Mémoire et pardon, promesse et remise en question.

La déclinaison éthique des temps juridiques.

 

 

par

François Ost

http://www.legaltheory.net/

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mémoire et pardon, promesse et remise en question.

La déclinaison éthique des temps juridiques([1]).

par

François Ost (1997)

Facultés universitaires Saint-Louis

 

 

Introduction

 

"Qu'est-ce que le temps ? Nous le savons et ne le savons pas." Depuis Saint Augustin, nous ne sommes pas sortis de ce paradoxe. Familier et étranger tout à la fois, tangible comme le battement de la pendule ou évanescent comme l'instant qui fuit, le temps ne cesse de nous interroger.

 

Faudra-t-il donc se contenter de ressasser quelques truismes quant au temps qui passe et chercher l'un ou l'autre compromis viable entre trop et pas assez de changement ? Peut-être, après tout, n'avons-nous d'autre issue que de creuser et de creuser encore les figures énigmatiques du temps qui se dissimulent derrière ce qu'en dit le sens commun ? Peut-être alors nous faut-il apprendre à penser de façon non triviale les rapports qui se nouent entre passé, présent et avenir, les paradoxes de la continuité et du changement, la tension entre réversibilité et irréversibilité du temps ?

 

Admettons d'emblée que le temps est multiple[2]. Sans doute, en marge de l'homme et de la société coule le temps naturel avec son cortège de phénomènes irréversibles qui se succèdent aussi sûrement que le jour et la nuit. Mais aucune société ne se contente d'en mesurer positivement le cours ; il est bien plutôt interprété et valorisé, intégré dans des représentations du monde et des systèmes de valeurs plus ou moins complexes. Peut-être le printemps succède-t-il à l'hiver comme l'automne à l'été, mais les saisons elles-mêmes nous ramènent-elles au point de départ en suivant le mouvement de la grande roue de l'éternel retour, ou bien conduisent-elles, comme dans la pensée chrétienne d'un temps finalisé, vers quelque parousie finale ? A côté du temps physique, voici donc le temps socialement institué, totalement immergé dans l'imaginaire global du groupe. Mais voilà qu'à son tour, le temps institué se dédouble : à côté des figures stables qui nous serviront à penser l'identité, la coexistence et la succession des choses, se manifestent en effet des figures inédites qui altèrent le cours du temps institué. C'est le temps instituant, créateur, qui fait irruption chaque fois que la société prend le risque de auto-altération et de l'auto-création[3]. Un temps imaginaire se superpose donc au temps identitaire ; à celui-ci les repères chronologiques, à celui-là les significations symboliques qui en orientent le cours et le rythme. Au temps identitaire les échéances du calendrier, au temps imaginaire le bornage et la périodisation du temps. A-t-il un début et une fin ? Quels sont ses "ères", ses "âges" et ses "cycles" ? Quelle est la qualité du temps qui passe (temps de l'épreuve et de l'exil, temps du progrès, temps de l'espérance) ? C'est au temps imaginaire qu'il appartient aussi de saisir le kairo", l'instant propice, l'occasion d'agir qui veut rompre la récurrence et la monotonie du temps institué[4]. Mais on sait aussi que toute société cherche à naturaliser ses institutions, occultant ainsi l'irruption de l'imprévu et le travail constant d'altération qu'exercent les forces instituantes actives en son sein. Aussi bien son temps identitaire tend-il à se confondre avec le temps physique, quand il n'est pas rapporté à quelque origine extra-sociale. Ainsi croit-on sans doute rassurer l'individu et la société en leur garantissant une forme d'identité atemporelle qui les mettrait à l'abri de l'altérité et du nouveau.

 

Et pourtant la société est instituante, de son temps comme du reste. Ce qui d'emblée pose la question éthique et juridique. Si le temps peut être posé comme ceci plutôt que comme cela, quels sont les enjeux normatifs de cette opération ? C'est le propos de cette courte étude de poser quelques jalons pour l'examen de cette redoutable question. Au bénéfice cependant de deux précisions liminaires.

 

Première précision : notre objet concerne les enjeux éthiques des temporalités juridiques. Autant dire, la traduction juridique de certaines valeurs éthiques à propos de l'aménagement du temps (le temps du droit se saisissant des phénomènes sociaux et le temps du droit lui-même). Cette traduction cependant est nécessairement une trahison, au moins partielle. C'est que le droit, s'il est la médiation de l'éthique dans le champ du politique, peut tout aussi bien être présenté comme la médiation du politique dans le champ de l'éthique. Le sublime éthique est donc, au creuset de la loi, mêlé aux calculs de la politique. Il y a bien une gestion juridique du temps, dont nous essaierons de dégager les conditions éthiques, mais, en toute hypothèse, elle n'apparaîtra jamais vraiment désintéressée ou inconditionnelle. L'éthique des convictions cède bien souvent le pas, on le sait, à l'éthique de la responsabilité ; et la rigueur kantienne du devoir n'apparaît jamais que sur un des deux plateaux de la justice, l'opportunité, ou tout autre nom de la raison d'État, figurant toujours comme contrepoids. Se dégage alors une conception plus instrumentale que déontologique du temps, dont J. Bentham fut un des interprètes les plus autorisés, qui écrivait : "Le législateur qui veut opérer de grands changements doit s'allier, pour ainsi dire, avec le temps, ce véritable auxiliaire de tous les changements utiles, ce chimiste qui amalgame les contraires, dissout les obstacles et fait adhérer les parties désunies"[5].

 

Seconde précision liminaire : l'éthique des temps juridiques qu'on se propose de réfléchir ne sera en aucun cas rapportée à un quelconque moralisme qui se limiterait en quelque sorte à distribuer bons et mauvais points. Si notre intuition (qu'il faudra creuser) nous suggère une forme de désapprobation à l'égard d'une loi rétroactive ou d'une loi d'amnistie, alors qu'au contraire, elle nous conduit à approuver par exemple le principe pacta sunt servanda ou le principe de "changement" dans les services publics, cela ne peut être simplement rapporté à une table du permis et de l'interdit. Une conception plus profonde et du temps et de l'éthique est en jeu dans ces intuitions que nous rapporterons en définitive à la capacité de faire sens, accordant ainsi notre préférence à toute règle, toute institution ou toute procédure qui libère une possibilité de produire du sens individuel et collectif, et manifestant notre réserve à l'égard des règles, institutions et procédures qui stérilisent ce potentiel de signification.

 

Sans doute tout ceci reste-t-il encore très vague, mais se précisera, nous l'espérons, au fil des pages qui suivront. Nous sentons bien, en tout cas, que le droit, s'il veut produire du temps signifiant, devra se frayer un chemin entre deux dérives opposées : celle d'un temps figé qui ne laisse aucune place au changement, et celle d'un temps exagérément mobile, qui ne laisse aucune place à la continuité. C'est "entre cristal et fumée", pour reprendre la métaphore de H. Atlan[6], entre la minéralisation du solide et sa dissipation en fumée, que se négocieront, tant dans l'horizon du passé qu'à celui du futur, les enjeux éthiques des temporalités juridiques.

 

Cette remarque nous achemine au coeur de notre sujet ; elle laisse entrevoir, en effet, la double crainte que suscite l'action collective : d'une part, du côté du passé, le danger de rester enfermé dans l'irréversibilité du déjà advenu, un destin de faute ou de malheur, par exemple, condamné à se perpétuer éternellement ; d'autre part, du côté du futur, l'effroi inverse que suscite un avenir indéterminé, dont la radicale imprévisibilité prive de tout repère. Aucune société ne s'accommode de ces craintes ; aussi bien ont-elles toutes élaboré des mécanismes destinés, au moins partiellement, à délier le passé et lier l'avenir. Avec Hannah Arendt, nous parlerons ici des institutions du pardon et de la promesse. "Si nous n'étions pardonnés, explique-t-elle, délivrés des conséquences de ce que nous avons fait, notre capacité d'agir serait comme enfermée dans un acte unique dont nous ne pourrions jamais nous relever(…). Si nous n'étions liés par des promesses, nous serions incapables de conserver nos identités, nous serions condamnés à errer sans force et sans but."[7]

 

Voilà assurément deux pôles essentiels de la régulation juridique du temps social : le pardon, entendu au sens large, comme cette capacité de la société à "solder le passé" : le dépasser en le posant, le libérer en brisant le cycle sans fin de la vengeance et du ressentiment ; la promesse, d'autre part, entendue au sens large, comme cette capacité de la société à "créditer l'avenir", s'y engager par des anticipations normatives qui en baliseront désormais le déroulement. Contre l'enchaînement aveugle de la fatalité, la société pose l'acte absolument inédit et imprévisible du pardon, donnant ainsi, si on peut dire, un avenir à son passé : peut-être est-ce là l'apport le plus essentiel de la démocratie athénienne et de ses juges, dont nous parlent Les Euménides d'Eschyle (cf. infra). A l'inverse, par l'institution de la promesse - archétype de tout engagement normatif, y compris celui de la loi depuis que nous la pensons dans les termes du contrat social -, la société s'approprie son avenir, le garantissant contre l'imprévisible radical, en lui conférant en quelque sorte un passé : l'événement de l'alliance qui fait date. Sans doute est-ce là l'apport essentiel du judaïsme, qui pense son histoire, et la nôtre, sous la forme de l'alliance qui fait loi. Ainsi passé et futur sont-ils désormais étroitement associés par ces deux actes éminemment performatifs : le pardon qui relance la passé en le rapportant à une liberté plus forte que la pesanteur du fait avéré, la promesse qui oriente l'avenir en le rapportant à une loi plus forte que la chaotique incertitude du lendemain.

 

Mais pardon et promesse ne suffisent pas encore à faire une institution juridique du temps social. A leur tour, chacun des deux termes se dédouble , relançant la dialectique et dans le champ du passé, et dans le champ du futur. C'est pourquoi au pardon nous associons la mémoire, et à la promesse la remise en question. La mémoire apparaît comme la projection en arrière de la promesse ; la remise en question sera, quant à elle, l'anticipation du pardon. Plus largement se laisse entrevoir une scansion en quatre temps : lier et délier le passé, lier et délier l'avenir. Tel semble être le rythme nécessaire à une production signifiante du temps social. Tout commence, pour le droit surtout, par l'acte de mémoire : une tradition immémoriale, des coutumes ancestrales, des précédents judiciaires, une doctrine canonique, des droits indérogeables. Quelque chose a été dit ou fait hier, qui fut important et qui l'est encore aujourd'hui. Dans cette mémoire active de la tradition, la société plonge ses racines qui lui assurent identité et stabilité. Mais guette néanmoins le danger de l'immobilisme, si la pensée se fait dogmatique, tandis que, faute d'imagination, l'institution se fige dans ses figures canoniques. Au plan répressif, si révélateur de l'eqo" d'un modèle juridique, la sanction se paie par un mal équivalent ou supérieur sans qu'apparaisse d'issue à cette réaction en chaîne.

 

D'où la nécessité de l'institution du pardon ; plus largement, la nécessité d'institutions juridiques capables d'innovation. Le juge, par son arrêt, tranche le différend qui s'éternise ; par le juste châtiment qu'il décide ou le pardon social qu'il accorde, il dépasse la logique compulsive de la dette (toujours, de quelque façon, impossible à apurer entièrement) ; par une distinction courageuse, il déjoue la répétition des précédents et prend le risque d'un revirement de jurisprudence. Investi aujourd'hui de pouvoirs de contrôle de légalité des actes administratifs et de constitutionnalité des lois, il met à néant le règlement ou la loi, rendant ainsi sa chance à une plus juste appréciation du droit et des droits.

 

Mais le pardon n'est pas sans danger quand il est inspiré par le calcul ou, plus prosaïquement, par l'oubli, comme cela s'observe dans les lois d'amnistie. Pire encore, il arrive que le passé soit manipulé par des lois rétroactives. Où l'on voit que le respect de la mémoire constitue la condition même d'un pardon sensé.

 

Mais le temps social ne se conjugue pas qu'au passé. L'avenir insiste aussi, qui nourrit des attentes et des craintes. Aussi bien la société jette-t-elle des ponts sur l'inconnu en sacralisant la promesse qui engage. Serment individuel ou foi échangée, contrats et traités bi-ou multi-latéraux, ou même lois et règlements : autant de figures de la promesse dans nos sociétés modernes qui ne pensent le lien social que dans les termes de l'accord de tous avec chacun. L'État de droit trouve ici son assise qui fait voeu de stabilité et de sécurité : les pactes privés seront garantis et la puissance publique elle-même s'engage à respecter les lois qu'elle a posées. Mais ici, à nouveau, menace l'immobilisme ou l'excès de confiance : tel constituant interdit qu'on modifiât jamais les dispositions qu'il adopte ; tel codificateur prétend mettre à l'abri de toute interprétation ultérieure, judiciaire ou doctrinale, les termes de la loi ; tel contractant inflexible refusera toute renégociation des clauses de l'accord, dussent-elles, en raison d'un bouleversement des circonstances, conduire son partenaire à la ruine.

 

L'avenir lui-même devrait-il être délié ? Même si le droit ne s'y résout que difficilement, il y consent finalement, au moins à titre exceptionnel. L'urgence justifie, on le verra, bien des accommodements avec les principes, tandis que l'interprétation, que rien n'arrête décidément, assure les transitions en douceur. Les lois de police finissent toujours par bousculer les droits acquis et les attentes les mieux assurées, tandis que, poussés par l'équité et/ou le réalisme économique, les juges arrivent, un jour ou l'autre, à frayer un chemin à la révision des contrats dont les prévisions ont été déjouées par le bouleversement des circonstances.

 

Faut-il dire cependant qu'ici encore le danger menace : délier le futur n'est-ce pas ajouter l'incertitude à l'incertitude ?Exagérément flexible, le temps juridique devient alors aléatoire. La sécurité juridique s'érode et pointe le risque de l'interventionnisme du législateur, de l'administration ou du juge. Aussi bien toutes sortes de stratégies de conciliation sont-elles mises au point, telles les lois "expérimentales" et les "lois à deux vitesses" (l'une, rapide, pour les entreprenants ; l'autre, plus lente, pour les prudents), qui traduisent une gestion gradualiste du temps futur.

 

Au-delà de cette conception quasi managériale des temporalités juridiques , qui reflète une certaine prise de conscience de la nécessité d'articuler la stabilité et le changement, comme le passé et l'avenir, ce qui se dessine finalement c'est une très profonde dialectique des temporalités sociales instituées. Comme le laissait entendre Castoriadis, le temps instituant ne fait souche qu'à s'établir au coeur même des figures stables du temps institué ; quant à ces dernières, elles-mêmes ont bien dû surgir un jour comme des ruptures imprévues dans la récurrence de la tradition, et elles ne survivront qu'à se transformer, plus ou moins rapidement, dans les figures de la nouvelle modernité. Sans mémoire, une société ne saurait ni se donner une identité, ni prétendre à une quelconque pérennité ; mais sans pardon, elle s'exposera au risque de la répétition compulsive de ses dogmes et de ses fantasmes. En retour, on l'a vu, le pardon sans mémoire nous renvoie au chaos initial des calculs d'intérêt ou nous ramène à la pente confuse de l'oubli. Sans promesse, la société erre de-ci, delà, comme on disait jadis des vagabonds, gens "sans aveu", "sans foi ni loi" ; mais, sans remise en question, un jour ou l'autre la loi opprimera et le contrat exploitera. Radicale, la mise en question nous plongerait cependant dans un temps indéterminé qui n'est, en définitive, que la figure inversée, et aussi peu porteuse de sens, du temps canonique de la mémoire obsessive.

 

Tout se passe donc comme si le temps social - le temps de la praxis humaine - ne se développait qu'en surmontant les obstacles appariés de l'indifférence amnésique et de la mémoire obsessive, d'une part, de la programmation déterministe et de l'improvisation inconséquente, d'autre part. Le temps social est, en effet, celui de l'action, de la praxi", à ne pas confondre avec celui de la fabrication des artefacts, poiesi". Alors que la poiesi" est programmable et maîtrisable, la praxi", parce qu'elle est collective et qu'elle résulte d'une production de sens en partie imprévisible, parce qu'elle est engagée dans un jeu infini d'actions et de réactions, se laisse évidemment beaucoup moins facilement enserrer dans une prévision programmatique[8]. Alors que la finalité de l'objet fabriqué est claire et univoque (celle de l'ordinateur, par exemple, se ramène à son programme), en revanche celle de l'homme, et a fortiori de la société, reste en grande partie indéterminée. Aussi bien est-ce le voeu secret de tous les totalitarismes (y compris de ses formes douces qu'on observe dans nos sociétés vouées à la consommation intégrale) d'assimiler l'histoire des hommes à un artefact. En assignant un sens unique et définitif à l'aventure humaine, on croit ainsi pouvoir conjurer les risques de l'action, mais on devine aisément, comme le XXe siècle l'a montré à suffisance, le prix à payer pour un tel réductionnisme.

 

Du reste, si, au lieu de concevoir le juridique sous l'angle de l'action, on l'appréhendait comme corpus de textes, ce qu'il est aussi, il faudrait développer des considérations analogues. La seule manière, en effet, de laisser se développer les potentialités signifiantes des textes consiste à libérer le pouvoir interprétatif de leurs lecteurs, tout en les contenant dans ce que U. Eco appelle les "limites de l'interprétation"[9]. Sans la contrainte de la tradition textuelle, on ne saurait envisager de production originale ; mais, privée de cette mise en jeu quotidienne, la tradition se fige et la langue se meurt. C'est donc la double dimension du droit, ensemble de pratiques et ensemble de textes, qui réclame le rythme en quatre temps de la mémoire et du pardon, de la promesse et de la remise en question.

 

Ces quatre temporalités, il faut le souligner également, se démarquent nettement du simple temps naturel qui s'écoule. Il s'agit bien, dans les quatre cas, d'une réinterprétation volontaire du temps qui lui imprime un sens humain en fonction des valeurs visées et qui se traduisent, dans chacune des hypothèses envisagées, par des performatifs juridiques spécifiques, étant entendu que, à la différence du constatif qui se contente d'enregistrer ce qui est, le performatif fait exister ce qu'il énonce. Il y a un effort de mémoire qui oppose résistance à l'oeuvre du temps et qui, par la commémoration et la remémoration s'arc-boute face à la pente naturelle de l'oubli. Il y a effort de pardon face à la réaction "naturelle" et quasi mécanique de la violence en miroir : travail délibéré de dégagement des mille entraves de la vindicte accumulée, du ressentiment et de la rancoeur. Il y a un effort aussi de la promesse respectée ; face à l'attrait du changement, aux séductions de l'intérêt, à l'oubli encore et la fatigue, tous ces glissements si naturels, la parole "tient" et l'alliance se renforce, Enfin, il faut un effort encore, du courage sans doute, pour accepter l'épreuve de la remise en question alors que nous retiennent les liens de l'habitude et la peur de l'inconnu. Dans chaque cas, le droit institue un temps propre par la force de ses performatifs : contre l'évidence de l'oubli, il instaure la tradition ; face à l'irrécusable de la faute et l'inextinguible de la dette, il impose le pardon qui est comme le trop-plein du don ; confronté à l'incertitude du lendemain, il institue l'alliance, la promesse et la loi qui sont comme la carte d'un pays pourtant encore inexploré ; et, contre la force de sa propre lettre, il sait encore inventer les procédures de la remise en cause pour retrouver la trace de l'esprit qui s'y était perdu.

 

Liant ce qui menace de se dénouer, déliant ce qui devient inextricable, le temps juridique sait donc parfois opérer à "contretemps" : on veut dire, à l'encontre du temps naturel, homogène, linéaire, irrésistiblement emporté par la loi d'entropie vers la destruction et la mort. A l'instar de Crono", le vieux dieu grec du temps qui dévorait ses enfants, le temps naturel est destructeur, sauf à lui soustraire des plages de temps créateur où les choses semblent se retourner : la complexité s'accroît au lieu de se réduire, la négentropie l'emporte sur l'entropie, et la flèche du temps s'inverse de sorte que le système "rajeunit" plutôt que de vieillir. H. Atlan en observe des manifestations dans le domaine de la biologie qu'il étudie : dès lors que les systèmes vivants témoignent de suffisamment d'indétermination et d'"ouverture" pour intégrer les "bruits" extérieurs, leur organisation s'enrichit de ces "informations" et interactions, de sorte que, au bénéfice de cette complexité accrue, ils créent des figures irréductibles aux contraintes du déterminisme et de la logique causale. Tout se passe, en effet, comme si, dans ces îlots de temps renversé, ce qui advenait était déterminé par un futur encore inconnu plutôt que par ce qui est déjà arrivé[10].

 

Notre thèse est que le temps social est signifiant dans la mesure précisément où il parvient à produire des moments de réversibilité : des moments où, résistant à "la nature des choses", il crée du neuf et de l'inédit, susceptible de renforcer une trame temporelle sans cesse menacée par son irréversibilité naturelle. Mieux encore : le temps social serait pleinement signifiant s'il parvenait à équilibrer la tension entre le voeu muet et tenace de toute chose à la persistance en son être, et le souhait opposé et nécessaire du renouvellement. Dans cette tension paradoxale gît assurément l'enjeu éthique d'un temps rendu conscient de lui-même.

 

S'agit-il, cependant, entre mémoire et pardon, promesse et remise en question, d'assurer réellement un équilibre, une égalité stricte, un dosage proportionnel ? Plusieurs remarques s'imposent à cet égard. On observera tout d'abord qu'entre les pôles I, II, d'une part (mémoire/pardon), III, IV, d'autre part (promesse/remise en question), il y a à la fois ressemblance et dissemblance. La symétrie est évidente dès lors que, d'un côté comme de l'autre, il s'agit tantôt de nouer (établir, fermer, garantir…), tantôt de dénouer (libérer, ouvrir, éprouver…). Mais la différence cependant est de taille : c'est que mémoire et pardon regardent du côté du passé, tandis que promesse et remise en cause appartiennent au futur. Or, si le passé est révolu et connu, l'avenir est le domaine de tous les possibles. Cette différence a empêché de plaquer sans plus les pôles III/IV sur les pôles I/II, et ce malgré leurs similitudes évidentes de structure et de rapports. Bien entendu, à chaque instant qui s'écoule, des pans du futur vont rejoindre le passé, de sorte que la promesse relève bientôt de la mémoire et que la remise en cause pourra s'analyser demain au titre du pardon. Ce qui, à l'instant même se produit comme performance : l'acte juridique à la pointe de son effet performatif, peut s'étudier, l'instant d'après, au titre de l'archive: le document qui désormais fait foi et qui, dit-on en langage notarial, a désormais "date certaine". Cette vérité toute simple ne va pas, avouons-le, sans entraîner certaines hésitations dans les classifications qui suivent : tel ou tel phénomène juridique, fallait-il l'aborder sous l'angle de la mémoire ou de la promesse, du pardon ou de la remise en question ?

