DEPLOYER
LE TEMPS.
Les conditions de possibilité du temps
social.
par
François Ost
Déployer le temps.
Les conditions de possibilité du temps social
par
François Ost (1997)
1. Kronos et les Heures
Cette étude se propose de dégager les conditions de
possibilité d'un temps social chargé de sens, d'un temps humainement pertinent.
Cette question, on le sait, est une des plus complexes qui soit; bien avant
Saint Augustin, elle a plongé la réflexion spéculative dans des abîmes de
perplexité. Mais, au-delà des apories philosophiques, c'est l'angoisse
existentielle d'un temps mortifère et abortif - d'un temps absurde qui débouche
sur le néant et la mort, qui n'a cessé de se faire entendre. Le très vieux
mythe de Kronos dévoreur d'enfants en
fait résonner l'écho, que chaque génération rappelle à sa façon. Si le dernier
mot revient à Kronos, la vie humaine
est un échec et la vie sociale une impossibilité. Aussi bien les peuples
ont-ils développé d'autres figures temporelles, qui disent cette fois la
possibilité d'ordonner le temps et, comme s'il était possible d'en inverser le
flux, de le rendre productif et fécond : à ce mythe positif les Athéniens ont
donné le visage des Heures (Horai)
qui, de façon très significative, présidaient à la fois à l'ordre de la Cité et
à la succession des saisons.
Kronos et les Heures : deux balises
entre lesquelles les hommes n'ont cessé de chercher la voie d'un temps réapproprié
et d'une vie sensée. L'histoire de Kronos
commence dans l'indistinction, dans le non-temps. A l'origine, en effet,
étaient Ouranos, le ciel, et Gaïa, la terre, enlacés dans une
étreinte sans fin d'où naissaient d'innombrables enfants qui étaient aussitôt
enfermés dans le Tartare. Désireuse de repousser les assauts perpétuels de son
époux, Gaïa arma un jour son plus jeune fils, Kronos, d'une faucille à l'aide de laquelle celui-ci trancha les
testicules de son père. Cette mutilation signa la séparation du Ciel et de la
Terre et le début du règne de Kronos.
Mais l'histoire qui ainsi s'inaugure est marquée du sceau de la violence : Kronos a tôt fait de renvoyer dans le
Tartare ses frères, les Cyclopes,
qu'il avait délivrés un instant à la demande de sa mère; installé sur le trône
à la place de son père, il épousa sa soeur, la Titanide Rhéa, dont il eut à son tour de nombreux enfants. Averti cependant
que l'un d'entre eux le détrônerait lui-même, il les dévorait l'un après
l'autre. Jusqu'au jour où Rhéa, excédée,
décida de soustraire son cadet, Zeus,
à la vindicte de Kronos : elle cacha
le nouveau-né dans une grotte et fit ingurgiter une pierre emmaillotée par son
époux. Parvenu à l'âge adulte, Zeus,
comme l'avait prédit l'oracle, prit la tête d'une révolte et mit fin au règne
de Kronos qui, à son tour, fut envoyé
dans le Tartare.
Sans
doute cette histoire, d'origine syrienne semble-t-il ([1]), ne concerne-t-elle pas
immédiatement la problématique du temps : en grec, Chronos (avec un khi et
non un kappa : Kronos). Mais il est significatif que, à la faveur de cette
proximité phonétique, la pensée grecque ait assez tôt assimilé l'histoire du
vieux dieu Kronos à celle du temps
lui-même, traduisant ainsi sous la forme la plus terrifiante la négativité
prêtée au temps. Car enfin, que fait-il ce Kronos
qui, desserrant l'étreinte de la Terre et du Ciel, lance le mouvement même de
l'histoire ? Il se place en position de maître du temps, bloquant ses issues
tant du côté du passé qu'en direction du futur. Couper les génitoires de son
père, c'est dénier le poids du passé, c'est le priver de tout prolongement
possible; manger ses propres enfants, c'est les faire régresser à une position
utérine, c'est priver l'avenir cette fois de tout développement futur.
Accompagné par le tyran, le temps s'épuise dans un présent stérile, sans
mémoire ni projet.
Mais,
comme l'histoire le montre, cette position est intenable : c'est que le refoulé
menace dans l'ombre et s'apprête à faire retour violemment. Enfermés au
Tartare, les Cyclopes finissent par
en ressortir, tandis que, à la génération suivante, Zeus trompe la vigilance de son père et le contraint de régurgiter
les enfants qu'il avait dévorés. Ce temps bloqué s'avère donc plutôt un temps
compulsif et répétitif : les mêmes comportements arbitraires s'exposent aux
mêmes réactions violentes : Ouranos puis
Kronos tentent de supprimer leur
descendance et, dans les deux cas, c'est un de leurs fils qui leur inflige leur
châtiment. Un cycle de violence s'amorce ainsi, synonyme d'un temps privé de
perspective; ce détail en atteste, que rapporte encore la légende : de la
blessure d'Ouranos trois gouttes de
sang s'échappèrent qui, tombées en terre, donnèrent naissance aux Erinyes - les déesses à la longue
mémoire vouées, comme on sait, à la vengeance des crimes de sang.
Voilà
assurément une face du temps; elle n'a cessé de nous hanter. On songe à la
célèbre phrase de Tocqueville : «Le passé n'éclairant plus l'avenir, l'esprit
marche dans les ténèbres» ([2]), qui fait écho à cette
réflexion de Chateaubriand : «Le monde actuel, le monde sans autorité
consacrée, est placé devant une double impossibilité : l'impossibilité du
passé, l'impossibilité de l'avenir» ([3]). Et c'est encore la même
conception désespérée d'un temps sans issue que traduit cette parabole de Kafka
qui inspira H. Arendt : «Il y a deux antagonismes : le premier le pousse de
derrière, depuis l'origine. Le second barre la route devant lui. Il se bat avec
les deux» ([4]). Ici, l'homme apparaît
comme exilé du temps, rejeté par les forces antagonistes d'un passé qui lui est
désormais étranger et d'un futur qui n'a pas de place pour lui.
Et
pourtant, les hommes n'ont eu de cesse que d'inverser ces figures mortifères
pour, domptant le cours du temps, imprimer sens et valeur à leur vie
collective. On verra, par exemple, comment, inversant les maléfices des Erinyes, la cité athénienne instaura le
règne de la justice et de la concorde - telle est du moins la portée du récit
des Euménides d'Eschyle. Alors la
vengeance fait place au jugement, et le temps est revivifié, qui s'affranchit
du cycle compulsif de la vindicte. C'est à Athènes précisément que se font
valoir d'autres figures du temps, aussi énigmatiques que positives : celles des
Heures (Horai), filles de Zeus et
de Thémis (personnifiant elle-même la
loi divine et morale). Ce qui retient l'attention, c'est la double fonction
attribuée aux Heures : ne sont-elles
pas à la fois les divinités des saisons (les Athéniens les nommaient alors Thallô, Auxô et Carpô, trois noms
qui évoquent l'idée de pousser, de croître et de fructifier) et les garantes de
l'harmonie politique (sous cet angle, on les identifiait comme Eunomia, Dikè et Eiréhè,
c'est-à-dire la discipline, la justice et la paix) ? A-t-on suffisamment médité la féconde
ambiguïté que traduit cette double attribution : n'est-il pas remarquable que
l'ordonnancement régulier des saisons soit associé à la concorde dans la Cité
? Comme si le rythme harmonieux des
saisons, gage de la fécondité de la nature, devait symboliser l'équilibre d'une
vie sociale porteuse de sens. Comme si l'eurythmie, ou «concordance du temps»,
était la condition d'une histoire politique heureuse et de la juste proportion
des partages.
Sous
les formes contrastées d'un Kronos,
terrifiant dévoreur d'enfants, et des Heures,
bucoliques et pacificatrices protectrices de la Cité, les Grecs ont pointé un
rapport essentiel entre maîtrise du temps et constitution du lien social. Aussi
bien, la question qu'ils ont posée reste toujours la nôtre : à quelles
conditions un temps social porteur de sens est-il vraiment concevable et
praticable ? Quel rapport au temps
faut-il instaurer pour que les hommes puissent en-durer le temps, les individus
affronter la finitude et la mort, et les sociétés définir un vouloir-vivre
collectif ? Comment lever l'antique
malédiction de Kronos et réengendrer
un temps habitable ?
