qui, ˆ partir du visible prŽtend ˆ l'invisible - s'Žtait ŽpuisŽe, ne laissant au personnage kafka•en (et apparemment pour lui seul, ce qui accuse encore sa singularitŽ) qu'un bric-ˆ-brac de prŽjugŽs fatiguŽs, de croyances dŽgradŽes, d'idŽes toutes faitesÉtristes rŽsidus d'un monde pleinement signifiant, aujourd'hui perdu. ExpropriŽ de la communautŽ symbolique, Kafka et ses doubles n'ont plus accs ˆ l'ordre plein, innocent, spontanŽ, originaire sur le quel prend appui la capacitŽ de symbolisation.

Reste pourtant qu'il faut bien parler, et donc user d'images pour signifier. Mais comment signifier si les images nous trompent ? Par un retournement dont il est coutumier, Kafka, qui nous entra”ne ˆ sa suite au dŽsert, tentera d'assumer ce dilemme en prenant son parti de la littŽralitŽ du mot. Un mot-image qu'on ne quittera plus, qu'on prendra dŽsormais au pied de la lettre, sans prŽtendre s'Žvader vers un quelconque ciel des IdŽes.

Faute pour le symbole de donner accs ˆ un invisible un tant soit peu crŽdible, on s'accommodera du visible, creusant toujours plus profond le minuscule domaine qu'il occupe. Faute de pouvoir travailler l'image en extension, la poussant au-delˆ d'elle-mme (mŽtaphore), on la travaillera en intention, en accentuant son intensitŽ, la portant au rouge en quelque sorte, jusqu'ˆ ce point limite o elle pourrait dŽlivrer quelque vŽritŽ inou•e. Dans le mouvement convenu de la mŽtaphore, seul le sens figurŽ sert de point de comparaison, personne ne s'avisant de prendre la chose au sens propre. C'est prŽcisŽment la fonction du  de l'analogie de mŽnager une diffŽrence entre l'objet et son point de comparaison, ou encore de maintenir une distance entre le sens propre et le sens figurŽ. Or c'est prŽcisŽment cette distance qu'abolit l'Žcriture kafka•enne : il suffira que son pre traite ses amis Žcrivains de  pour qu'il fasse rŽellement de son artiste un ; son pre cite-t-il, pour dŽsapprouver l'amitiŽ de son fils avec le comŽdien yiddish Lšwy, le proverbe , aussit™t Kafka se met ˆ la rŽdaction de la MŽtamorphose qui conte la transformation du fils de la famille en vermine[80]; les Juifs de Prague sont-ils traitŽs de , et voilˆ que les chiens se mettent ˆ prolifŽrer ˆ chaque dŽtour de ses rŽcits.

Deleuze et Guattari l'ont dit excellemment : [81]. Et c'est lˆ assurŽment un des traits marquants de l'art de Kafka : renoncer aux mŽtaphores (trompeuses) pour les mŽtamorphoses (expŽrimentales). Rendre sa chance ˆ une vŽritŽ possible en risquant l'expŽrience ultime de la trans-formation des choses selon l'assignation du sens propre : raconter ce qu'il advient lorsque rŽellement on devient chien, vermine, ou, ˆ l'inverse, lorsque le singe devient rŽellement savant[82] ou que le chien entame des recherches. DŽsormais, l'image provoquera le mouvement mme de la mŽtamorphose qu'elle se bornait ˆ suggŽrer : le mot emportera rŽellement un devenir autre : animal, chose, mort-vivant, exilŽ, accusŽÉ Ë la fin, l'accusŽ n'est plus  un chien, il  le chien - toute distance est alors abolie entre l'homme et l'animal : chien savant autant qu'homme aboyant. Au terme du processus (on rŽflŽchira plus loin sur le terme de  qui est aussi un , le  Žtant donc, ˆ sa manire, une mŽtamorphose) a Žgalement disparu la diffŽrence entre le sujet d'Žnonciation (le locuteur souverain qui croit pouvoir encore se distancer de lui-mme, le sujet d'ŽnoncŽ, en disant de celui-ci qu'il est  un chien) et le sujet d'ŽnoncŽ (objet du discours); s'opre en effet un retournement du second sur le premier : puisqu'il est traitŽ de chien, et bien alors, semble-t-il dire au sujet d'Žnonciation, [83].

Une fois de plus, nous constatons que ce qui se joue ici c'est la mise en cause, par Kafka, de l'idŽe de , associŽe ˆ l'univers symbolique de la communication institutionnalisŽe. L'usage expŽrimental qu'il fait du langage tend en effet ˆ abolir ses facultŽs de  (mŽtaphorisation, symbolisation) au profit de sa force intensive[84]. Mais n'est-ce pas prŽcisŽment le seul usage possible du langage pour quelqu'un qui se vit comme exclu de la communautŽ (c'est-ˆ-dire,  exclu de la communautŽ), quelqu'un qui fait journellement l'expŽrience de l'effondrement de l'intersubjectivitŽ symbolique ? Faute d'accs ˆ la dimension  de la communication, faute de pouvoir croire ˆ la distanciation rŽflexive qui introduit la position du  dans l'Žchange verbal, Kafka n'est-il pas condamnŽ ˆ  ? Des mots qui se referment comme des piges sur ceux qu'ils dŽsignent.

Une dernire observation viendra encore confirmer la manire de soliloque que produit le rŽcit kafka•en. Il concerne le statut du narrateur dans ses textes. Ce qui retient l'attention, en premire analyse, est l'absence totale de position de surplomb de celui-ci : s'interdisant toute espce de commentaire ou de mise en perspective, le narrateur n'en sait jamais plus que ses personnages, dŽcouvrant comme eux, et avec le mme Žtonnement, le fil complexe de l'histoire qui, ˆ travers eux, se joue. Ë mieux y regarder cependant, on s'aperoit que ce narrateur ne fait qu'un avec son personnage; Kafka, le narrateur, son hŽros - tous ceux que nous dŽsignons du terme de  ne reprŽsentant qu'une seule et mme personne. Toute vision du monde possible se ramne ˆ leur angle de vue, toute objectivitŽ se rŽduit ˆ la subjectivitŽ absolue de leur point de vue. Entre le  et le , les Žchanges sont donc constants : Marthe Robert note ˆ cet Žgard que si le dŽbut du Ch‰teau est Žcrit ˆ la premire personne, le rŽcit continue avec K.[85].

Du reste, non seulement Kafka s'identifie-t-il largement avec son personnage, mais encore celui-ci est-il rigoureusement le seul personnage du rŽcit. Sans doute croise-t-il, comme dans Le Procs ou Le Ch‰teau, d'assez nombreuses autres personnes, mais, derrire ces apparitions fugitives, nous avons appris ˆ reconna”tre tant™t des doubles, tant™t des ŽlŽments dispersŽs de lui-mme. Et si certaines de ces apparitions, les personnages fŽminins notamment, ne s'identifient pas ˆ lui, ils sont alors dŽpourvus de toute consistance propre, n'intervenant qu'au cours d'une scne unique, disparaissant aussit™t, sans qu'on sache ce qu'ils deviendront - ils ont jouŽ leur partition de  dans une scne o l'unique r™le est tenu par K. et ses succŽdanŽs. Comment pourrait-il d'ailleurs en aller autrement ds lors que, dans cet univers solipsiste, le monde intŽrieur de K. s'est substituŽ au monde  - le rve le plus singulier Žtant offert en spectacle[86], la subjectivitŽ la plus absolue se masquant derrire l'anonymat le plus radical ? Dans un monde sans extŽrioritŽ, l'intŽrioritŽ passe pour l'unique et vraie rŽalitŽ; ou plut™t, les distinctions intŽrieur/extŽrieur, objectif/subjectif, rŽalitŽ/fiction perdent toute pertinence.

ÉEncha”nŽ au pied de la lettre, la lettre K assurŽment, Kafka s'expose ˆ tous les coups. Inventeur d'une formidable  - comme l'est la machine de La colonie pŽnitentiaire - Kafka en est tout ˆ la fois l'ingŽnieur, l'opŽrateur, la victime et le bŽnŽficiaire. Mais alors, comment s'y prend-il, ce prestidigitateur de la langue, pour que ce monde, si singulirement marquŽ de la lettre de K., nous paraisse parfois aussi le n™tre ?

 

Chapitre 4.    Ouvertes, comme les portes de la loiÉ

 

La lŽgende qui cl™ture le Procs le rappelle nettement : les portes de la Loi sont restŽes ouvertes durant toute la vie de Joseph K. Et pourtant, celui-ci ne les franchira jamais. Pour tenter de dŽmler ce paradoxe, dont on sait dŽjˆ lÕimportance pour la vie et lÕÏuvre de Kafka, nous procŽderons en quatre Žtapes, dont les trois premires correspondent au triangle de lÕintersubjectivitŽ institutionnalisŽe (le  barrŽ, le  perverti, et le  accusateur), tandis que la quatrime mettra en lumire les particularitŽs de la procŽdure, qui pourrait bien tre le vŽritable thme de ce singulier procs Ð une manire de mŽtamorphose juridique qui transforme imperceptiblement lÕinnocent en coupable.

Point cependant chez Kafka de dŽmonstration contraignante; seulement une expŽrimentation rigoureuse, accompagnŽe de doutes, dÕhŽsitations et dÕune oscillation sans fin. CÕest que si le personnage kafka•en fait bien lÕŽpreuve de lÕarbitraire de la loi et de lÕinjustice de ceux qui sÕen disent les reprŽsentants, il nÕa pas dÕautre monde ˆ sa disposition Ð la loi quÕil exhume de  son fond personnel nÕest-elle pas plus tyrannique encore ? Entre la loi commune qui semble le frapper de bannissement, et la loi personnelle qui le ch‰tie plus durement encore, nÕest-il pas  ?

Les diffŽrents chapitres du Procs nous serviront de fil dÕAriane dans le parcours de ce labyrinthe; nous y joindrons des rŽfŽrences ˆ des rŽcits plus courts, ˆ connotation juridique, chaque fois que cela sÕavŽrera utile.

 

Section 1. Le  barrŽ.

 

Dans un univers o tout le monde semble en permanence attendre lÕŽnonciation de la loi, le prononcŽ dÕun jugement, lÕacceptation dÕune requte, la reconnaissance dÕun droit Ð le monde de Kafka Ð rien pourtant ne se transmet plus. Les chefs sont absents, morts depuis longtemps ou tellement ŽloignŽs quÕon ne les conna”t pas; les anciennes alliances ont ŽtŽ dŽnouŽes, et les communautŽs dÕorigine se sont dissoutes; seules des rumeurs, des opinions contradictoires et des bribes de lŽgende rapportent encore quelque chose de la loi perdue.

La Colonie pŽnitentiaire est particulirement exemplative de cette perte de la loi. Dans un bagne tropical, un officier tente vaille que vaille de maintenir le souvenir de la discipline quÕimposait lÕancien commandant, aujourdÕhui dŽcŽdŽ, et remplacŽ par un commandant plus jeune qui dŽsapprouve ses mŽthodes. LÕofficier accorde tous ses soins ˆ un reliquat du rŽgime ancien, la machine de mise ˆ mort qui grave la sentence sur le corps des condamnŽs, les conduisant ˆ une fin extatique au fur et ˆ mesure quÕils prennent, connaissance de la sentence, ˆ mme leur peau. Un voyageur est invitŽ par lÕofficier ˆ assister ˆ une exŽcution de ce genre. Celui-ci explique le fonctionnement de la mŽcanique : une feuille couverte dÕarabesques et de fioritures Ð ˆ ce point surchargŽe que le voyageur ne parvient pas ˆ la dŽchiffrer Ð Žnonce la sentence censŽe programmer lÕŽcriture de la machine. Se sentant dŽsavouŽ, et la machine prŽsentant des ratŽes, lÕofficier finit par se placer lui-mme sur la machine. Mais celle-ci se dŽtraque compltement, dŽchiquetant le corps de lÕofficier sans que celui-ci soit parvenu ˆ lÕextase annoncŽe.