 

La différence de nature entre passé révolu et futur encore inconnu pourra cependant guider notre appréhension des réalités juridiques aussi enchevêtrées et mouvantes apparaissent-elles. Laissons-nous, une fois encore, guider par l'intuition et le sens commun et reconnaissons que le passé est plutôt le domaine du juge, tandis que l'avenir appartient plutôt au législateur. Nous écrivons "plutôt" pour écarter d'emblée l'équivoque que cette classification sommaire pourrait induire et qui, sans cette précaution, pourrait donner à croire que le passé n'engage pas aussi l'avenir, de même que le futur, d'une certaine façon, réaménage rétrospectivement le passé. Néanmoins, il nous paraît exact de soutenir que, précisément parce qu'il est révolu, le passé est plutôt le temps du juge ; il ne s'agit pas d'aménager par des lois générales et abstraites, ou par des conventions privées, ce qui est déjà échu ; en revanche, il importe, à propos de cas individuels qui font problème, d'énoncer la loi commune (coutume, usage, tradition, précédent, ou loi), d'attribuer à chacun ce qui lui revient, de dire le tort et le droit. Comme le note justement H. Arendt, le propre du jugement est de s'approprier le passé pour lui conférer un sens (notamment…pour ne pas désespérer du futur)[11] : châtiment ou pardon, le jugement écrit une nouvelle fin à l'histoire, afin de lui assurer un lendemain. Mais il s'agit, notons-le bien, d'histoires individuelles à propos d'événements révolus. Réécrire le passé à l'aide de règles générales et abstraites suscite le malaise ou le réprobation qui entourent généralement les lois d'amnistie et les dispositions rétroactives. A l'inverse, le juge qui prétendrait régler l'avenir par des règlements généraux serait accusé, à juste titre, de s'immiscer dans la fonction législative. Derrière le rappel de ces thèses qui pourraient paraître relever du légalisme un peu désuet de la doctrine de la séparation des pouvoirs, se profile donc une solide réalité ontologique : le passé, domaine du révolu, demande à être certifié et signifié ; c'est principalement la tâche du juge qui, à cette occasion, et dans la limite du cas dont il est saisi, dira le droit (ceci sans nier que la norme ainsi dégagée présente aussi quelque pertinence pour l'avenir) ; le futur, domaine du possible, demande, quant à lui, à être maîtrisé et aménagé ; c'est le rôle du législateur qui s'y emploie par le biais des dispositions générales, et des particuliers qui passent entre eux des conventions (ceci sans nier le fait que les normes ainsi adoptées éclairent rétrospectivement le passé et que, à peine intervenues, les "performances" se transforment en "archives")[12].

 

La distinction, reconnaissons-le, reste cependant d'usage délicat, car il est vrai aussi que beaucoup de jugements portent sur des affaires en cours, des litiges ouverts, des conflits brûlants, de même que beaucoup de lois interviennent pour aménager des situations dont le caractère problématique est apparu depuis un certain temps déjà. Dans le tissu du présent en question, il faut trancher cependant ; juge et législateur collaborent à cette tâche, le premier en lui restituant un passé qui menaçait de s'enliser dans le différend, le second en lui donnant un avenir qui risque toujours de se dissoudre dans l'incertitude du lendemain.

 

Reconnaissons aussi que cette répartition des tâches entre juge et législateur est, à l'échelle de l'histoire de l'humanité, relativement récente, et sans doute spécifiquement occidentale. Dans beaucoup de sociétés, le juge a pu cumuler les rôles d'interprète autorisé de la mémoire et du pardon, de la promesse et de la remise en cause. On ne peut cependant s'empêcher de penser que, dans de telles sociétés, promesse et remise en cause n'occupent qu'une place marginale dès lors que prévaut une histoire lente et un régime juridique essentiellement coutumier.

 

Tout ceci nous amène à reformuler la question entrevue tout à l'heure : entre mémoire et pardon, promesse et remise en question, y a-t-il équilibre strict ? On se doute que, selon les époques et les sociétés, la réponse varie. De même qu'entre les différentes philosophies du droit qui, chacune, on peut le gager, porteront un accent spécifique sur telle ou telle temporalité. De la mémoire (côté du passé-passé) à la remise en question (côté du futur-futur), on peut déplacer le curseur qui permettrait de situer les unes par rapport aux autres bien des théories du droit. Au-delà de ce que l'exercice pourrait apporter d'intéressante érudition, dira-t-on cependant que le "propre" de l'institution juridique consiste à "fixer" le social ? On insistera dans ce cas sur les pôles I et III (mémoire et promesse), ne réservant au pardon et à la remise en cause qu'un rôle marginal. Pensera-t-on au contraire, qu'il appartient au droit de frayer de nouvelles voies à l'action, voilà que sont valorisées cette fois les pôles II et IV (pardon et remise en question), la mémoire et la promesse étant alors reléguées aux minutes des études notariales et à la poussière des bibliothèques juridiques. Quant à nous, on l'a déjà compris, c'est dans l'indissociable articulation de ces quatre dimensions que nous situons la possibilité d'émergence d'un temps social porteur de sens.

 

Ce qu'il faut encore noter cependant, c'est la référence faite, aux extrémités du spectre que nous avons décrit, à deux temporalités auxiliaires qui sont comme les passages à la limite de la mémoire, d'une part, de la remise en question, d'autre part. Il s'agit de ce que nous avons appelé le "temps des fondations" et le temps "révolutionnaire"[13]. Très rarement identifiables à l'état pur dans l'histoire sociale, ils n'en inspirent pas moins certaines manifestations, au titre d'horizons régulateurs, soit pour les inscrire dans un temps immémorial et sacré, soit pour les plonger dans une turbulence radicale.

 

Le "temps des fondations" se présente comme un âge originel et fabuleux absolument distinct du temps profane qui s'écoule. En lui s'enracine le principe d'une loi inaltérable et de droits intangibles. Dans cette fable mythique où la nation forge son origine et son identité, le Prince cherche le titre du mandat qu'il prétend exercer, tandis que, face à lui, les gouvernés y puisent l'origine des droits naturels qu'ils entendent lui opposer. Totalement affranchie des changements qui affectent les temps sociaux concrets, cette temporalité des fondations opère donc à la manière d'une machine à remonter le temps qui, à intervalle rituel ou dans les périodes de crise, "recharge" le potentiel de légitimité dont les institutions sociales ont besoin pour fonctionner.

 

A l'inverse, le temps révolutionnaire semble opérer comme une décharge instantanée susceptible d'introduire une rupture immédiate et radicale dans une situation trop longtemps paralysée. Bref par définition, quasi irreprésentable, ce temps révolutionnaire traduit le principe même de la rupture, voire de l'explosion[14] qui ouvre à la société un avenir inconnu. Si les périodes historiques qui peuvent lui être explicitement rapportées sont rares (la France entre 1789 et le Consulat, la Russie des Soviets entre 1917 et 1920,…), ce temps révolutionnaire inspire, en revanche, toutes les procédures et les normes qui entendent bouleverser, plus ou moins profondément, les configurations instituées.

Il est intéressant de noter par ailleurs que, d'une certaine façon, ces deux temporalités auxiliaires, situées en marge du temps social-historique concret, mais qui en polarisent les mouvements de fond, finissent par se rejoindre elles-mêmes. Nul n'ignore, en effet, que plus profonde est la secousse révolutionnaire, plus durable sera le mythe fondateur qui en résultera, assise de nouvelles institutions historiques.

 

Toujours est-il que le temps juridique dominant, travaillé dans l'ombre par ces forces contradictoires, semble adopter une course moyenne, alternant, comme le souligne Gurvitch, "l'avance et le retard"[15] : tantôt ancré dans ses références fondatrices, tantôt, au contraire, fasciné par les perspectives du changement, mais ne cédant qu'exceptionnellement à l'attraction des unes ou des autres.

 

Il serait totalement erroné cependant d'interpréter cette dialectique temporelle comme une simple stratégie de compromis, quelque chose comme une voie moyenne entre un trop et un trop peu. Il faut voir, en effet, que le balancement incessant de la mémoire au pardon et de la promesse à la remise en cause - mieux encore : l'interaction du pardon et de la promesse, voire de la remise en cause et de la mémoire - dessine le tracé d'une communauté transtemporelle dont la portée éthique est de la plus haute importance. Ce qui s'ébauche là, en effet, n'est rien moins que la constitution du synchronique par le diachronique : ce que nous sommes ne s'explique que par le souvenir de ce nous avons été et d'anticipation de ce que nous pourrions être. Ce qui ainsi se laisse entrevoir n'est rien moins que l'idée d'"humanité" comme solidarité transgénérationnelle entre des hommes qui, s'ils étaient privés d'origine et de destination, ne sauraient nourrir de respect envers eux-mêmes et, rigoureusement, ne seraient donc rien.

 

Constitution du synchronique par le diachronique : comment nier, en effet, que chaque figure du social - aussi instituée et stable paraisse-t-elle - n'existe qu'à nous ménager un double accès, en amont en direction du passé dont les mille et un sédiments enrichissent la trame du présent, et, en aval, en direction de l'avenir dont les innombrables possibles travaillent déjà le virtuel qui sommeille dans les profondeurs de l'institué[16]. Tout comme la langue commune nous offre encore accès aux oeuvres de Villon et Rabelais, tout en permettant aujourd'hui à Prévert ou Céline d'exprimer leur différence, de même les institutions juridiques sont-elles destinées, par autotransformation incessante, à générer des formes à la fois inédites et pourtant familières. S'observe là quelque chose comme une productivité immanente à l'institution qui lui assure l'aptitude à faire sans cesse du neuf avec de l'ancien, assurant ainsi la coprésence, improbable et pourtant bien réelle, de l'acquis et de l'incertain, du déjà plus et du pas encore. C'est que ce passé qui n'est plus n'est jamais totalement épuisé : en lui dorment encore des possibles dont l'avenir rétrospectivement éclaire et réveille les virtualités (d'où le souci des juges de n'adopter que des décisions qui puissent "faire jurisprudence" : au-delà du cas tranché, la règle adoptée est-elle généralisable ? Que donnerait-elle appliquée à une autre configuration ?). A l'inverse, c'est que le futur n'est jamais totalement indéterminé : des chemins s'y dessinent qui s'originent, même au prix de secrets détours et d'inattendues résurgences, dans les fondations du passé. (D'où le souci du législateur de s'informer avec exactitude des situations existantes et d'assurer des transitions harmonieuses, au moment même où il entreprend des modifications législatives.) L'institution "ouverte", signifiante, est celle qui parvient à mettre en tension les acquis (jamais totalement clôturés) du passé, et les anticipations (jamais totalement incertaines) du lendemain ; l'institution "fermée", virtuellement moribonde et peu signifiante, est celle qui, campant sur une tradition substantivée et bientôt desséchée, n'offre aux entreprises de l'avenir que la répétition compulsive de ses figures - à moins que, bientôt déstabilisée par les contestations dont elle fait l'objet, elle ne renonce totalement à elle-même, se contentant de présenter, dans le plus grand désordre, les formes avortées d'alternatives mal fondées.

 

Mais cette ouverture du synchronique sur le diachronique n'est en rien une propriété naturelle ou mécanique de l'institution ; elle résulte d'un travail délibéré, d'un effort, disions-nous plus haut à propos des gestes de commémoration, de pardon, de promesse et de remise en cause, dont l'enjeu éthique vise la concrétisation d'une solidarité intergénérationnelle. C'est l'idée -bien oubliée aujourd'hui dans une société qui absolutise son présent et s'abîme dans l'instant - de la chaîne nécessaire des générations : au-delà du devoir, affectivement évident, de prise en charge des plus jeunes par les aînés, et bientôt de ceux-ci par ceux-là, il s'agit de comprendre que le passé et l'avenir nous affectent. Certaines créances douloureuses à l'égard du passé demandent toujours à être honorées : comment, par exemple, expliquer autrement la revendication, réellement vitale pour les groupes de la diaspora arménienne, d'une reconnaissance explicite de culpabilité de l'État turc pour le génocide de 1915[17] ? A l'inverse, nous nous sentons de plus en plus explicitement débiteurs à l'égard des générations futures à raison de l'usage immodéré que nous faisons aujourd'hui des ressources naturelles. Avec eux - ancêtres ou descendants proches ou lointains -, nous partageons une histoire et un patrimoine. Si notre histoire a un sens et notre patrimoine une consistance, ce ne peut être que de la commune destinée qu'ils le tirent. Notre humanité, dirons-nous, n'est tout simplement pas pensable en-dehors de cette chaîne des générations qui nous précède et nous suit.

 

Reste, pour clore cette introduction, à aborder une dernière question, sous-jacente à tous les développements qui précèdent : "et le présent ?". Quelle place, en effet, accorder au présent, dont l'absence est bien tangible entre mémoire et pardon, d'une part, promesse et remise en cause, d'autre part ? Cette absence n'est pas fortuite : elle est délibérément recherchée, au contraire. Notre intuition, en effet, est qu'il faut à tout prix se garder de substantiver le présent : est-il autre chose, comme la tradition philosophique l'a si souvent rappelé, que le passage instantané du futur au passé, semblable au goulot du sablier ou l'advenir se transforme en advenu ?

 

Ce n'est pas cependant que le présent ne soit rien. Son absence de contenu lui permet, au contraire, de jouer le rôle essentiel de la "case blanche" de l'échiquier : l'intervalle indispensable pour qu'un mouvement ait lieu. Sans lui, le passé resterait sans lendemain, et l'avenir grandirait sans racine. Encore faut-il pour cela que le présent assume ce rôle d'échangeur. Serait-il au contraire substantivé et, avec lui, l'instant sacralisé, que le jeu serait interrompu et le temps réduit à une succession aveugle d'instants. S'instaurerait alors le règne de l'im-médiat et ainsi se consommerait la perte du sens. Tel est le point où aboutit la conception nietzschéenne du temps réduit à l'absolutisation de l'instant, consacré par l'adhésion totale du vouloir dans l'éternel retour du même. Une telle temporalité est absolument dépourvue de sens éthique ("au-delà du bien et du mal") et de perspective diachronique : "Il faut, écrit-il, que le devenir apparaisse justifié à chaque instant (ou impossible à évaluer, ce qui revient au même) ; il ne faut absolument pas justifier le présent par rapport à un avenir, ni le passé par rapport à un présent"[18].

 

Ces considérations, qui peuvent paraître très abstraites, présentent cependant la plus grande importance pour les institutions juridiques.

 

C'est que le droit, s'il veut exercer sa mission de médiation, a besoin de temps, à la fois au sens de la durée nécessaire à la réflexion, et au sens de la mise en perspective et de la prise de recul, seules susceptibles d'assurer la prise en compte d'une histoire sociales de long terme. Quand le temps juridique se réduit au court terme, ou se laisse prendre au piège de l'instantané, il devient, au contraire, aléatoire et contingent, déjouant mémoire et promesse. La loi prend alors la forme du commandement ou de l'ordre au sens où l'on parle d'un commandement militaire ou d'un ordre de bourse. La norme abstraite et générale cède la place à l'injonction ou l'instruction, dont la réalisation est immédiate et ponctuelle. Ordres et contrordres se succèdent et se bousculent ; peu importe, dès lors que le résultat stratégique est atteint : il s'agit de saisir une opportunité, de gérer une situation au plus près de l'événement, et non d'aménager l'avenir. Quant à la décision judiciaire, sollicitée par des plaideurs de plus en plus impatients, elle est tentée de sacrifier ses formes et ses délais, remparts des droits de la défense : à la limite, elle se transforme en justice immédiate, dont le lynchage au Far West hier, et les exécutions médiatiques aujourd'hui nous livrent d'éloquents exemples.

 

En principe, gérer le présent juridique est la tâche de l'Administration. Et de fait, tant que celle-ci occupe la place qui lui revient, entre les deux autres pouvoirs, s'instaure une collaboration harmonieuse : tandis que le législateur édicte les normes générales et que le juge les applique dans les cas particuliers à caractère contentieux, l'Administration exécute les lois sous la forme de règlements subordonnés et de décisions singulières (en principe non contentieuses). Mais lorsque, l'urgence aidant, le style administratif contamine l'ensemble des pouvoirs publics, cet équilibre est compromis : les lois et les décisions de justice, de plus en plus nombreuses et éphémères, ne se distinguent plus guère des règlements administratifs.

 

Enfin, lorsque le temps public se renferme dans les perspectives ultracourtes des échéances électorales et que le temps privé s'aliène dans l'instantané de la consommation (qui est aussi celui de la déjection, selon le cycle toujours recommencé du acheter/consommer/jeter), il ne faut pas s'étonner que l'idée même d'une solidarité intergénérationnelle perde sa consistance. A l'amnésie à l'égard du passé s'ajoute alors la myopie à l'égard du futur ; seule règne, souveraine, l'actualité. Privée de souvenir et de projet, dépourvue de remords et d'espérance, la société vit au jour le jour.

 

Autant de raisons qui nous conduisent à nous défier de toute forme de substantification du présent, dès lors que notre propos consiste, au contraire, à tenter de penser les conditions d'une constitution éthique des temporalités juridiques. Quatre sections jalonneront notre réflexion : elles seront consacrées respectivement à la mémoire, au pardon, à la promesse et à la remise en question.

 


Section 1. Mémoire

 

La première forme du temps instituant est celle de la mémoire. La mémoire qui rappelle qu'il y a du donné et de l'institué. Des événements qui ont compté et qui comptent encore, susceptibles de conférer un sens (une direction et une signification) à l'existence. En se remémorant, l'homme lutte contre l'oubli et la mort, et ainsi déjoue l'irréversibilité qui menace. Cette mémoire active ne devrait pas être pour autant l'enfermement dans un passé révolu et obsédant : elle est, au contraire, la condition nécessaire pour qu'une autre fin advienne à l'histoire ancienne. L'identité du peuple juif, par exemple, ne s'est-elle pas constituée très exactement sur la mémoire… d'une promesse ? Se souvenir de l'alliance est donc, pour Israël, la condition d'un avenir ouvert. A l'inverse, comment pourrait-il y avoir pardon demain si aujourd'hui je n'assume pas pleinement, par un acte de mémoire, la faute dont je me reconnais coupable[19] ? Comment pourrais-je promettre de ne "plus recommencer" si, d'abord, je n'avais reconnu ma faute ?

 

La première fonction du droit est donc celle d'instituer le passé, de certifier l'événement advenu. Le défaut de telles fondations est l'assurance de l'anomie et de l'anarchie : comme si la société était contrainte de bâtir sur le sable. A un échelon moins dramatique, le déni de justice - l'absence de tiers impartial qui au moins écoute la plainte - n'est-il pas un exemple d'un tel effacement des repères : ce n'est pas que le bon droit prétendu ne soit pas fondé (cela arrive tous les jours), c'est que se dérobe l'enceinte où il pourrait se faire valoir ?

 

De là, cette première image qui s'impose du droit : un monde de documents et d'archives faisant autorité, qui sont comme la mémoire d'une société : journal officiel, pièces de procédures, archives parlementaires, actes d'état civil, minutes notariales, registres du cadatre, casier judiciaire, procès-verbaux, diplômes, titres, brevets… Autant d'instruments destinés à faire date et à faire foi. Dans le domaine de l'état civil, cette fonction de certification est réellement vitale, comme le montre bien P. Legendre[20]. Établir une filiation et attribuer à un enfant le nom de ses auteurs, c'est bien plus qu'une formalité administrative : en insérant le nouveau sujet dans une généalogie, c'est lui signifier l'instance de la loi (de la Référence, du Tiers dont le père est porte-parole) et ainsi l'arracher au fantasme de "l'auto-fondation du sujet roi", tout en lui assurant une place dans la commune humanité. Inscrire le sujet dans une lignée, prosaïquement, c'est le rattacher à une famille et faire naître le faisceau de droits correspondants à cet état ; mais le bénéfice symbolique de l'opération est bien plus essentiel (car la prise en charge matérielle et même affective peut être, dans certains cas, mieux assumée par une famille d'adoption) : il dispense le sujet d'avoir à se fonder lui-même (entreprise démente assurément) et lui signifie qu'il y a de l'indisponible radical, quelque chose comme un interdit fondateur, un donné à partir duquel seulement (et pas en-deça duquel) il sera possible de produire du sens.

 

A l'échelon de la société globale, c'est la référence à ce que nous avons appelé "le temps auxiliaire des fondations" - temporalité sacrée distincte du temps profane qui s'écoule - qui assure cet effet d'ancrage dans un ailleurs fondateur. Kant l'avait bien noté : "l'origine du pouvoir suprême est insondable" de sorte qu' "il faut représenter la source de la loi comme étant d'origine divine"[21]. Peu importe, en définitive, le contenu du mythe (qu'il s'agisse, comme hier, de transcendance externe par référence à des garants méta-sociaux, ou, comme aujourd'hui, d'auto-transcendance par ouverture de la société à un au-delà d'elle-même)[22], dès lors qu'est acquise l'idée qu'aucun groupe, pas plus qu'aucun individu, n'est auteur de son temps, ni titulaire du premier et du dernier mot de l'histoire.