2. Déployer le temps :
quatre questions
A la réflexion, le traitement de cette interrogation
s'est avéré extrêmement complexe; il implique le déploiement de non moins de
quatre questions distinctes, justiciables chacune de trois niveaux
d'interprétation spécifiques. On distinguera successivement la question de
l'existence du temps, celle de sa direction ou de sa flèche, celle de sa trame,
et enfin celle de son épaisseur. Quant aux niveaux d'interprétation, il s'agira
de distinguer (mais aussi d'articuler) un temps objectif (ou physique, ou
quantitatif), un temps subjectif (ou vécu, ou qualitatif), et enfin un temps
social-historique (lui-même dédoublé en un temps institué ou identitaire et un
temps instituant ou imaginaire). La question qui nous importe, des enjeux
éthico-juridiques de la maîtrise du temps, supposera, on le verra, que soient
nécessairement parcourues ces différentes étapes et comprises les articulations
qui s'établissent entre elles. C'est que cette problématique est
particulièrement riche et complexe, et qu'on ne peut rien en saisir si on n'a
pas procédé, au préalable, à la
constitution sociale du temps, du temps physique de la matière et de la
vie, au temps polychronique de l'interaction sociale, en passant par le temps
vécu de la conscience individuelle. On livre ici un premier survol, encore
simplement programmatique, de ces différents niveaux d'interrogation.
La
première question qui se pose est celle de l'existence même du temps, entendu
ici au sens le plus simple de changement, de mouvement, d'évolution. Face à
l'éternité, que pèse le temps en effet ? Le non-temps, reposant dans l'évidence
massive de son identité absolue à lui-même, dans l'équivalence sans faille de
tous ses instants, n'est-il pas infiniment plus réel que la fébrile agitation
du temps qui fuit ? Ce temps qui passe n'est-il qu'une «illusion», comme le
soutenait Einstein, le physicien ([5]) - au mieux l'«image mobile
de l'éternité», comme le pensait Platon, le métaphysicien ([6]) ? Nombreux seront les
courants de pensée qui disqualifieront le temps, soit pour l'égaler à
l'invariance de l'éternel, soit pour le dissoudre dans la ponctualité de
l'instant - versions diverses de la nostalgie (du grec nostos, retour à l'origine) d'un temps qui n'était pas encore le
temps, d'une histoire pleine et inaltérable d'en dehors du temps. Il semble
donc que la première épreuve consiste à assumer le temps, accepter tout
simplement que le temps soit. C'est-à-dire aussi affronter la finitude de la
condition humaine et le statut de mortel qui la caractérise. D'emblée, la
conscience du temps s'avère donc une conscience tragique, marquée du sceau de
la finitude et de la mort. Comment assumer la condition de «mortels», comme disaient
les Grecs en parlant des hommes, sans retomber dans l'une ou l'autre forme de
dénégation du temps, tel est l'enjeu de ce premier niveau d'interrogation.
La
seconde question est relative à la direction du temps. Ayant désormais opté
pour le temps contre l'éternité, il s'agit de déterminer le sens du mouvement
qui l'anime. L'évidence de la «conscience intime du temps», pour parler comme
Bergson, suggère un écoulement de l'avant vers l'après, selon un mouvement à la
fois irréversible et unidirectionnel. La nature entière, la matière aussi bien
que la vie, semblent en effet emportées dans un flux incessant dont la seconde
loi de la thermodynamique enseigne qu'il conduit à une entropie croissante,
soit une fin inéluctable - «tout fout le camp», dit succinctement Woody Allen
dans son film Maris et Femmes. Et
pourtant, au coeur de ce maëlstrom,
un sujet se dresse qui dit «je», ordonnant le temps autour du présent de son
élocution. Un sujet et un présent surgissent ensemble qui, désormais, ordonnent
un passé en amont et un futur en aval. L'écoulement linéaire selon l'avant et
l'après prend désormais un sens qui se redéfinit, au moins potentiellement,
autour du présent du sujet. Non qu'il puisse s'arracher à l'irréversibilité du
temps qui s'écoule; mais, avec l'homme, quelque chose comme une
bidirectionnalité du sens du temps devient possible : capable de mémoire et de
projet, l'homme est aussi capable d'en croiser les effets - enraciner le futur
dans le passé et revivifier l'expérience dans le possible. La question de la
direction du temps se pose dès lors en ces termes : contre la pente naturelle,
entropique, du temps qui s'use et s'écoule, n'appartient-il pas à l'homme
d'amorcer des processus néguentropiques susceptibles d'en inverser le cours
mortifère ? L'articulation du passé et de l'avenir (autour d'un présent
énigmatique) est ici centrale : comment la penser de façon non exclusivement
linéaire, sans pour autant dénier l'irréversibilité du temps qui nous emporte ?
La
troisième interrogation porte sur la trame du temps - on veut dire son
homogénéité ou sa densité. Le débat oppose cette fois la durée à l'instant.
Pour les uns, le temps apparaît continu, homogène, lisse et monotone; il se
décline inlassablement sur le mode de la durée; pour d'autres, au contraire, le
temps n'a la forme que de l'instant, de l'accident, de la surprise; c'est comme
discontinuité radicale qu'il apparaît. D'un côté, la pérennité, la perpétuité,
la permanence et la persistance : le changement sans doute, mais un changement
continu et stable, prévisible et homogène - à ce titre, presqu'une
immobilité. De l'autre côté, la rupture de l'intervalle, l'aléa et l'éphémère,
le tournant et l'imprévu, bref le règne de l'instantané.
D'un
côté Chronos, le temps qui s'écoule,
continu et prévisible; de l'autre, Kairos,
le temps qui surgit, l'occasion à saisir, discontinue et imprévisible. Bergson
contre Bachelard : le premier qui ne voit dans l'instant qu'une coupure
artificielle ([7]), le second qui ne voit
dans la durée qu'une substance métaphysique vide ([8]). Or pourtant, faut-il
vraiment choisir entre Chronos et Kairos ? Le temps, dont nous savons déjà qu'il est fléché, ne nous
apparaît-il pas maintenant comme «pointillé» - continu sans doute, mais
traversé de discontinuités multiples; toujours recommencé, sans doute, mais pas
seulement au sens de répétition du même ?
Comme si deux axes se croisaient, l'un horizontal, celui des liaisons et
des enchaînements, et l'autre vertical, constitué des brusques poussées des
occasions et circonstances. Au carrefour des deux axes file alors la diagonale
de l'histoire, comme une résultante des forces opposées qui, de s'enchevêtrer
ainsi dans une temporalité vivante et dialectique, changent elles-mêmes de
nature : la continuité plate se transforme désormais en durée (non plus le
déroulement séquentiel de l'avant et l'après, mais la co-présence, chaque fois
renégociée de tel passé, de tel présent et de tel futur), tandis que l'instant
abstrait de l'axe vertical n'est plus ce point géométrique qui clôt des
segments de continu, mais plutôt le «moment» ou le «temps fort» qui est comme
le ressort susceptible d'imprimer un cours nouveau (néguentropique, peut-être)
au temps qui passe. Continuité ou discontinuité ? Chronos ou Kairos ?
Troisième interrogation, troisième défi.
Nous
ne sommes cependant pas au bout de nos peines. Car ce temps mobile, fléché, et
pointillé ne fait pas encore un temps social. Nous n'avons raisonné jusqu'ici
que dans les termes d'une monochronie. Or, le temps social, d'évidence, est
multiple ([9]); ses cycles, ses rythmes,
ses délais, ses mémoires, ses projets, ses instants, ses durées se développent
de tous côtés et s'entrechoquent parfois violemment. La constitution du temps
social implique une maîtrise de la diachronie : l'articulation du passé et du
futur dans un présent sensé; mais la synchronie ne fait pas moins problème.
Comment réussir non seulement le «chaque chose en son temps» de la
successivité, mais aussi l'«en même temps» de la simultanéité ? Une société,
sans devoir marcher au même pas, ne peut cependant se priver d'une certaine
synchronisation de ses rythmes; sous peine d'un débrayage de ses forces vives,
une société ne peut se passer d'un minimum de coordination de ses cycles
temporels.