Comment interprŽter ce rŽcit ? Au delˆ de la rŽpulsion que suscite la cruautŽ du supplice (et qui entra”nera la fuite du voyageur), on ne sait trop que penser. CÕest que la condamnation implicite des mŽthodes de lÕofficier se double dÕune sorte de nostalgie pour les temps anciens o rŽgnait la loi de lÕancien commandant : une loi dure sans doute, mais juste et connue de tous[87]. Une loi partagŽe, gŽnŽratrice dÕune communautŽ chaude et vivante qui aujourdÕhui fait place ˆ la triste dŽsuŽtude des valeurs et lÕincertitude des normes modernes. LÕextase des condamnŽs ˆ la sixime heure de leur supplice, au moment o lÕŽcriture est assez avancŽe pour quÕils sachent o Žtait le droit, nÕest-elle pas rŽvŽlatrice ˆ cet Žgard Ð comme le signe de leur rŽaffiliation, comme la promesse de leur rŽintŽgration au sein de la communautŽ ? Kafka, dont on peut penser quÕil est plus proche ici de lÕofficier que du voyageur, ne partage-t-il pas avec le Nietzsche de la GŽnŽalogie de la morale, le regret de la dŽfaite des idŽaux ascŽtiques Ð un Nietzsche qui soutenait que seule la souffrance finit par  ? On peut le penser ds lors que Kafka confiait au jeune Janouch son regret de la dŽchŽance dÕune humanitŽ devenue [88]. Au temps de lÕancien commandant la loi formait un ordre plein et intelligible, elle donnait sens et forme ˆ la communautŽ. AujourdÕhui que la machine ˆ Žcrire la loi sÕest dŽtraquŽe, la mort est privŽe de signification, elle est devenue sans mŽmoire et sans public : le voyageur sÕenfuit et le nouveau commandant demeurera invisible. Et pourtant, comment ne pas hŽsiter devant cette conclusion ? Faut-il vraiment payer dÕun prix aussi ŽlevŽ le fait de renouer avec la loi ? Et en dŽfinitive, de quelle loi sÕagit-il : la loi, chaude et vivante, sŽvre mais juste, de la Gemeinschaft dÕorigine, ou lÕarcha•que loi de nŽcessitŽ, purement physique et totalement imprŽvisible, qui sÕy substitue par dŽfaut, lorsque le symbolique sÕest effondrŽ ?

Dans La Muraille de Chine, cÕest lÕinfinie distance entre le centre (la capitale) et la lointaine province (les confins du Tibet), qui explique les pannes de transmission de la loi. Ce nÕest quÕavec un infini retard que le peuple prend connaissance des messages de lÕEmpereur; peut-tre dÕailleurs ne sont-ils que rumeurs et lŽgendes. Peut-tre aussi lÕEmpereur est-il mort depuis longtemps, sa dynastie Žteinte Ð [89]. Dans ce fragment, Kafka, toujours en qute dÕune solution au problme de lÕoubli de la rgle et de lÕusure de lÕautoritŽ, Žvoque pourtant un mŽcanisme dÕune grande importance dans lÕhistoire de lÕOccident. Un mŽcanisme que E. Kantorowicz a ŽtudiŽ sous le nom des  : la distinction entre la personne physique du souverain, et la dignitŽ abstraite de la fonction royale qui lui survit nŽcessairement, et qui suffit, au-delˆ des vicissitudes des destinŽes personnelles, ˆ assurer la pŽrennitŽ du rŽgime et lÕinstitution de la CommunautŽ[90]. Dans la Chine impŽriale prŽvaut en effet, le dogme Ð  et qui est encore inculquŽ par  selon lequel il faut distinguer entre  et [91]. De cette idŽe trs fŽconde Ð qui contient en elle le principe de la distinction entre le  (lÕEmpereur de chair et dÕos) et le  (la dignitŽ impŽriale) Ð Kafka ne tirera rien de positif cependant Ð cÕest que les gens des confins sont tenus dans lÕignorance de ces choses, eux , eux [92]. Ainsi, du fait de la  de lÕadministration impŽriale et du  du peuple, lÕ, - des sujets, sans rgle prŽsente, rŽduits ˆ [93].

Une fois pourtant, sur son lit de mort, lÕEmpereur tÕa adressŽ un message personnel ˆ toi, [94]É mais, bien entendu, le message nÕarrive jamais ˆ destination, tant sont nombreux les obstacles sur sa route et interminable la distance ˆ parcourir. Outre le thme dŽjˆ connu de lÕimpossibilitŽ de dŽchiffrer le message du Pre, cet Žpisode renoue avec une idŽe rŽcurrente chez Kafka : la formulation dÕun commandement absolument personnel, . On en trouve de nombreux exemples sous sa plume. Dans un fragment du Journal datŽ du 27 dŽcembre 1914, parallle ˆ lÕŽcriture du Procs, Kafka raconte ceci : Çun commerant Žtait grandement poursuivi par le malheur. Il le supporta longtemps, puis il finit par croire quÕil ne pouvait plus le supporter davantage et alla consulter un lŽgiste. (É) Ce lŽgiste avait toujours lÕƒcriture ouverte devant lui, et lÕŽtudiait. Il avait lÕhabitude dÕaccueillir par ces mots quiconque venait pour un conseil : "je suis justement en train de lire quelque chose sur ton cas"È (J., 414)[95]. On se rappelle par ailleurs que, dans la Lettre au pre, les ordres  (LP, 39). Enfin, dans la lŽgende Devant la loi, il est dit de lÕentrŽe [96]. La multiplication de ces ordres strictement personnels intrigue assurŽment. Ne sont-ils pas un indice de plus de la dissipation de la loi  ? Comment faire communautŽ, comment partager une rgle commune et universalisable ˆ partir de ce  ˆ rŽpŽtition ? LÕindividualisme radical du personnage kafka•en, ne concevant de rgle que dans un face ˆ face singulier avec lÕAutoritŽ, ne le dŽtourne-t-il pas dÕemblŽe de la rgle partagŽe ?

Avant dÕaborder le thme du  dans Le Procs, on Žvoquera encore deux autres courts rŽcits qui en disent long sur la rŽsignation du peuple ˆ lÕŽgard du silence, de lÕobscuritŽ ou de lÕimprŽvisibilitŽ de la loi. Dans La Requte[97], les habitants dÕune lointaine ville de province ploient sous le joug des imp™ts ordonnŽs par le Colonel, reprŽsentant de la lointaine autoritŽ impŽriale. De temps ˆ autre, et non sans trembler, une dŽlŽgation adresse une requte au Colonel, par exemple pour obtenir une exemption dÕimp™t dÕune annŽe, suite ˆ un incendie qui a ravagŽ un quartier populaire de la ville. Invariablement, la requte est rejetŽe Ð et pourtant, dit le texte, ce nÕest  que le peuple essuie ces refus rituels[98].

Serait-ce que le rejet de la requte est encore une manire de sÕentendre affirmer la loi, et quÕune loi pŽnible est prŽfŽrable ˆ lÕabsence de loi ? On peut risquer cette hypothse, que confirmerait sans doute une autre nouvelle, intitulŽe Au sujet des lois[99]. Dans une citŽ imaginaire, la population vit dans lÕignorance des lois, que seule conna”t . Depuis des sicles, le peuple Žtudie ds lors passionnŽment les actes de la noblesse pour tenter dÕen deviner les rgles, persuadŽ que de cette Žtude pourrait se dŽgager la connaissance des grands principes Žternels des vieilles lois. Il est vrai quÕun petit parti rŽcuse cette attitude et est dÕavis que la noblesse agit de faon purement arbitraire Ð on pourrait dire, en quelque sorte, quÕ. Mais, malgrŽ les grands avantages que ce parti pourrait procurer au peuple, il demeurera toujours minoritaire car, comme lÕa rŽsumŽ un jour un Žcrivain : [100].

Or pourtant, dans Le Procs, cÕest prŽcisŽment cette ultime hypothse Ð la disparition de la Loi et lÕestompement de ses reprŽsentants Ð dont le personnage kafka•en va devoir faire lÕŽpreuve. La premire question qui se pose ˆ cet Žgard est de savoir par qui Joseph K. a ŽtŽ arrtŽ. Qui se cache derrire les gardiens et le surveillant venus lÕarrter ? Au cours du premier chapitre, il est ˆ plusieurs reprises question dÕune  (P., 34, 36); il en sera encore question ˆ la dernire page du rŽcit (P., 255). Ailleurs, on parle dÕune , avec ses  (P., 115) ; K. a parfois le sentiment dÕavoir affaire ˆ  qui entretient une armŽe de juges, de gendarmes, de gardiens et de surveillants (P., 83). Tout au long du rŽcit il sera question de juges, subalternes et supŽrieurs. Mais la thse de lÕ ou de lÕ manque de consistance; Kafka nÕy insiste dÕailleurs pas, et on sent bien que Joseph K. y fait allusion faute de terme plus adŽquat pour identifier la puissance qui lÕarrte. Quant aux juges, ˆ part le juge dÕinstruction fantoche des premiers Žpisodes, Joseph K. nÕen rencontrera aucun tout au long de son annŽe de confrontation avec ce quÕil croit encore tre la justice de son pays (le  se dŽroule en un an trs exactement, douze mois sŽparant son trentime et trente et unime anniversaire Ð soit lÕ‰ge quÕavait Kafka au moment de la rŽdaction du rŽcit).

La procŽdure que suivra dŽsormais le procs (thme sur lequel nous reviendrons dans la quatrime section) ne nous Žclairera pas davantage sur la nature de lÕordre normatif avec lequel Joseph K. est aux prises. Du reste, Joseph K. sÕen apercevra assez t™t et reconna”tra que  (P., 79). Cette procŽdure reste dÕailleurs secrte, mme pour lÕaccusŽ lui-mme (P., 145); ˆ un certain stade, toute aide judiciaire devient inutile, des cours de justice , ayant ŽvoquŽ le dossierÉ de sorte que mme lÕaccusŽ nÕest plus accessible ˆ ses avocats (P., 151).

Mme incertitude quant ˆ la nature exacte de la loi en vertu de laquelle Joseph K. est arrtŽ (on notera que le texte dit , et non ; seule lÕarrestation est certaine, quant ˆ lÕaccusation, Joseph K. cherchera en vain ˆ en conna”tre la teneur). Aux gardiens venus lÕarrter et qui invoquent la , Joseph K. rŽtorque que  et ajoute  - ce qui lui vaut cette rŽpartie :  (P., 36-37)[101]. Ainsi donc, ds les premires lignes, Kafka laisse entendre que les dŽmlŽs de son personnage avec la Loi nÕont rien ˆ voir avec les lois de lÕEtat : cÕest dÕune Loi autre, Žnigmatique et en retrait, quÕil est question, une Loi quÕon Žprouve () plut™t quÕon la conna”t, une Loi, qui faute dÕtre ma”trisŽe par ses destinataires, nÕautorise aucune certitude quant ˆ lÕinnocence de ceux-ci. Tout au long du rŽcit, Joseph K. cherchera vainement ˆ en dŽchiffrer les dispositions, ne rŽcoltant que vagues  (P., 182, concernant de possibles acquittements),  absurdes (P., 203 : on pourrait reconna”tre lÕissue du procs sur le visage de lÕaccusŽ et surtout au dessin de ses lvres), et  (P., 226 ˆ un certain stade de la procŽdure un coup de cloche signale le dŽbut du procs) Ð le tout alimentant les  les plus diverses et les opinions les plus contradictoires. DÕŽvidence le lien vivant de la communautŽ ˆ la loi sÕest rompu, chacun y allant de son interprŽtation, les mots mmes ne semblant plus entretenir de rapport crŽdible avec les choses, encore moins avec la vŽritŽ Ð dÕo la foule de malentendus, de quiproquos, de rendez-vous manquŽs qui parsment le rŽcit.