 

Le XXe siècle, on le sait, a fait l'expérience douloureuse de la dénégation de cette sorte de mémoire fondatrice : nazisme et stalinisme se sont cru autorisés à faire table rase du passé et à modeler un homme radicalement nouveau. En réaction à ces entreprises délirantes, l'après-guerre a forgé deux nouvelles catégories juridiques destinées à préserver en toutes circonstances un irréductible humain, l'humanité même de l'homme. Ce sont, d'une part, les droits dit "indérogeables", et, d'autre part, les "crimes imprescriptibles". Avec les droits indérogeables, un interdit formel se dresse désormais contre les exigences de la raison d'État, même en période d'exception : des différents textes qui les énoncent (ainsi que les quatre Conventions de droit international humanitaire élaborés à l'initiative de la Croix-Rouge à Genève, en 1949, et aujourd'hui ratifiés par 175 États sur 178), se dégage une courte liste qui forme le "standard minimum" des droits fondamentaux : l'interdit de la torture et des traitements inhumains ou dégradants, celui de l'esclavage et de la servitude, et des lois pénales rétroactives[23]. Mais l'interdit ne s'adresse pas seulement aux États ; aux individus également, il oppose désormais, sous le nom de "crimes contre l'humanité", une infraction imprescriptible. Ses contours font, bien entendu, l'objet de discussions. Les statuts du Tribunal international de Nuremberg visaient sous ce terme "l'assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles". Deux Conventions de l'ONU ont ajouté à cette énumération le génocide en 1948, et l'apartheid en 1973. Quelles que soient les controverses qui continuent à se développer sur la nécessité d'un élargissement des catégories de "crime imprescriptible" et de "droit indérogeable", l'important, nous semble-t-il, est que soit posé un irréductible humain dont la violation constitue une infraction non susceptible d'oubli et de pardon. C'est que, dans chacune des hypothèses évoquées, c'est l'humanité même de l'homme qui est atteinte : "crime métaphysique", écrira V. Jankelevitch[24]. Ce n'était pas le fait d'être pratiquant d'une religion, ou communiste, ou franc-maçon, ou adversaire idéologique, mais le fait d'être tout simplement qui était reproché aux Juifs par les nazis[25] et l'ambition du génocide était, au sens propre, de priver d'avenir un tel peuple. Confrontée à une remise en cause aussi radicale du principe même sur lequel elle est fondée - l'inscription de tout homme dans une commune humanité -, la société civilisée ne peut se réaffirmer que par le renforcement de l'acte de mémoire qui la constitue : voilà pourquoi il fait sens d'arracher certains comportements criminels à la protection que finissent toujours par apporter l'écoulement du temps et l'éloignement physique.

 

Mais ce n'est pas - Dieu merci - que dans ces circonstances tragiques que le temps de la mémoire affleure à la surface des phénomènes juridiques. Dans le quotidien également, il structure bon nombre de situations et de comportements sous la forme de normes, pas toujours écrites, pas toujours même verbalisées, mais néanmoins profondément inscrites dans le patrimoine juridique des populations. On évoquera tout d'abord la tradition et la coutume génératrices d'usages stabilisés et convergents, auxquels s'ajoute l'opinio iuris, le sentiment de l'obligatoriété qui distingue la norme obligatoire de l'habitude simplement commode. Comme dans le cas de la prescription acquisitive et de la possession d'état qui transforment progressivement le fait en droit, tout se passe comme si la mémoire rapprochée des hommes (quelques dizaines d'années) conférait une légitimité croissante à des situations dont la paix sociale réclame sans doute qu'elles ne soient pas bouleversées.

 

C'est l'acte de juger, surtout, qui donne toute sa portée consciente à l'acte social de mémoire. Appliquant, en principe du moins, une loi préétablie à un contexte donné de faits, la décision judiciaire solde le passé, attribuant à chacun ce qui lui revient, départageant le tort et le droit. Mais là ne s'arrête pas son effet. La décision elle-même s'insère dans une chaîne de précédents, dont, en principe toujours, elle renforce la consistance par une nouvelle application. Sans doute, on le verra, l'hypothèse d'un revirement de jurisprudence n'est pas à exclure, mais, dans ce cas, le juge veillera à ce que sa décision, généralisable à d'autres cas, puisse, à son tour, "faire jurisprudence". Le voeu de continuité, qu'exige notamment l'égalité du justiciable devant la loi, structure donc toute l'opération du jugement. Enfin, la procédure elle-même traduit ce souci d'intégrer la décision dans le temps long de la mémoire. Multipliant les délais, la justice cherche à refroidir les passions et à équilibrer défense et accusation ; mais, une fois que le juge aura tranché et que seront écoulés les divers délais d'appel, d'opposition et de cassation, la décision, dit-on, sera "coulée en force de chose jugée" : elle s'impose désormais au titre de "vérité légale" et ne pourra plus être remise en question, même indirectement, à l'occasion d'une autre instance. A la différence de l'administration qui peut toujours rouvrir un dossier et modifier le règlement intervenu, la décision judiciaire définitive a également pour effet de désaisir le juge qui l'a rendue : il a épuisé sa juridiction en l'exerçant. Autant de traits qui accusent la nécessité de poser des actes socialement irrévocables, qui inscrivent le cours des affaires humaines dans un registre de mémoire signifiante.

 

Si du jugement on passe à la loi, faudra-t-il admettre une différence radicale entre le système anglo-saxon de la common law et le système continental de droit codifié ? Peut-être pensera-t-on, en effet, que le modèle de la common law fait la part belle à la tradition et la mémoire en se raccrochant pour l'essentiel à des précédents, plus ou moins vénérables, alors que, tout à l'inverse, le modèle continental - tout rythmé de codifications réformatrices -, n'aurait d'yeux que pour l'avenir ? La distinction est réelle, qu'il ne convient pas d'exagérer pour autant. D'abord par ce que, en Grande-Bretagne comme aux États-Unis, se sont multipliés, depuis un siècle et demi, les statutes, textes de droit législatif que réclament les exigences multiples et les urgences grandissantes de nos sociétés hyper-développées. Mais aussi et surtout parce qu'il faudrait réapprendre à saisir l'élément de tradition (présence active d'un passé volontairement transmis) qui supporte et entoure chacune de nos lois. Une loi nouvelle, quelle que soit l'originalité de son propos, n'opère jamais ex nihilo : elle présuppose des contextes interprétatifs en dehors desquels son sens se dissoudrait et son effectivité s'émousserait[26]. Tout d'abord une loi s'exprime dans un langage qui emprunte à la fois à la langue vernaculaire commune et à la langue spécialisée des juristes : chacune a son système de conventions explicites et implicites qui sont comme le sésame de sa compréhension pertinente et économe. U. Eco parle à cet égard de la langue comme "encyclopédie" et comme "patrimoine social", visant par là, notamment, la sédimentation des interprétations antérieures qui ne manquent pas de peser sur la signification actuellement en suspens[27]. Par ailleurs, aussi révolutionnaire soit-elle, une loi vient toujours s'insérer dans un dispositif juridique qui lui préexiste et ne manque pas d'influencer son interprétation et sa mise en oeuvre pratique (ceci sans nier, bien entendu, l'effet transformateur qu'exerce en retour toute nouvelle loi, sur l'échiquier juridique). Enfin et surtout, une fois édictée, la loi est livrée à des communautés interprétatives spécialisées : administrations, juridictions, doctrine. (On peut même soutenir qu'elles sont écrites, en grande partie, en anticipant les réactions prévisibles, habitus professionnels et interprétations convenues, de ces milieux spécialisés, quand ce ne sont pas ceux-là même qui en ont rédigé la première version.) Ces communautés interprétatives sont généralement bien structurées, parfois même hiérarchisées, comme c'est le cas pour la magistrature ; elles partagent une culture commune, fruit d'une formation et d'un travail partagés durant de longues années. Il est donc prévisible que des formes d'interprétation "canoniques" (d'autant plus structurantes qu'elles demeurent inconscientes) y prévalent. Tout cela a nécessairement pour effet de "recevoir" le message législatif sur le fond de "basse continue" que représente la tradition de pensée juridique[28]. Il ne faudrait pas en conclure pour autant que cette interprétation spécialisée est nécessairement "conservatrice" au sens où elle se contenterait de répéter inlassablement la même antienne. Ce que nous soutenons, c'est que, nourrie de tradition, cette interprétation jurisprudentielle jette un pont entre l'actualité du litige et l'antériorité de la loi. Une loi que le juge reçoit non comme une relique intangible du passé, mais comme un élément d'une tradition vivante encore susceptible, moyennant les adaptations qui s'imposent, d'éclairer utilement la solution du litige d'aujourd'hui. Il faudrait relire à cet égard les pages que consacre H.G. Gadamer à la fécondité des préinterprétations qui rattachent le juge à une telle tradition juridique et qui sont comme une adhésion (Vorverständnis ist Einverständnis) aux principes fondateurs de l'ordre juridique tout entier (cohérence, stabilité, rationalité)[29]. Tout cela conduit le raisonnement juridique à une élision très caractéristique de la temporalité courante : même formée de magistrats morts depuis longtemps, "la Cour est toujours la Cour", note M. Krygier. "Et ce qu'a dit le juge Marshall en 1803 est considéré comme aussi pertinent et important que les propos tenus par ces collègues contemporains."[30]

 

La doctrine juridique, qui se voue au commentaire savant des textes, renforce encore cet effet en se situant résolument dans un registre que nous avons qualifié "d'intemporel" et que révèle notamment l'usage systématique du présent omnitemporel ("la loi dit que", "il est de doctrine que…") destiné à suggérer la vérité permanente des principes de solution dégagés, qu'aucune trace d'histoire concrète ne saurait affecter de relativité[31]. Bien entendu, le danger de dogmatisme pointe ici dès lors que la tradition risque toujours de devenir l'objet d'une simple répétition acritique. Aussi bien, ne l'oublions pas, c'est dans l'interaction dialectique de quatre temporalités et non dans l'exacarbation d'une seule que nous voyons la possibilité d'émergence d'une signification proprement éthique.

 

D'autres manifestations du "temps de la mémoire" peuvent encore être relevées. L'attachement aux droits acquis, par exemple - version plus alimentaire de la doctrine des droits indérogeables. Lorsque surgit un conflit de lois dans le temps (quelle loi faut-il appliquer : la nouvelle ou l'ancienne ?), la référence aux "droits acquis" fait figure de roc que ne peut ébranler la passion réformatrice des législateurs. Qu'est-ce qu'un droit acquis, demandera-t-on ? C'est "tout droit qui est définitivement entré dans le patrimoine de son titulaire"[32]. N'est ce pas l'enseignement du Code civil : "la loi ne dispose que pour l'avenir ; elle n'a point d'effet rétroactif" (art. 2). Remettre en question des actes accomplis avant la loi serait source d'insécurité et de désordre : chacun en 1804, se souvenait encore du décret révolutionnaire du 17 nivôse an II qui avait rendu applicable les règles successorales nouvelles à toutes les succession ouvertes depuis le 14 juillet 1789 ; il avait donc fallu recommencer tous les partages, dans le concert de protestations et de désordres qu'on devine. De telles pratiques affaiblissent le crédit des lois, dit-on, et déclenchent des réactions de chaîne qui pourraient devenir inmaîtrisables[33]. Bien que, on le verra, la portée de cette doctrine des droits acquis soit finalement plus restreinte qu'on pourrait le penser à première vue, il est incontestable qu'elle défend, à juste titre, un noyau de prérogatives qu'on ne saurait contester sans dommage.

 

Relève encore du "temps de la mémoire", la fonction rétributive de la peine, la plus archaïque de ses fonctions sans doute, mais jamais totalement éliminable pour autant. Rétribuer, c'est "attribuer en retour"[34], c'est établir un équivalent entre le mal de la peine et celui de la faute, selon l'ancestrale logique du talion. Le futur est censé ici "annuler le passé", explique S. Saïd, "et le châtiment est le miroir du crime"[35]. Tout se passe donc comme si le temps s'arrêtait et même s'inversait pour le criminel, que la société renvoie à son crime pour une durée censée correspondante à sa gravité - dans certains cas, un temps indéfini.

 

Ceci nous conduit à évoquer finalement le danger que peut représenter l'acte de mémoire lorsqu'il en vient à interdire tout avenir, spécialement lorsqu'il arrête les horloges sur le temps de la faute. Dans ce cas, la société risque de s'enfermer dans un passé traumatique qui ne lui livre d'autres perspectives que l'éternelle rumination de la vengeance. Une société peut-elle survivre sur la rancoeur et le ressentiment ? C'est une des questions majeures que traitent les tragiques grecs, à laquelle ils finiront par donner une réponse complexe et nuancée.

 

Dans le Prométhée enchaîné, Eschyle nous livre le spectacle lamentable de la vengeance aveugle de Zeus s'acharnant sur celui-là même qui l'a aidé à détrôner Crono" (le temps, déjà !) et qui fut aussi - pour son malheur - l'ami des hommes, dérobant pour eux le feu des dieux. Enchaîné à son rocher, Prométhée subit un supplice sans fin, censé assouvir la vengeance du chef des dieux. La sanction n'atteint guère son but cependant, car la détermination de la victime ne fléchit pas, et le choeur, spectateur du drame, incrimine "les arrêts odieux de Zeus qui ne suit d'autres lois que son caprice"[36]. Eschyle ne donnera d'autre épilogue au drame que la perspective d'une souffrance indéfiniment prolongée. Le temps social s'est bloqué dans une opposition sans issue : d'un côté, la vengeance du tyran alliée à la colère des Erinyes "à l'infaillible mémoire" qui "gouvernent la nécessité"[37] ; de l'autre, le personnage de Prométhée que tout conduit à se représenter comme le héraut du temps ouvert de l'avenir : il est l'inspirateur du meurtre de Crono" (le temps irréversible qui "mange ses enfants"), son nom même signifie "prévoyant", il est doté du pouvoir de prédire l'avenir, on le dit immortel, et il a donné aux hommes "d'aveugles espérances"[38].

 

Le conflit entre mémoire et espérance, ou, plus précisément, entre vengeance et pardon, présenté comme insoluble dans le Prométhée enchaîné, trouvera, dans les Euménides, une solution nouvelle, d'une audace extrême. On y retrouve, en lever de rideau, les Erinyes acharnées cette fois à la poursuite d'Oreste, le meurtrier de sa mère Clytemnestre, elle-même assassin de son époux Agamemnon. Vengeant l'honneur de son père sur l'ordre d'Apollon, Oreste est donc aussi l'assassin de sa mère. Oreste sera-t-il, une fois encore, le jouet du sort et la victime de la vengeance lignagère, des vieilles lois du geno" représentées par le Erinyes "antiques divinités" ? Tout porte à le croire, d'autant que l'offense est d'une gravité extrême, portant sur le lien de filiation lui-même. La mécanique implacable de la vindicte est donc lancée. "Nous sommes de parfaites justicières", disent les Erinyes, "nous allons au secours des morts et nous paraissons pour exiger impitoyablement le prix du sang"[39]. Et les voilà prêtes à entonner "leur hymne sans lyre, qui déssèche les mortels et enchaîne les âmes"[40]. Tel est l'arrêt que prononce Hadès, le dieu des enfers, le "grand juge auquel les mortels doivent rendre leurs comptes sous la terre ; lui qui voit tout et inscrit tout dans sa mémoire"[41]. A ce temps de la mémoire enchaînante, Oreste, pour sa défense, oppose, quant à lui, le temps de l'oubli, ce temps qui, "en vieillissant, anéantit avec lui toutes choses"[42]. Apollon se porte à son secours et plaide comme un avocat : le crime de Clytemnestre était particulièrement odieux et, de toutes manières, Oreste a agi sur son ordre. Mais, on le sent bien, faute d'un méta-principe de règlement et faute d'un tiers impartial qui les départage, les deux points de vue antagonistes continueront à s'opposer interminablement : on ne sortira pas du temps répétitif des représailles. C'est alors qu'intervient Athéna, protectrice de la Cité, qui -premier acte fondateur du droit nouveau - institue un juge en établissant les prérogatives de l'aréopage : "incorruptible, vénérable, impitoyable, sentinelle éveillée pour garder la cité endormie, tel sera le tribunal que j'institue[43]. Ce sera le peuple athénien lui-même, par la bouche de ses juges, qui choisira entre l'antique loi du geno" accompagné de ses traditions gentilices et la loi moderne que symbolisent Apollon et Athéna. Mais cette dernière prévient : elle prendra fait et cause pour Oreste et opinera en faveur de son acquittement. De l'urne, on le sait, sortira un verdict à la fois décisif et remarquablement ambigu : les voix se sont partagées en deux moitiés égales, ce qui suffit à innocenter Oreste, mais traduit en même temps la difficulté de trancher entre tradition et ouverture. Les Erinyes, on s'en doute, se répandent en imprécations et menacent de répandre leur venin maléfique sur la ville. Diplomate, Athéna s'interpose en vue de se concilier les furies. Une fois encore, elle s'inscrit au registre de la promesse : les Erinyes ne perdront pas leur rang à Athènes et un culte leur sera rendu si elles prennent son parti : "les prémices de la terre leur seront offertes au jour de l'enfantement et du mariage"[44]. Le printemps de la réconciliation va-t-il succéder à l'hiver du ressentiment ? Les Erinyes semblent hésiter "Nous en donneras-tu la garantie pour les temps à venir ?". Et Athéna de répondre : "Pourquoi ferais-je des promesses que je ne tiendrais pas ?"[45]. Et voilà une nouvelle alliance scellée qui fera désormais des Erinyes - rebaptisées Euménides - les gardiennes de la Cité ; les voeux succèdent aux malédictions, et les souhaits aux imprécations. Athènes, la cité démocratique, a donc pris son parti : ce sera la loi nouvelle, mais qui sait ménager néanmoins la tradition et les anciennes divinités. Du reste, Athéna met en garde l'Aréopage : "le respect et la crainte, sa soeur, empêcheront les citoyens, la nuit comme le jour, de commettre des crimes, pourvu qu'ils n'altèrent point leurs lois (…) car quel mortel reste juste s'il ne redoute rien ?"[46].

La leçon, on s'en aperçoit, est nuancée à l'extrême et la place de la mémoire, si elle cesse d'être dominante, n'en est pas pour autant négligée. On s'en persuadera encore si on se reporte à une troisième tragédie, l'Antigone de Sophocle, où, pourrait-on penser, les choses s'inversent à nouveau. N'est-ce pas ici, par la bouche de la jeune héroïne, les "lois non écrites et inébranlables des dieux" qui triomphent - des lois "qui ne datent ni d'aujourd'hui ni d'hier, car nul ne sait le jour où elles ont paru"[47] ? N'est-ce pas à Antigone que va notre sympathie, elle qui, en assurant une sépulture à son frère rebelle Polynice, satisfait aux exigences de la loi du sang et aux rites réclamés par les puissances d'en bas ? N'est-ce pas l'attitude de Créon le tyran qui est décriée pour avoir entraîné le malheur sur la ville de Thèbes par la souillure de son édit criminel[48] ? Le châtiment qui finalement s'abat sur Créon lui-même n'est-il pas la marque des Erinyes, comme le proclame le devin Tirésias : "les exécutrices, lentes parfois, mais toujours sûres, de l'Enfer et des dieux, les Erinyes sont là qui te guettent et vont te prendre au filet des mêmes malheurs"[49].

 

Faudra-t-il donc en conclure que la percée annoncée par les Euménides fut de courte durée et qu'on en revient déjà ici aux lois anciennes ? Oui et non. Sans doute, l'Antigone de Sophocle rappelle-t-elle, à bon escient, que le pouvoir du Prince n'est pas tout puissant et que le droit, que nous appelons "positif", ne peut outrepasser le droit fondamental - nous dirons "naturel". Ce qui est reproché à Créon c'est l'excès et surtout l'entêtement dans l'exercice du pouvoir souverain. Aussi puissant soit-il, le pouvoir ne peut se départir de la "prudence"[50] et du respect de quelques principes fondamentaux (Athéna, on s'en souvient, prenait bien garde, quant à elle, de ménager un culte aux Euménides ; ce n'était pas là qu'attitude stratégique, car, sans la "crainte", annonçait-elle, il y a peu de chances que la paix sociale se maintienne).

 

Mais, par ailleurs, la tragédie de Sophocle ne se réduit certainement pas au rappel des vieux interdits fondateurs. C'est que, d'une part, le "forfait" d'Antigone n'est pas, une fois n'est pas coutume, un crime de sang, mais l'accomplissement d'un rite funéraire élémentaire : avoir jeté quelques poignées de sable sur la dépouille mortelle de son frère pour lui assurer une survie dans le monde d'en-bas. Peut-être même qu'on pourrait voir dans ce geste plus que la satisfaction d'un prescrit culturel, un geste d'amour et de pardon à l'égard d'un frère rebelle et traître à la Cité : alors que Créon se re tranche derrière cet aphorisme rassurant : "l'ennemi même mort n'est jamais un ami", Antigone lui répondra : "Je suis de ceux qui aiment, non de ceux qui haïssent"[51]. Perce ici l'écho d'une toute autre loi, bien plus audacieuse et créatrice que celle de la vengeance : la règle du pardon dont nous parlerons bientôt et qui, précisément, met un terme à l'enchaînement de la vengeance et à la succession des malheurs.

 

C'est que, d'autre part - seconde originalité du drame de Sophocle -, il ne s'agit pas ici d'insister sur l'imprescriptibilité d'un crime, mais bien plutôt sur le caractère indérogeable d'un droit : tout homme, quel que soit le forfait qu'on lui reproche, a droit à une sépulture - quelque chose comme l'équivalent pour l'au-delà de l'asile politique - (Tirésias à Créon : "Tu retiens sur la terre un mort qui appartient aux dieux infernaux, un mort que tu frustres ici de ses droits, des offrandes, des rites qui lui restent dûs"[52]). Il ne s'agit donc pas de s'enfermer dans la logique close du ressentiment mais, au contraire, de consacrer le droit indérogeable à quelque chose comme une "libération" dans l'au-delà. A l'accomplissement d'une "peine incompressible" (pire que la peine de mort, la condamnation à errer éternellement entre la vie et la mort) se substitue le transfert aux autorités des Enfers, auprès desquelles tout, d'une certaine façon, redevient possible.