Voilà
donc quatre interrogations et quatre défis : les quatre étapes de la
constitution du temps social. La première question, celle de l'existence du
temps lui-même, présentait le risque d'un refus pur et simple du temps et du
refuge dans quelque ersatz fantasmé d'éternité, compensation illusoire à la dure
réalité d'une condition finie et mortelle. La seconde question, celle de
l'orientation du temps, présentait le risque d'une régression au seul temps
physique de l'entropie, ou déperdition générale d'énergie, état le plus
probable de la matière. La troisième question, celle de la trame du temps, qui
opposait la continuité et l'instant, aurait pu conduire soit au déterminisme
d'une permanence sans faille, soit au non-lieu d'une temporalité purement
pointilliste. Enfin, la quatrième question, qui soulignait l'inévitable
polychronie de sociétés complexes et pluralistes, en appelait à une
synchronisation sur l'axe de la successivité.
On
notera comment, à chaque étape du parcours, notre constitution sociale du temps
s'est enrichie : il a d'abord fallu gagner le temps contre le non-temps de
l'éternité; il a fallu ensuite conquérir le temps humain de la
bidirectionnalité du sens contre le temps physique de l'entropie; il s'est agi
ensuite de regagner l'initiative individuelle (celle du «temps fort» et de
«l'événement») contre le morne écoulement du temps continuiste; il a fallu
ensuite penser un temps réellement social, en pointant les problèmes de
concordance des multiples temps particuliers. Sans doute, tout ceci n'est-il
encore que programmatique et demande à être développé. Nous en savons assez
cependant, à ce stade du propos, pour dégager trois enseignements de ces
analyses liminaires.
1. Aucune pensée éthique et juridique du temps ne pourra faire
l'économie de ces quatre étapes. C'est au croisement du temps et de l'éternité,
du passé et du futur, de la continuité et de l'instant, de la simultanéité et
de la successivité qu'elle devra nécessairement placer ses interrogations.
2. Chacune des quatre étapes distinguées débouche sur une dialectique
qui, à la fois, sauve et transforme les termes en présence. Le débat
temps/éternité se solde sans doute par le choix en faveur du temps, mais
quelque chose du désir d'éternité est sauvé sous la forme de la procréation, de
l'oeuvre et de la transmission, expériences dans lesquelles l'homme tente des
formes d'immortalisation. Par ailleurs, si l'irréversibilité du temps commun
n'est pas mise en doute, on a vu que s'ouvrait la possibilité d'une
bidirectionnalité «herméneutique» sous la forme d'une interaction du passé et du
futur, susceptible de surmonter l'implacable logique du sablier. Le troisième
débat (continuité contre instantanéité) débouchait, lui aussi, sur une
dialectique : on a évoqué la diagonale de l'histoire au carrefour de ce qui
devenait les axes de la durée et du moment. Enfin, on a aussi suggéré qu'une
société digne de ce nom devait réussir à joindre la synchronie à la diachronie
: il ne suffit pas, en effet, de conduire un instrument au terme de la mélodie,
c'est un ensemble varié d'instruments auquel il s'agit d'imprimer un rythme
commun.
3. Un troisième enseignement se dégage en filigrane de ces premiers
développements. Il concerne le plus mystérieux de tous les temps, le grand
absent de beaucoup de théories du temps : le présent. Nous faisons l'hypothèse,
qu'il faudra confirmer, que les quatre dialectiques dont nous avons parlé, se
concentrent dans le présent, assurément le plus risqué de tous les temps.
Mais,
avant de développer ces questions, ces dialectiques et ces hypothèses, il nous
faut succinctement parcourir les trois niveaux d'interprétation dont les temps
sont susceptibles.
3. Déployer le temps. Trois
niveaux d'interprétation.
Les différents problèmes relatifs au temps que nous
venons d'évoquer s'inscrivent eux-mêmes dans le jeu, différencié et enchevêtré
à la fois, de temporalités spécifiques : le temps physique, le temps vécu et le
temps socio-historique.
Le
temps physique - celui du mouvement des astres dans le ciel ou des rythmes
biologiques dans nos corps - semble s'imposer à nous comme une évidence et une
donnée première : bien que nous devinions que ce temps n'existerait pas sans
une conscience individuelle pour le représenter et un langage social pour le
dire, le temps paraît à la fois donné et englobant : nous sommes plongés dans le temps, qui est comme le milieu
global où tout, absolument tout, ce qui arrive trouve sa place. Ce temps
physique englobant nous apparaît comme homogène, continu, régulier,
parfaitement quantifiable et mesurable : l'alternance du jour et de la nuit,
les cycles de la lune, les rythmes des saisons en sont comme les repères
prévisibles. Platon ne va-t-il pas jusqu'à soutenir que le Démiurge a disposé
les planètes dans le ciel et défini la courbure de leur course afin de fixer et
conserver «les nombres du temps» ([10]) ? Ce temps physique,
homogène et mesurable, est aussi celui qu'étudie Aristote - qui le
définissait comme «le nombre du mouvement, selon l'avant et l'après» ([11]) - ouvrant ainsi une très
longue tradition de pensée qui, passant par Kant, aboutit à la physique
contemporaine et affirme sous des langages variés la thèse que l'homme ne
produit pas le temps, mais le recueille et le mesure, comme un ordre englobant
qui nous enveloppe et nous domine. Ce temps mesurable selon l'avant et l'après
escamote au maximum le présent du sujet qui le mesure : il opère plutôt comme
le glissement mécanique d'un curseur sur une ligne continue partagée en un
nombre indéfini d'instants qui tous, indifféremment, peuvent servir de points
de départ ou d'arrivée des durées distinguées. Ici, le temps est tiré du côté
de la nature, de l'objectif et du quantifiable : n'y aurait-il plus un seul
être humain sur la terre, les astres ne continueraient pas moins à parcourir
leur orbite avec la régularité d'un temps universel … et éternel.
Il
reste que seul l'être humain parle du temps et le mesure, de sorte qu'aucune
physique du temps n'a jamais pu occulter le temps vécu du sujet : comme l'écrit
Paul Ricoeur, «on ne peut penser le temps cosmologique (l'instant) sans
subrepticement nommer le temps phénoménologique (le présent), et
réciproquement» ([12]). Cette irruption du temps
subjectif, c'est le cri de Saint Augustin dans Les Confessions qui l'a le mieux traduite, dans des termes qui
n'ont rien perdu de leur pertinence : «O Seigneur, mon Père, vous êtes
éternel. Mais moi, je me suis éparpillé dans le temps, dont j'ignore l'ordre» ([13]). C'est que le temps
aristotélicien fuit de toutes parts : le passé n'est plus, le futur n'est pas
encore, le présent n'est que le passage fuyant d'un néant à un autre. Que
mesurer, dans ces conditions ? Et
qu'est-ce que le temps, en définitive ? Le temps, dira finalement Saint
Augustin, «n'est rien d'autre qu'une distension de l'âme» ([14]) … «C'est en toi, mon
esprit, que je mesure le temps» ([15]). Au flux continu du temps
physique se substitue ici ce qu'on pourrait appeler la «brèche du sujet» : un
sujet qui, par sa prise de parole toujours singulière, définit un présent
irréductible à tout autre instant et autour duquel gravitent désormais les
autres temps. Telle est la découverte essentielle d'Augustin que reprendront
jusqu'à aujourd'hui toutes les écoles de phénoménologie : celle d'un «présent
mental élargi» dans lequel communiquent toutes les dimensions du temps
vécu ([16]). Ecoutons Augustin :
«Ce qui m'apparaît maintenant avec la clarté de l'évidence, c'est que ni
l'avenir, ni le passé n'existent. Ce n'est pas user de termes propres que de
dire : "Il y a trois temps, le passé, le présent, et l'avenir".
Peut-être dirait-on plus justement : "Il y a trois temps : le présent du
passé, le présent du présent, le présent du futur". Car ces trois sortes
de temps existent dans notre esprit et je ne les vois pas ailleurs. Le présent
du passé, c'est la mémoire; le présent du présent, c'est l'intuition directe;
le présent de l'avenir, c'est l'attente» ([17]).