La parabole , qui figure ˆ lÕavant dernier chapitre, ne fera que confirmer ce pressentiment : bien quÕouvertes (et destinŽes ˆ lui seul), les portes de la Loi restent interdites dÕaccs ˆ lÕ, qui, fascinŽ par la vive lumire qui sÕen dŽgage, se consumera sur leur seuil (P., 242-243). Le gardien de la Loi, sans user pourtant dÕaucune violence, aura rempli son office : comminer lÕinterdiction dÕentrer. Comme tous les intermŽdiaires que Joseph K. aura rencontrŽs (lÕavocat, le peintre, lÕaum™nierÉ) le gardien se sera avŽrŽ un relais paradoxal de la Loi : si elle passe bien par eux, ils sont pourtant lÕobstacle qui empche dÕy accŽder. Exactement comme le pre de Franz Kafka par qui la loi cesse de se transmettre. Tous ces  par lesquels le  pourrait advenir lui font pourtant barrage.

Exceptionnellement, Kafka a jugŽ bon dÕassortir cette parabole dÕune exŽgse, qui prend la forme dÕune controverse talmudique Ð en lÕoccurrence une vive discussion entre lÕaum™nier, qui a rapportŽ la parabole selon lÕEcriture, et Joseph K. On en retient seulement ici la conclusion. , demande Joseph K., et lÕaum™nier de lui faire cette rŽponse :  (P., 249)[102]. Ainsi donc, la Loi suprme, qui va bient™t le conduire ˆ la mort Ð relve de la nŽcessitŽ et non de la vŽritŽ. H. Arendt, qui commente ce passage essentiel, y voit la  de lÕintrigue du roman[103] : le monde bureaucratique, absurde et mensonger de Joseph K. est le monde de la  auquel les sociŽtŽs libres ont rŽgressŽ, comme vers un nouvel Žtat de nature, lorsque lÕesprit civique a dŽclinŽ et quÕa ŽtŽ oubliŽ lÕesprit des institutions de la citŽ. Un rŽgime brutal et trompeur sÕy substitue alors, qui se revendique dÕune nŽcessitŽ nouvelle et qui se renforce de la conformation mentale de tous ceux qui, par l‰chetŽ et fatalisme, sÕy soumettent. Ë condition de dŽgager cette interprŽtation de ce quÕelle doit au contexte de lutte (lŽgitime) contre tous les totalitarismes de lÕŽpoque (H. Arendt Žcrit en 1944)[104], il nous para”t quÕelle touche ˆ lÕessentiel : il est vrai en effet que lÕeffondrement de la loi tierce quÕexpŽrimente Joseph K. donne libre cours ˆ une autre loi, plus archa•que et bien plus contraignante, celle que nous avons qualifiŽe plus haut de  - une sorte de loi naturelle, bien en-deˆ de lÕinnocence et de la culpabilitŽ, dont on nÕest jamais certain de ne pas avoir transgressŽ les tabous et les interdits, et dont les arrts, absolument imprŽvisibles, ne se distinguent pas des souffrances et malheurs naturels qui affectent les hommes. Ceci nous conduit au deuxime p™le du triangle de la sociŽtŽ dŽsinstituŽe quÕŽvoque Kafka : le  perverti.

 

Section 2.  Le  perverti

 

Si la loi est dŽsormais absente, comment ceux qui agissent en son nom nÕappara”traient-ils pas pour des imposteurs ? CÕest le cas, par exemple, de lÕofficier de La Colonie pŽnitentiaire qui se targue de [105]. Ds lors que les lois de lÕancien commandant sont tombŽes en dŽsuŽtude, un tel comportement ne peut appara”tre que comme arbitraire, tout comme la machine quÕil manie nÕŽvoque plus quÕune cruautŽ barbare ds lors que le peuple ne se masse plus, comme avant, pour assister aux exŽcutions.

Une note du Journal, datŽe du 16 septembre 1915 (pŽriode de rŽdaction du Procs), en dit long sur le sentiment de Kafka ˆ propos des juges :  (J., 443). Kafka nÕexploitera cependant gure le thme, battu et rebattu, de la btise ou de la prŽvarication des juges. Un seul texte, ˆ notre connaissance, fragmentaire et inachevŽ, sÕinscrit dans cette veine. IntitulŽ Le Substitut[106], il Žvoque lÕhistoire dÕun juge intgre (le substitut) en butte aux poursuites dÕun Conseil de discipline vŽnal. AccusŽs ˆ leur tour, les juges du conseil de discipline mentent Ð É mais ils se justifient devant un banc vide, dans lÕimpossibilitŽ o lÕon a ŽtŽ de trouver des juges pour les juger[107]. Que deviendront-ils ? Ð on nÕen saura pas plus, Kafka semblant abandonner un rŽcit chaque fois quÕil Žvoque une situation trop rŽaliste ou suscite une conclusion trop courte Ð les choses seraient trop simples en effet sÕil suffisait de remplacer les juges iniques par des juges intgres.

Il nous faut donc reprendre le thme du  perverti ˆ un niveau plus complexe, et donc plus indirect. La perversion de lÕautoritŽ Žvoque bien Žvidemment lÕidŽe de ch‰timents injustes, de peines immŽritŽes Ð nous y reviendrons. Mais lÕarbitraire de lÕautoritŽ ne se traduit pas moins par lÕoctroi dÕavantages indus, de faveurs personnelles, de privilges et autres . Ceux-ci ne manquent pas dans lÕÏuvre de Kafka. On se bornera ˆ Žvoquer ici lÕattitude de K. dans le Ch‰teau, qui persiste ˆ ne pas comprendre que le permis de sŽjour quÕil rŽclame des Messieurs ne relve pas de la catŽgorie du droit mais plut™t des faveurs personnelles. Il lui serait bien plus utile de rentrer dans les  de ces Messieurs plut™t que de camper dans une attitude juridique Ð mais cÕest prŽcisŽment ce ˆ quoi il se refuse absolument : [108].   Cette attitude condamnera bien entendu K. ˆ lÕŽchec, tout comme le refus des compromissions face aux menaces immŽritŽs mnera le Joseph K. du Procs ˆ lÕimpasse quÕon sait.

Dans le Procs, la perversion des instances de la loi revt de multiples visages. On citera tout dÕabord la vŽnalitŽ ordinaire des gardiens venus arrter Joseph K. Ne lui ont-ils pas volŽ du linge de corps et mangŽ son petit dŽjeuner (P., 33) ? Ð ce qui leur vaudra dÕailleurs une sanction dans lÕŽpisode du  sur lequel nous reviendrons. Plus tard il sera question dÕ qui nÕhŽsitent pas ˆ corrompre des fonction-naires subalternes et ˆ voler des dossiers (P., 146).

CÕest cependant dans le registre de la sexualitŽ Ð dont on sait le caractre problŽmatique quÕelle a toujours revtu aux yeux de Kafka Ð que la corruption des relais de la loi est la plus Žvidente. RŽvŽlateur ˆ cet Žgard est lÕŽpisode o Joseph K., enfin parvenu ˆ ce qui pourrait tre une salle dÕaudience du tribunal, se prŽcipite sur des livres abandonnŽs par les jugesÉ et nÕy dŽcouvre que des gravures obscnes.  (P., 90). A partir de cet instant, les femmes Žquivoques ne cesseront de croiser la route de Joseph K., chacune proposant son aide, chacune lÕenfonant un peu plus dans lÕaliŽnation de son procs. Plut™t rabatteuses que mŽdiatrices (on se souvient que, dans la Lettre au Pre, Kafka avait formulŽ ce reproche ˆ lÕŽgard de sa mre : toute sa tendresse ne conduisait quÕˆ le rabattre plus sžrement dans le cercle paternel), entretenant des rŽactions Žquivoques avec tout le monde, des juges aux accusŽs, des avocats ˆ leurs clients, ces femmes incarnent la contagion mme de la corruption qui, de proche en proche, contamine tout le corps social. Ainsi en va-t-il par exemple, dans les premiers Žpisodes, de la lavandire, Žpouse de lÕappariteur (celle-lˆ mme qui, dans le chapitre prŽcŽdent, avait interrompu la sŽance du tribunal par les bruits impudiques de sa copulation avec lÕŽtudiant, P., 84) qui entreprend de sŽduire Joseph K. en se targuant de ses bonnes relations avec le juge dÕinstruction (qui lui fait une cour assidue Ð ne lui a-t-il pas rŽcemment offert une paire de bas de soie ?), tout en soutenant les assauts de lÕŽtudiant en droit, collaborateur du juge (P., 88 ˆ 93). Bien conscient de la corruption de la lavandire (P., 90) et devinant quÕ  (P., 94), Joseph K. succombe nŽanmoins ˆ ses manÏuvres, allant jusquÕˆ se battre avec lÕŽtudiant qui lÕemporte sur son dos pour lÕemmener chez le juge (P., 96)[109].

LŽni, la bonne-infirmire de lÕavocat Huld, reprŽsente une autre de ces mŽdiatrices perverses : elle aussi nÕa de cesse que de sauter au cou de Joseph K., comme de tous les clients de son patron, semble-t-il : cÕest que  (P., 213). Une particularitŽ physique ne manque pas de fasciner Joseph K. : LŽni prŽsente en effet deux doigts palmŽs Ð  (P., 140), sÕexclame-t-il, suggestion diabolique sans doute que confirme encore  qui se dŽgage de sa personne lorsquÕelle lÕŽtreint dans le bureau mme de lÕavocat.

Enfin, on Žvoquera encore les petites filles perverses qui gravitent autour de lÕatelier du peintre Titorelli, lui-mme personnage Žquivoque, comme on verra. Provocantes et difformes, ces petites filles qui prŽsentent  (P., 170), escortent Joseph K. jusquÕˆ lÕatelier du peintre, qui lui-mme le recevra en chemise de nuit autour de son lit qui semble occuper toute la place. Et tout comme LŽni avait donnŽ la clŽ de la maison de lÕavocat ˆ Joseph K. (P.,140), de mme les petites filles se sont-elles procurŽes la clŽ de lÕatelier de Titorelli (P., 171) : du passe-partout au passe-droit, le passe rgne en ma”tre dans lÕunivers de la corruption. K. le comprend bien, qui dŽclarera ˆ lÕaum™nier, lÕaccusant de chercher lÕappui des femmes, que  (P., 240). Du reste, la reprŽsentation allŽgorique de la justice par le peintre Titorelli nÕŽvoque-t-elle pas aussi  (P., 174) Ð ce qui ramne, une fois de plus, au thme de la femme rabatteuse.

Les  reprŽsentent un troisime aspect du  perverti dans lÕunivers kafka•en, aprs la vŽnalitŽ et la lubricitŽ. Pour encha”ner par exemple sur les fillettes perverses, nous apprenons bient™t quÕ (P., 178). Quant ˆ Titorelli lui-mme, il se prŽsente comme  (P., 175) : , dit-il ˆ Joseph K.,  (P., 179). Tout se joue, bien entendu, dans lÕŽquivoque de ce  qui signale le dŽcalage incongru, la dŽchŽance de la position, le glissement imperceptible de lÕofficiel ˆ lÕofficieux (encore un signe de ce que nous appelons ). Si lÕon pouvait encore considŽrer que Huld, le dŽfenseur de K., Žtait un avocat officiel Ð ce qui ne lÕempchait pas cependant dÕtre totalement inefficace (et pour cause puisque les formes officielles de la justice se sont effondrŽes depuis longtemps) Ð, Titorelli, en revanche, reprŽsente lÕarchŽtype de ces avocats-marrons qui peuvent se targuer de certains succs en raison des relations Žquivoques et des pratiques douteuses quÕils entretiennent avec les fonctionnaires subalternes de la justice. Comme le souligne bien Cl. David, si Huld appara”t comme lÕadepte dÕune croyance dŽgradŽe, le fidle dÕune religion morte sans quÕil sÕen soit aperu, Titorelli, lÕintermŽdiaire cynique et agnostique, a appris depuis longtemps ˆ tricher avec la loi et en tirer quelque profit[110].