 

S'est-on avisé de ce que le décret de Créon, qui interdit d'enterrer un mort, constitue une faute politique gravissime, dès lors qu'il porte atteinte non seulement au droit de Polynice, mais à l'humanité même de sa famille et des membres de la Cité, dès lors qu'il empêche, au sens propre du mot, le travail du deuil ? A bien y réfléchir, c'est donc le décret "moderne" de Créon qui s'incruste dans le temps statique et traumatique de la rancoeur, laissant à vif la blessure de la guerre fratricide, de la trahison, du meurtre. On ne saurait négliger en effet l'importance, dans l'inconscient des individus et des peuples, de ce nécessaire travail du deuil qui commence par le geste élémentaire de l'enfouissement des morts sous la terre. Ainsi s'exprime Anahide Ter Minassian à propos du génocide arménien : "Ce qu'il y a de terrifiant, c'est que le travail du deuil ne peut pas se faire : il est devenu impossible. Ainsi, les Arméniens n'ont pas pu "enterrer" leurs morts, et cela dans les deux sens du terme. D'abord très concrètement. Une scène revient comme un leitmotiv dans tous les récits de déportation. Parce qu'il faut marcher, avancer, on est dans l'obligation d'abandonner le moribond ou le mort. On ne peut pas enterrer sa mère, sa soeur, son père. Leurs corps restent sans sépulture ou sont dévorés par les bêtes de proie. Cette "déshumanisation" a laissé un grand sentiment de culpabilité chez tous les survivants. Et puis le travail du deuil ne s'est pas fait, parce que ceux qui ont vécu ces événements ne les ont pas acceptés, n'ont pas accepté de les avoir vécus. C'est cela qui a été transmis , l'inacceptable."[53] Seule la reconnaissance du génocide serait "une sépulture pour les morts", ajoute-t-elle encore[54].

 

Ceci nous conduit à aborder la temporalité du pardon, qui délie le passé.

 

 

Section 2. Pardon.

 

"Le pardon est pour la loi un principe de mobilité et de fluidité", écrit Vl. Jankelevitch[55]. C'est à ce titre que nous le retenons comme le second temps constitutif du droit : non seulement le pardon pénal, mais, plus largement, toute procédure qui conduit à rendre un avenir au passé en déliant les entraves qui le retenaient d'évoluer. On s'aperçoit donc que nous entendons ici "pardon" au sens, très large, de renversement de la flèche de temps, et, à ce titre, de libération des possibles encore contenus dans l'action sociale. Par ailleurs, le pardon dont il sera question ici n'a qu'un rapport assez lointain avec la sublimité du pardon moral qui renvoie à l'héroïsme de la conscience qui donne bien au-delà des termes de l'échange, ou du pardon religieux qui renvoie à la surabondance d'une grâce surnaturelle. Entendu en ce sens, il n'est pas faux d'écrire que "le pardon ressortit au domaine extra légal"[56]. A l'inverse, on ne peut nier que le droit ne cesse de croiser le domaine du pardon, soit pour en tempérer les largesses, soit pour se laisser inspirer par sa "généreuse illégalité"[57].

 

"Généreuse illégalité" : l'expression est heureuse, qui révèle bien le caractère paradoxal de l'acte de pardonner - un geste qui, déjouant la loi établie (qui équilibre le dommage et son prix, la faute et la peine), rend visible une autre loi qui rend sans motif et donne sans compter : que l'on songe à Antigone, "saintement criminelle"[58], ou encore à Jésus que les pharisiens voulaient piéger à propos de la femme adultère, coupable sans doute selon la loi mosaïque, mais pardonnée selon la loi évangélique ("Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre!"…)[59]. Il y a donc, c'est un premier trait, quelque chose de révolutionnaire dans l'institution du pardon : la mobilisation de ce  temps auxiliaire que nous avons précisément qualifié de "révolutionnaire" et qui opère comme une sorte "d'année zéro où les dettes seraient abolies, les esclaves libérés, les terres redistribuées de manière égale"[60]

 

Un tel pardon ne se ramène ni à l'indifférence stoïcienne (la "grandeur d'âme"), ni à l'excuse intellectuelle (la recherche d'excuses, de motivations, de circonstances atténuantes, voire de torts partagés), ni à la "liquidation" (croix hâtive tracée sur le passé pour en chasser les importuns  et en refouler les embarras), ni surtout à l'effet d'oubli qu'entraîne le simple écoulement du temps[61]. Il est, au contraire, un acte de mémoire et une rémission : effacement délibéré d'une offense bien réelle. La faute simplement oubliée traduit l'atonie morale et la démission du droit, alors que la faute pardonnée inaugure une nouvelle histoire - une histoire qui rompt l'éternel retour de la pulsion de mort qui opère dans le cycle crime-châtiment[62]. En répondant au non-sens du mal par un surcroît de sens, le pardon parie sur la liberté des interlocuteurs : l'offensé qui, par son geste totalement imprévu[63] et gratuit, renonce à réclamer son dû, et l'offenseur qui, s'arrachant à la logique du pire, sollicite le pardon[64] et s'engage à ne pas recommencer. Ainsi, l'homme du ressentiment (la victime) et l'homme du remords (le coupable) se libèrent ensemble d'un passé obsessionnel et se rendent disponibles pour un avenir à nouveau prometteur. La nature dialectique du pardon apparaît ainsi en pleine lumière, puisqu'en amont il renvoie à la mémoire (la faute n'est pas oubliée, mais établie et assumée), et qu'en aval il débouche sur la promesse (le pari confiant sur un autre scénario d'avenir) : "le pardon serait une mémoire", écrit O. Abel, "mais une mémoire différente. Une mémoire qui n'est pas l'interminable récit du passé, ou plus exactement l'interminable garantie d'une identité ; mais la mémoire d'une promesse, un «désormais tout sera autrement»"[65].

 

Tout cela, dira-t-on, nous éloigne sensiblement du droit. Oui et non. Il est vrai que les pardons juridiques ne sont jamais totalement désintéressés dès lors que s'y glisse une certaine dose de calcul politique : médiation du politique et de l'éthique, disions-nous, le droit n'oublie jamais, même dans ses moments d'inspiration, les exigences de la paix sociale, voire les nécessités prosaïques de l'intendance et les contraintes matérielles de la preuve. Par ailleurs, l'intervention du droit est autant, sinon plus, productrice de châtiment que de pardon. Mais ces deux figures ne sont pas contradictoires, loin s'en faut. Car, dès lors que le châtiment est juste, s'y intègre nécessairement une composante de pardon. Si l'on part en effet de l'idée que, d'une certaine façon, le dommage est toujours irréparable et la dette inextinguible, on accordera que le châtiment judiciaire est aussi bien, de cette façon, une rémission ; par ailleurs, "comme le pardon, il [le châtiment] tente de mettre un terme à une chose qui, sans son intervention, pourrait continuer indéfiniment"[66].

 

De ce curieux mélange de sanction, de pardon et d'oubli, le droit nous offre une gamme très diversifiée d'exemples : entre "la référence à l'imprescriptible, qui refuse de rien oublier, et l'usage de l'amnistie, qui tend à tout oublier"[67], se multiplient en effet les formes de pardon. Certaines interviennent avant que les faits ne soient commis, d'autres après ; certaines sont individuelles, d'autres collectives ; certaines procèdent de la loi, d'autres résultent d'une mesure administrative ou d'une décision judiciaire.

 

Avant même que telle ou telle infraction soit commise peuvent être adoptées des lois instaurant une prescription. Il est alors entendu qu'en raison de l'écoulement d'un certain temps, la société n'a plus intérêt à poursuivre l'infraction (on parle alors d'extinction de l'action publique) ou à exiger l'exécution de la peine. C'est que, pense-t-on, le temps aura érodé les preuves et émoussé les souvenirs, et que, de toutes manières, le scandale social causé par l'infraction se sera probablement éteint dans l'intervalle. La mémoire de la faute (le fait qu'elle ait eu lieu) n'est pas effacée pour autant, tout simplement sa sanction ne sera plus possible. Les lois instaurant des mécanismes de prescription peuvent être acceptées dans la mesure où elles statuent de façon générale et abstraite (à l'égard de toute personne et de tout type d'infraction) et cela avant que le mal social soit causé : de la sorte, elles échappent au reproche de partialité qui s'adresse aux lois de circonstances. Par ailleurs, on s'en souvient, certains crimes sont désormais déclarés imprescriptibles : dans le cas des "crimes contre l'humanité", la société s'arroge le droit de poursuivre leurs auteurs présumés sans limitation de temps et de lieu.

 

On observera au passage que l'institution de la prescription extinctive est également de la plus haute importance en matière civile et commerciale. Le Code Civil lui consacre un titre entier (Titre XX : De la prescription) et non moins de 61 articles (2219-2280). L'idée générale de l'institution est parfaitement définie à l'article 2219 : "La prescription est un moyen(…) de se libérer par un certain laps de temps". On ne pouvait mieux dire : la prescription libère, elle dénoue ce que l'obligation (ob-ligare) avait lié, elle délie le passé.

 

Revenons au domaine pénal et supposons maintenant que l'infraction ait été commise. D'autres formes de pardon apparaissent. L'organe de la loi, le ministère public, peut déjà, à son niveau, "classer l'affaire sans suite" : en vertu du principe non écrit dit "d'opportunité des poursuites", il peut considérer en effet que, du point de vue de la société à tout le moins, il y aurait plus de mal que de bien à enclencher les poursuites. La victime néanmoins peut l'y contraindre en déposant plainte avec constitution de partie civile : dans ce cas, l'offensé qui refuse de pardonner contraint la société à se prononcer.

 

Lorsque bientôt le juge lui-même est amené à se prononcer, s'ouvrent à lui bien des formes de compromis entre châtiment et clémence, qui sont autant de manières de concilier le temps statique de la mémoire et le temps dynamique du pardon. Tout d'abord le magistrat peut "suspendre le prononcé de la condamnation" : dans ce cas, les faits infractionnels sont avérés et la culpabilité de leur auteur établie, mais, dans le but de stimuler l'amendement du délinquant, le stigmate de la condamnation lui est épargné. Un délai d'épreuve lui est imposé (accompagné ou non de mesures probatoires) au cours duquel la moindre récidive entraînerait l'exécution de la condamnation. Dans le même ordre d'idées, mais un cran plus loin dans la logique du châtiment, on trouve l'institution du sursis : ici, la condamnation est prononcée, mais son exécution est suspendue pendant un délai d'épreuve, éventuellement accompagné de mesures probatoires. Voilà donc la conciliation temporelle qui intervient : la mémoire de la faute est préservée puisqu'un juge la déclare officiellement établie (et la victime pourrait obtenir des dommages-intérêts en réparation du préjudice qu'elle a subi), mais l'amendement du délinquant est anticipé puisqu'en suspendant durant un certain temps le prononcé de la peine ou son exécution, la société lui "donne une chance". C'est le mécanisme de suspension qui, en arrêtant le cours irréversible du temps (temps de la dette sociale), inaugure une forme de réversibilité régénératrice : en "remontant le temps" en deçà de l'infraction, le performatif juridique fait "comme si" le délinquant était capable d'un autre avenir que celui de récidiviste.

 

D'autres mécanismes existent encore qui traduisent la clémence judiciaire : les circonstances atténuantes par exemple (qui relèvent cependant plus de la compréhension intellectuelle des motivations de l'acte, et donc de l'excuse, que du pardon proprement dit), ou encore la condamnation à des peines dites "alternatives" (travaux d'intérêt général pour la collectivité, par exemple) afin d'éviter la prison dont le caractère criminogène n'échappe à personne. On observera au passage que toutes les mesures de substitution à la peine traditionnelle (mesures éducatives et thérapeutiques notamment), qui s'inspirent d'un idéal de réhabilitation plus que d'un souci de rétribution, s'inscrivent dans une temporalité résolument orientée vers l'avenir.

 

Mais, au moins dans certains cas, une condamnation judiciaire est prononcée. A ce stade apparaissent de nouvelles manifestations du pardon social. La première, et la plus contestable, est le fait du législateur qui peut adopter une loi d'amnistie. A la différence de la loi instaurant une prescription, la loi d'amnistie intervient après les faits pour les couvrir rétrospectivement, ce qui, bien entendu, suscite le soupçon de partialité. Ce genre de lois de circonstance s'inspire généralement de considérations exclusivement politiques : à tort ou à raison, le Parlement (la "classe politique", dit-on alors de façon dénigrante) entend "passer l'éponge" sur un passé récent à propos duquel la nation est profondément divisée. On citera par exemple les lois françaises d'amnistie à propos des "événements" d'Indochine ou de Nouméa, des guerres d'indépendance du Maroc et surtout d'Algérie, ou encore, plus récemment, à propos des fausses factures destinées à financer les partis politiques (loi "d'auto-amnistie", a-t-on écrit).

 

Les lois d'amnistie peuvent prendre une forme mineure (amnistie des peines) ou majeure (amnistie des faits). Dans le premier cas, le mal est moindre, car la mémoire de l'infraction n'est pas effacée ; néanmoins, lorsque la loi intervient après la condamnation, elle remet en cause une décision judiciaire et porte ainsi atteinte au principe de la séparation des pouvoirs. Dans le second cas, les effets pervers se multiplient. En imposant l'amnistie des faits criminels eux-mêmes, le législateur pratique une forme d'oubli forcé : on ne peut même plus, sans se rendre coupable de diffamation, soutenir qu'un tel ou un tel, qui prétend maintenant exercer un mandat politique, fut un tortionnaire en d'autres temps. On comprend dans ce cas la légitime frustration de leurs victimes ou leurs descendants, comme cela se vérifie aujourd'hui notamment en Grèce et en Argentine suite aux lois d'amnistie, qui ont entendu jeter le voile de la réconciliation nationale sur les périodes sombres de dictature militaire. C'est le "droit à la mémoire" qui est ainsi atteint, de même que la vérité historique : tout le contraire donc du pardon qui suppose, comme on l'a vu, à la fois la certification de la faute et le repentir de son auteur. Si désormais, l'ancien tortionnaire, réhabilité dans tous ses droits et titres, parade avec ses décorations, on ne peut s'empêcher de penser que le passé a été manipulé et que l'injustice, au lieu de s'atténuer, s'aggrave. Enfin, nouvel effet pervers, il arrive que certaines personnes ainsi amnistiées de force, s'insurgent contre une telle mesure qui les empêche de prouver leur innocence, en réalisant le tour de force de leur imputer quelque chose comme une présomption de culpabilité tout en les amnistiant[68].

Mais il n'y a pas que le législateur à intervenir à ce stade de la procédure. L'Administration aussi entre en jeu, à des titres divers. Le chef de l'État tout d'abord, en vertu d'un ersatz de justice régalienne, dispose, dans bon nombre de pays, du droit de grâce. En France, par exemple, l'article 17 de la Constitution confère au Président de la République "le droit de faire grâce". Cette prérogative (dont l'usage politique, au sens de politique-spectacle, saute aux yeux) ne suscite cependant pas les mêmes réticences que les lois d'amnistie : c'est qu'elle n'intervient que lorsqu'elle est sollicitée et qu'elle n'efface en rien le fait de la condamnation, puisqu'elle n'est éventuellement accordée que lorsque celle-ci est en cours d'exécution.

 

Autre forme d'intervention administrative : la libération conditionnelle. Dans un pays comme la Belgique, il est loisible, en effet, à l'administration pénitentiaire de libérer un condamné lorsque celui-ci a accompli le tiers au moins de sa peine et qu'il présente des signes d'amendement. On se doute bien qu'il s'agit là d'un instrument très efficace de régulation de la vie interne à l'institution-prison, comme si aucune vie sociale n'était possible, aussi disciplinée et fermée soit-elle, sans une dose d'ouverture et d'espoir que représente ici une perspective de libération avant terme.

 

Enfin, on mentionnera encore, pour être complet, l'institution fort originale de la réhabilitation qui intervient cette fois après que la condamnation ait été totalement exécutée. Comment concevoir qu'un pardon social soit accordé après que le coupable ait intégralement payé sa dette ? C'est que tout se passe comme s'il fallait que le délinquant traîne encore avec lui, même "au-delà de son temps", l'ombre de son forfait et le stigmate de sa condamnation. C'est cet héritage encombrant du passé que la réhabilitation vise à apurer. Elle résultera soit de la loi, par "effacement" automatique ("de droit", dit-on) de la condamnation, après un délai assez long et à l'exclusion de certaines peines graves, soit elle sera éventuellement accordée par décision judiciaire, après un délai plus court et un débat contradictoire.

 

Notons, une fois encore, le parallèle avec le droit commercial : des sursis de paiement peuvent être accordés par le tribunal au commerçant "contraint de cesser temporairement ses paiements par suite d'événements imprévus et extraordinaires" (art. 593 du Code de Commerce belge), tandis que le failli qui "aura intégralement acquitté toutes les sommes par lui dues" pourra solliciter sa réhabilitation… et l'obtenir même après sa mort (art. 586) : autant de façons de lutter contre l'irréversibilité du temps à l'aide des instruments performatifs et symboliques dont dispose le droit pour conférer un sens proprement humain aux événements tant naturels que sociaux.

 

Dans la stratégie juridique du pardon - plus largement : l'acte de dénouer le passé -, le juge, on le voit, joue le rôle essentiel. Il importe donc de s'arrêter un instant sur les enjeux temporels que met en oeuvre l'intervention judiciaire. On observera tout d'abord que, si elle veut satisfaire simultanément aux deux objectifs de fixation de la mémoire des faits passés et de relance d'un avenir sinon réconcilié du moins non obsessionnel, la procédure devra suivre un rythme qui ne soit ni trop rapide, ni trop lent. Trop rapide, elle débouche sur la justice expéditive, trop lente elle s'apparente au déni de justice. Il faut que justice soit rendue "dans un délai raisonnable" dispose l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Il faudra donc ménager les délais nécessaires à l'instruction du dossier et à la défense du prévenu ou du défendeur, tout en évitant les enlisements de procédure qui s'observent si souvent. Plus fondamentalement, on notera combien il importe que le juge arrête le différend : qu'il le tranche, à la manière du noeud gordien, à l'aide du glaive de la justice, ou qu'il le dénoue patiemment, à l'aide cette fois de la balance qui lui permet de peser au plus fin le poids respectif de chaque fait et argument qui tisse l'écheveau du conflit, il faut qu'un terme soit mis à une querelle que bien des motifs conduisent à amplifier et éterniser. Comme l'explique L. Boltanski, certains plaideurs relanceront toujours le conflit, inventant sans cesse de nouveaux griefs et multipliant les incidents de procédure, parce qu'ils situent leur demande sur le terrain affectif de l'ancienne harmonie perdue (aujourd'hui transformée en haine inextinguible), plutôt que sur le terrain de la justice, qui relève d'une autre économie de grandeur, celle de la procédure qui tente d'établir des équivalences[69]. Dans ces conditions, sans doute faut-il que la justice se fasse aveugle (le bandeau qui voile les yeux est son troisième attribut symbolique) - on veut dire étrangère à un registre affectif qui n'est pas le sien - pour qu'elle puisse exercer le rôle social qui lui revient. Et, quel que soit le règlement intervenu, la société le tiendra pour juste ("res iudicata pro veritate habetur"), considérant qu'à tout prendre une solution même imparfaite est préférable à un différend qui s'éternise.

 

Est-ce à dire pour autant que la "grandeur" assignée aux plaideurs par la décision les marque en quelque sorte à vie et qu'ils ne pourraient plus se soumettre à l'avenir à de nouvelles épreuves en vue de décrocher un autre résultat ? L. Boltanski explique bien ce dilemme : ou bien la justice se conforme strictement au principe d'incertitude et maintient l'identité et le passé des plaideurs sous voile d'ignorance, mais alors elle perd toute utilité sociale, ses verdicts demeurant sans lendemain, ou bien, au contraire, elle conserve ses décisions en mémoire et opère, plus ou moins délibérément, une présélection des requêtes qui lui sont adressées (examen de la recevabilité de la demande) et un préjugement des personnes qu'elle concerne, mais risque alors de perdre en objectivité[70]. Il n'est pas facile, par exemple, de respecter intégralement le principe de présomption d'innocence lorsque le prévenu est un récidiviste notoire. L'équilibre est donc délicat à maintenir entre une compétition sociale où les positions seraient sans arrêt remises en jeu et, à l'inverse, un monde de castes où il serait impossible d'échapper au rang qu'on est censé occuper : l'oeuvre de justice n'échappe pas à cette tension entre impératif de stabilité et principe d'incertitude.

 

Une autre expression de cette tension s'exprime à propos des revirements de jurisprudence. On a déjà insisté sur le fait qu'il était du voeu même de la justice de prétendre à la stabilité : "Quand la jurisprudence est fixée, les tribunaux la suivent même s'ils la croient erronée", écrivait Paul Leclercq, Procureur général à la Cour de Cassation ; "ils savent qu'ils n'ont pas à soulever des controverses aux frais des justiciables. Une règle fixe, même mauvaise, mais de l'existence de laquelle le justiciable est sûr, est préférable à une règle changeante, car alors il n'y a plus de règle"[71]. Il arrive néanmoins des cas dans lesquels des revirements s'imposent : soit que, sur un point de droit, l'accord ne se soit point formé parmi les magistrats (la rébellion des juges persiste et s'accroît), soit qu'une nouvelle norme adoptée par le législateur modifie la configuration de l'échiquier juridique tout entier. Persister dans une jurisprudence désarmée ou en porte-à-faux serait une erreur dans ces conditions. Il reste que, même alors, le revirement s'entoure de précautions et de ménagements. Le règlement intérieur de la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg prévoit, par exemple, que la Cour doive siéger en séance plénière lorsqu'il s'avère qu'une modification de sa doctrine s'impose. Dans d'autres hypothèses, la Cour laisse entendre qu'elle pourrait bien modifier sa jurisprudence à l'avenir : façon efficace de combiner sécurité juridique et nécessaire évolution. Ainsi, dans l'affaire Rees, qui concernait la plainte d'un transsexuel qui se heurtait au refus des autorités britanniques de mettre en concordance son acte de naissance avec sa nouvelle identité sexuelle, la Cour décide que : "Il n'y a pas violation de l'article 8 (droit au respect de la vie privée) dans les circonstances de la cause. Dès lors, il faut pour le moment laisser à l'État le soin de déterminer jusqu'à quel point il peut répondre aux exigences des transsexuels. La Cour n'en a pas moins conscience de la gravité des problèmes que rencontrent ces derniers, comme du désarroi qui est le leur. La Convention doit toujours s'interpréter à la lumière des conditions actuelles. Partant, la nécessité de mesures juridiques appropriées doit donner lieu à un examen constant eu égard, notamment, à l'évolution de la science et de la société"[72]. Ainsi, la Cour établit-elle un équilibre entre la promotion et même le "développement" des droits fondamentaux confiés à sa garde (le Préambule de la Convention parle en effet de "développement", notion dynamique), qui implique une interprétation évolutive, et le toujours dangereux gouvernement des juges qui la conduirait à imposer aux États des obligations sinon imprévues, du moins imprévisibles[73].