Voilà
donc que s'opposent le temps objectif du physicien et le temps subjectif du
penseur… débat qui ne cessera de se reproduire, comme ce 6 avril 1922, lorsque
Einstein et Bergson débattirent du temps à la Société de philosophie de Paris,
et que, contre les intuitions du sens commun du philosophe, le physicien
faisait valoir la prévalence de la vérité scientifique ([18]). L'un se retranchait
derrière l'implacable mesure du chronomètre, l'autre invoquait les
jaillissantes inventions de la chronique individuelle. «Un temps n'est pas une
heure», disait Marcel Proust, «c'est un vase rempli de parfums, de sons, de
projets et de climats» ([19]). Qui oserait soutenir que
ce temps éprouvé intérieurement, dont la durée est éminemment variable («il y a
des instants qui durent longtemps», dit Arletty dans le film de Marcel Carné Hôtel du Nord), a moins de réalité que
le temps des horloges ? «Le temps est
la substance dont je suis fait», écrit J.-L. Borgès, «le temps est une rivière
qui m'entraîne avec elle, mais je suis la rivière; c'est le tigre qui me
détruit, mais je suis le tigre, c'est un feu qui me consume, mais je suis le
feu» ([20]).
Et
pourtant, quelle que soit la force de cette perception intime du temps, elle
pèche par une double illusion ; d'une part, elle ne parvient pas à occulter ni
épuiser le temps englobant de la nature qui enveloppe et affecte la conscience
qui le perçoit comme il enveloppetout autre chose, tandis que, d'autre part,
elle ne serait rien en elle-même sans une représentation sociale du temps, qui
lui fournit les mots et les images pour le dire. En plus du temps physique de
la chronométrie et du temps vécu de la chronique ou chronographie individuelle
se fait donc valoir un troisième temps, social-historique, qu'on pourrait
qualifier de temps de la «chronologie» - par quoi on vise les mesures sociales
du temps : depuis les scansions du temps quotidien jusqu'aux vastes
périodisations historiques. Cette temporalité sociale-historique apparaît comme
une figuration charnière entre le temps physique réputé constant et le temps
psychologique éminemment variable et subjectif : prenant appui et sur l'un et
sur l'autre, il donne du temps des représentations instituées, dotées d'une
consistance plus stable que la «distension de l'âme» augustinienne, sans avoir
pour autant l'uniformité du temps sidéral. Mais il serait plus exact encore de
souligner que, s'il emprunte à la fois à la chronométrie et à la chronographie,
le temps social-historique leur donne forme à tous deux, car tant le
chronomètre que l'intuition individuelle sont, en définitive, des instruments
dont la genèse est sociale, des produits de systèmes socio-historiques de
pensée. L'histoire des calendriers et des instruments de mesure du temps est, à
cet égard, exemplaire, qui traduit l'enchevêtrement permanent de données
empiriques et de projections de mythes, d'idées et de valeurs. Qu'est-ce, en
effet, qu'un calendrier, sinon un système social de mesure du temps articulé
tant sur la récurrence de certains phénomènes cosmiques attestés par
l'astronomie (ainsi, il est significatif que les astronomes de la Haute Egypte
et ceux de l'antique civilisation Maya aient mis au point, chacun de leur côté,
un calendrier d'environ 365 jours) que sur la prise en compte de tel ou tel événement
fondateur à partir duquel l'histoire est censée s'être mise en marche et avoir
pris sens (la naissance du Christ dans la civilisation chrétienne, le début de
l'ère de l'Hégire (ou fuite de Mahomet à Médine) dans la civilisation
musulmane) ? On rappellera, à cet
égard, la pratique des Pharaons qui prétendaient, au commencement de leur
règne, inaugurer une ère absolument nouvelle, comme s'ils étaient les créateurs
du temps lui-même, allant jusqu'à faire effacer des monuments et archives du
pays toute trace de leurs prédécesseurs ([21]). En Chine impériale
également, le premier acte politique du nouvel empereur consistait à établir
une commission de réforme du calendrier en vue de dater les années selon le
nouveau cycle dynastique ([22]). Ainsi, le temps calendaire
apparaît bien comme un temps médiateur : s'il «cosmologise le temps vécu», il
«humanise le temps cosmique» ([23]).
Toute
l'histoire des instruments de mesure du temps pourrait être interprétée à
partir de cette hypothèse. On se contentera ici d'une seule illustration.
Sait-on pourquoi le terme anglais pour dire «horloge» est «clock» - vocable qui, de toute évidence, signifiait «cloche» à
l'origine ? C'est que, alors même que l'horloge mécanique était inventée, elle
servit d'abord à sonner les heures de prière commune, selon la coutume
monastique, le cadran - signe d'un écoulement laïc et universel d'un temps
informe - n'apparaissant que plus tard ([24]). Ainsi donc la
représentation socio-religieuse de l'invention technique s'avère déterminante
pour sa configuration et son usage. A un temps conçu comme temps de Dieu
correspond une horloge scandant les six ou sept «heures» de prière; à un temps
conçu comme celui de l'échange universel (circulation de marchandises,
équivalence monétaire, bientôt réseau international de transport et système
universel de télécommunication) correspond une mesure uniforme, homogène et
mécanique.
Le
temps de la chronologie sociale-historique n'est donc pas donné une fois pour
toutes. Si, du point de vue du sujet individuel, il apparaît souvent comme fixe
et inaltérable - «institué» comme un cadre au sein duquel se déroule toute vie
sociale -, il n'en est pas moins sujet à transformations, qui révèlent ainsi sa
nature «instituante» ([25]). Au cours de l'histoire
apparaissent en effet de nouvelles formes de représentation collective du temps
correspondant souvent à des nouvelles figures de la vie politique et/ou des
modes de production économique; l'émergence de grandes figures collectives :
«la nation», «le peuple», le «prolétariat», hier, «l'humanité» et les
«générations futures» aujourd'hui, traduit bien, nous semble-t-il, la
propension des hommes à surmonter la finitude de leur condition individuelle en
se construisant des acteurs collectifs susceptibles de transcender le flux du
temps qui passe et imprimer à l'histoire un cours nouveau.
Chronométrie
physique, chronographie individuelle et chronologie historique apparaissent
donc à la fois irréductibles l'une à l'autre et pourtant étroitement
solidaires. Le traitement des enjeux éthico-juridiques du temps ne pourra faire
l'économie de ce triple niveau d'interprétation.
4. Temps et éternité
Nous pouvons maintenant en revenir à la constitution sociale du temps que nous
avions ébauchée en quatre questions et quatre dialectiques dans la deuxième
section de cette étude. La première opposition rencontrée était celle du temps
et de l'éternité. Souvent, on l'a dit, le temps a été conçu comme une manière
de déchéance de l'éternité; le temps serait en quelque sorte la marque d'un
monde imparfait et l'apanage de créatures finies, condamnées à changer sans
pouvoir jamais se fixer dans une identité quelconque. La conception grecque
dominante cultivait certainement cette nostalgie d'un temps divin qui ne
vieillit pas et que le devenir n'altère pas. Parmenide, qui critique le
devenir, et Platon, qui rappelle que le démiurge s'est efforcé de rendre le
monde le plus semblable possible à son modèle éternel, et ce, en lui imprimant
le mouvement d'une mobile éternité qui «progresse en cercle suivant le nombre»
([26]), participent certainement
l'un et l'autre de cette aspiration à la pérennité de l'aion, le temps inaltérable des dieux ([27]).
Quant
à Saint Augustin, les tortures de sa conscience livrée à l'éparpillement du
temps qui s'écoule prennent une acuité d'autant plus grande qu'elle aspire à
rejoindre «la splendeur de l'éternité toujours stable» du Créateur, afin que
«libéré des anciens jours, je rassemble mon être dans la poursuite de votre
Unité» ([28]).
Mais
s'il aspire au repos de l'éternité, l'homme sait bien qu'il est voué à la
dispersion du temporel. Le choix du temps comme mouvement n'est donc guère
évitable. Mais ce mouvement, à son tour, peut prendre deux formes différentes.
Tantôt, on en concevra le parcours sous la forme du cercle et de l'éternel retour,
par quoi se regagne quelque chose de l'unité originaire; tantôt, dans un second
temps de l'évolution historique, correspondant à une progressive émancipation
de la pensée, on concevra le mouvement du temps sous la forme d'une ligne,
suggérant une progression continue vers quelqu'événement final venant
récapituler et dépasser l'histoire toute entière.