Mais peut-tre que Huld lui-mme triche, ˆ sa faon, avec la loi; peut-tre sÕest-il avisŽ lui aussi de lÕinanitŽ de tous ses efforts, de sorte que ce nÕest que par intŽrt quÕil continue de feindre. Toujours est-il que son attitude ambigu‘ finit par entra”ner la dŽchŽance de ses clients. Ainsi en va-t-il de Block, engagŽ dans une procŽdure depuis plus de cinq ans, et qui a fini par Žlire domicile dans un rŽduit de sa cuisine, admis certains jours ˆ venir quŽmander, comme un chien, quelque faveur ˆ lÕavocat (P., 220, 223).

On le voit : lorsque le sens et la norme se brouillent ou sÕestompent (le  barrŽ), que les autoritŽs et leurs reprŽsentants dŽnaturent leur r™le (le  perverti), les identitŽs personnelles sont menacŽes dans leur intŽgritŽ mme Ð le  menace; ceci nous conduit au troisime p™le du triangle de lÕintersubjectivitŽ menacŽe.

 

Section 3.  Le  accusateur

 

Chez Kafka, on le sait, condamnation extŽrieure et auto-accusation forment deux motifs inextricablement mlŽs. Ce nÕest pas lÕanalyse du Procs qui dŽmentira cette conclusion : le thme de lÕaccusation (interne et/ou externe) y prŽsente une complexitŽ extrme, rŽellement polyphonique. Non moins de quatre mouvements peuvent tre distinguŽs dans le texte : il y a, tout dÕabord, le mouvement le plus apparent, celui de lÕaccusation extŽrieure par une puissance malveillante (lÕOrganisation, lÕAdministration, le TribunalÉ), qui se heurte aux protestations dÕinnocence, sans cesse rŽitŽrŽes, de Joseph K.; il y a ensuite le motif opposŽ de lÕauto-accusation, allusif au dŽbut, plus explicite ˆ la fin; dÕautant que sÕy superpose Ð troisime thme Ð la prise de conscience des petites fautes rŽellement commises par K. au cours des douze mois de la procŽdure; il y a enfin le mouvement de fond du rŽcit qui sÕinscrit dans un registre quasi inconscient et qui traduit la lente mŽtamorphose, autant physique que psychique, de lÕinnocent en coupable.

Tentons de dŽmler, un ˆ un, les diffŽrents fils de cet Žcheveau. Premier mouvement : lÕaccusation extŽrieure classique. Quelle que soit la force du motif opposŽ de lÕauto-accusation, nul ne peut nier que Joseph K. est rŽellement  (mme sÕil est laissŽ en libertŽ), quÕil est convoquŽ, au moins la premire fois, ˆ une sŽance du tribunal, quÕil se meut dans un environnement dÕavocats (mme si on sÕaperoit bient™t de leur inutilitŽ), que son univers comporte des prisons (puisquÕil rencontre lÕaum™nier de la prison) ainsi que des bourreaux (ceux-lˆ mme qui lÕexŽcuteront au dernier chapitre). On ne peut donc pas dire que Joseph K. ait rvŽ son arrestation; les commentateurs ont dÕailleurs relevŽ ˆ cet Žgard que Kafka a soigneusement retirŽ de son manuscrit tous les passages qui, prŽcisŽment, Žvoquaient des rves de K. : il fallait en effet que tout parut absolument rŽel, mme si Ð et tel est le tour de force de lÕart de Kafka Ð tout relve de lÕunivers le plus intŽrieur du personnage. On relvera Žgalement que Kafka nÕa pas intŽgrŽ dans le rŽcit deux variantes qui figurent dans le Journal du 29 juillet 1914 et qui Žvoquent deux commencements de lÕhistoire auxquels il a songŽ : dans le premier,  (J., 379); dans le second, un personnage, dŽsignŽ cette fois en premire personne, est accusŽ dÕun vol quÕil a rŽellement commis, bien quÕil sÕen dŽfende (J., 380). LÕauteur a renoncŽ ˆ ces deux entrŽes en matire, sans doute trop explicites, et, au moins pour la premire, trop autobiographique, prŽfŽrant laisser planer le doute le plus complet sur la prŽtendue faute de Joseph K.

K. proteste donc de son innocence avec la plus extrme Žnergie : , affirme-t-il au surveillant, dans le premier chapitre (P., 41). Et au chapitre trois, il a encore la force de retourner violemment lÕaccusation contre lÕabus de procŽdure dont il est lÕobjet (P., 79 s.). CÕest aussi pour se dŽfendre de toute allŽgation de fautes et du soupon de culpabilitŽ quÕil refuse de sÕŽloigner pour prendre du repos ˆ la campagne, comme lÕy invite son oncle (de toute Žvidence, un substitut du pre) (J., 126). Cependant, rien nÕy fait ; au fur et ˆ mesure que se dŽroule lÕintrigue, de plus en plus de gens semblent au courant du procs qui lui est fait et amplifient lÕaccusation implicite dans le style ambigu (sont-ils des tŽmoins, des intercesseurs ou des accusateurs ?) qui caractŽrise toute lÕaction. A lÕavant dernier chapitre, lÕaum™nier lÕinterpellera personnellement et sans Žquivoque cette fois :  (P., 237, 239). Nouvelle protestation dÕinnocence :  - affirmation cependant singulirement affaiblie ( ou plut™t dŽplacŽe) par la rŽplique suivante de Joseph K. :  (P., 239).

En mme temps que se rŽptent ces protestations dÕinnocence se dŽveloppe cependant, en contrepoint, le deuxime motif du rŽcit relatif cette fois ˆ lÕauto-accusation. Bien plus Žtrange que le premier, ce deuxime thme ne fait lÕobjet, du moins au dŽbut du rŽcit, que dÕallusions indirectes, allŽgoriques et Žnigmatiques. Ainsi cette affirmation des gardiens venus arrter Joseph K. :  (P., 36). Ou encore  lÕallusion ˆ la pomme Ð de tous temps symbole de culpabilitŽ (on lÕavait dŽjˆ rencontrŽe fichŽe dans le dos de GrŽgoire Samsa dans La MŽtamorphose) Ð que Joseph K. croque, en guise de petit dŽjeuner, lors de la mme scne de lÕarrestation (P., 38).

On devine que le sentiment de culpabilitŽ progresse lorsque, sans tre convoquŽ, Joseph K. se rend spontanŽment au tribunal (P., 87); nÕavoue-t-il pas ˆ son oncle quÕil  (P., 123) ? Et le prtre dŽvoile assurŽment un point essentiel lorsquÕil relve, ˆ la fin de la scne de la cathŽdrale :  (P., 250). Enfin, toute la scne finale de l'exŽcution doit tre relue ˆ la lumire de l'hypothse de l'auto-accusation. On y verrait alors que c'est Joseph K. lui-mme, et non les deux bourreaux venus le chercher, qui imprime le rythme et la direction de la marche. Du reste, ces deux sbires -  - ne sont autres, tout comme les gardiens du dŽbut, que des ŽlŽments du moi disloquŽ de Joseph K. lui-mme : ils avancent trs serrŽs, formant  (P., 252). Et lorsquÕun des deux bourreaux sort son couteau,  (P., 255). Mais, assumant cette , il nÕen fit rien, se laissant Žgorger  - et le rŽcit de se terminer sur cette phrase :  (P., 256). Kafka citera mot pour mot cette phrase, des annŽes plus tard, dans la Lettre au Pre pour lÕappliquer ˆ son cas :  (LP., 93).

A vrai dire, ce thme Žnigmatique de lÕauto-accusation se renforce dÕun troisime motif, plus concret quant ˆ lui, relatif aux vrais fautes que Joseph K. se reprochera au cours de la procŽdure. Le premier chapitre se cl™ture par un Žpisode fort curieux ˆ cet Žgard au cours duquel Joseph K. entreprend de sŽduire Mademoiselle BŸrstner, cliente de la pension qui le loge (on observera que son nom de famille commence par un B. exactement comme Grete Block et FŽlice Bauer); au cours de cette scne, K. se prŽcipite sur la jeune fille, lÕembrasse sur la bouche et la gorge  (P., 60). Ce nÕŽtait lˆ, comme on lÕa dŽjˆ ŽvoquŽ, que le dŽbut dÕune longue sŽrie de rencontres ambigu‘s avec des femmes non moins Žquivoques. Tout se passe ˆ cet Žgard comme si le fait de lÕarrestation allait progressivement rŽvŽler ˆ Joseph K. une sexualitŽ enfouie dont il ne sÕŽtait jamais avisŽ auparavant[111].

La cŽlbre scne du  en apporte une confirmation Žclatante. Un jour quÕil travaillait ˆ la banque comme ˆ lÕaccoutumŽ, Joseph K. est troublŽ par des cris venant dÕun dŽbarras. Quelle nÕest pas sa surprise dÕy dŽcouvrir les deux gardiens du dŽbut, nus et ˆ genoux, durement fouettŽs Ð en raison, lui explique-t-on, du vol de linge dont ils se sont rendus coupables. Joseph K. est atterrŽ : dÕaccusŽ nÕest-il pas devenu accusateur ˆ son tour ? Le fouetteur ne se laisse cependant pas dŽtourner de son devoir : la pensŽe vient alors ˆ Joseph K. de se dŽshabiller ˆ son tour et de prendre la place des deux victimes. Cette pensŽe ne le l‰chera plus, elle le troublera toute la journŽe du lendemainÉ et lorsquÕˆ nouveau il ouvre la porte du dŽbarras, cÕest pour tre confrontŽ exactement ˆ la mme scne que la veille Ð cette fois, K. nÕen peut plus, il referme violemment la porte et sÕenfuit (P., 112-119). Inutile de mobiliser la psychanalyse pour dŽcoder : quÕa donc dŽcouvert K. lorsquÕil a entrouvert la porte de lÕinconscient-dŽbarras ? LÕambivalence du bourreau et de la victime, de lÕaccusateur et de lÕaccusŽ (les deux gardiens ne sont-ils pas des reprŽsentants de certaines de ses propres pulsions ?), ainsi que Ð dŽcouverte sans doute encore plus insupportable Ð une tendance homophile doublŽe de reprŽsentations sado-masochistes[112].

Par ailleurs, Joseph K. se reproche Žgalement, au fil des semaines et des mois, de nŽgliger son travail ˆ la banque, ce dont atteste dÕailleurs la dŽgradation de ses rapports avec le sous-directeur. Hier il sÕaccusait de nŽgliger son procs (son oncle lui en faisait le reproche Žgalement, P., 141); voilˆ maintenant quÕil y consacre tout son temps, ayant entrepris de rŽdiger un interminable mŽmoire en dŽfense, au dŽtriment cette fois de ses obligations professionnelles.

Alors ? CulpabilitŽ rŽelle ou fantasmŽe ? Mise en accusation extŽrieure ou auto-exŽcution ? Les deux ˆ la fois, bien entendu. Mais un quatrime thme, peut-tre le plus important, vient Žclairer ce paradoxe dÕun jour nouveau. Ce thme est celui de la justice immanente, bien au-delˆ (ou plut™t en deˆ) de la culpabilitŽ et de lÕinnocence, une justice en quelque sorte inscrite dans les choses mmes (les choses qui parlent dÕelles-mmes : res ipsa loquitur), une justice quasi-naturelle renvoyant ˆ la loi archa•que de nŽcessitŽ. De cette justice immanente cÕest le corps qui, bien avant lÕesprit, en prend connaissance (les gardiens nÕavaient-ils pas prŽvenu quÕˆ dŽfaut de conna”tre la loi, il allait la  ?).