 

Les droits et les lois doivent donc composer avec le temps qui passe. Cela vaut, notamment, à l'égard des droits acquis dont nous parlions dans la section précédente. Sans doute ne pourrait-on, sans trouble social grave, remettre en question des situations juridiques entièrement configurées sous l'empire de la loi ancienne. En ce sens, les droits acquis restent bel et bien acquis. Mais qu'en est-il des situations, nées sous l'égide de la loi ancienne, dont les effets sont en cours au moment où est adoptée la loi nouvelle ? S'il fallait, ici encore, se retrancher derrière les droits en cours (comportant donc autant d'expectatives que d'acquis), "on n'aurait jamais aboli l'esclavage, ni les droits féodaux", écrit J. Carbonnier[74]. Aussi adoptera-t-on, selon la suggestion de P. Roubier, le principe de "l'application immédiate de la loi nouvelle"[75] : ainsi, par exemple, une loi nouvelle qui restreint l'exercice du droit de propriété sera-t-elle appliquée immédiatement aux droits en cours, sans pouvoir être considérée comme rétroactive pour autant. Penser autrement serait taxer pratiquement toute loi de rétroactivité : une telle thèse serait incompatible avec l'évolution du droit[76]. Il arrive cependant que, pour des raisons humanitaires notamment, la jurisprudence concède une certaine survie (provisoire) de la loi ancienne : ainsi en va-t-il, par exemple, du bénéfice d'une pension d'invalidité dont les conditions d'octroi ont été modifiées par la loi nouvelle[77].

 

Mais les lois et règlements eux-mêmes ne sont pas promis à la pérennité. De plus en plus, les Cours et tribunaux, ou du moins des juridictions particulières telles des Cours constitutionnelles et des Conseils d'État, se voient investis de la compétence de priver de validité tel ou tel de ces textes qui s'avéreraient entachés d'une illégalité, d'un excès de pouvoir ou d'un vice de forme. Ici encore, le passé doit pouvoir être délié lorsque persiste ou subsiste une illégalité. L'opération ne va pas cependant sans difficultés, car on ne revient pas sans risques sur le passé. Aussi bien l'article 8 al. 2 de la loi organique de la Cour d'arbitrage de Belgique prévoit-il la possibilité pour la Cour de déclarer la survie de certains effets d'une disposition qu'elle vient pourtant d'annuler : "si la Cour l'estime nécessaire, elle indique ceux des effets des dispositions annulées qui doivent être considérés comme définitifs ou maintenus provisoirement pour le délai qu'elle détermine"[78]. De cette façon, la Cour peut faire coexister deux temporalités antagoniques : la survie au moins partielle de la loi ancienne et le triomphe actuel de la légalité. Tout à l'inverse, la même loi organique de la Cour d'arbitrage prévoit une autre forme de conciliation temporelle en permettant cette fois à la Cour de suspendre provisoirement la disposition faisant l'objet d'un recours en annulation, s'il s'avère que l'exécution immédiate de celle-ci "risquerait de créer un préjudice grave difficilement réparable" (art. 20). Cette fois, c'est l'avenir qui est ménagé (à l'encontre d'effets irréversibles), alors même que prévaut encore (provisoirement peut-être) la validité de principe de la loi ancienne[79].

 

Il reste que, sous peine de voir se déliter l'ordre social, on ne peut pousser la stratégie du "pardon" (entendu, comme nous le faisons ici, au sens de "délier le passé") au-delà d'un certain point. Le risque serait grand, en effet, s'il était toujours possible de changer la règle du jeu en cours de partie, que le bon plaisir du prince, l'arbitraire du pouvoir, quel qu'il soit, ne finisse par prévaloir. S'il est vrai que la loi du plus fort présente la tendance naturelle à s'imposer, on comprend que c'est le mérite de la stratégie "de mémoire" d'en fixer le champ d'action dans des limites, sinon étroites, du moins connues à l'avance. Telle a toujours été la revendication des plus faibles - que l'on songe à la plèbe romaine exigeant et obtenant la rédaction de la loi dites des "XII tables" - : que le pouvoir détermine avec précision et d'avance la frontière entre le permis et l'interdit. Ainsi, même si le contenu de la loi reste très injuste, au moins le principe de la légalité est-il accordé : cette loi là et pas une autre, du moins à l'égard des faits passés[80]. De la sorte s'impose au présent quelque chose comme une substance du passé : un roc de certitude sur lequel fonder l'action présente. Saisi d'une plainte, le juge pourra se référer à cette loi commune et inchangée pour évaluer le comportement de celui que le pouvoir présente comme coupable. Tel est le sens de la non-rétroactivité de la loi, consacrée notamment à l'article 7 de la Convention européenne des droits de l'homme et élevée au rang de norme indérogeable même en cas "de guerre et autre danger public menaçant la vie de la nation" (art. 15). G. Haarscher peut conclure : "l'irréversibilité du temps apparaît ainsi comme la condition première, certes minimale, de la liberté politique"[81]. Et de rappeler le contre-exemple du monde totalitaire de "Big Brother", imaginé par Orwell, dont le principe de base s'énonce ainsi : "celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé"[82]. Comme cela s'était couramment pratiqué sous le régime stalinien, le passé, dans l'empire de Big Brother, est constamment manipulé et ses traces réécrites (à l'initiative du "Ministère de la Vérité" et de son "Commissariat aux Archives"), de sorte que le comportement des uns et des autres peut être réévalué à chaque minute à l'aune d'une loi modifiée au gré des priorités ou des caprices du pouvoir. "Jour par jour et presque minute par minute, le passé était mis à jour. On pouvait ainsi prouver, avec documents à l'appui, que les prédictions faites par le Parti s'étaient trouvées vérifiées."[83]

 

Assuré de pouvoir toujours produire les documents qui lui conviennent, le pouvoir aura toujours été légitime, tandis que ses adversaires auront toujours été coupables. Dans ce futur antérieur gît le signe d'une inversion du temps qui révèle la manipulation : ici, c'est le passé qui suit le présent et non l'inverse. La réversibilité du temps qui, en régime de pardon, nous paraissait tout à l'heure une opportunité positive en cela qu'elle libérait des pesanteurs du passé et rompait les chaînes du ressentiment, se produit ici, en régime totalitaire, comme un sinistre tour de passe-passe qui affranchit le pouvoir de toute entrave[84].

 

Cet exemple littéraire montre bien la nécessité sociale de la mémoire ; les entreprises totalitaires s'appuient toujours sur une forme ou l'autre d'amnésie historique, voire de manipulation du passé. Voilà qui explique des législations qui s'opposent au révisionnisme, telle la loi belge du 23 mars 1995 "tendant à réprimer la négation, la minimisation ou l'approbation du génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la seconde guerre mondiale".

 

Il reste que la tentation rétroactive n'est pas l'apanage des seuls régimes dictatoriaux. Sous des formes plus bénignes, elles guette aussi les sociétés démocratiques. Nous avons déjà rencontré l'exemple des lois d'amnistie, dont nous avons dégagé les divers effets pervers qu'elles engendraient. Qu'en est-il des lois rétroactives proprement dites ?

 

On observera tout d'abord que la non-rétroactivité ne représente un interdit absolu qu'en matière pénale (art. 7 de la Convention européenne des droits de l'homme) ; en matière civile, le principe n'a valeur que de simple loi (art. 2 du Code civil) de sorte qu'il ne s'impose avec valeur impérative qu'à l'égard du juge et de l'administration. C'est dire que les lois civiles rétroactives ne sont pas exceptionnelles. A vrai dire, on en rencontre deux formes distinctes : tantôt il s'agit d'une loi rétroactive proprement dire, dont la rétroaction dans le temps est poussée plus ou moins loin[85] et qui pourrait même, moyennant une disposition expresse en ce sens, revenir sur ce qui a fait l'objet d'une décision judiciaire définitive[86], tantôt il s'agit d'une loi dite "interprétative" dont les effets sont cependant clairement rétroactifs. Une loi interprétative précise le sens obscur et contesté d'un texte déjà existant ; on considère que, précisant ce qui devait être clair depuis le début, la loi nouvelle fait corps avec l'ancienne et qu'elle prend donc effet à la date même d'entrée en vigueur de la loi qu'elle interprète. Il est clair cependant qu'il s'agit là d'une fiction (pourquoi sinon faudrait-il interpréter ex post ce qui est censé clair dès l'origine ? En réalité le législateur choisit entre deux ou plusieurs interprétations rivales), de sorte que la loi interprétative rétroagit de la même façon, pourrait-on dire, qu'un revirement de jurisprudence. Le procédé est donc critiquable, surtout lorsqu'il est utilisé en matière répressive, contournant ainsi l'interdit de la rétroactivité des lois pénales. On l'observe cependant de temps à autre - en période exceptionnelle, il est vrai - ainsi cet arrêté-loi belge du 25 mai 1945 qui "interpréta" avec une audace extrême l'article 115 du Code pénal relatif aux actes d'intelligence avec l'ennemi, transformant un texte de quelques mots en une disposition de plusieurs dizaines de lignes. On discutera cependant la question de savoir si, au moins par certains aspects, ce texte ne contenait pas des dispositions "plus douces" : il faut savoir en effet que la prohibition de la rétroactivité des lois pénales ne s'applique pas aux lois "plus douces"[87]. Par où nous retrouvons un indice du temps du pardon : lorsqu'il s'agit, pour le législateur pénal, de faire preuve de clémence, on tolère qu'il remonte le cours du temps. Temps de la mémoire et temps du pardon sont décidément bien enchevêtrés ! Mais il faut pousser l'examen plus profond encore, car l'avenir, sous la double forme de la promesse et de la remise en question, fait également valoir ses droits.

 

 

 

 

Section 3. Promesse

 

L'avenir est un champ de possibles, un terrain d'investissement, un espace de projet, une source d'espérance. Mais il est aussi, à l'inverse, objet de souci et d'incertitudes. Il est à la fois l'objet d'«attentes» et d'«alarmes», pour reprendre la terminologie de J. Bentham. Aussi bien les hommes et les sociétés ont-ils toujours cherché à dompter ce futur en vue de le conformer à leurs souhaits. Face à l'imprévisibilité du futur, la promesse constitue une institution essentielle, et ce à un double titre : contre l'inconséquence des dispositions humaines, hésitantes et volatiles, elle oppose le lien de l'engagement, y compris de la parole qu'on a donné soi-même ; contre l'incertitude du contexte de l'action, résultant lui-même d'une multitude de facteurs exogènes, elle offre la sécurité d'une option prise, en principe de façon irréversible[88]. Dans le brouillard engendré par l'interaction des libertés à l'oeuvre dans un monde lui-même peu prévisible, la promesse socialement garantie représente donc un repère nécessaire à l'action, voire à la simple identité des acteurs.

 

Dans la promesse s'inscrit un voeu de perpétuité : c'est à ce prix seulement que l'avenir paraîtra maîtrisé. Mais cette perpétuité est délibérée, voulue, instituée : elle ne résulte pas de la simple accumulation du temps qui passe. "Pacta sunt servanda" : les conventions doivent être respectées (art. 26 de la Convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969) ; il s'agit de tenir parole. Le Code civil ne dit pas autre chose à l'article 1134 : "les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites". "Tiennent lieu" : on fera "comme si" les contrats étaient des lois ; le performatif juridique ("comme si") est à l'oeuvre ici , qui consacre l'efficacité du speech act ; l'échange de consentement fait loi.

 

Mais la promesse ne concerne pas seulement les rapports horizontaux entre particuliers. Elle structure aussi le lien social vertical qui rapproche gouvernants et gouvernés. Qu'il suffise d'évoquer la loi mosaïque qui, avant d'être du droit codifié, est le produit de l'alliance immémoriale passée entre Yahweh et son peuple. Qu'il suffise aussi de rappeler la figure du contrat social (qu'on peut faire remonter aux sophistes) dans les termes de laquelle l'Occident pense la fondation de la loi. Tout se passe comme si la norme ne pouvait "prendre" que sur un terrain déjà amendé par le travail de la promesse et de l'alliance : en-dehors d'elle, il n'y a qu'ukases et non lois, règlements de compte et non décisions judiciaires. Inversant la formule de l'article 1134 du Code civil, peut-être alors faudrait-il écrire : "les lois conventionnellement édictées tiennent lieu de conventions à ceux qui les ont faites". N'a-t-on pas vu déjà qu'en promulguant la loi, le législateur - fût-il Dieu lui-même - s'engageait à ne pas en appliquer d'autres aux justiciables (l'apprentissage, du reste, n'est pas aisé : dans la Bible, les prophètes, tel Moïse, devront rappeler plus d'une fois à Yahweh, prompt à la colère, les termes de l'Alliance qui le lie désormais au peuple) ?

 

La promesse stabilise donc l'avenir, en lui imprimant un sens normatif. Il ne s'agit pas tellement ici de planification ou de prospective, comme nous serions tentés de le penser dans le contexte gestionnaire qui est le nôtre. Il ne s'agit pas d'abord, en effet, de calculer l'avenir, mais, bien plus fondamentalement, de l'aménager en lui imprimant quelque chose comme une règle du jeu (comment calculer sa mise et supputer ses chances de gains si n'a été instituée d'abord la convention qui fixe le but du jeu et détermine la valeur des enjeux ?). Une règle du jeu qui s'accompagne, chez les joueurs que nous sommes, d'un engagement à jouer ce jeu-là et à respecter les règles de la partie. Un tel engagement ne va pas sans un certain risque ; il implique toujours quelque chose comme un saut dans l'inconnu, un acte de foi, un pari au moins provisoirement non validé. Telle est sans doute la différence entre le temps futur qui suppose un choix (ici le choix normatif de la promesse), et la simple succession temporelle qui n'entraîne aucune différence qualitative (sinon un peu d'usure entropique) entre l'instant présent et l'instant qui suit.

 

Mais ce saut dans l'inconnu ou ce pari normatif nous confronte à nouveau à un problème d'antécédence que bon nombre de penseurs politiques ont rencontré : pour faire de bonnes lois et conclure un pacte solide, il faut avoir affaire à un peuple d'élite… tel qu'il résulte de l'oeuvre de la loi elle-même. Comment donc tabler sur un peuple "civilisé" avant même que l'oeuvre civilisatrice de l'alliance ait pu faire son effet ? Platon avait fait dire à l'Athénien, dans les Lois, que s'imposait la patience d'attendre la génération prochaine : "il faudrait que nous puissions vivre assez longtemps pour voir prendre part à l'élection de tous les magistrats de la cité ceux qui, dès l'enfance, auront goûté à nos lois, suffisamment grandi dans leur pratique et acquis la familiarité avec elles"[89]. Et lorsque Cicéron écrit son traité De legibus, il s'adresse clairement aux générations futures, éduquées pour devenir optimi cives[90]. C'est le même problème encore qu'évoque J.-J. Rousseau dans le Contrat social : "Pour qu'un peuple naissant pût goûter les saines maximes de la politique et suivre les règles fondamentales de la raison d'État, il faudrait que l'effet pût devenir la cause, que l'esprit social qui doit être l'ouvrage de l'institution présidât à l'institution même, et que les hommes fussent avant les lois ce qu'ils doivent devenir par elles"[91]. Quant à J. Bentham, il recommandait toutes sortes de ménagements au législateur, dès lors que celui-ci n'avait jamais à faire "à un peuple nouveau ou à une génération déjà formée"[92].

 

Ce problème d'antécédence de la loi (civilisation) sur le peuple (à civiliser) peut donc se résoudre et par l'éducation et par des stratégies gradualistes d'entrée en vigueur différée de la loi (cf. infra). Mais J. Derrida en présente une version plus paradoxale encore dès lors que l'antécédence vise la compétence du constituant lui-même. A quel titre peut-il s'engager au nom du peuple, en signant une Déclaration d'indépendance, par exemple, alors même que ce peuple (et les représentants qui parlent en son nom) n'existeront que par l'effet de ce texte lui-même ? D'où cette question abyssale : qui signe la Déclaration d'indépendance des États-Unis[93] ? Jefferson n'en est que le rédacteur, les "representatives" ne sont que les porte-paroles du "good people" et celui-ci n'existe pas comme tel avant la Déclaration. Alors qui signe, et à quel moment exactement le peuple est-il "libéré ? En réalité, ce qui est présenté comme une "déclaration" d'indépendance (constatif) opère comme une "production" (performatif). En signant, le peuple se libère, et du même coup s'institue comme peuple et mandant de ses représentants qui signent en son nom. L'acte performatif de la signature crée rétrospectivement le signataire autorisé. Nous retrouvons ici le futur antérieur typique du temps créateur parce que réversible : c'est la réussite actuelle de l'acte d'indépendance qui habilite rétrospectivement ses auteurs. Ceux-ci "auront eu" le pouvoir de signer puisqu'ils se le sont donné avec succès. Mais, on le sait, les coups de force performatifs (qui deviennent des coups de droit quand ils réussissent) n'aiment guère livrer leurs paradoxaux secrets, aussi s'abritent-ils derrière quelque référence fondatrice qui aura tôt fait de rétablir sur ses pieds la hiérarchie normative et l'irréversibilité apparente du temps : aussi bien la Déclaration d'indépendance s'appuie-t-elle sur les "lois de la nature", et Dieu, bien entendu, qui en est l'auteur. Ainsi les choses rentrent-elles dans l'ordre : Dieu crée les lois de la nature, qui fondent les droits du bon peuple, qui habilite ses représentants, qui chargent Jefferson de rédiger la Déclaration d'indépendance.

 

Il y a donc, dans tout acte ou promesse (de législation, d'institution), quelque chose comme une auto-transcendance : les promettants, en anticipant leur futur commun sous le signe de la parole tenue, sautent par dessus leurs propres épaules, confiants dans leur capacité à créer du droit et à en faire respecter les exigences. Mais, du même coup, tout se passe comme s'ils réécrivaient leur passé, réveillant en lui des virtualités latentes : ils "auront été" capables de mieux, puisqu'ils ont atteint plus aujourd'hui. Tout cela cependant opère sous le couvert du "temps auxiliaire des fondations" invoqué chaque fois qu'il s'agit de mobiliser de la durée active, de recharger de l'énergie temporelle pourrait-on dire : une transcendance méta-individuelle et même méta-sociale dans l'orbite de laquelle s'inscrit l'auto-transcendance dont nous parlions[94].

 

Les manifestations du temps juridique de la promesse sont aussi nombreuses qu'essentielles. On pourrait dire que c'est le temps qui constitue la vitrine la plus visible du droit actuel, étant entendu que l'autre temps du futur, celui de la remise en question, présente toujours un statut controversé d'exception, tandis que les deux temps du passé (la mémoire, essentielle mais plus obscure, et le pardon, plus rare et plus événementiel) se tiennent discrètement à l'arrière-plan, du moins dans nos sociétés modernes plus indexées sur l'avenir que sur le passé.

 

L'État de droit, comme projet d'institution juridique globale, figure au centre du temps de la promesse. En lui triomphe le voeu d'une stabilité dynamique, d'une durée rythmée selon le temps de la constitution et des lois qui la prolongent. "Règne des normes et non des hommes", comme on l'a dit, l'État de droit fournit un encadrement rigoureux à l'action des particuliers et des pouvoirs publics. Il est censé leur garantir la sécurité juridique, de par la vocation de stabilité inscrite dans les textes, mais il leur assure en même temps la perspective d'un changement raisonnable et contrôlé dès lors que sont mis en place des mécanismes de transformation régulière des dispositions qui paraîtraient surannées. Tout est censé fonctionner désormais selon la logique négociée qui préside à la naissance de l'institution elle-même : on est tenu par la loi (comme par le contrat), tant que, de commun accord, on ne décide pas d'y apporter un avenant. Telle est la vertu essentielle de l'État de droit (et du contrat social sur lequel il repose) : il opère comme matrice d'engendrement de pouvoirs juridiques, comme forme génératrice de produits juridiques innombrables et pourtant prévisibles. Maurice Hauriou et Santi Romano y voyaient l'effet de l'institution dont il vantaient les mérites ; H. Hart étudie le phénomène sous l'angle des "normes secondaires". Ce n'est qu'à l'aide de ce concept, explique-t-il, qu'on peut comprendre pourquoi une règle (émanée par exemple d'un souverain imaginaire Rex 1er) est déjà obligatoire avant même que ce soit installée une habitude d'obéissance, et pourquoi elle est encore obligatoire même après le décès de Rex 1er. Tant qu'on raisonne en termes "d'ordres appuyés de menaces" et "d'habitudes d'obéissance", on ne comprend rien à ces phénomènes. Ce n'est que si on admet l'existence, du moins dans les systèmes juridiques parvenus à un certain degré de développement, de normes secondaires dont l'objet est de conférer des pouvoirs juridiques (ici, le pouvoir de légiférer conféré à Rex 1er et, après son décès, à ses successeurs désignés selon la procédure qu'elle prévoit) qu'on peut faire justice aux mécanismes de régulation observables[95].