Le
temps cyclique, ou temps mythique, est binaire par nature; il se partage entre
le temps primordial et sacré, celui des Dieux, et le temps profane et
existentiel, celui de la vie quotidienne ([29]). Ce temps profane, qui
conduit toute chose à sa dégradation, est périodiquement interrompu par des
réactualisations du temps sacré qui constituent, pour l'homme religieux, autant
de changements de registres : lorsque se produisent les rites et les fêtes, à
l'occasion desquels sont répétés les grands mythes fondateurs du groupe,
l'individu a l'occasion de réintégrer le temps fabuleux des commencements, l'illud tempus de la cosmogonie. Par la
participation au récit mythique, le groupe régénère ainsi son existence qui se
dissolvait dans le temps profane et la réassure dans un ordre ontologiquement
plein : l'ordre sacré - et donc réel - de la création cosmique. Le calendrier
sacré rythme le retour de ces situations primordiales qui sont sans doute moins
commémorées, comme l'est un événement irréversiblement révolu, que
réactualisées dans un temps radicalement différent du temps historique. Ce
temps est celui de l'«éternel présent» du mythe, temps qualitatif parce que sacré,
réversible, circulaire, et récupérable.
Un
des plus grands apports du message chrétien fut de rompre très largement avec
ce temps cyclique de l'éternel retour du même. Le temps évangélique paraît en
effet orienté et finalisé, tendu qu'il est entre la chute de l'homme et son
salut, à la fin des temps. La mort du Christ libère l'histoire à sa source, en
rachetant la faute adamique et inscrit les siècles à venir sous le signe d'une
promesse et d'une espérance : la parousie finale du fils de Dieu qui sauve
l'humanité. Mais cette libération chrétienne du temps avait été préparée tant
du côté d'Israël que du côté de la Grèce ([30]). Toute l'histoire du
peuple juif n'est-elle pas déjà marquée par une succession de promesses faites
par Yahveh à son peuple et par la longue attente du Messie; non pas une attente
passive et résignée, mais un travail actif de remémoration et de
responsabilité, l'homme étant présenté, dans la tradition biblique, comme
responsable d'une histoire à faire, partenaire actif de l'alliance que Yahveh
lui propose.
Quant
à la Grèce, si, globalement, elle a baigné dans une temporalité cyclique et la
nostalgie de l'éternité perdue, elle a su aussi ouvrir le temps historique. On
pense à la philosophie d'Héraclite qui, contrairement à Parménide, célèbre le
devenir : «le soleil, disait-il, est chaque jour nouveau»; on pense à Thucydide
qui, en expliquant l'histoire et en ne se bornant pas à faire la chronique des
événements, témoigne de ce que cette histoire aurait pu être autre qu'elle ne
le fut, parce que, précisément ,les hommes ont la capacité d'influer sur son
déroulement; on pense surtout à Eschyle et Sophocle dont chacune de leurs
tragédies témoigne de la révolte de l'homme contre les commandements aveugles
du destin.
Il
reste que, comme le montre cette évocation de la tragédie, le double choix du
temps mobile et non cyclique représente un défi particulièrement douloureux
pour une créature qui se sait mortelle et finie et des groupes qui font
l'expérience de l'auto-constitution. Aussi bien, innombrables sont les
doctrines du temps qui, d'une manière ou l'autre, finissent par le nier. Parmi
les courants récents, on pourrait évoquer le structuralisme désenchanté d'un
Levi-Strauss, et, en un sens tout à fait opposé mais finalement convergent, le postmodernisme
d'un Lyotard ([31]). Le premier n'a-t-il pas
écrit : «les structures sont des machines à supprimer le temps» ([32]) ? Et ne cherchait-il pas à
déceler, dans «l'historicité froide», à «faible pente», des peuples exotiques,
les «invariants» susceptibles d'éclairer le «présent étale» dans lequel passé
et avenir viennent se dissoudre ?
Quant au second, au-delà de la fin des grands récits qu'il annonçait
(christianisme, rationalisme de progrès, marxisme), c'est à la déconstruction
de la durée elle-même qu'il s'attaquait : le postmodernisme, comme philosophie
du non-horizon et politique du non-engagement, contribue ainsi activement à la
déchéance de l'axe présent-passé-avenir et met directement en cause le sens
même du mouvement de la société ([33]).
Entre
repos dans l'identité intemporelle de l'éternel et dispersion dans la fragilité
des instants, une voie étroite s'ouvre donc au temps proprement humain.
Faut-il, dès lors, comme Kierkegaard, s'en remettre à ces seuls «instants
magiques» qui sont, écrivaient-ils, comme la «pénétration de l'éternité dans le
temps»; ne nous laissent-ils pas entrevoir en effet, sous les fulgurances du
moment, quelque chose comme une trame de qualité supérieure susceptible de
résister au travail de broyage du temps chronométrique ? Peut-être l'amour, la
création artistique et la découverte scientifique nous livrent-ils, par
intermittence, quelques éclats de ce temps inaltérable qui nous fait plonger au
coeur du temps, à l'abri du tourbillon des heures et des jours ([34]). C'est H. Arendt qu'il
faudrait relire ici, elle qui, faisant son deuil d'une impossible éternité
(sinon comme objet de méditation), pensait la condition humaine comme une
tentative de reconquête de l'immortalité. «Le devoir des mortels», écrit-elle,
rappelant ainsi la conception grecque, «et leur grandeur possible résident dans
leur capacité de produire des choses - oeuvres, exploits et paroles - qui
méritent d'appartenir et, au moins jusqu'à un certain point, appartiennent à la
durée sans fin, de sorte que par leur intermédiaire les mortels puissent
trouver place dans un cosmos où tout est immortel sauf eux» ([35]). Les trois catégories qui
structurent la Condition de l'homme
moderne - le travail, l'oeuvre et l'action - peuvent être présentées à cet
égard comme des tentatives, de mieux en mieux réussies, de conférer
l'immortalité à des choses destructibles. Le travail, qui s'inscrit dans
l'ordre de la consommation des choses périssables (cycle biologique de la vie
qui , sans cesse, s'épuise et meurt), tend à assurer la survie de l'individu
et, au-delà de celui-ci, de l'espèce. L'oeuvre, qui s'inscrit dans l'ordre de
l'artefact, confère une certaine durée à la futilité de la vie mortelle. Quant
à l'action, qui se déploie dans l'ordre du politique, «elle se consacre à fonder
et maintenir des organismes politiques» et crée ainsi «la condition du
souvenir, c'est-à-dire de l'Histoire ([36]). En ce sens, la politique
- et notamment la fondation de la polis
et l'énoncé de ses lois -, marque «l'effort suprême de l'homme pour s'immortaliser
lui-même» ([37]).
Ainsi
donc, notre premier dilemme (temps ou éternité ?) se conclut par une
dialectique en acte qui, si elle renonce à l'impossible éternité, ne s'abîme
pas pour autant dans les dispersions de ce qui seulement s'écoule : par le
travail, l'oeuvre et l'action politique (elle-même inscrite dans
l'«institution» et relayée par des «récits»), une carrière se dessine qui
pourrait inscrire l'homme dans quelque chose comme un tiers-temps qui pourrait
être celui de la transmission et de la mémoire vive. Notons en tous cas que la
sortie de ce premier dilemme s'opère dans la perspective de la raison pratique
et de l'engagement politique. Bien qu'encore fort lointaine, l'appréhension des
conditions éthico-juridiques d'un temps social porteur de sens trouve ici une
première et solide assise. Comme si, au terme de ce premier parcours, la figure
bienveillante des Heures, double
symbole, rappelons-le, de la fécondité naturelle et de la concorde politique,
se laissait entrevoir sur le fond constitué par les terrifiantes menaces de
l'antique Kronos dévoreur d'enfants.