K. en a la rŽvŽlation lors de son incursion dans les greniers surchauffŽs et encombrŽs o sont installŽs certains services du tribunal. Pris de vertige, il suffoque et manque de perdre connaissance. On doit le porter et bient™t le tra”ner vers la sortie. K., qui jouit dÕordinaire dÕune bonne santŽ nÕy comprend rien Ð dÕo cette interrogation, si rŽvŽlatrice :  (P., 111).

On se souvient que les suppliciŽs de La Colonie pŽnitentiaire apprenaient aussi la loi par leurs corps, au point mme quÕˆ la sixime heure leur Žtait promise lÕextase de la rŽvŽlation. NÕest-ce pas cette transformation que LŽni, la bonne de lÕavocat, a appris ˆ reconna”tre chez les accusŽs Ð des accusŽs quÕelles trouvent tous beaux, prŽcisŽment ? Kafka prend bien soin de prŽciser ˆ ce propos :  (P., 213). Mais dÕo leur vient cette sorte de beautŽ intŽrieure qui rayonne de leurs personnes ? Ni de la culpabilitŽ, car ils ne sont pas tous coupables, ni de la punition, car ils ne seront pas tous punis :  (P., 213).

Bien entendu, cette mŽtamorphose, car cÕen est une vraiment Ð une lente transformation interne, quasi-physique et naturelle, de lÕaccusŽ en coupable Ð ne sÕopre pas en un jour; pourtant, les gens dÕexpŽrience savent dŽceler le moment o le point de non-retour est atteint; cÕest celui-lˆ que guettent les fonctionnaires du tribunal qui dŽvisagent Joseph K.  (P., 105). ArrivŽ ˆ ce stade, lÕaccusŽ se meut au-delˆ (ou plut™t en deˆ) du bien et du mal. Il relve dŽsormais de la grande loi de nŽcessitŽ et se dŽpouille peu ˆ peu de son individualitŽ, dont il est devenu indiffŽrent de savoir si elle Žtait rŽellement coupable. DŽpouillŽ de tout ce qui pourrait encore le rattacher ˆ son identitŽ concrte (famille, travailÉ), Joseph K., vers la fin du rŽcit, en vient ˆ incarner lÕhomme anonyme objet dÕune loi de nŽcessitŽ qui Žchappe ˆ lÕentendement. Ë ce stade la question nÕest plus de savoir qui accuse et qui est accusŽ, ou encore qui est innocent et qui est coupable, ou qui est Žquitable et qui est arbitraire, le vrai sujet du rŽcit (peut-tre le seul depuis le dŽbut) est devenu la procŽdure elle-mme, celle-lˆ mme qui  (P., 240). Ce qui nous conduit ˆ notre dernier dŽveloppement.

 

Section 4.  Un singulier procs

 

Le procs de Joseph K. est effectivement un singulier procs : ˆ la fois Žtonnant et irrŽductiblement personnel. Du reste, le terme allemand Prozess, signale M. Robert, est lui-mme un terme ˆ double entende : il dŽsigne ˆ la fois une action judiciaire et un processus morbide susceptible dÕŽvolution[113]. De sorte que K. est ˆ la fois lÕobjet dÕune procŽdure (judiciaire) et dÕun processus (pathologique), sans que lÕon sache en dŽfinitive sÕil est malade de culpabilitŽ ou coupable de maladie Ð en proie en tout cas ˆ une mŽtamorphose qui le met dŽjˆ au ban de lÕhumanitŽ ordinaire, en quarantaine Ð faut-il ajouter :  ?

Les diffŽrents ŽlŽments de ce singulier  quÕon Žvoque maintenant sont autant dÕaspects de cette justice inversŽe qui accompagne lÕŽcroulement du monde commun instituŽ par des symboles partagŽs. NÕallons pas en conclure pour autant que cette justice ˆ lÕenvers nÕa rien de commun avec la n™tre. Le XXe sicle aura au contraire produit son lot de confirmations des fantasmes de Joseph K. (que lÕon songe par exemple aux parodies de procs que Staline organisait pour ceux quÕil transformait en opposants). Sans aller jusquÕˆ ces extrŽmitŽs, bon nombre de traits invoquŽs par le Procs Ð le r™le parfois ambigu de lÕavocat, la difficultŽ dÕaccs au prŽtoire, les lenteurs de la procŽdure, lÕalŽa de la dŽcision, la  de lÕaccusŽ par le dossier Ð caractŽrisent, aujourdÕhui encore, non pas les dysfonctionnements (exceptionnels) de la justice, mais son fonctionnement le plus ordinaire. Faut-il en conclure que le plus singulier est aussi le plus universel ? Ce serait certainement un des mŽrites de la grande littŽrature de nous le faire percevoir.

Le temps Ð ˆ la fois alŽatoire, infiniment distendu et inversŽ Ð reprŽsente la premire coordonnŽe de la procŽdure singulire du Procs. Une justice instituante, restauratrice de paix sociale, de reconnaissance des victimes et de rŽhabilitation des coupables, sÕaccompagne dÕune temporalitŽ nettement distincte du temps ordinaire (elle marque une coupure rituelle instauratrice dÕun ordre supŽrieur), entirement ma”trisŽe par des rgles prŽcises et contraignantes, et gŽnŽratrice dÕeffets dŽfinitifs et irrŽversibles : ainsi un temps nŽguentropique et crŽateur se substitue-t-il au dŽsordre social dŽnoncŽ par la plainte[114]. Tous ces caractres sÕinversent dans Le Procs. Loin dÕtre ma”trisŽe par des rgles prŽcises, et mesurŽe par des dŽlais stricts, la procŽdure y appara”t parfaitement alŽatoire : Joseph K. est convoquŽ au tribunal un dimanche, et, bien quÕon ne lui ait pas fixŽ dÕheure prŽcise, on lui reproche son retard (P., 70 et 77). Dans la suite il ne saura jamais si la procŽdure est vraiment entamŽe, la question du moment de lÕouverture du procs restant objet de controverses parmi les spŽcialistes (P.,  205 et 225). Et quand finalement le verdict final arrive, cÕest  (P., 226).

Le temps dÕune procŽdure instituante est, disions-nous, nettement distinct du temps de la vie ordinaire. Dans Le Procs, au contraire, le temps de la justice ne se distingue plus du temps de la vie privŽe Ð le dimanche et la nuit semblent mme ses moments de prŽdilection : les prŽposŽs de le justice nÕont-ils pas pris lÕhabitude de loger dans les locaux mmes du tribunal (P., 108) ?

Par ailleurs, une justice instituante rend des  - des dŽcisions qui  le cours des choses, mettent un terme au diffŽrend, enrayant le cycle infernal de la violence ou de la dŽchŽance. Tout au contraire, la justice avec laquelle K. est aux prises est celle dÕun processus indŽfiniment distendu, sans vŽritable dŽbut ni fin assignable. LÕavocat Huld, aprs des mois de travail, ne sera mme pas parvenu ˆ terminer la premire requte (P., 152) ; le procs de son client Block se tra”ne depuis cinq ans, sans que le moindre progrs significatif nÕait ŽtŽ enregistrŽ (P., 200). Titorelli, toujours bien informŽ, ne cache rien ˆ Joseph K. de cette Žtrange temporalitŽ judiciaire. A part , auquel il faut renoncer (seules de vieilles lŽgendes Žvoquent cette possibilitŽ, mais on ne peut pas en faire Žtat devant le tribunal; du reste il est impossible dÕen avoir confirmation, les dŽcisions ultimes nÕŽtant jamais rendues publiques, P., 182), lÕaccusŽ a le choix entre lÕ et le . Dans le premier cas, lÕaccusŽ peut cesser de sÕoccuper de son affaire, mais celle-ci suit nŽanmoins son cours; le dossier continue de circuler de bureau en bureau, de sorte que  - cÕest que  (P., 187). LÕacquittement nÕŽtait que provisoire, en somme, une nouvelle citation pouvant tre ordonnŽe ˆ tout moment Ð exactement comme une tumeur maligne se rŽveille, aprs avoir laissŽ quelque moment de rŽpit au patient.

LÕautre branche de lÕalternative consiste dans le  : dans ce cas, lÕaccusŽ continue ˆ faire preuve dÕune attention constante ˆ lÕŽgard des dŽveloppements du dossier, il ne nŽglige rien pour sa dŽfense, de sorte que  (P., 188). On lÕaura compris : quelle que soit lÕoption choisie, aucun terme vŽritable nÕest mis ˆ la procŽdure : quÕil sÕagisse dÕune maladie chronique exigeant des soins constants, ou dÕune affection latente ponctuŽe de crises subites, il nÕy a nulle rŽmission ˆ attendre. La mort elle-mme ne constitue pas un terme ˆ cet Žgard : le personnage kafka•en qui, on lÕa vu, sÕimagine volontiers dans le r™le du mort-vivant (cf. supra, le chasseur Gracchus), ne craint-il pas que  (P., 256) ?

AlŽatoire, infiniment distendue, la temporalitŽ du Procs est Žgalement inversŽe Ð cÕest mme lˆ sa caractŽristique la plus frappante. Contrairement ˆ la sŽquence classique, la condamnation prŽcde ici la poursuite, de mme que lÕexŽcution prŽcde le jugement Ð comme si Joseph K. Žtait  condamnŽ; comme si le procs (cÕest-ˆ-dire le processus de la mŽtamorphose) avait pour unique fonction de faire accŽder cette vŽritŽ ˆ la conscience du condamnŽ, comme si les douze mois de procŽdure avaient pour r™le vŽritable dÕassurer lÕadŽquation progressive des reprŽsentations mentales avec cette nŽcessitŽ naturelle absolument inŽluctable. NÕŽtait-ce pas lˆ dŽjˆ le processus que suivaient les procs en sorcellerie de lÕInquisition ? NÕŽtait-ce pas aussi le ressort intime des procs staliniens, au cours desquels lÕaccusŽ Žtait amenŽ ˆ rŽŽcrire toute lÕhistoire de sa vie, au terme de longs mŽmorandums, exactement comme Joseph K. le fera, pour la rendre conforme avec lÕissue fatale que lÕon devine[115] ?

Tout aussi informe est lÕespace judiciaire du Procs. Une justice instituante suppose que le lieu o se dit le droit soit un espace retranchŽ de la vie quotidienne, clairement dŽlimitŽ, et en mme temps central, comme le foyer qui innerve toute la citŽ Ð une aire sacrŽe, chez les anciens, signifiant ˆ la fois la transcendance de la justice, sa radicale diffŽrence, et sa prŽsence tangible au milieu des hommes. Comme on peut sÕen douter, ce sont des caractres exactement opposŽs que prŽsente le tribunal du Procs : cÕest, pourrait-on dire, la promiscuitŽ pŽriphŽrique qui le caractŽrise en lieu et place de la sŽparation centrale. Ici, pas de lieu clairement assignŽ, dÕespace sacrŽ distinguŽ du quotidien Ð ce sont des meublŽs tout ˆ fait ordinaires qui abritent les sŽances du tribunal, que la lavandire Žvacue les jours de sŽance (P., 88). Par hasard, Joseph K. tombe un jour, au bas dÕun escalier, sur un panneau indiquant : , mais ses pŽrŽgrinations ne le conduiront quÕaux greniers Žtouffants et labyrinthiques dÕun immeuble de rapport (P., 97). OmniprŽsente, cette justice est cependant dŽpourvue de centralitŽ et de visibilitŽ : cÕest toujours en , dans des immeubles de  que K. amorce ses contacts avec elle (P., 70). Cette topographie ne manque cependant pas dÕtre paradoxale : un jour quÕil se rend chez le peintre Titorelli,  (P., 168), K. avise une porte de lÕatelier, derrire le lit du peintre :  dit celui-ci,  (P., 192)É et dÕajouter que, des bureaux du tribunal, il y en a dans presque tous les greniers.