 

On peut tirer au moins trois enseignements de l'existence de ces normes secondaires (ou de l'«institution» dans le langage de la théorie institutionnaliste). Tout d'abord, elles n'opèrent que si elles font l'objet d'une adhésion normative de la part des autorités et, si possible, de la population elle-même : c'est le "point de vue interne" qui renvoie au cadre consensuel de la promesse échangée. Séparé de cet arrière-plan qui assure son efficace, il est vraisemblable que le speech act que représente la norme ne soit pas autre chose qu'un "ordre appuyé de menaces". Ensuite, les normes secondaires impliquent une temporalité maîtrisée et continue (qui assure, on l'a vu, la permanence du pouvoir de légiférer du souverain avant même sa "joyeuse entrée" et après son décès), alors que, sans elles (sans la matrice juridique de l'alliance), le temps du droit apparaîtrait discontinu et incertain : factuel, pour tout dire, livré aux aléas des rapports de force et des contingences politiques (le souverain a-t-il la capacité d'appuyer ses ordres de menaces , une habitude d'obéissance s'est-elle installée ?)[96]. Enfin, troisième enseignement : si la théorie juridique pouvait s'en tenir au modèle simple de "l'habitude d'obéissance", dans ce cas le pouvoir de légiférer de Rex serait sans limite ; il n'aurait d'autre titre à s'imposer que la mobilisation de la menace et ne connaîtrait que des frontières empiriques à sa capacité de contraindre. Dès lors, au contraire, que le pouvoir du souverain est encadré par une règle d'habilitation préexistante, inscrite elle-même dans la forme de l'alliance consensuelle, toutes sortes de limitation de ses prérogatives deviennent imaginables.

 

On en revient ainsi à ce que nous disions, dans la section précédente, à propos du frein que représente, dans l'État de droit, le poids d'un passé non manipulable : le pouvoir est tenu, comme le particulier, de respecter sa parole. Le lien social se moule dans un réseau d'engagements et d'alliances. Même le pouvoir suprême du souverain n'est dès lors pas absolu, puisqu'il s'inscrit dans un cadre normatif qui lui préexiste et sur lequel il n'a pas prise. Alors même qu'il aurait parfois intérêt à renier sa parole, comme l'y invite expressément Machiavel, le Prince respectera ses engagements[97]. Tout se passe en effet comme si, dans l'État de droit, les gouvernants ne détenaient le pouvoir législatif que pour autant qu'ils n'en abusent pas - à la condition expresse qu'ils l'utilisent en vue du bien commun. Viendraient-ils à s'écarter de cette voie que le pacte serait brisé et que le peuple, comme l'enseigne J. Locke, retrouverait son pouvoir suprême, et notamment l'exercice de son droit de résistance légitime[98]. "Patere legem quam ipse fecisti" - respecter la règle qu'on a soi-même édictée - constitue donc une des assises de l'État de droit. Cette règle est essentielle, en effet, car la violer serait dénier l'alliance fondatrice de l'État : si les administrés obéissent, c'est si, et seulement si, le pouvoir n'applique pas d'autre loi que celle qu'il a expressément publiée (et que "nul n'est censé ignorer"). Cette règle du jeu - constitutive de ce que L. Fuller appelle la "moralité interne du droit" - viendrait-elle à être bafouée que les sujets seraient déliés de leur devoir d'obéissance[99].

 

La Constitution et la codification sont deux manifestations privilégiées du temps juridique de la promesse, communiant l'une et l'autre dans la croyance au progrès par la loi. La Constitution aménage de façon durable les pouvoirs des autorités et le pacte qu'elles nouent avec les citoyens (ne parle-t-on pas de "Charte" fondamentale ?) : aux unes elle confère des pouvoirs qu'il s'agira d'exercer sans discontinuité (principe de continuité de l'État et des services publics), aux autres elle reconnaît des libertés que les autorités répressives pourront seulement sanctionner en cas d'abus (principe dit du "régime répressif"). Cette charte fondamentale est la pierre d'angle sur laquelle s'élève le système juridique ; aussi sa révision est-elle généralement subordonnée au respect de conditions restrictives visant au minimum à en ralentir le cours (en Belgique, il faut dissoudre les Chambres et provoquer de nouvelles élections avant de procéder à la révision : art. 195). On prévoit généralement aussi que la Constitution ne puisse être suspendue (sur la question des états d'exception, cf. infra) : l'article 187 de la Constitution belge en dispose ainsi, sans ménager aucune exception. Enfin, certaines Constitutions décident que l'une ou l'autre de leurs dispositions ne pourront jamais être soumises à révision. On citera notamment l'article 89 al. 5 de la Constitution française ("la forme républicaine du gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision") ; l'article 139 de la Constitution allemande ("toute révision de la présente loi fondamentale qui toucherait à l'organisation de la fédération en États [Länder], au principe de la participation des États à la législation ou aux principes des articles 1 et 20 [les libertés publiques] est interdite"), et l'article 60 de la Constitution brésilienne ("on ne peut abolir par amendement la forme fédérale de l'État, le scrutin universel, secret et périodique, la séparation des pouvoirs et les droits fondamentaux") : les bases les plus essentielles du pacte social sont ainsi promises, du moins l'édicte-t-on ainsi, à une manière d'éternité juridique (pour une discussion critique, cf. infra). On notera la solution originale qui prévaut en Belgique à cet égard : le texte sans doute le plus fondamental de l'ordre juridique (véritable "grundnorm"), qui se contente en fait de proclamer l'indépendance de la nation, a été adopté, le 18 novembre 1830, par le Congrès national, qui était un Congrès constituant sans doute, mais qui légiférait ce jour-là avant d'avoir entamé la rédaction de la Constitution elle-même. La doctrine en déduit que ce décret a valeur pré- et supra-constitutionnelle : manière élégante de le soustraire à toute révision[100]. Ce "fiat" juridique prétend ainsi créer une situation irréversible (à l'instar de la création du monde)… et permanente : mais nous avons appris que, même en ce qui concerne les mondes physiques, guette l'entropie…

 

La codification, elle aussi, témoigne de la confiance du législateur dans l'aptitude de la loi à modeler le social en vue d'un avenir meilleur. Du passé faisant table rase (du moins le croit-il, mais nous avons vu que cette prétention ne se vérifiait jamais entièrement : cf. supra : mémoire), le codificateur nivelle les institutions, les normes et les procédures existantes qu'il passe au creuset de la forme codifiée d'où se dégage un livre unique, le Code, qui sera comme le vade-mecum juridique de l'avenir. Aux archaïsmes de langage, au fatras des coutumes, à l'amoncellement des précédents, aux contradictions d'un droit casuistique, il substitue le verbe clair et limpide de la loi nouvelle. Une loi qui tout à la fois unifie la tradition juridique, simplifie le cours de la justice, réforme la société et se prête à l'exportation, comme les colonisateurs anglais et français le montreront à suffisance. Mieux même : parce qu'il intègre des méta-règles de solution des conflits (antinomies, lacunes, obscurités, débats sur le champ d'application des textes dans le temps et l'espace, etc…), le Code se dote d'instruments prospectifs qui étendront encore son efficace à l'avenir au-delà même du prescrit de sa lettre (ainsi le fameux article 4 du Code civil français relatif au déni de justice, ou l'article premier du Code civil suisse relatif aux lacunes de la loi). Ainsi conçue, la codification ne doit plus s'analyser comme compilation de textes existants (approche statique et quantitative), mais comme une amorce d'axiomatisation de toute solution juridique possible (approche dynamique et qualitative)[101] : l'avenir même du droit est virtuellement contenu dans un tel système juridique codifié qui contiendra toujours plus que la simple somme de ses parties.

 

Un réformateur utilitariste comme J. Bentham a certainement caressé cette utopie codificatrice, lui qui entendait faire précéder le Code - dans une passion pédagogique qui ne le cédait en rien à sa passion réformatrice - d'une refonte complète du vocabulaire juridique, de l'adoption d'une grammaire universelle et rationnelle, et d'une logique déontique avant-la-lettre[102]. En revanche, Portalis, l'auteur principal du Code civil français, semblait partager une conception plus dialectique du temps juridique, en ne rejetant pas, loin s'en faut, l'acquis de la tradition et de la coutume : ne déclarait-il, dans l'exposé des motifs présenté au Corps législatif, avoir dû "en traçant le plan de la législation dont la France a besoin", se prémunir "et contre l'esprit de système qui tend à tout détruire, et contre l'esprit de superstition, de servitude et de paresse, qui tend à tout respecter"[103] ?

 

Mais le droit n'appartient pas qu'aux législateurs et aux Princes. Les particuliers, eux aussi, créent du droit ; ne dit-on pas qu'en vertu du principe de "l'autonomie de la volonté" leurs conventions font loi ? Grâce au contrat, les personnes privées disposent d'un instrument particulièrement performant de maîtrise de l'avenir : à l'instar du pari, des paroles sont échangées, un risque est pris, une utilité est mise en jeu. Le futur qui, il y a un instant encore, paraissait indéterminé et passif, prend du relief maintenant : il revêt un sens, un contenu et une valeur pour les contractants. Ainsi, la créance - qui n'est, après tout, qu'une expectative attitrée - devient monnayable et cessible : par la force performative de la promesse, elle représente un prix immédiatement mobilisable[104]. La lettre de change, qui réalise la cession de la créance à grande échelle, démultiplie à l'infini cette puissance de mobilisation du futur (du point de vue économique, le crédit est-il autre chose ?), la renforçant à chaque contresignature comme la Déclaration d'indépendance de tout à l'heure. Ainsi, non seulement le futur est-il déterminé, mais ici il apparaît même gagé : tout se passe comme si l'assurance d'être payé à terme (30, 60 ou 90 jours) mobilisait immédiatement des moyens financiers susceptibles d'appuyer de nouvelles entreprises et de générer à son tour du crédit.

 

On comprend donc, à l'époque du libéralisme économique naissant, la faveur dont les rédacteurs du Code civil entouraient le mécanisme contractuel conçu comme machine à faire circuler les richesses et à accroître les patrimoines. Corrélativement, leur répulsion pour tout ce qui ressemblait à des clauses d'inaliénabilité ou autres formes  de mainmorte. Dans la limite de l'ordre public et des bonnes moeurs, tout devait pouvoir faire l'objet d'engagements contractuels ; même les contrats "innomés" trouveront leur place dans le Code. Dans un régime libéral, l'axiome de base n'est-il pas que "tout ce qui n'est pas expressément interdit est permis" ? Quel meilleur passeport rêver pour l'innovation ?

Tout n'est pas permis cependant. Le Code se méfie des engagements exagérément risqués, qui dénaturent le sens de la promesse : comment, en effet, s'engager sur ce qui n'a pas - ou trop peu - de consistance ? Aussi est réputée nulle l'obligation qui n'est pas au moins déterminée quant à son espèce (art. 1129) ; et, parmi les contrats à haut risque - les contrats "aléatoires" réglés au Titre XII du Code -, si certains sont admis (tels la rente viagère et le contrat d'assurance), d'autres sont hors la loi, tels les jeux et paris. Dans ce dernier cas, le futur apparaît comme une menace pour la justice, et la loi préfère limiter les risques. La promesse juridique, répétons-le, s'entend d'un futur maîtrisé et non d'une loterie sociale[105].

 

Dans les rapports entre législation et contrat, des questions délicates se posent lorsque la loi est modifiée alors que les effets de la convention sont encore en cours. Normalement, on le sait, prévaut le principe de l'application immédiate de la loi nouvelle (cf. supra) : il est entendu que la loi ne reviendra pas sur les effets passés, devenus irrévocables et définitivement acquis, mais les effets futurs des situations juridiques en cours d'exécution relèvent naturellement de la loi nouvelle. Le problème se complique néanmoins ici, en raison de la loi de l'autonomie de la volonté : si vraiment le contrat est la loi des parties, à quel titre la loi commune en perturberait-elle les prévisions ? Aussi s'accorde-t-on généralement à faire exception pour les conventions : à leur égard au moins s'opère une forme de survie de la loi ancienne. A vrai dire, ce n'est pas tant la loi ancienne qui est ainsi privilégiée que la volonté des parties qui se l'est incorporée. Entre deux futurs concurrents : celui de la loi et celui du contrat, c'est ce dernier qui prévaut.

 

Il reste que, à mesure que décline le libéralisme économique, cette solution est de moins en moins bien acceptée : poussé par l'urgence sociale (cf. infra, remise en question), le législateur insiste, et de plus en plus souvent interfère directement dans les contrats en cours. Ainsi en va-t-il notamment dans les contrats très réglementés comme les conventions de baux à loyer[106]. Cette solution est parfois justifiée au nom de l'ordre public qui a vocation, précisément, à faire pièce au principe de la convention-loi[107]. Mais nous anticipons ici les développements de la section suivante qui concernera la "remise en question" des promesses. Retenons, à ce stade, que le droit se propose, d'abord et surtout, en matière civile à tout le moins, de garantir ce que Bentham appelait "la sûreté des attentes", c'est-à-dire la certitude des expectatives ou espérances juridiques. Puisqu'il est un être capable de plaisir et de peine par anticipation, l'homme se réjouit de l'"attente" (pour autant qu'elle soit doublée de la "sûreté"), de même qu'il s'afflige de l'"alarme" (insécurité causée par l'infraction passée) : il importe donc que le "bon législateur" (i.e. le législateur utilitariste qui maximise la somme de bonheur social global) ménage les attentes, même s'il lui faudra, comme on le verra, imprimer à la société les réformes qui conviennent ; toute loi, aussi bonne soit-elle, n'étant jamais à ses yeux qu'une construction provisoire.

 

Ceci nous conduit enfin à évoquer, comme nous l'avons fait pour le temps de la mémoire et celui du pardon, les excès auxquels peut conduire une survalorisation du temps de la promesse. Ces dangers résident, on s'en doute, dans un accaparement déraisonnable de la durée à venir par l'engagement normatif. Quand le temps de la promesse s'allonge démesurément, ou plus exactement se crispe dans une prétention dogmatique de perpétuité (ce n'est pas tant, en effet, la durée quantitative qui est en jeu, qui peut bien être fort longue si elle est acceptée et raisonnable, que sa durée "qualitative" : son obstination à la permanence), alors le temps cesse à nouveau d'être signifiant. Faute de s'accommoder de moments de rupture introduisant dans son cours un peu de réversibilité, il produit de l'entropie (du désordre) en quantité croissante et glisse inexorablement sur la pente de son déclin. Quand la promesse devient mécanique et routinière, ou, au contraire forcée, voire arrachée, l'institué finit par étouffer l'instituant. Paradoxalement, ce performatif qui prétend s'inscrire dans un "futur éternel" vieillit très vite et très mal : faute de vouloir évoluer (c'est-à-dire devenir autre que lui-même), il s'inscrit dans un temps qui apparaîtra de plus en plus reculé.

 

Des exemples ? Les clauses constitutionnelles indérogeables peuvent, au moins dans certains cas, traduire un tel refus de l'avenir ; on y reviendra. De même pour certaines formes de contrat perpétuel, tel que l'engagement de ses services à vie (convention prohibée par l'article 1780 du Code civil). Ou encore ces Codes, tel celui de Justinien, ou celui de Frédéric II de Prusse, qui contenaient des dispositions s'opposant à toute forme d'interprétation future, doctrinale ou jurisprudentielle, comme si leur verbe parfait devait avoir nécessairement réponse à tout[108]. Or, on ne le répétera jamais assez, privé d'interprétation, un texte reste lettre morte, de même que, privée de locuteurs, un idiome devient langue morte. L'interprétation est le pont jeté entre présent, passé et avenir : elle est le lien qui rapproche mémoire et pardon, promesse et remise en question. Comme Hermès, sous le signe duquel elle opère (e;rmeneia, herméneutique), l'interprétation communique, met en rapport les époques (de l'édiction du texte et de son application présente et même future) rapproche les différents acteurs du système juridique[109]. N'étant assignable en aucun point du réseau juridique, elle ne peut être accaparée par personne, fût-il le constituant, le pontife romain ou le roi de Prusse. Elle renvoie plutôt, comme le montre Dworkin, à la chaîne des interprètes, qui est aussi une chaîne historique, transgénérationnelle[110]. Une telle interprétation "ouverte", dont personne ne détient le premier ou le dernier mot, présente elle-même la forme d'un pari[111] : pari sur telle ou telle signification, qu'il revient à d'autres, par leur propre travail herméneutique, de valider ou d'invalider. Ainsi, l'interprétation qui s'inscrit toujours peu ou prou dans une tradition (cf. supra, mémoire), n'en postule pas moins l'existence d'une communauté d'interprètes à venir qui poursuivent l'oeuvre de la signifiance. Arrêter ce processus en prétendant mettre les textes à l'abri de l'interprétation - comme c'est encore le cas, de façon plus détournée, chaque fois qu'on soutient qu'un "texte clair ne s'interprète pas"[112] - c'est ou bien les fossiliser prématurément, ou les exposer à toutes sortes d'interprétations de mauvaise foi qui, sous couvert d'en respecter scrupuleusement la lettre, en dénaturent radicalement l'esprit.

 

Peut-être faudrait-il se remémorer ici l'enseignement des articles 1134 al. 3 et 1135 du Code civil : "Les conventions doivent être exécutées de bonne foi (…). Elles obligent non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les suites que l'équité, l'usage ou la loi donnent à l'obligation d'après sa nature" (nous soulignons)[113]. La promesse (y compris la promesse que porte le texte) doit être exprimée et exécutée de bonne foi, ce qui signifie notamment - précise l'article suivant - qu'au-delà de sa lettre, elle entraîne le respect des suites qu'elle comporte en raison de l'usage, l'équité et la loi. La "bonne foi" implique donc quelque chose comme l'au-delà de la promesse, à tout le moins l'au-delà de sa lettre. Se pourrait-il, à l'inverse, que la crispation dogmatique sur une promesse intangible révèle quelque forme de mauvaise foi ? Ceci nous conduit à aborder le quatrième volet de notre réflexion : le temps de la remise en question.

 

 

 

4. Remise en question

 

Le pardon, on s'en souvient, délie le passé. Peut-on admettre que l'avenir aussi soit délié ? On voit bien pourtant la différence : le passé est tissé d'événements révolus qui, par cela même qu'ils se sont réalisés, ont configuré des situations singulières. On peut comprendre, dans ces conditions, la nécessité de rouvrir des perspectives aux individus, aux groupes, voire aux nations engagées dans des voies sans issue. L'avenir, en revanche, demeure le champ du possible, de tous les possibles. La promesse a pour but d'y tracer des allées, afin de guider le cheminement de l'action sociale. Est-il imaginable de suspendre à l'avance l'exécution de cet engagement en vue d'y ménager des possibilités de réorientation ? N'est-ce pas subvertir la force obligatoire de la promesse, saper ses capacités de mobilisation ? N'est-ce pas ajouter de l'incertitude à l'incertitude et rendre en définitive l'avenir parfaitement aléatoire ?

 

Le risque existe, de toute évidence. Mais c'est le risque social lui-même. Et l'originalité du régime démocratique, c'est de l'assumer pleinement. N'est-elle pas ce régime dans lequel le consensus sur des principes et des valeurs reste toujours ouvert à de nouvelles interprétations dès lors que le dissensus y a droit de cité, si du moins il s'exprime pacifiquement ? La loi de la majorité emporte des choix, bien entendu, car il faut décider ; mais ces choix peuvent toujours être rediscutés dès lors que personne n'a de titre à incarner la vérité et à occuper définitivement le siège du pouvoir. C. Castoriadis peut donc écrire que la démocratie "a inauguré la mise question explicite par la société de son propre imaginaire institué"[114].

 

Un réformateur dans l'âme comme J. Bentham écrira, quant à lui, que si "les lois sont faites dans un esprit de perpétuité (…), perpétuel n'est pas synonyme d'irrévocable. Dans la langue des lois et des traités, on entend par là une perpétuité éventuelle et conditionnelle qui signifie qu'autant que les raisons qui ont servi à la loi subsistent, la loi devra subsister elle-même"[115]. Et d'en déduire le principe de la corrigibilité des lois et de la mutabilité des contrats.

 

Il reste que l'exercice n'est pas simple, car on ne peut perdre de vue la nécessité de la mémoire et de la promesse. Aussi la "remise en cause" n'a-t-elle pas vraiment bonne presse dans la pensée juridique ; elle suscite le soupçon de l'arbitraire quand elle émane du pouvoir et de l'habilité manoeuvrière quand elle procède du cocontractant. Quand l'engagement est formel, le remettre en question n'est-ce pas "le fait du Prince" ou l'oeuvre de l'esprit de chicane ? Quand la loi est claire, la modifier n'est-ce pas "changer les règles du jeu en cours de partie" ? Oui et non, faut-il répondre. Oui, si on considère l'histoire sociale comme un grand jeu, unique et fermé, auquel il est possible d'assigner des limites de temps et d'espace bien déterminés ; non, si on s'avise au contraire de ce que l'histoire est constituée d'une multitude de parties qui se déroulent simultanément sur plusieurs terrains et qui disposent toutes de leur propre calendrier. Un tel jeu est évidemment "infini", et il est impossible de l'arrêter pour désigner des vainqueurs et des perdants[116]. Il est, bien entendu, souhaitable d'y introduire une certaine dose de prévisibilité et d'y instaurer des zones de paix et de régulation. Mais, à terme, il est vain de prétendre maîtriser l'ensemble du processus à l'aide de prévisions formelles et détaillées. Sans aller jusqu'à assimiler le jeu social au Nomic qu'avait imaginé D. Hofstadter[117] - jeu très particulier, où chaque coup avait pour effet, non seulement de modifier la situation des pièces sur l'échiquier, mais également les règles applicables au coup suivant : jeu donc où règles et méta-règles s'enchevêtrent, où les règles se modifient à chaque coup -, on ne peut nier que les conflits collectifs les plus aigus ont souvent pour effet non seulement de tenter d'arracher une interprétation plus favorable des règles existantes, mais surtout de définir "à chaud" de nouvelles règles du jeu. Dans les conflits sociaux les plus rudes - une grève prolongée avec occupation d'usine, par exemple -, le litige est autant un différend "sur" la règle que "sous" la règle[118]. Dans ces conditions, il apparaît que les dispositifs réformateurs insérés dans la loi - ces possibilités de transformation disposées de-ci, delà, qui tout à l'heure apparaissaient comme des maillons faibles susceptibles d'entraîner la rupture de la chaîne - sont au contraire des outils bienvenus pour tenter d'encadrer le changement. Les dispositions procédurales (information systématique, préavis, invitations à négocier, appel à la conciliation et à l'arbitrage, évaluations périodiques…) qui aujourd'hui se multiplient dans tous les textes de loi procèdent certainement de cette volonté de substituer à une prévisibilité, de plus en plus improbable, du contenu, une régulation minimale de la procédure : on ne sait pas ce qu'on décidera, mais qu'au moins on le décide ensemble après avoir entendu tous les points de vue intéressés.