5. Passé et Avenir
Prendre le parti du temps contre celui de
l'éternité, c'est s'accommoder du mouvement et du changement. Mais ce n'est pas
encore préjuger du sens de ce mouvement : se meut-il vers l'avant ou vers
l'arrière, ou serait-il plutôt bidirectionnel, orienté indifféremment en
direction du passé et du futur ? Ces
questions semblent être absolument centrales dans les débats relatifs au temps
physique. Le rêve du physicien paraît, en effet, avoir toujours été de dégager
des lois de l'univers qui soient soustraites au temps éphémère et aléatoire,
des lois à la fois universelles et éternelles. A l'image de l'espace qui est
isotrope, le physicien aménage un temps neutre et réversible qui peut être
parcouru indifféremment vers l'avant ou l'après, à partir de n'importe quel
instant «t» choisi arbitrairement comme pivot de l'équation considérée. Le
physicien classique — dont Newton reste l'archétype — spatialise le temps en le
figurant sous la forme d'une ligne droite, homogène et continue, le long de
laquelle se déroulent des processus parfaitement prédictibles et inversables :
tout ce que la nature fait dans un sens, elle pourrait le défaire selon les
mêmes processus. Le temps newtonien, dans le cas idéal d'un mouvement sans
frottement, n'a donc pas de flèche; il ne crée et ne détruit rien; il réduit le
passé et l'avenir au seul instant présent ([38]). Si nous connaissons les
conditions initiales d'un système soumis à la loi de Newton qui lie la force à
l'accélération, c'est-à-dire son état en un instant quelconque, nous pouvons
calculer tous les états suivants aussi bien que les états précédents. Passé et
futur n'ont ici aucun statut spécifique dès lors que les équations qui
décrivent les processus étudiés sont invariants par rapport à l'inversion du
temps. En définitive, le physicien n'a jamais cessé de rêver au célèbre démon
de Laplace qui, observant l'état présent de l'univers, se prétendait capable
d'en déduire tant l'état passé que l'évolution future ([39]). Sans doute la mécanique
newtonienne a-t-elle été contestée par les théories physiques du XXe siècle,
mais, à en croire I. Prigogine, tant la théorie de la relativité d'Einstein que
la physique quantique en auraient conservé les trais principaux : le
déterminisme et la symétrie temporelle ([40]).
L'héritage
de la physique est cependant loin d'être monolithique; depuis le XIXe siècle,
en effet, on fait valoir une toute autre conception du monde, marquée par
l'irréversibilité et la dissymétrie temporelle : avec la formulation de la
seconde loi de la thermodynamique (ou loi d'entropie croissante des systèmes
naturels), passé et futur ne sont plus indifférents, mais au contraire, non
substituables. Si l'entropie croît avec le temps, la nature est au moins autant
une histoire qu'un système, et le temps est indiscutablement fléché : il est
devenu lui-même un temps historique et non un milieu neutre et réversible. Les
travaux contemporains de la physique de non-équilibre qui étudie les systèmes
dynamiques instables et leurs «structures dissipatives» confirment ces
hypothèses et pourraient conduire à une reformulation de la portée de la
physique toute entière. Celle-ci viserait moins à formuler des lois invariantes
(car de telles «certitudes» ne valent qu'à propos d'objets simplifiés et de
phénomènes idéalisés) qu'à énoncer des probabilités susceptibles de faire
justice à un univers complexe et indéterminé. Devenue science historique, la
physique dirait le possible dont le champ, comme chacun sait, est infiniment
plus vaste que celui du réel. Prigogine, qui en appelle à ce changement de
paradigme, se réclame ici explicitement de Bergson et Whitehead : le temps est
compris désormais comme «invention» (et non pas comme «illusion», comme le
soutenait Einstein), et l'univers, loin d'être une donnée, reste un chantier
ouvert, toujours en construction ([41]). «L'univers», écrit
Prigogine, «est un système thermodynamique géant. A tous les niveaux nous
rencontrons des instabilités et des bifurcations» ([42]).
A
supposer que triomphe un jour cette nouvelle conception du temps physique, on
assisterait ainsi à une manière de réconciliation entre temps physique et temps
vécu (et, sans doute aussi, temps historique) marqués chacun par
l'irréversibilité et la dissymétrie du passé et du futur. La nature comme la
société présenteraient donc un caractère historique, c'est-à-dire une dose
importante d'indétermination, qui laisserait elle-même un champ ouvert pour la
liberté et l'action responsable. Demeure cependant un problème de taille : un
tel modèle, en physique à tout le moins, est construit à l'enseigne de
l'entropie croissante : toute cette histoire, en effet, conduit à une extension
globale du désordre. Or, sauf à établir que l'irréversibilité génère, au moins
dans certains cas, un accroissement de l'ordre ([43]), le modèle de l'entropie
croissante ne saurait être proposé comme idéal aux sociétés humaines. L'enjeu
d'une constitution sociale du temps
consiste au contraire, nous paraît-il, à produire au moins des moments de
néguentropie, susceptibles de régénérer le temps et de lui imprimer un cours
nouveau ([44]). Contre la pente naturelle
de l'usure et de la dissipation, il s'agirait alors de procéder à quelque chose
comme un renversement du temps autour de l'événement créateur qui lui imprime
une énergie nouvelle.
La
question essentielle qui se pose dès lors à nous est celle des conditions de
possibilité de cette logique sociale néguentropique. On commencera par rappeler
que la radicale originalité du temps humain (le temps vécu et le temps social
historique) par rapport au temps physique tient à l'irruption du sujet,
s'arrachant au flux du temps anonyme pour articuler une parole en première
personne qui a cet effet de définir un présent «axial et générateur», comme dit
Benvéniste ([45]), à partir duquel
s'ordonnent un passé et un avenir. Alors que le physicien s'efforçait de faire
disparaître ce présent subjectif générateur d'un temps historique (on a vu
qu'il adoptait, au contraire, le point de vue du curseur mécanique glissant sur
la ligne de l'avant-après), il s'avère ici constitutif de la temporalité
humaine toute entière. Mais l'humain n'est pas seulement un «jeté-là» (Dasein) comme dit Heidegger : il
n'est pas seulement une épave ballottée sur les flots d'un présent insensé; en
lui se réalise une co-présence tant du passé que de l'avenir. Il y a, comme
l'écrit encore Heidegger, «co-originalité» du présent, de l'avoir-été et de
l'à-venir, qui ne sont pas comme trois séquences mécaniques plaquées sur l'axe
d'un temps qui nous resterait extérieur; il faut dire plutôt qu'ensemble, par
le jeu de leurs interactions, ils définissent la durée qui nous constitue ([46]). Avec l'homme apparaît
donc non seulement le tiers-temps du présent historique, mais aussi la
possibilité d'une reprise réflexive du passé et de l'avenir. Tout se passe
comme si, s'élevant à la hauteur d'un présent réflexif, l'homme disposait de la
double possibilité de réinterpréter le passé et d'orienter l'avenir. C'est dans
cette propriété assurément remarquable que nous voyons la possibilité d'une
construction néguentropique du temps social. Soulignons cependant encore une
fois qu'il ne s'agit nullement de nier le caractère irréversible du temps,
physique comme humain ; il s'agit là d'une nécessité incontournable : le passé
est révolu, et l'avenir est ouvert. L'appel à la construction d'une temporalité
néguentropique ne vise donc pas à «revenir en arrière», pas plus qu'elle
n'espère «arrêter le cours du temps»; elle entend plutôt régénérer le temps qui
passe en lui donnant l'épaisseur d'une durée réelle grâce à une fécondation
réciproque d'un passé qui, bien que révolu, n'a jamais dit son dernier mot, et
d'un avenir qui, bien qu'indéterminé, n'est cependant pas totalement aléatoire.
On se trouve donc confronté ici à tout autre chose que la réversibilité
mécanique du temps physique dont nous parlions tout à l'heure; en visant la
capacité de l'esprit humain de se reporter vers le passé pour en réinterpréter
le message et de se projeter dans l'avenir pour en infléchir le cours, on n'a
pas affaire à un mouvement neutre (avant-arrière) qui opérerait par simple
inversion de signe. Le mouvement n'est pas neutre puisque chaque pas nous
engage, chaque mot nous lie; l'histoire, pourrait-on dire, nous affecte et ne permet jamais de revenir à
la «case départ»; elle ne «repasse pas les plats», disait Marx. En revanche,
cette histoire demande encore, à chaque instant, d'être réinterprétée,
retotalisée, réorientée; son sens n'est jamais définitivement établi :
l'instant qui suit apparaît chaque fois comme une récapitulation, plus ou moins
consciente, plus ou moins créatrice, de tous les instants qui ont précédé. En
ce sens, on peut dire que, à notre tour, nous affectons l'histoire qui nous
affecte. «Chaque société a son histoire», écrit R. Aron, «elle la récrit au fur
et à mesure qu'elle change elle-même. Le passé n'est définitivement fixé que
quand il n'a plus d'avenir» ([47]).