Un autre caractre spatial de la justice instituante, est le vide autour duquel elle sÕorganise[116] : entre le banc de la Cour, les travŽes du public, la barre des avocats et le pupitre du procureur, un espace vide est mŽnagŽ par o se symbolise la transcendance de la loi et autour duquel sÕorganisent les Žchanges sur son contenu. Ici encore, cÕest la reprŽsentation inverse qui prŽvaut : au lieu de la case blanche, ce nÕest quÕinvrai-semblable entassement de gens et dÕobjets qui encombrent, Žtouffent littŽralement, lÕespace de la justice : tout un bric-ˆ-brac o se dŽversent, comme dans un rve, les rŽsidus des passions ordinaires Ð meubles bourgeois, classeurs bureaucratiques, bas de soie, magazines pornographiques, bacs ˆ lessiveÉ

La justice instituante, par sa sŽparation du quotidien, sa centralitŽ et son vide interne, tente de restaurer lÕordre, la mesure, une nouvelle mise en rapport des choses au sein de la corruption; elle mŽnage un parcours dÕŽtapes bien rŽglŽ qui sont comme les Žpreuves dÕun rite dÕinitiation en vue de la rŽintŽgration sociale; elle tente, en rŽinstaurant la perspective rŽflexive du tiers, dÕŽtablir la bonne distance entre des protagonistes (les  et les ) trop liŽs par lÕindistinction de la violence ou de la captation. Tous ces effets, liŽs ˆ une correcte ma”trise de lÕespace institutionnel, sont perturbŽs et mme inversŽs dans le Procs : ici, cÕest le trop plein des corruptions quotidiennes qui se dŽverse sur la justice Ð version moderne de la profanation du temple par les marchands. Toutes les mesures en ressortent faussŽes et les rapports biaisŽs; quant au labyrinthe que parcourt K., il nÕest pas comme ceux du parvis des cathŽdrales, pourvus dÕune sortie, lointaine sans doute, mais clairement visible, des labyrinthes qui imposaient aux plerins une ultime Žpreuve purificatrice avant lÕaccs ˆ lÕautel Ð il sÕagit plut™t de ces dŽdales mortels o le Minotaure dŽvorant lÕemportera toujours sur le voyageur ŽgarŽ. Point non plus ici de  entre les protagonistes Ð K. ignorera jusquÕau bout qui lui fait face (quel  ?, quel  ?, quel  ?), et ne trouvera autour de lui (on dit , car prŽcisŽment personne ne lui fait ) quÕune masse anonyme de tŽmoins plus ou moins voyeurs (on ne compte plus, de la premire ˆ la dernire scne, les personnes qui observent K. ) et tout un grouillement dÕintercesseurs plus ou moins bien intentionnŽs. Comment mieux Žvoquer que par cette dŽstructuration de lÕespace, physique et symbolique, lÕŽchec de la parole sŽparatrice, le dŽlitement de la loi, la confusion qui annonce le retour de la violence originelle ?

LÕŽtude des r™les tenus par chacun des protagonistes Žclaire Žgalement, dÕune singulire lumire, la justice inversŽe, ou plut™t dŽformŽe jusquÕau grotesque, du Procs. Nous avons dŽjˆ signalŽ plus haut les , constitutifs du  perverti. Dans ce registre on peut encore relever quelques illustrations. Le fait, par exemple, que lors de la scne de lÕarrestation, le surveillant sÕest fait accompagner non seulement de deux gardiens, mais Žgalement de trois tŽmoins, dont K. dŽcouvre avec stupeur quÕils ne sont autres que des employŽs de la banque qui lÕoccupe (P., 45)[117]. Stupeur Žgalement, lorsque K., en visite (nocturne, comme de juste), chez lÕavocat Huld, dŽcouvre la prŽsence, dans un coin dÕombre de la pice, du chef du SecrŽtariat du Tribunal, assis devant une petite table (P., 134) : prend-il des notes ? conseille-t-il lÕavocat ? lui confie-t-il des informations confidentielles ? ou au contraire, lui soutire-t-il des renseignements sur ses clients ? Ð toutes les supputations sont bien entendu permises.

Moins brutalement sans doute que Titorelli,  qui triche ouvertement avec la loi et joue cyniquement du trafic dÕinfluence, lÕavocat Huld incarne aussi, ˆ sa manire, la perversion des rapports de  judiciaire. On a dŽjˆ notŽ quÕaussi pontifiant quÕinefficace, il incarnait le dŽvot dÕune religion morte (celle dÕune procŽdure qui aurait du sens et dÕune loi qui serait lŽgitime) et entra”nait ainsi ses clients dans une liturgie absurde et aliŽnante. Son nom, Huld ( en allemand) ne rŽvle-t-il pas dŽjˆ que son office ne se situe nullement sur le plan rigoureux de la loi et du droit, mais plut™t dans les eaux troubles des faveurs, des privilges et des hasards qui vous font  ou au contraire , sans quÕon sache exactement pourquoi. NÕest-il pas dit que  (P., 146) ? Le triangle Huld, LŽni, Block est rŽvŽlateur ˆ cet Žgard : Huld, le mŽdiateur en trompe lÕÏil, dispensateur de  illusoires, LŽni la bonne Žquivoque qui joue le r™le de rabatteur, Block le client rŽduit ˆ lÕŽtat de gibier, ou plut™t de chien, ayant abdiquŽ toute dignitŽ, baisant les mains de lÕavocat, agenouillŽ au pied de son lit (P., 222).

Mais ce nÕest pas seulement du c™tŽ des avocats que lÕunivers du Procs pche par manque de  et de cette distance rŽflexive nŽcessaire ˆ la triangulation du diffŽrend. Beaucoup plus fondamentalement encore, sÕest-on avisŽ de ce que, dans ce Procs, le r™le de lÕaccusateur public fait totalement dŽfaut, de sorte que lÕespace judiciaire compte deux dimensions seulement, et non trois comme il se doit : dÕun c™tŽ les juges, de lÕautre, Joseph K., et entre les deux, pas de ministre public. Avec cette consŽquence f‰cheuse que le juge cumule alors les r™les dÕaccusateur et dÕarbitre, ce qui ne manque pas de soulever des doutes quant ˆ son impartialitŽ[118]. Comment le juge pourrait-il accŽder ˆ la position du tiers-arbitre, au-dessus de la mlŽe, et ˆ Žgale distance de lÕaccusation et de la dŽfense, comment pourrait-il organiser la circulation de la parole devant lui, et garantir lÕŽgalitŽ des plaideurs, ds lors quÕil accuse et juge ˆ la fois ?

Tous ces indices convergent : alors que la justice officielle distribue clairement les r™les, chacun jouant sa partition selon le personnage convenu (la toge, la perruque, les couleurs diffŽrenciŽes du sige et du parquetÉ), la justice en trompe-lÕÏil du Procs brouille comme ˆ plaisir les codes et les repres, intervertissant les r™les et Žchangeant les masques. Plus personne, dans ce cas, nÕest un , plus personne nÕagit ex officio comme  dÕune fonction supŽrieure, plus personne ne peut parler et agir  de la loi Ð soit parce que, tyrans ils prŽtendent  la loi, soit (et cette hypothse cadre mieux avec Le Procs), parce que la loi a disparu depuis longtemps, ne laissant dÕautre choix aux gens que de jouer de ses symboles devenus Žnigmatiques, comme des enfants qui sÕaffublent de vieux dŽguisements trouvŽs dans les malles dÕun  poussiŽreux (on sait lÕimportance des greniers dans Le Procs).

É Une temporalitŽ alŽatoire et infiniment distendue, un espace de promiscuitŽ envahissante, une distribution de r™les pervertieÉ tout cela conduit naturellement ˆ une procŽdure dŽformŽe jusquÕau grotesque, dont on relve ici encore quelques traits. Ds son arrestation, Joseph K. aurait pu deviner ce quÕil ne comprendra que bien plus tard :  (P., 125). En effet, si on ne lui signifie pas de mandat dÕarrt, comme il lÕexigeait, on ne lui rŽclame pas non plus ses papiers dÕidentitŽ Ð du reste on le prend pour un  (P., 36 et 78). ArrtŽ, K. nÕest pourtant pas vŽritablement , il est par ailleurs laissŽ en libertŽ, libre de vaquer ˆ ses occupations ordinaires (P., 42 et 45). Plus tard, LŽni lui confiera que  (P., 138). Le discours de Huld est encore plus Ždifiant (P. 143 s.) : le tribunal ne lit gure les pices et ignore les recours; la procŽdure nÕest pas publique, les dossiers demeurent inaccessibles ˆ la dŽfense comme ˆ lÕaccusŽ; les avocats ne sont pas vraiment autorisŽs, tout au plus tolŽrŽs;  (P., 145), mais la procŽdure est secrte pour lui Žgalement Ð du reste, les juges subalternes eux-mmes nÕont pas connaissance du suivi ultŽrieur du dossier. Quand on aura ajoutŽ que le tribunal est inaccessible aux preuves produites officiellement devant lui (P., 179), on aura compris que lÕadjectif  sÕapplique au moins aussi bien ˆ cette procŽdure que la qualification de .

Deux scnes, celle de la premire enqute et celle de lÕexŽcution finale, mŽritent dÕtre relevŽes non plus tant pour illustrer la perversion de la procŽdure, maintenant Žvidente, mais plut™t lÕeffondrement de lÕintersubjectivitŽ instituŽe, dont elles sont le signe. Au cours de la premire enqute, seul moment o Joseph K. sera confrontŽ ˆ un semblant de justice officielle, K. prend dÕemblŽe lÕinitiative, nÕhŽsitant pas ˆ mettre en cause cette justice abusive qui inquite des innocents. Le ton est politique Ð ˆ ce stade du procs (on en est aux premiers jours), Joseph K. est persuadŽ de son innocence et croit pouvoir encore rŽclamer justice ˆ qui de droit. Mais un curieux phŽnomne se produit alors dans la salle dÕaudience, la topographie nous servant, ici encore, de rŽvŽlateur : voilˆ que lÕassistance qui, au dŽbut de la sŽance, Žtait partagŽe en deux partis opposŽs, ˆ droite et ˆ gauche de la salle, le bureau du juge dÕinstruction devant, sur une petite estrade (configuration au demeurant plus politique que strictement judiciaire) Ð voilˆ donc que le public se fond maintenant en une mlŽe indistincte, confusion gŽnŽrale au milieu de laquelle K. aperoit distinctement les mmes insignes aux revers de toutes les vestes, y compris celle du juge dÕinstruction (P., 85). Loin donc de reprŽsenter des points de vue opposŽs Ð lÕun dÕeux pouvant se rŽvŽler sensible ˆ lÕargumentation de K. Ð les voilˆ tous rassemblŽs en une clique unique, au sein de laquelle lÕintrus, visiblement, nÕa pas sa place. Ainsi est-t-on insensiblement glissŽ de lÕespace ternaire du triangle judiciaire, ˆ lÕespace binaire de la confrontation politique (un parti contre lÕautre), pour enfin dŽboucher sur lÕindiffŽrenciation de lÕunitŽ fusionnelle (la mlŽe gŽnŽrale et les insignes identiques) qui ne peut que se traduire par le rejet de . DŽstructuration de lÕespace (du triangle ˆ la ligne, et de la ligne au point) rŽvŽlatrice, bien entendu, du dŽlitement des rapports interpersonnels et de la capacitŽ de les instituer par des reprŽsentations partagŽes.