 

La remise en question reçoit donc droit de cité dans le système juridique, mais le statut qu'on lui réserve reste marginal, exceptionnel et, du moins dans la doctrine officielle (nous verrons que la pratique se rapproche parfois, quant à elle, du droit "aléatoire"), l'objet de réticences multiples.

 

Pensons d'abord à la Constitution. On a déjà évoqué les divers mécanismes destinés à décourager, à tout le moins ralentir, la révision de ses articles ; on se souvient aussi de ces dispositions qui étaient mises à l'abri de tout changement. Il est temps de souligner maintenant qu'un fort courant de pensée s'est opposé, au contraire, à toute forme d'intangibilité de la Constitution. Dans une correspondance adressée à Madison, Th. Jefferson écrit que "la terre appartient en usufruit aux vivants ; les morts n'ont aucun pouvoir et aucun droit sur elle"[119]. En écho à cette thèse, Condorcet introduira dans son "Projet de Déclaration des droits" un principe IX ainsi conçu : "Les lois qui établissent et règlent la Constitution ne seront point perpétuelles, mais elles pourront être changées à des époques déterminées par des Conventions qui seront toujours distinctes des Assemblées permanentes revêtues du pouvoir législatif"[120]. Et la Constitution girondine de 1793, sans doute inspirée de cette thèse, contenait un article 28 qui disposait que "Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures"[121].

 

Ces idées n'ont rien perdu de leur actualité ; la Constitution brésilienne du 5 octobre 1988 contient à cet égard une disposition intéressante, qui fait de la révision constitutionnelle, imposée pour cinq ans plus tard, un objectif pédagogique à l'échelle nationale. En programmant, cinq ans à l'avance, une révision de la Charte fondamentale, et en prévoyant dans l'intervalle l'organisation d'un référendum sur la forme (républicaine ou monarchique) de l'État, on veut susciter un vaste débat à l'échelon du pays tout entier (art. 2 et 3 des dispositions transitoires).

 

Sans doute de telles dispositions s'inspirent-elles d'une forme d'optimisme (très typique de l'époque des Lumières) que l'expérience du XXe siècle n'a pas toujours justifié : on peut comprendre dès lors que les démocrates cherchent à se défendre à l'égard de majorités de circonstance et d'une opinion publique abusée par des démagogues. Aussi bien se gardera-t-on de condamner sans plus des dispositions voulues intangibles, tel l'article 79§3 de la Constitution allemande. On suivra donc l'opinion de M.-F. Rigaux qui, après avoir noté que "le droit doit pactiser avec la multiplicité dans sa différence et ses fluctuations", conclut cependant à la validité, au moins relative, de ce type de clauses constitutionnelles au motif qu'elles "contribuent à la fondation politique, c'est-à-dire à la quête d'un équilibre démocratique qui requiert qu'un peu de temps soit fixé pour que s'effectue le rassemblement populaire"[122].

 

Savoir dans quelle mesure il convient de "délier l'avenir" - remettre en question les prévisions normatives - est surtout une question qui se pose sur le terrain de la loi. A cet échelon plus modeste, mais qui est celui du quotidien, le dilemme est permanent de savoir si l'événement imprévu, la conjoncture nouvelle justifient une dérogation à la loi. Dans la doctrine juridique, cette question est souvent abordée sous l'angle de l'urgence. Et force est de constater que tant en droit public qu'en droit civil, son champ d'application est considérable. A première vue, on pourrait croire que, dans les affaires privées, l'urgence se limite à la question des procédures en référé, tandis qu'en droit public, elle ne concernerait que les "états de crise" générateurs de "circonstances exceptionnelles". L'étude de la pratique dément ces vues. Introduisant sa thèse sur l'urgence en droit public, P.-L. Frier écrit : "L'urgence est partout. Elle peut exister en-dehors de toute crise"[123]. Soit elle résulte d'une création jurisprudentielle (inspirée du principe : "nécessité fait loi"), soit elle résulte d'une prévision de la loi elle-même, beaucoup plus fréquente qu'on ne l'imagine généralement. Les exemples abondent, en effet : tantôt l'urgence justifie des transferts de compétence (au sein d'une même personne morale ou entre pouvoirs distincts, comme lorsque l'exécutif se substitue au législatif, voire au judiciaire), tantôt elle entraîne un allégement ou même une suppression des formes (la publicité préalable dans les marchés publics, une procédure consultative, des délais de mise en demeure, une instruction contradictoire de la demande…), tantôt encore elle se traduit par toutes sortes de dérogations aux prévisions constitutionnelles (atteintes aux libertés publiques, expropriation d'urgence, procédures parlementaires accélérées, exécution forcée accélérée de mesures de contrainte à l'égard des personnes et des choses…). En cas "d'extrême urgence", de "péril imminent", la décision de l'administration en vient même à se confondre avec son exécution ; c'est l'action à l'état pur, dépourvue et de titre juridique et d'exécution autorisée par un juge.

 

On connaît les principes sur lesquels s'appuient les entorses ainsi faites à la légalité : la légitime défense de l'État, la nécessaire continuité des services publics, la protection de l'ordre public. P.-L. Frier peut donc conclure que, grâce à l'exception d'urgence, "les pouvoirs publics disposent toujours, dans les cas où les prévisions écrites s'avèrent insuffisantes, des compétences nécessaires pour remplir leurs missions"[124]. Allant jusqu'au bout de cette thèse, l'auteur soutiendra même : "les différents textes écrits ou, en dernier ressort, le juge ont édicté une norme selon laquelle, en cas d'urgence, toute disposition écrite, même de valeur constitutionnelle, pouvait être écartée"[125]. Le point de vue ainsi défendu se veut fonctionnel : c'est de la considération de la mission dévolue à tel ou tel organe que se mesure l'étendue des pouvoirs qui doivent lui être reconnus[126]. Faudra-t-il en conclure que "la fin justifie les moyens" ? S'il est exact que toute norme contient au moins implicitement une clause dérogatoire au cas où elle entraverait la mission de tel ou tel pouvoir public, alors quelle différence existe-t-il encore entre le droit "normal" et le "droit d'exception" ? L'auteur considère, quant à lui, que "les deux sont constamment mêlés, dans des proportions qui varient selon le degré d'urgence (…). La dérogation fait partie intégrante de la règle"[127]. Seule concession faite à la légalité classique: le respect des principes de proportionnalité et d'économie des moyens : l'administration limitera la dérogation à ce qui est strictement indispensable pour atteindre l'objectif recherché.

 

Il est clair qu'une conception aussi extensive de l'urgence pousse la "remise en question" au-delà de ce qui est acceptable (nous la critiquerons tout à l'heure en parlant de "droit aléatoire") : retenons néanmoins que le champ  de l'urgence est bien plus étendu pour l'observateur réaliste des pratiques juridiques qu'on ne l'aurait cru au premier abord. C'est, du reste, un enseignement similaire qui se dégage de la thèse que Ph. Jestaz a consacrée à l'urgence en droit civil[128]. Sans aller jusqu'à se demander, comme le faisait M. Vasseur, si l'urgence ne permettrait pas de faire exception à toutes les règles quelles qu'elles soient[129], l'auteur note néanmoins son effet dérogatoire sur bien des principes classiques de droit civil. Dans chaque cas, la considération de la menace d'un dommage jugé inacceptable, au terme d'une pesée des droits en conflit, entraîne l'adoption de la solution d'exception. La plupart du temps, il s'agit de reconnaître des "pouvoirs spéciaux" à des personnes privées ou publiques qui normalement n'en sont pas investies : le particulier par exemple, qui exerce des actes de justice privée, ou le juge qui donne un ordre avant que le fond du droit soit définitivement établi. Tout se passe alors comme si l'imperium (le pouvoir de contraindre) précédait la jurisdictio (l'établissement du droit)[130].

 

Le recours sans cesse croissant à la juridiction du "juge de l'urgence", le juge des référés, ainsi que la multiplication des actions en cessation qui s'instruisent de façon simplifiée, comme en référé, s'inscrivent dans ce processus général d'accélération des voies de droit. Tantôt il s'agira de renforcer le mouvement de fragilisation des normes et des titres à la légalité douteuse, tantôt, au contraire, de protéger des droits et des intérêts à l'encontre des menaces qui pèsent sur eux et qui précisément résultent elles-mêmes de l'urgence invoquée. Aussi bien voit-on se multiplier aujourd'hui les possibilités pour le juge saisi d'un recours (notamment contre une décision administrative) d'ordonner le sursis à exécution de la mesure contestée, ou d'adopter toute autre mesure justifiée par les circonstances (cf. notamment les articles 17 et 18 des lois coordonnées sur le Conseil d'État de Belgique)[131]. Dans ce cas, c'est l'imminence de la mesure qui justifie l'urgence (parfois l'extrême urgence) de la défense : voilà qui explique comment, volens nolens, les plaideurs et les juges sont eux-mêmes entraînés dans ce mouvement général d'accélération de la justice.

 

On est bien loin ici de la référence aux "droits acquis". N'enseigne-t-on pas qu'il n'y a pas de droit acquis au maintien d'une mesure de police[132] ? Une présomption favorable accompagnant l'action des pouvoirs publics, censés gérer au mieux et au plus près les affaires publiques, les particuliers doivent s'accommoder du changement imprimé aux lois et règlements. C'est ainsi, par exemple, que les services publics, non contents de répondre à la loi de continuité, se conforment également à la "loi du changement" : il leur appartient de se modifier chaque fois que l'utilité publique l'exige ; le particulier comme l'agent public pourront donc se voir imposer ces changements, sans pouvoir s'y opposer[133]. Il n'est pas exceptionnel non plus que des règlements de police nouveaux s'appliquent à des situations qu'on pourrait juger "anciennes", entraînant gênes et sacrifices financiers de la part des particuliers concernés : par exemple, lorsque l'installation de ceintures de sécurité est imposée non seulement aux véhicules mis sur le marché, mais également à tous ceux qui circulent déjà ; néanmoins, dans des cas de ce genre, des préavis sont souvent prévus[134]. Par ailleurs, il est évidemment admis que l'administration puisse procéder au retrait de l'acte administratif (anéantissement de l'acte dès l'origine, ce qui efface les conséquences juridiques qu'il aurait éventuellement produites) ou à son abrogation (anéantissement pour l'avenir) : néanmoins, s'il s'agit d'un acte non réglementaire ayant créé des droits, des ménagements s'imposent[135] ; en revanche, l'administration ne pourrait pas s'engager (par contrat, notamment), à maintenir pour l'avenir un règlement.

 

Même le domaine très symbolique des libertés publiques n'est pas à l'abri de la "remise en question". Nous écrivions, dans la section précédente, que nos constitutions libérales avaient, en la matière, fait le choix du "régime répressif" : les particuliers disposaient de la liberté d'agir à leur guise, seuls les abus de cette liberté pouvaient être sanctionnés a posteriori par les tribunaux sur le pied de dispositions pénales préétablies. Sans même évoquer la problématique des états d'exception (visés notamment à l'article 15 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme), la pratique quotidienne révèle d'innombrables exemples d'interférence des autorités de police dans l'exercice des libertés. C'est alors le régime "préventif" qui s'installe (justifié par les exigences de l'ordre public) et qui autorise les autorités à subordonner l'exercice des libertés à des autorisations administratives, voire à en interdire la poursuite. Le temps, bref et incertain, de la remise en question se substitue alors au temps, long et sûr, de la promesse : à la limite, c'est un régime "disciplinaire" qui se profile, où seul ce qui est expressément permis (hic et nunc) est licite. Aussi les manifestations du régime préventif sont-elles subordonnées, sous le contrôle vigilant des juridictions, au respect du principe de proportionnalité : seront notamment censurées les limitations administratives d'une liberté qui, sous prétexte d'un danger vague et permanent, ne s'assortiraient pas d'une limite stricte dans le temps.

 

Le temps de la remise en cause s'applique-t-il également au contrat ? Ce dernier n'apparaît-il pas, au contraire, dans l'océan des changements normatifs, comme un îlot de stabilité recherché par les parties ? Nous avons vu pourtant, à la section précédente, que si, en principe, subsistait la loi ancienne pour ce qui regarde les effets en cours des conventions, cette solution était aujourd'hui de plus en plus souvent écartée au profit de l'application immédiate de la loi nouvelle : telle est devenue la règle en matière de contrats réglementés et de contrats d'adhésion. Mais la question, ici, prend encore une autre tournure : on parle alors du problème de "l'imprévision" : un des partenaires, gravement préjudicié par un changement de circonstances qui entraîne un bouleversement de l'économie contractuelle, peut-il contraindre le cocontractant à procéder à la révision des clauses du contrat[136] ? Si un certain nombre de lois d'exception, notamment au lendemain des guerres, avaient prévu un tel ajustement, et si la révision est également admise dans les contrats de concession de service public (en raison de la loi de continuité : la ruine du partenaire privé, concessionnaire de ce service, entraînerait l'interruption du service), en revanche, les jurisprudences française et belge se montrent extrêmement réticentes à consacrer le principe de révision du contrat[137]. Il n'appartient pas au juge, dit-on, de remodeler la convention, et la prise de risque tient à l'essence même du contrat ; le déséquilibre économique qui se crée en défaveur d'un des partenaires n'est donc pas une raison suffisante pour modifier ce qui a été convenu.

 

Ces positions apparaissent néanmoins dépassées au regard de la doctrine qui s'inspire de l'exemple du droit comparé et de la pratique des contrats internationaux. Dans ces derniers figure en effet systématiquement une clause de hardship qui prévoit la renégociation des termes de l'accord au cas où surviendraient des circonstances nouvelles dont les risques, déraisonnables, n'auraient pas été attribués. Quant au droit comparé, il révèle l'existence de plus en plus généralisée d'un texte habilitant le juge à procéder à la révision, voire à la résiliation du contrat dans les circonstances qui nous occupent. Tant le souci de la bonne foi que la prise en considération de l'utilité sociale que le contrat est censé produire justifient cette solution : quelle utilité sociale peut encore représenter une convention totalement déséquilibrée ? Le droit ne saurait prêter le concours de sa contrainte à une opération léonine ; s'il est de la nature du contrat que chaque partenaire assume la part de risque inhérente à son obligation, il est déraisonnable de lui faire supporter, comme dans un jeu ou un pari, un risque énorme, hors de toute prévision et proportion. Tout est question ici de degré : la doctrine italienne parlera, par exemple, d'"eccesiva onerosita"[138]. Et à ceux qui s'inquiéteraient du danger d'un interventionnisme excessif du juge dans le processus contractuel, il est loisible de répondre que le magistrat pourrait bien se contenter, dans de telles circonstances, de renvoyer les parties à la table de négociation (étant entendu cependant que, faute d'accord, interviendrait une mesure judiciaire)[139].

 

On voit donc que, pour autant qu'il reste contenu dans des limites assez strictes, le temps de la remise en question n'est pas étranger au contrat. C'est du reste une problématique assez comparable que l'on retrouve dans le débat qui oppose, à propos des sociétés commerciales, les tenants de la théorie contractualiste aux partisans de la théorie institutionnaliste. Pour les premiers, on le sait, la société est un contrat dont les clauses figurent dans les statuts ; tout changement par rapport à ceux-ci est donc en principe malvenu ; pour les seconds, au contraire, elle est avant tout une institution dont les statuts ne constituent que l'acte de naissance, mais qui, dans la suite, est appelée à vivre de sa vie propre.

 

Tous les exemples que nous avons évoqués le montrent à suffisance : le temps de la remise en question est à la fois nécessaire et dangereux. Nécessaire pour assurer l'indispensable adaptation du droit, condition de néguentropie. Dangereux, car il menace à tout moment de verser dans l'arbitraire et l'aléatoire. Lorsque le changement est valorisé pour lui-même, c'est l'inflation normative qui guette et, avec elle, l'accélération de la vitesse de circulation des lois, qui risquent ainsi de perdre leur prise sur le corps social : alors, les textes se bousculent, se télescopent, sont modifiés ou abrogés avant d'avoir été appliqués. J. Carbonnier évoque à cet égard une forme "d'anxiété juridique" due au fait que le "droit récent non encore enraciné - le droit qui n'a pas trente ans de date - représente plus de la moitié du droit applicable"[140].

 

A la limite, c'est le droit lui-même qui se dénature lorsqu'il tend à se confondre avec l'ordre militaire ou l'instruction administrative. Il ne vise plus tant à instituer le social par de larges vues sur l'avenir qu'à gérer le quotidien par un pilotage à vue. Le temps du droit se ramène alors à une simple succession d'instantanés, sans mémoire ni perspective. Ce qui est fait un jour est défait le lendemain, et l'avenir même paraît absolument opaque. On n'a sans doute jamais autant parlé qu'aujourd'hui de prévision, de prospective et de planification, mais il ne faut pas s'y tromper : l'ouverture du futur qui ainsi se dessine est lié à sa radicale imprévisibilité ; puisque tout semble désormais possible, rien n'est assuré, d'autant que fait généralement défaut un discours largement mobilisateur qui pourrait tracer quelque perspective d'avenir cohérente. Étudiant la genèse des récentes lois de la famille en France, J. Commaille n'hésite pas à parler d'un mode de production législative s'apparentant au marketing : faute d'une vision politique globale, le pouvoir "est obligé de suivre l'actualité comme un chef d'entreprise les tendances quotidiennes de ses marchés (…) et de recourir aux sondages d'opinion pour convaincre le citoyen que telle réforme législative est nécessaire à sa satisfaction, pour vendre la loi et la faire accepter"[141].

 

La généralisation du temps de la remise en question aboutit, à terme, à la dissolution de la forme juridique. Si l'on veut éviter cette dérive, il convient de concilier promesse et remise en question, tout comme, sous l'angle du passé, il convenait d'articuler mémoire et pardon. L'impératif est à la fois stratégique et éthique. "Le législateur a le devoir d'agir avec bienveillance et sympathie pour tous les hommes", écrit J. Carbonnier, aussi doit-il "ménager les transitions"[142]. Le temps de la règle, c'était déjà l'enseignement de Gurvitch, combine l'avance et le retard ; aussi le législateur avisé fera-t-il preuve de gradualisme afin que chaque loi, accordée aux attentes, vienne à son heure. Ce faisant, il s'opposera autant aux "temporiseurs" qui s'accrochent au passé, qu'aux impatients, toujours prêts à sacrifier les générations présentes à de vagues perspectives d'avenir. Tel est l'enseignement pragmatique d'un Bentham qui sait tempérer son utilitarisme, toujours porté à des réformes radicales, par un solide sens de la prudence qui est la première qualité du juriste (jurisprudent)[143]. Commentant un projet de Déclaration des droits qui prétendait abolir "à l'instant" les privilèges, Bentham s'écrie : "Abolir à l'instant ! C'est bien là le mot d'un despote qui ne veut rien écouter, qui fait tout plier au gré de sa volonté (…). A l'instant est un terme importé d'Alger ou de Constantinople. Graduellement est l'expression de la justice et de la prudence"[144]. Faute d'une telle patience, les révolutions resteront sans lendemain, et les Déclarations de droit ne seront que "l'almanach d'une année"[145].

 

Les manifestations de ce gradualisme législatif sont nombreuses dans le droit contemporain. Tantôt on adopte des "lois à deux vitesses" qui assurent une consolidation viagère de la loi ancienne pour les plus âgés et une application immédiate de la loi nouvelle pour les plus jeunes (on trouve des exemples de cette technique dans la matière des régimes matrimoniaux) ; tantôt on édicte des lois à vocation expérimentale : des textes ouvrant plusieurs alternatives offertes au choix des intéressés. Sur la base de ce sondage grandeur nature, le législateur se réserve ensuite le droit de revoir sa copie et de tirer les leçons de l'expérience[146]. Le procédé est intéressant pour autant qu'il ne masque pas une des stratégies classiques de l'État-spectacle : adopter un texte pour satisfaire une partie de l'opinion publique, et se garder ensuite de l'appliquer faute de moyens ou dans le dessein de ne pas mécontenter la fraction opposée du corps électoral.

 

Quoi qu'il en soit, on observe aujourd'hui que l'acte de légiférer ne s'arrête pas au jour de promulgation de la loi ; celle-ci apparaît au contraire comme l'objet d'une création continue. Fruit d'une négociation en amont, elle reste négociable en aval : les administrés, ainsi associés à sa genèse et sa mise en oeuvre, retrouvent de la sorte une certaine garantie de prévisibilité au plan de la procédure, à défaut de la trouver encore dans le contenu même des textes[147]. Idéalement, ce processus de négociation continue s'accompagne également d'une évaluation permanente : ainsi pense-t-on éviter les à-coups de législations adoptées dans la bousculade des échéances électorales et bientôt défaites par la coalition politique suivante. Ch.-A. Morand y voit l'occasion d'une convergence entre le temps long de l'évaluation et le temps court de la politique : "on peut se demander", écrit-il, "si la concordance des temps ne deviendra pas le critère du bon régime politique"[148].

 

Plutôt que de "concordance des temps" -, nous préférons parler quant à nous d'articulation. Les très nombreux exemples évoqués dans cette étude l'ont démontré à suffisance : chaque temporalité poussée à bout conduit à un excès : soit l'arrêt du temps dans une figure dogmatique (la mémoire traumatique, la promesse figée), soit sa dissolution dans une forme évanescente (le pardon amnésique ou manipulateur, la remise en question arbitraire et aléatoire). L'articulation des différentes temporalités a, au contraire, pour effet de les revitaliser : l'instituant se réalise dans l'institué et ainsi des moments de réversibilité se glissent dans le cours du temps qui s'écoule. Une histoire devient dès lors possible, qui renvoie à l'événement créateur, réellement inouï, de la liberté. Une liberté qui cependant ne serait rien si elle ne s'inscrivait dans la mémoire et l'anticipation de la solidarité diachronique de la communauté politique.

 



[1].          Je voudrais exprimer ma gratitude à mes collègues Anne-Marie Dillens, Marie-Thérèse Vergauwen, Guillaume de Stexhe, Guy Haarscher et Michel Troper pour les orientations bibliographiques qu'ils m'ont suggérées et qui ont orienté ce travail de façon décisive.