La
vertu néguentropique de la temporalité humaine tient donc dans la liaison
porteuse de sens qu'elle opère entre passé, présent et futur. Tout se passe
comme si l'énergie néguentropique recherchée procédait de cette permanente
fécondation de trois dimensions qui, si elles étaient livrées à elles-mêmes,
nous condamneraient à une errance sans perspective. Encore convient-il de saisir
comment opère cette dialectique du passé et du futur. C'est P. Ricoeur que nous
suivrons ici, qui reprend lui-même à R. Koselleck les catégories «d'espace
d'expérience» et «d'horizon d'attente» dont l'interaction est constitutive du
temps historique ([48]).
Peut-être
la moins bonne façon de comprendre ces notions serait de les référer à l'image
du sablier : deux cônes posés sur leur pointe, et le sable qui passe
mécaniquement d'un côté à l'autre. Sans doute «l'espace d'expérience», côté du
passé, et «l'horizon d'attente», côté du futur, sont-ils comme deux réservoirs
de sens qui se font face et qui échangent leurs significations respectives.
Mais, à la différence du sablier, ils se recouvrent partiellement dans leur
co-présence au présent qui les convoque : «l'expérience», c'est en effet du
passé toujours actuel, de l'acquis toujours mobilisable, de l'enseignement
toujours pertinent; tandis que «l'attente», c'est du futur déjà présent, c'est
de l'avenir anticipé, c'est une projection déjà active. Loin de s'écouler,
grain par grain, d'un cône à l'autre, les instants constitutifs du temps humain
semblent plutôt tourbillonner autour du présent vif — un présent qui ne se
réduit pas au goulot d'étranglement du sablier.
On
notera, par ailleurs, que les deux notions n'ont pas la même ampleur : elles ne
sont pas réversibles comme les cônes du sablier. «L'espace» d'expérience
suggère l'idée d'une concentration ou d'un rassemblement de significations
passées encore disponibles et remobilisées, tandis qu'au contraire «l'horizon»
d'attente évoque l'idée d'un déploiement de significations ouvertes et de
perspectives possibles ([49]). Il est donc fait justice
à l'inévitable asymétrie du temps.
On
mesure l'importance de ces catégories : l'expérience (on aurait pu aussi parler
de mémoire) capitalise un passé toujours productif d'intérêt, l'attente (on
aurait pu aussi parler de projet) crédite un futur déjà porteur de sens. Et
l'un ne va pas sans l'autre : sans une ouverture du futur, le passé resterait
aboli et révolu; sans l'enseignement du passé, l'avenir paraîtrait opaque et
inaccessible. L'interaction de l'espace d'expérience et de l'horizon d'attente
apparaît donc bien comme une «condition de possibilité», un «transcendantal» de
la temporalité humaine. Mais sa portée est pratique, pareillement; à ce titre,
elle représente une pièce centrale de notre constitution éthico-juridique du
temps social. Il y a en effet comme une obligation à «tenir ensemble» les deux
bouts de la chaîne pour que se poursuive le dialogue du passé et du futur.
Comme si nous étions en charge d'une histoire menacée à tout moment de
s'éparpiller dans la dispersion des instants. Concrètement, il y va, d'une
part, d'un devoir d'attention soutenue aux signes du passé, sans cesse menacés
de se refermer dans une distante étrangeté; il y va, d'autre part, d'une
capacité de mobilisation d'un futur raisonnablement proche, un futur qui ne se
dissoudra pas dans les brumes d'une lointaine utopie. Elargir l'espace
d'expérience et rapprocher l'horizon d'attente, les faire se recouvrir
partiellement, tel serait l'enjeu éthique d'une temporalité sociale
néguentropique. «A l'encontre de l'adage qui veut que l'avenir soit à tous
égards ouvert et contingent, et le passé univoquement clos et nécessaire, il
faut rendre nos attentes plus déterminées et notre expérience plus
indéterminée», écrit P. Ricoeur ([50]).
Peut-être
est-ce le moment de rappeler la fable de Kafka, déjà évoquée. On se souvient,
en effet, que Kafka décrivait l'exil temporel de l'homme dans des termes
finalement très inhabituels : au lieu d'être soit renvoyé à un passé captateur,
soit attiré dans un avenir incertain, l'homme était présenté comme rejeté en
avant par le passé et repoussé en arrière par le futur - autrement dit, exclu
et de la mémoire et du projet, livré seul à un présent insignifiant. On voit
maintenant l'antidote : une force néguentropique qui lui fasse reconquérir et
le passé et le futur. Mais la tâche est ardue à une époque où se creuse la
brèche entre passé et avenir - une brèche dans laquelle Arendt voyait l'indice
le plus tangible de la «crise de la culture». Le «schisme» menace en effet
entre un passé qui paraît n'avoir plus rien à nous dire, et un avenir dont on
ne peut parler que sur le registre utopique (il faudrait dire, plus justement :
uchronique - donc inaccessible, «hors du temps»). Aussi la dialectique de
«l'espace d'expérience» et de «l'horizon d'attente» n'a-t-elle rien de garanti;
c'est bien sur le mode éthique qu'elle se fait valoir : comme une exigence
manifestée pour que, contrairement aux sombres prévisions de W. Benjamin ([51]), existe encore une
humanité où les gens aient des expériences à partager. Une humanité où des
«histoires» soient encore racontées afin que, tout simplement, l'Histoire se
poursuive.
6. Parenthèse : l'herméneutique
historique
Une illustration particulièrement éclairante de
cette dialectique, appliquée à la transmission «des histoires», peut être
trouvée dans l'herméneutique des textes, telle que Gadamer, notamment, la
présente. L'exemple est, de surcroît, absolument central pour saisir le rapport
que le droit entretient avec le temps : la pratique juridique ne
consiste-t-elle pas, en effet, dans la résolution de différends actuels opérés
à la lumière des textes passés, et ce, dans la claire conscience que la
solution à intervenir doit être généralisable et donc, à ce titre, susceptible
de constituer un précédent pour la pratique future ? L'application au droit est ici d'autant plus pertinente que
Gadamer considère lui-même que l'interprétation des textes par les juristes
constitue le modèle de toute herméneutique en sciences humaines ([52]).
La
représentation du «cercle herméneutique» peut servir de fil conducteur de la
démonstration et d'illustration de la fécondation réciproque de l'«espace
d'expérience» et de l'«horizon d'attente». N'est-il pas composé en effet de
deux mouvements - l'un qui, sous forme de tradition, de communauté
interprétative et de préjugé fondateur, va du texte (et donc du passé) au
lecteur; l'autre qui, sous forme d'«application» actuelle du texte à la
situation présente, avec l'inévitable transformation du message qu'elle
implique, va du lecteur au texte - deux mouvements donc qui font apparaître la
«distance historique» entre le passé de l'écriture et le présent de
l'interprétation non comme un gouffre infranchissable, mais comme un lieu de
traversées multiples, un champ d'échanges et de transpositions, un processus
ininterrompu de réception et de transformation.
Soit
le premier mouvement : celui de la réception. L'interprète n'aborde pas le
texte de n'importe où; il sait qu'une place «préétablie» lui donnera accès au
sens du message ([53]). Cette place est ménagée
par la communauté interprétative à laquelle il appartient et qui sélectionne
les pré-interprétations fécondes à partir desquelles s'éclaire l'étrangeté du
texte. Loin d'être une entrave à la liberté ou une contrainte imposée à la
recherche critique, cette appartenance à la tradition en est plutôt la
condition de possibilité, comme si, en dehors d'elle, il ne serait même pas
possible d'accéder au texte - et donc, a fortiori, d'en contester
l'interprétation canonique. Il est essentiel, en effet, de comprendre que la
tradition est elle-même historique : autrement dit, l'interprétation qu'elle
véhicule est engagée elle-même dans un processus permanent de transformation
auquel l'interprète collabore activement : s'il est informé par elle, il
l'informe à son tour ([54]). C'est donc tant la
conception de la tradition véhiculée par l'Aufklärung
(qui l'interprétait comme contraire à la liberté de pensée) que celle que
lui opposait le Romantisme (qui s'y référait comme une donnée quasi naturelle)
qu'il faut rejeter pour rendre compte du fonctionnement effectif des traditions
herméneutiques vivantes telles que les communautés juridiques, par exemple, les
développent ([55]).