De sorte que, ˆ la fin de lÕhistoire, au moment de lÕexŽcution Ð deuxime et dernire confrontation ˆ un semblant de justice officielle Ð K. se retrouve absolument seul. On a dŽjˆ notŽ que les deux cabotins venus lÕarrter nÕŽtaient sans doute que des ŽlŽments de son moi disloquŽ. Seul ? Et pourtant qui est cet  apparu ˆ la fentre de la maison attenante ˆ la carrire o se dŽroule la mise ˆ mort ? , en effet :  (P., 256). Ces questions, comme la honte, survivront ˆ Joseph K. Pas seulement la question du juge et du tribunal (le ), mais aussi la question du  (un ami ? Un homme bon ?), la question de lÕautre, de tous les autres (Žtait-il seul ? Etaient-ce tous ?) Ð et puis, bien entendu la question du soi : , dit K. en mourant.

 

 


Conclusion.  auteur, malgre tout

 

Comment dire le  ˆ propos dÕune Ïuvre considŽrable, fragmentaire, et, de surcro”t, inachevŽe ?

Il nÕy a donc pas de dernier mot. Kafka nÕavait-il pas souhaitŽ que ses mots sÕenvolent en fumŽe ?

Et pourtant nous ne cessons dÕen parler.

MalgrŽ tout.

Ce mot-lˆ, au moins sÕimpose.

MalgrŽ lÕadversitŽ Ð cet adversaire implacable quÕil Žtait pour lui-mme Ð les mille maux, imaginaires, et bient™t rŽels, la difficultŽ quotidienne dÕŽcrire, le simple combat pour se maintenir dans lÕexistenceÉ malgrŽ tout cela, il reste quelque chose. Ou, plus exactement, quelque chose commence.

MalgrŽ tout, Kafka aura ŽtŽ un auteur.  : futur antŽrieur, lÕavenir dÕun passŽ, comme si, de ce passŽ quelque chose Žtait encore en instance dÕadvenir. Comme si ce passŽ, cÕŽtait en avant de lui, et non en arrire, quÕil trouve sa consistance.

MalgrŽ tout, Kafka aura ŽtŽ un auteur.

, du latin augere, augmenter; lÕauteur : celui qui augmente, qui Žlve, qui tire en avant, porte au-delˆ Ð et, ˆ ce titre, fait autoritŽ.

Auteur de ses actes, lui qui luttait contre des forces invisibles auxquelles il prtait une puissance infiniment supŽrieure aux siennes.

Auteur dÕune Ïuvre considŽrable, lui qui croyait avoir ŽchouŽ en tout, y compris en littŽrature, ˆ laquelle, pourtant, il sacrifia tout le reste.

Auteur : celui qui fait augmenter, qui grandit et fait grandir Ð lui, qui aurait bien voulu se faire si petit quÕil ežt disparu de la vue de ses semblables comme tous ces petits animaux Ð souris, habitant du terrier, cloporte Ð auquel il sÕidentifiait si aisŽment.

Auteur : cause, principe, crŽateur, artisan, inventeur, promoteur, responsable, anctre. Anctre ? Non pas. Cette voie-lˆ, il se lÕŽtait radicalement interdite. Assez, ˆ ses yeux, pour le damner. Alors, responsable ? Oui et non. En un sens, trop responsable, assumant jusquÕˆ la faute originelle. En un sens opposŽ, irresponsable Ð car comment pourrait-on tre accusŽ de quelque chose si, comme Job, on fr™le lÕhypothse que Dieu pourrait tre mauvais, lÕauteur dÕune loi innommable et cruelle, absolument implacable ?

É et malgrŽ tout, auteur. Inventeur dÕun langage pour le dŽsert et les temps sombres. Artisan dÕune Ïuvre si radicalement dŽpouillŽe, crŽateur dÕun monde si totalement dŽsappropriŽ, que lorsque dŽferleront bient™t les hordes noires ou rouges, elles ne pourront absolument rien contre eux. Le cri et le rire qui sÕen dŽgagent avaient dŽjˆ, avant mme quÕelles ne se lvent, fait se dŽrober le sol sous leurs pas.

LÕimposture, Kafka ne la connaissait en effet que trop bien. Comme un vieil adversaire familier. CÕŽtait pour le combat avec , quÕil Žtait taillŽ. Mais comment contempler ce foyer, sans tre changŽ en statue de sel[119] ?

É Auteur, malgrŽ tout.



[1].       F. Kafka, Journal, trad. par M. Robert, Paris, Grasset, 1994, p. 522.

[2].       F. Kafka, Lettre au pre, trad. par M. Robert, Paris, Gallimard (Folio bilingue), 1995, p. 119-121.

[3].       F. Kafka, Journal, op. cit., p. 425. Kafka discute ici, le 24 janvier 1915, avec sa fiancŽe Felice Bauer du cŽlbre Žpisode du gardien de la loi qui figure ˆ la fin du Procs.

[4].       M. Blanchot, De Kafka ˆ Kafka, Paris, Gallimard (Folio), 1981, p. 66.

[5].       Il n'est Žvidemment pas aisŽ de faire le tri. D'une certaine faon, c'est toute l'oeuvre de Kafka qui relve de la perspective juridique au sens ou nous l'entendons (le rapport ˆ la Loi). En dŽfinitive, ce sont des limites de temps et de place qui nous ont contraint ˆ choisir. Mais bien des pistes demeurent en friche. Un roman comme Le Ch‰teau, trs peu exploitŽ ici, pourrait s'avŽrer particulirement riche d'enseignements. Se rappelle-t-on, par exemple, que les juristes des temps anciens, comme le rappelle M. Serres, Žtaient d'abord des , spŽcialistes du bornage et de la mesure (Le contrat naturel, Paris, ƒd. F. Bourin, 1990, p. 87 s.) ?

[6].       P. Ricoeur, "Avant la loi morale : l'Žthique", in    , p. 62 et s.

[7].       P. Ricoeur, "Qui est le sujet de droit ?", in Le juste, Paris, Esprit, 1995, p. 33.

[8].       P. Ricoeur, Soi-mme comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 14.

[9].       Le souci du pre de famille, in F. Kafka, Îuvres compltes, Paris, Gallimard, Bibl. de la PlŽ•ade, t. II, 1980, trad. A. Vialatte, p. 523.

[10].      M. Robert, Seul comme Franz Kafka, Paris, Calmann-LŽvy, 1979, p. 235 et s.

[11].      CitŽ par M. Robert, ibidem, p. 235.

[12].      J. Florence, "Le dŽsir de la loi", in Id., Ouvertures psychanalytiques, Bruxelles, Publications des FacultŽs universitaires Saint-Louis, 1985, p. 243.

[13].      P. Ricoeur, Finitude et culpabilitŽ, t. II, La symbolique du mal, Paris, Aubier, 1968, p. 33.

[14].      F. Kafka, Le ch‰teau, in Îuvres compltes, t. I, 1980, trad. A. Vialatte, p. 551.

[15].      P. Robert, Dictionnaire alphabŽtique et analogique de la langue franaise, Paris, SociŽtŽ du nouveau LittrŽ, t. III, 1970, p. 605.

[16].      Sur tout ceci, cf. P. Ricoeur, Finitude et culpabilitŽ, op. cit., p. 31 ˆ 38.

[17].      Ibidem, p. 38.

[18].      F. Kafka, Lettre au pre, op. cit., p. 113. Dans la suite, nous citerons cette Ïuvre dans le cours mme du texte ˆ l'aide des lettres LP, suivies de l'indication de la page.

[19].      Cf. M. Blanchot, De Kafka ˆ Kafka, op. cit., p. 63 : ÇPeut-tre est-ce l'ŽtrangetŽ de livres comme Le Procs ou Le Ch‰teau de nous renvoyer sans cesse ˆ une vŽritŽ extra-littŽraire, alors que nous commenons ˆ trahir cette vŽritŽ, ds qu'elle nous attire hors de la littŽrature avec laquelle elle ne peut pourtant pas se confondre.È.

[20].      En ce sens, E. Canetti, L'autre procs. Lettres de Kafka ˆ Felice, trad. par L. Jumel, Paris, Gallimard, 1972, p. 21.

[21].      Cl. David, "PrŽface", in Lettre au pre, op. cit., p. 7.

[22].      F. Kafka, Journal, trad. par M. Robert, Paris, Grasset, 1994, p. 267. Dans la suite, nous citerons cette Ïuvre dans le cours mme du texte ˆ l'aide de la lettre J suivie de l'indication de la page.

[23].      E. Canetti, L'autre procs, op. cit., p. 81.

[24].      Non sans humour parfois, comme en tŽmoigne cette anecdote rapportŽe par le Journal le 27 janvier 1922 :  (J, 540).

[25].      Le Verdict, in Dans la colonie pŽnitentiaire et autres nouvelles, trad. B. Lortholary, Paris, Flammarion, 1991, p. 77.

[26].      Cf. le commentaire de Cl. David, PrŽface (LP, 9).

[27].      Comme on peut s'y attendre, l'auteur ajoute : . Ë rapporcher du commentaire que Kafka lui-mme faisait du Verdict :  (J, 267).

[28].       (LP, 129).

[29].      Ë ce point, Kafka fait un lien direct avec la dernire pharase du Procs :  (LP, 93). Indice parmi d'autres de ce que, chez Kafka, la fiction sert de rŽvŽlateur pour la vie rŽelle, au moins autant que l'inverse.

[30].      Sans utiliser l'expression moderne "double bind", Kafka a recours ˆ la mme idŽe :  (LP, 137).

[31].      F. Kafka, ConsidŽrations sur le pŽchŽ, la souffrance, l'espŽrance et la vraie voie, et aussi MŽditations, in F. Kafka, Journal intime, trad. par P. Klossowski, Paris, Grasset, 1945, p. 265, 267, 270, 271, 302-305.

[32].       : si, dans la ligne de cette mŽditation, l'homme n'est pas crŽŽ ˆ l' de Dieu, de qui ou de quoi est-il le reflet ?

[33].      M. Blanchot, De Kafka ˆ Kafka, op. cit., p. 69.

[34].      Lettre ˆ M. Brod, juin1921, citŽe par M. Robert, Seul, comme Franz Kafka, op. cit., p. 203.

[35].      MŽditations, op. cit., p. 305.

[36].      Oeuvres compltes, op. cit., t. II, p. 648 et s. Sur le ježne, cf. aussi les MŽditations, p. 290 s. et Les recherches d'un chien, Oeuvres compltes, op. cit., t. II, p. 674 et s.

[37].      Marthe Robert rappelle que, non content de ne pas partager le repas familial, Kafka entourait l'acte de manger d'un rituel bizarre et maniaque, ce qui, bien Žvidemment, ne pouvait qu'exaspŽrer son pre (M. Robert, Seul, comme Franz Kafka, op. cit., p. 140).

[38].      On notera que ces observations suivent immŽdiatement ce passage dŽjˆ citŽ : .

[39].      Cf. notamment le Journal, op. cit., p. 138, 157, 281, 332, 336, ainsi que le passage dŽjˆ commentŽ des pages 10 et suivantes.

[40].      Lettre ˆ Brod, mi-avril 1921, citŽ par M. Robert, Seul, comme Franz Kafka, op. cit., p. 152. Pour le dŽveloppement de toute cette problŽmatique, on renvoie ˆ l'excellent chapitre V de cet ouvrage de M. Robert (Devant la loi, p. 131 et s.).

[41].      Op. cit., p. 296. Le texte poursuit : .

[42].      Dans la colonie pŽnitentiaire et autres nouvelles, op. cit., p. 124.

[43].      Cf. aussi J., 384 :  (dans celle qui vous Žcrase); J., 421 : .

[44].      E. Canetti, L'autre procs, op. cit., p. 75.

[45].      F. Kafka, Dans la colonie pŽnitentiaire et autres nouvelles, op. cit., p. 80.

[46].      On se souvient aussi de ce que  constitue un des leitmotive de la Lettre au Pre.