[2].          On pourrait évoquer ici Bergson et Bachelard, Prigogine et Stengers, ou encore, en sciences sociales, l'École des Annales ou Gurvitch (La multiplicité des temps sociaux, in La vocation actuelle de la sociologie, t. II, 2e éd., Paris, 1963, p. 325 s.). Pour les temporalités juridiques, cf. F. Ost, Les multiples temps du droit, in Le droit et le futur, J.J. Austruy et alii, Paris, 1985, p. 115 s.

[3].          C. Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, Paris, 1975, p. 277 s.

[4].          Ibidem, p. 288-292.

[5].          J. Bentham, De l'influence des temps et des lieux en matière de législation, in Oeuvres de J. Bentham, jurisconsulte anglais, éd. E. Dumont, Bruxelles, 1829, t. I, p. 194.

[6].          H. Atlan, Entre le cristal et la fumée. Essai sur l'organisation du vivant, Paris, 1979.

[7].          H. Arendt, Condition de l'homme moderne, Paris, 1983, p. 302-303.

[8].          J.-P. Dupuy, Totalitarisme et négation du temps, in Sur l'aménagement du temps, M. Serres et alii, Paris, 1981, p. 35 ; H. Atlan, op. cit., p. 173-174.

[9].          U. Eco, Les limites de l'interprétation, trad. M. Bouzaher, Paris, 1992.

[10].         H. Atlan, op. cit., p. 179-180.

[11].         R. Beiner, Hannah Arendt et la faculté de juger, in H. Arendt, Juger. Sur la philosophie politique de Kant, Paris, 1991, p. 200 s.

[12].         Dans le même sens, cf. G. Husserl, Recht und Zeit, Frankfurt am Main, 1955.

[13].         F. Ost, Les multiples temps du droit, op. cit., p. 123-124 et p. 132.

[14].         G. Gurvitch (La multiplicité des temps sociaux, op. cit., p. 344) parle à son sujet de "temps explosif".

[15].         Pour Gurvitch, le "temps des règles" est précisément celui de "l'alternance entre l'avance et le retard" (op. cit., p. 343).

[16].         Cf. Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, op. cit., p. 300-301.

[17].         Cf. Le différend. Entretien avec Haldun Bayri et Anahide Ter Minassian, in Le Pardon. Briser la dette et l'oubli, Autrement, Série Morales, n° 4, avril 1991 (sous la dir. de O. Abel), p. 161. Le point de vue arménien est exprimé en ces termes : "Le peuple arménien demande justice, et clame, dans une vision assez idéalisée des relations internationales, que celles-ci ne sauraient être établies sur des bases saines tant que cet événement qui les obsède - ce droit à la mémoire- ne sera pas reconnu". Réponse de l'interlocuteur turc : "Il ne faut pas oublier qu'un Turc aujourd'hui, à cause de la réforme linguistique de 1928, ne sait pas lire la tombe de son grand-père ! (…) Ainsi, au-delà d'un petit groupe d'intellectuels qui s'intéresse à l'histoire et l'interroge autrement, le peuple turc n'a aucune mémoire de ce passé, et n'a même aucune place pour une mémoire de cela.". On remarquera, dans un ordre d'idées similaire, qu'il a fallu attendre juillet 1995 pour qu'un Président de la République française reconnaisse la culpabilité collective des Français et de l'État français dans la déportation des juifs au cours des années 1940-1944.

[18].         F. Nietzsche, La volonté de puissance, fragment 221, t. I, trad. par G. Bianquès, Paris, 1948, p. 112. Pour une discussion critique, cf. R. Beiner, Hannah Arendt et la faculté de juger, in H. Arendt, Juger, Paris, 1991, p. 205 s.

[19].         A. Abecassis, L'acte de mémoire, in Le pardon, op. cit., p. 137 s.

[20].         P. Legendre, L'impardonnable, ibidem, p. 18 s.

[21].         E. Kant, Métaphysique des moeurs. 1e partie. Doctrine du droit, intr. et trad. par A. Philonenko, Paris, 1971, p. 201.

[22].         Sur cette question de l'auto-transcendance, cf. Y. Barel, La quête du sens. Comment l'esprit vient à la cité, Paris, 1987.

[23].         Cf. M. Delmas-Marty, Pour un droit commun, Paris, 1994, p. 275.

[24].         Vl. Jankelevitch, L'imprescriptible, Prais, 1986, p. 25.

[25].         Ibidem, p. 22.

[26].         En ce sens, cf. M. Krygier, The traditionality of statutes, in Ratio iuris, vol. 1, 1988, p. 27 s.

[27].         U. Eco, Les limites de l'interprétation, op. cit., p.

[28].         Sur tout ceci, cf. M. Krygier, op. cit., p. 27 s.

[29].         Sur cette conception de l'interprétation, et notamment sur la fécondité de la préinterprétation et de la tradition, cf. H.G. Gadamer, Vérité et méthode, trad. par E.Sacré, Paris, 1976.

[30].         M. Krygier, op. cit., p. 34.

[31].         F. Ost, Les multiples temps du droit, op. cit., p. 125-126.

[32].         J. Ghestin, Traité de droit civil, Introduction générale, Paris, 1990, p. 295.

[33].         Ibidem, p. 300.

[34].         F. Tulkens et M. van de Kerchove, Introduction au droit pénal, Bruxelles, 1993,p. 320. Ces deux auteurs distinguent la fonction de réparation (racheter le dommage présent) et la fonction de rétribution (payer la faute passée).

[35].         S. Saïd, Le futur des peines en Grèce ancienne, des tragiques à Platon, in Le droit et le futur, op. cit., p. 18.

[36];         Eschyle, Théâtre complet, trad. par E. Chambry, Paris, 1964, p. 111.

[37].         Ibidem, p. 113.

[38].         Ibidem, p. 108.

[39].         Eschyle, op. cit., p. 218.

[40].         Ibidem, p. 219. L'idée d'enchaînement (cf. le Prométhée enchaîné) traduit bien la fixation dans un temps traumatique.

[41].         Ibidem, p. 217.

[42].         Ibidem, p. 218.

[43].         Ibidem, p. 226. On entre ici dans le temps de la promesse : "Écoutez la loi que je fonde (…). Ce Conseil des juges subsistera toujours dans l'avenir chez le peuple d'Égée" (ibidem).

[44].         Ibidem, p. 230.

[45].         Ibidem, p. 231.

[46].         Ibidem, p. 227.

[47].         Sophocle, Antigone, in Tragédies, trad. par P. Mazon, Paris, 1962, p. 103.

[48].         Son propre fils, Hémon, ne l'accuse-t-il pas de "fouler aux pieds les honneurs dûs aux dieux" (ibidem, p. 115) ?

[49].         Ibidem, p. 128-129.

[50].         Ibidem, p. 129 : "Prudence est bien nécessaire, Créon, fils de Ménécée".

[51].         Ibidem, p. 105.

[52].         Ibidem, p. 128.

[53].         Le différend, entretien avec Haldun Bayri et Anahide Ter Minassian, op. cit., p. 162.

[54].         Ibidem, p. 163.

[55].         V. Jankelevitch, Le pardon, Paris, 1967, p. 17.

[56].         Ibidem, p. 16 ; cf. aussi A. Abecassis, L'acte de mémoire, op. cit., p. 147 : "le pardon est en-dehors de la sphère du juridique".

[57].         L'expression est de Vl. Jankelevitch (op. cit., p. 16).

[58].         Op. cit., p. 88.

[59].         Évangile selon Saint Jean, chapitre 8.

[60].         O. Abel, Tables du pardon, in Le pardon, op. cit., p. 229. (L'auteur prend pour exemple les réformes de Clisthène à Athènes et l'année du Jubilé chez les Hébreux.)

[61].         En évoquant ces différents substituts du pardon, nous résumons la substance entière de l'ouvrage déjà cité de Vl. Jankelevitch.

[62].         J. Kristeva, Dostoïevski, une poétique du pardon, in Le pardon, op. cit., p. 85 : "Le pardon est anhistorique. Il brise l'enchaînement des effets et des causes, des châtiments et des crimes, il suspend le temps des actes. Un espace étrange s'ouvre dans cette intemporalité qui n'est pas celui de l'inconscient sauvage, désirant et meurtrier, mais sa contrepartie : sa sublimation en connaissance de cause, une harmonie amoureuse qui n'ignore pas ses violences mais les accueille, ailleurs".

[63].         H. Arendt montre bien "qu'on ne peut jamais prévoir l'acte de pardonner. C'est la seule réaction qui ne se borne pas à réagir" (Condition de l'homme moderne, op. cit., p. 307). Vl. Jankelevitch insiste aussi sur le caractère d'"événement" du pardon (op. cit., p. 12).

[64].         Il ne peut y avoir de pardon que si, d'abord, l'offenseur sollicite ce pardon. "Nous a-t-on demandé pardon ?", interroge Jankelevitch à propos de la Choah (L'imprescriptible, op. cit., p. 47 s.).

[65].         O. Abel, Tables du pardon, op. cit., p. 219.

[66].         H. Arendt, op. cit., p. 307.

[67].         Chr. Bourget, Entre amnistie et imprescriptible, in Le pardon, op. cit., p. 49 ; cf. aussi A. Grosser, Du bon usage de la mémoire, in Juger sous Vichy, Le genre humain, été-automne 1994, p. 111 s.

[68].         Sur tout ceci, Chr. Bourget, ibidem, p. 51-53.

[69].         L. Boltanski, L'amour et la justice comme compétence, Paris, 1990, p. 245 s.

[70].         Ibidem, p. 96 s.

[71].         P. Leclercq, Conclusions avant Cass., 26 janvier 1928, Pas., 1928, I, p. 65.

[72].         C.E.D.H., Arrêt Rees du 17 octobre 1986, Publ. de la Cour, série A, n° 106, p. 18-19.

[73].         Sur cette question, cf. F. Ost, Originalité des méthodes d'interprétation de la Cour européenne des droits de l'homme, in Raisonner la raison d'État. Vers une Europe des droits de l'homme, sous la dir. de M. Delmas-Marty, Paris, 1989, p. 443 s.

[74].         J. Carbonnier, Droit civil, T.I, Paris, 1975, p. 136.

[75].         P. Roubier, Le droit transitoire. Conflits des lois dans le temps, 2e éd., Paris, 1960, p. 293 s.

[76].         J. Ghestin, Traité de droit civil, op. cit., p. 296.

[77].         Ibidem, p. 332.

[78].         Dans un tout autre ordre d'idées, on admirera la théorie du mariage putatif qui permet de confirmer la légitimité d'enfants issus d'un mariage pourtant annulé.

[79].         On notera encore que la loi prévoit la possibilité de rétractation par la juridiction pénale ou civile qui l'a rendue, de la décision basée sur une disposition postérieurement annulée par la Cour d'arbitrage (art. 10 à 18).

[80].         En ce sens, cf. G. Haarscher, Philosophie des droits de l'homme, Bruxelles, 1987, p. 23 s.

[81].         Ibidem, p. 26.

[82].         G. Orwell, 1984, trad. par A. Audiberti, Paris, 1977.

[83].         Ibidem; p. 62-63.

[84].         Peut-être faudra-t-il en déduire que c'est seulement quand elle réussit (comme c'est le cas pour un tour de magie - mais le droit, on le sait, est une forme de magie sociale) que l'opération de réversion du temps est pardonnée et valorisée : "le monde pardonne tout quand on réussit", écrit J. Ellul, "car on ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs (…) ; le sort des oeufs ne nous intéresse pas quand l'omelette réussit (…). C'est leur échec qui a condamné nazisme et stalinisme" (J. Ellul, Car tout est grâce, in Le Pardon, op. cit., p. 122). Cette observation relève du réalisme (du cynisme) politique ; on sait cependant que la lucidité politique n'est qu'une des sources d'inspiration du juridique, l'utopie éthique étant l'autre (sans elle, aucune résistance au nazisme et au stalinisme n'aurait été possible avant leur chute : ici aussi opérait anticipativement un futur antérieur).

[85].         J. Ghestin (op. cit., p. 302) cite le cas d'une loi française du 25 juin 1982 qui a modifié l'article 334-8 du Code civil en admettant comme mode de preuve de la filiation naturelle la possession d'état, qui a été déclarée applicable aux enfants naturels nés avant son entrée en vigueur, en précisant cependant que ceux-ci ne pouvaient l'invoquer dans les successions déjà liquidées.

[86].         Ibidem, p. 305-306.

[87].         Nous n'aborderons pas la question - complexe et controversée comme on l'imagine - de savoir ce qui doit être considéré comme une mesure "plus douce".

[88].         En ce sens, H. Arendt, Condition de l'homme moderne, op. cit., p. 310.

[89].         Platon, Les Lois, VI, 752 c.

[90].         "Non enim de hoc senatu nec his de hominibus qui nunc sunt, sed de futuris, si qui forte his legibus parere voluerint, haec habetur oratio", cité par A. Novara, Res publica progrediens…ad optimum statum, in Le droit et le futur, op. cit., p. 43.

[91].         J.-J. Rousseau, Du contrat social ou principes du droit politique, Paris, 1972, p. 109-110.

[92].         J. Bentham, Traité des sophismes politiques, in Oeuvres, op. cit., p. 495.

[93].         J. Derrida, Déclarations d'indépendance, in Otobiographies, Paris, 1984, p. 13 s.

[94].         N'est-il pas significatif à cet égard qu'après avoir exposé le problème d'antécédance dont nous avons parlé, J.-J. Rousseau (op. cit., p. 110) écrive ceci : "Voilà qui força de tous temps les pères des nations à recourir à l'intervention du Ciel et d'honorer les dieux de leur propre sagesse, afin que les peuples, soumis aux lois de l'État comme à celles de la nature, et reconnaissant le même pouvoir dans la formation de l'homme et dans celle de la cité, obéissent avec liberté et portassent docilement le joug de la félicité publique".

[95].         Sur tout ceci, cf. H.L.A. Hart, Le concept de droit, trad. par M. van de Kerchove, Bruxelles, 1976, p. 72 s.

[96].         Cette position permet de s'opposer au décisionnisme professé par l'école réaliste américaine, qui soutient que ce n'est qu'après qu'un juge l'ait validée en en faisant application dans sa décision, qu'une loi peut être dite valide (H.L.A. Hart, op. cit., p. 88).

[97].         N. Machiavel, Le Prince, in Oeuvres complètes, Paris, 1952, p. 307 s.

[98].         J. Locke, Deuxième traité du gouvernement civil, trad. par P. Gilson, Paris, 1977, p. 161.

[99].         L. Fuller, The morality of law, New Haven - London, revised edition, 1978, p. 39-95.

[100].        Sur cette question, cf. M.-F. Rigaux, La théorie des limites matérielles à l'exercice de la fonction constituante, Bruxelles, 1985, p. 55 s.

[101].        En ce sens, cf. F. Ost, La codification, une technique juridique pour aujourd'hui ?, in L'État propulsif, publié par Ch. A. Morand, Paris, 1991, p. 237 s.

[102].        Cf. F. Ost, Codification et temporalité dans la pensée de J. Bentham, in Actualité de la pensée juridique de Jeremy Bentham, sous la dir. de Ph. Gérard, F. Ost et M. van de Kerchove, Bruxelles, 1987, p. 163 s.

[103].        P.-A. Fenet, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, Paris, 1827, t. VI, p. 57.

[104].        J.-M. Trigeaud, Promesse et appropriation du futur, in Le droit et le futur, op. cit., p. 69 : "Il y a une véritable appropriation du temps futur dans la mesure où la promesse signifie l'octroi d'une créance anticipant sur le cours des événements, accrochés aux variations de la durée et programmés sur la courbe d'un délai ; l'appartenance patrimoniale est certaine, qu'exprime la transmissibilité de cette créance".

[105].        Cf. A. Seriaux, Le futur contractuel, in Le droit et le futur, op. cit., p. 85 s.

[106].        J. Ghestin, op. cit., p. 337 : "Il est incontestable que le législateur contemporain marque une nette préférence pour l'application immédiate de la loi nouvelle" ; en ce sens, cf. Fr. Dekeuwer-Defossez, Les dispositions transitoires dans la législation civile contemporaine, Paris, 1977, n° 18 s.

[107].        Cf. J. Carbonnier (op. cit., p. 139) : "Pas de droits acquis à l'encontre de l'ordre public" (Notons cependant que la référence aux "droits acquis" est ici inopportune, puisqu'il s'agit plutôt, pour la loi d'ordre public, de régir des expectatives).

[108].        Pour d'autres exemples (dont celui, plus atténué, de l'institution du référé législatif), cf. F. Ost et M. van de Kerchove, Entre la lettre et l'esprit. Les directives d'interprétation en droit, Bruxelles, 1989, p. 43.

[109].        F. Ost, L'herméneutique juridique entre hermétisme et dogmatisme. Le jeu de l'interprétation en droit, in Revue internationale de sémiotique juridique, vol. VI, n° 18, 1993, p. 227 s.

[110].        R. Dworkin, La chaîne du droit, in Droit et société, 1985, n° 1, p. 51 s.

[111].        P. Ricoeur, La métaphore et le problème central de l'herméneutique, in Revue philosophique de Louvain, t. 70, Louvain, 1972, p. 105.

[112].        Cf. M. van de Kerchove, Le sens clair d'un texte : argument de raison ou d'autorité ?, in Arguments de raison et arguments d'autorité en droit, Bruxelles, 1988, p. 291 s.

[113].        L'article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités prévoit également que " un traité doit être interprété de bonne foi" ; cf. également l'article 1156 du Code civil.

[114].        C. Castoriadis, op. cit., p. 296.

[115].        J. Bentham, Traité des sophismes politiques, in Oeuvres, op. cit., t. I, p. 492-493.

[116].        Sur la différence entre "jeux finis" et "jeux infinis", cf. J.-P. Carse, Jeux finis, jeux infinis. Le pari métaphysique du joueur, Paris, 1988.

[117].        D. Hofstadter, Le Nomic : un jeu automodificateur, in Ma Thémagie, Paris, 1988, p. 76 s.

[118].        F. Ost, Rapport général de synthèse, in Les conflits collectifs en droit du travail, Bruxelles, 1989, p. 109 s ; cf. aussi A. Supiot, Délégalisation, normalisation et droit du travail, in Droit social, 1984, p. 298 s.

[119].        The papers of Thomas Jefferson, Princeton, 1958, vol. 14, p. 392 (la lettre date du 6 septembre 1789).

[120].        Ce texte est reproduit dans S. Rials, La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, Paris, 1988, p. 550.

[121].        On notera également l'article 30, qui dispose que : "les fonctions publiques sont essentiellement temporaires". On pourrait encore évoquer J. Bentham (Traité des sophismes politiques, in Oeuvres, op. cit., t. I, p. 490), qui jugeait "funeste de céder au sophisme de ceux qui prétendent enchaîner la postérité "en déclarant leurs décrets irrévocables : croit-on "qu'ils ont aimé la génération présente autant qu'elle s'aime elle-même ?".

[122].        M.-F.Rigaux, La théorie des limites matérielles à l'exercice de la fonction constituante, op. cit., p. 261.

[123].        P.-L. Frier, L'urgence, Paris, 1987, p. 2.

[124].        Ibidem, p. 517.

[125].        Ibidem, p. 531.

[126].        Ibidem, p. 528.

[127].        Ibidem, p. 533.

[128].        Ph. Jestaz, L'urgence et les principes classiques du droit civil, Paris, 1968.

[129].        M. Vasseur, Urgence et droit civil, in Revue trimestrielle de droit civil, 1954, p. 405, n° 13.

[130].        Ph. Jestaz, op. cit., p. 315.

[131].        Pour une application en droit de l'environnement, cf. F. Ost, Les référés en matière d'urbanisme et d'environnement : carrefour ou labyrinthe ?, in Aménagement - environnement, 1993, p. 44s. ; cf. aussi les articles 185 et 186 du Traité CE (F. Picod, Les mesures provisoires ordonnées par la juridiction communautaire, in Journal des tribunaux. Droit européen, 15 juin 1995, p. 121 s.).

[132].        Cf. G. Vedel et P. Devolve, Droit administratif, Paris, 1984, p. 272.

[133].        Ibidem, p. 1113.

[134].        Ibidem, p. 1090.

[135].        S'il s'agit d'un retrait, il ne peut intervenir que pour corriger une illégalité et seulement dans le délai prévu pour son annulation contentieuse ; s'il s'agit d'abrogation, elle ne peut se produire qu'aux conditions prévues par la loi (ibidem, p. 274 s.).

[136].        Cf., notamment, D.-M. Philippe, Changement de circonstances et bouleversement de l'économie contractuelle, Bruxelles, 1986.

[137].        Ibidem, p. 609 ; J. Ghestin, Traité de droit civil. Les obligations, Paris, 1992, p. 337.

[138].        J. Ghestin, op. cit., p. 341.

[139].        D.-M. Philippe, op. cit., p. 615.

[140].        J. Carbonnier, Flexible droit, 4e éd., Paris, 1979, p. 129.

[141].        J. Commaille, L'esprit sociologique des lois, Paris, 1994, p. 235.

[142].        J. Carbonnier, Droit civil, op. cit., p. 136.

[143].        Cf. R. Seve, L'utilitarisme comme philosophie d'avenir, in Le droit et le futur, op. cit., p. 61 : "L'utilitarisme est donc conduit, par la force des choses, à s'adapter, à transiger avec la réalité et à reconnaître le poids du passé. Sinon il se trouverait forcé de brusquer l'histoire, de bousculer les mentalités et les moeurs et d'instaurer une dictature du meilleur".

[144].        J. Bentham, Sophismes anarchiques, op. cit., p. 575.

[145].        Ibidem, p. 568. Bentham ajoute encore qu'en France, les Constitutions se succèdent et s'oublient aussi vite que des chansons.

[146].        J. Carbonnier, Essais sur les lois, Répertoire du notariat Defrénois, s.d., p. 238.

[147].        En ce sens, G. Timsit, Gouverner ou juger, Paris, 1995, p. 3.

[148].        Ch.-A. Morand, L'évaluation législative ou l'irrésistible ascension d'un quatrième pouvoir, in Contrôle parlementaire et évaluation, Paris, 1995, p. 151.