[47].      Cela est plus vrai encore pour Le Ch‰teau que pour Le Procs. Dans celui-ci, Joseph K. garde encore le contact avec un oncle. Kafka a nŽanmoins pris soin d'Žliminer tous les passages qui le rattacheraient trop directement ˆ une famille rŽelle, notamment un passage qui le met en prŽsence de sa mre (Îuvres compltes, op. cit., p. 484 et s.).

[48].      Ë noter cependant que rien n'est jamais simple chez Kafka : si, dans ce passage, il fait bien Žtat du  du pre, il note Žgalement : .

[49].      Lettre de septembre 1922 citŽe par M. Blanchot, De Kafka ˆ Kafka, op. cit., p. 213.

[50].      Cf.aussi J., 554 : .

[51].      M. Blanchot, De Kafka ˆ Kafka, op. cit., p. 72.

[52].      Il n'est pas difficile de dŽcouvrir Franz Kafka sous le  du personnage Gracchus : graculus en latin veut dire choucas, et choucas se traduit en tchque par Kavka. Ë Prague, l'enseigne du commerce du pre de Kafka reprŽsentait un choucas.

[53].      Le chasseur Gracchus, in Îuvres compltes, op. cit., t. II, p. 452 et s.

[54].      Lettre citŽe par M. Blanchot, De Kafka ˆ Kafka, op. cit., p. 170.

[55].      G. Deleuze et F. Guattari, Kafka. Pour une littŽrature mineure, Pris, ƒditions de Minuit, 1975, p. 157.

[56].      Ibidem, p. 66.

[57].      Le terrier, in Îuvres compltes, op. cit., t. II, p. 748.

[58].      PromŽthŽe, in Îuvres compltes, op. cit., t. II, p. 545.

[59].      Le souci du Pre de famille, in Îuvres compltes, op. cit., t. II, p. 523.

[60].      M. Brod, Franz Kafka. Souvenirs et documents, trad. par H. Zylberberg, Paris, Gallimard (Folio), 1991, p. 75.

[61].      Ibidem, p. 237 et s.

[62].      Pour une rŽfutation de l'interprŽtation religieuse de Kafka, cf. M. Blanchot, De Kafka ˆ Kafka, op. cit., p. 108.

[63].      M. Brod, Franz Kafka, op. cit., p. 40 et 41; M. Robert (Seul, comme Franz Kafka, op. cit., p. 167), rapporte .

[64].      M. Robert, op. cit., p. 231.

[65].      M. Blanchot, De Kafka ˆ Kafka, op. cit., p. 119.

[66].      Sur l'impatience, cf. cette observation des ConsidŽrations sur le pŽchŽÉ (in Journal intime, op. cit., p. 247-248) : ÇIl est deux pŽchŽs capitaux humains dont dŽcoulent tous les autres : l'impatience et la paresse. Ë cause de leur impatience, ils ont ŽtŽ chassŽs du Paradis. Ë cause de leur paresse, il n'y retournent pas. Peut-tre n'y a-t-il qu'un pŽchŽ capital, l'impatience. Ë cause de l'impatience, ils ont ŽtŽ chassŽs, ˆ cause de l'impatience, il n'y retournent pas.È.

[67].      Cf. M. Blanchot, De Kafka ˆ Kafka, op. cit., p. 69.

[68].      Sur cette question, cf. l'excellent chapitre 3  de G. Deleuze et F. Guattari (Kafka. Pour une littŽrature mineure, op. cit., p. 29 et s.).

[69].      On Žcrirait volontiers  si, ˆ son tour, le terme ne renvoyait au cercle parternel. Fils dŽshŽritŽ, Kafka est aussi bien l'apatride.

[70].      M. Brod, Franz Kafka, op. cit., p. 179.

[71].      Lettre de 1922 citŽe par M. Blanchot, De Kafka ˆ Kafka, op. cit., p. 211-212.

[72].      G. Deleuze et F. Guattari, Kafka. Pour une littŽrature mineure, op. cit., p. 59.

[73].      Lettre ˆ M. Brod, juin 1921, citŽ par M. Robert, Seul, comme Franz Kafka, op. cit., p. 202; cf. G. Steiner, K., in Langage et silence, Paris, Seuil (10/18), 1969, p. 149 et s.

[74].      G. Deleuze et F. Guattari, op. cit., p. 34.

[75].      M. Blanchot, op. cit., p. 89.

[76].      M. Robert, Kafka, Paris, Gallimard, 1960, p. 88.

[77].      M. Robert, Seul, comme Franz Kafka, op. cit., p. 88.

[78].      M. Brod, Franz Kafka, op. cit., p. 263, 264, 265.

[79].      M. Robert, Kafka, op. cit., p. 111 et s.

[80].      Cet Žpisode a marquŽ profondŽment Kafka : il le relate dans son Journal, le 3 novembre 1911 (J., 120) et y revient encore, des annŽes plus tard, dans la Lettre au Pre (LP., 35) : . Quand on sait l'usage que la propagande nazie fera de l'analogie Juif = vermine, on ne peut manquer, une fois de plus, d'tre impressionnŽ par la force visionnaire de l'Žcriture de Kafka, comme s'il avait anticipŽ les effets d'une expŽrience sociale o la distance serait abolie entre sens propre et sens figurŽ, le  supprimŽ et le symbolisme dŽtraquŽ.

[81].      G. Deleuze et F. Guattari, op. cit., p. 40.

[82].      Rapport pour une AcadŽmie, in Îuvres compltes, op. cit., t. II, p. 510 et s.

[83].      Les recherches d'un chien, ibidem, p. 674 et s.

[84].      G. Deleuze et F. Guattari, op. cit., p. 42.

[85].      M. Robert, Kafka, op. cit., p. 148, note 1; cf. aussi M. Robert, Seul, comme Franz Kafka, op. cit., p. 18 : .

[86].      M. Robert, Kafka, op. cit., p. 143.

[87].      Sur cette interprŽtation, cf. R. Robin, Kafka, Paris, Editions Pierre Belfond, 1989, p. 207 s.

[88].      G. Janouch, Kafka mÕa dit, trad. par Clara Malraux, citŽ par R. Robin, op. cit., p. 208.

[89].      Un message impŽrial, in Îuvres compltes, op. cit. ; t. II, p. 485.

[90].      E. Kantorowicz, Les deux corps du Roi, trad. par J.-Ph. Genet et N. Genet, Paris, Gallimard, 1989 ; pour un commentaire, cf. F. OST, Le temps du droit, Paris, O. Jacob, 1999, p. 202 s.

[91].      Lors de la construction de la muraille de Chine, in Îuvres compltes, op. cit., t. II, p. 481-482.

[92].      Ibidem, p. 483.

[93].      Un message impŽrial, op. cit., p. 486.

[94].      Ibidem, p. 483.

[95].      On notera aussi, dans ce passage le lien Žtabli entre malheur (ordre naturel) et contravention ˆ la loi (ordre normatif). Nous y voyons un indice de la prŽgnance, chez le hŽros kafka•en, de lÕarcha•que loi de nŽcessitŽ.

[96].      F. Kafka, Le procs, trad. par A. Goldschmidt, Paris, Pocket, 1989, p. 243. Dans la suite, nous citerons cette Ïuvre dans le cours mme du texte ˆ lÕaide de la lettre P. suivie de lÕindication de la page.

[97].      La Requte, in Îuvres compltes, op. cit., t. II, p. 570 s.

[98].      Ibidem, p. 575.

[99].      Au sujet des lois, in Îuvres compltes, op. cit., t. II, p. 576 s.

[100].    Ibidem, p. 578. Le dilemme auquel est confrontŽ le peuple est donc le suivant : ou bien admettre, avec le parti minoritaire, que la  et sÕaccommoder de cet arbitraire, ou bien feindre de croire ˆ lÕexistence dÕune sorte de droit naturel Žternel et consumer son existence ˆ tenter de dŽcouvrir le principe de cohŽrence des actes de la noblesse. Le personnage kafka•en nÕa cessŽ dÕosciller entre ces deux positions. Sans doute existe-t-il, thŽoriquement, une troisime possibilitŽ : le rejet de la noblesse. Mais cette hypothse restera purement thŽorique, personne  - ce qui sÕexplique par cette note, typiquement kafka•enne :  (p. 578).

[101].    Tandis que le second gardien ajoute : .

[102].    Et Joseph K. de rŽpartir : . Et Kafka dÕajouter (car, bien entendu, il ne pouvait conclureÉ) : .

[103].    H. Arendt, Franz Kafka, in La tradition cachŽe, trad. par S. Courtine-Denamy, Paris, Christian Bourgeois, 10/18, 1996, p. 103.

[104].    Ainsi on ne peut pas suivre H. Arendt lorsquÕelle Žcrit : . Kafka, ne lÕoublions pas, a trs peu publiŽ de son vivant (et a voulu que son Ïuvre fut bržlŽe ˆ sa mort). Il ne  rien, pas plus quÕil ne milite ; il mne son combat, solitaire, en faveur du , nÕhŽsitant pas, comme on lÕa vu, ˆ avoir commerce avec le diable pour arracher au feu qui le consume quelque pŽpite de vŽritŽ.

[105].    La Colonie pŽnitentiaire, op. cit., p. 93.

[106].    Le Substitut, in Îuvres compltes, op. cit., t. II, p. 348 s.

[107].    Ibidem, p. 349.

[108].    F. Kafka, Le Ch‰teau, trad. par A. Vialatte, in Îuvres compltes, op. cit., t. I, p. 568.

[109].    Dans ce passage comme dans de nombreux autres du Procs se rŽvle le recours au grotesque que Kafka ma”trise superbement. Ceci est lÕoccasion de rappeler que, aussi tragique soit le thme traitŽ, lÕhumour est trs prŽsent dans le rŽcit. Max Brod rappelle ˆ cet Žgard que les sŽances de lecture entre amis de ses  suscitaient souvent le rire, ˆ commencer par celui de Kafka lui-mme. (M. Brod, Souvenirs et documents, op. cit., p. 180).

[110].    Cl. David, Notes et variantes du Procs, in Îuvres compltes, op. cit., t. I, p. 1044.

[111].    En ce sens, R. Robin, op. cit., p. 225.

[112].    Inutile de sÕinterroger sur la rŽalitŽ de ces tendances chez Kafka lui-mme. On conna”t la sŽvŽritŽ quÕil manifestait ˆ lÕŽgard de lui-mme, se contraignant ˆ lÕascse la plus rigoureuse. On sait aussi que les plus grands mystiques sÕaccusaient des plus graves turpitudes.

[113].    M. Robert, Seul, comme Franz Kafka, op. cit., p. 206.

[114].    En ce sens, A. Garapon, Bien juger. Essai sur le rituel judiciaire, Paris, O. Jacob, 1977, p. 51 s. Plus gŽnŽralement, sur les conditions dÕun temps juridique instituant, cf. F. OST, Le temps du droit, op. cit.

[115].    Sur les procs staliniens, cf. A. Garapon, op. cit., p. 239 s.

[116].    A. Garapon, ibidem, p. 38 ; cf. aussi A. Garapon, Kafka ou le non-lieu de la loi, in Revue interdisciplinaire dÕŽtudes juridiques, 1992-28, p. 1 s.

[117].    Ce fait est particulirement typique de lÕart de Kafka : un art onirique (ces personnages Žtaient restŽs dans le flou jusquÕˆ ce moment et semblent appara”tre  en ce point du rŽcit) qui fait prolifŽrer les sŽries (on connaissait dŽjˆ les  de Joseph K., Franz et Willem, voilˆ maintenant les  : Rabensteiner, Kullich, et Kaminer).

[118].    Cf. A. Garapon, op. cit., p. 99 s.

[119].    F. Kafka, ConsidŽrations sur le pŽchŽÉ, op. cit, p. 280: .