C'est
que si l'herméneutique des textes de loi prend la forme d'un rapport de
«disciple à maître», celui-ci ne se ramène jamais pour autant à la reproduction
du déjà dit. Le juge sait qu'il a souvent à compléter le texte et que la
fidélité attendue de lui s'analyse comme une attitude productive ([56]). Du coup, c'est la
distance temporelle elle-même qui change de statut : elle n'est plus ce
gouffre infranchissable qui marque les productions du passé du sceau de
l'étrangeté ou de l'exotisme, elle est «le fondement et le soutien du procès où
le présent a ses racines» ([57]). Le temps devient donc
productif; il fait apparaître, à la faveur des interprétations nouvelles que
suscitent les situations actuelles, des rapports de sens insoupçonnés à
l'origine. Dans notre langage, on dira que la pratique herméneutique, qui
conduit à se réapproprier dans des termes nouveaux les questions que les
prédécesseurs se posaient, peut produire un de ces moments néguentropiques
susceptibles de revivifier le temps historique.
Gadamer,
quant à lui, parle de «fusion des horizons» : sans pour autant déserter sa
«situation» herméneutique qui l'ancre dans un présent singulier, l'interprète
s'est porté à la rencontre de la situation du texte et une «fusion d'horizons»
s'est produite aux confins de ce dialogue ([58]). Non pas l'illusoire
intégration en un unique horizon qui, à la manière hégélienne, récapitulerait
toute l'histoire dans une rationalité supérieure; mais ce n'est pas non plus la
radicale incommensurabilité des horizons particuliers à laquelle semble se
résigner Nietzsche ([59]). Ici encore, est mise en
valeur la dimension pragmatique, éthique même, de l'opération : c'est en termes
de «rencontre» et de «dialogue» que s'exprime Gadamer ([60]). Mieux même : entretenir
le lien vivant avec la tradition s'analyse sur le modèle du rapport personnel
d'interlocution qui se noue entre un «je» et un «tu» : «quiconque», écrit
Gadamer, «se dégage par la réflexion d'une telle relation réciproque modifie
cette relation et en détruit la contrainte morale» ([61]). On en déduira
qu'interpréter, c'est s'im-pliquer ou s'en-gager et que renouer le lien vivant
de la temporalité, c'est, à la manière d'un pari pascalien, risquer un enjeu
non assuré, s'exposer au risque d'une histoire dont l'issue reste toujours
incertaine — mais dont la consistance est directement relative à cet engagement
même.
Au-delà
de la question paradigmatique de l'herméneutique des textes, c'est toute une
philosophie de l'histoire et de la raison historique qui peut être tirée de la
dialectique des questions et réponses échangées entre le présent et le passé.
J.-M. Ferry s'est engagé dans une telle voie ([62]). Il distingue pour ce
faire les «mondes culturels» particuliers (le monde grec antique, le monde
médiéval chrétien…) et l'histoire universelle qui est comme le «milieu» au sein
duquel ces mondes culturels entrent en communication et forgent leurs identités
respectives par l'échange de leurs contenus de signification : «ces mondes
historiques se relient entre eux comme des textes», écrit-il, «communiquant
dans l'intertextualité d'une histoire du monde» ([63]). Tout se passe en effet
comme si chaque monde culturel singulier était travaillé de l'intérieur par des
questions qui le débordaient et qui pouvaient trouver dans le flux de ses
significations véhiculées par l'histoire universelle des éléments de réponse.
D'où la communicabilité virtuelle des mondes historiques - hypothèse
directement contraire au modèle d'une histoire herméneutiquement brisée qui se
contenterait de juxtaposer des mondes clos aux significations incommensurables
([64]).
Mais
il faut souligner, par ailleurs, que si les mondes culturels sont virtuellement
ouverts les uns à l'égard des autres, l'histoire de leurs échanges ne procède à
aucune logique mécanique ou fonctionnelle de transformation par enchaînements
chronologiques ou déterminations de causes et d'effets : les rapports qui
s'établissent entre eux sont bien plutôt d'ordre sémantique ([65]), telle question recevant
un écho dans tel contenu de sens d'un monde qui peut être distant et même
éteint, mais dont la force symbolique du discours a été revivifiée bien au-delà
de ses conditions chronologiques d'apparition et de disparition. On pourrait
dire par exemple que, selon la logique de cette temporalité historique et non
pas physique, le XIIIe siècle chrétien est beaucoup plus proche du Ve siècle
avant notre ère de la Grèce classique que du XIIe siècle arabe, et ce, en
raison de la synthèse cosmo-théologique thomiste qui replaçait l'héritage grec
au coeur de la tradition occidentale ([66]). On pourrait dire encore
que Allemands et Français sont les «héritiers» de la Grèce classique, alors
que, à la différence des Grecs modernes, ils n'en sont pas les
«descendants» ([67]).
Mais
cette logique de transmission n'a assurément rien de mécanique : elle emprunte
souvent des détours inattendus, telle la découverte par Champollion au XIXe
siècle des secrets de l'alphabet égyptien qui jetèrent un éclairage nouveau sur
l'influence égyptienne à l'égard de la Grèce de Pythagore, dont l'intelligence
influe directement sur l'auto-compréhension de nos propres racines ([68]). Ainsi se marque la
spécificité du temps historique constitutif d'une histoire efficiente, celle
des communications réussies entre mondes culturels tirés de l'ombre (à la
différence de «l'histoire des vaincus», laissés pour compte, dont parlait W.
Benjamin), tissant une trame dont les parcours sont sémantiques et non pas
chronologiques. A cette nuance près cependant que la chronologie a ses droits
qu'aucun temps historique ne peut renverser : Saint Thomas ne se comprend
qu'après Aristote, et Aristote n'a pas besoin du thomisme pour s'expliquer.
Mais, à l'inverse, cette irréversibilité du temps physique ne dit encore rien
de l'efficience du temps historique qui relève de la liberté interprétative des
communautés en présence. Le temps physique est une nécessité au regard d'un
temps historique qu'il ne détermine pas pour autant ([69]).
Une
seconde conclusion peut être tirée des analyses de Gadamer et de Ferry que nous
venons de rappeler : c'est qu'en aucune façon n'existent de textes vraiment
premiers ou fondateurs. C'est toujours à partir ou contre un texte précédent
qu'on écrit, tout comme on ne parle que du milieu même de l'espace
d'interlocution ([70]). L'axe passé-futur qui a
retenu notre attention dans cette section s'avère donc constitutif du milieu
même au sein duquel des identités personnelles et sociales peuvent se
constituer et des contenus de sens s'échanger. Ce point méritait d'être
particulièrement souligné à une époque qui, comme la nôtre, semble parfois
préférer la communication instantanéiste et généralisée aux processus patients
de la transmission historique du savoir. Dans ce modèle de la communication
instantanée, la transformation graduelle des contenus cognitifs opérés à la
faveur des échanges transhistoriques fait place à la substitution brutale et
quasi instantanée d'un bloc de savoir à un autre selon une logique toujours
plus accélérée de disqualification technique des connaissances ([71]). Et si la mémoire de nos
ordinateurs se développe de façon
exponentielle au point d'être capable de stocker bientôt toute information
possible, il ne s'agit là, en réalité, que d'une mémoire mécanique et
«restitutive», bien différente de la mémoire humaine, nécessairement «constitutive»,
c'est-à-dire sélective et, en ce sens encore, créatrice ([72]). Un passé intégralement
«retenu» renoue à nouveau avec le temps physique du sablier dont aucun grain
n'est censé se perdre; ce n'est pas, on s'en doute, le passé pertinent pour
constituer l'histoire vivante de la tradition qui est nécessaire pour nourrir
la constitution d'un présent à la hauteur des attentes du futur. Telle est bien
la leçon qui se dégage de cette section : à la différence du temps réversible
des physiciens classiques, le temps social opère une réappropriation
herméneutique de certains contenus du passé pour affecter un présent qui, par
le choix même qu'il opère ainsi, s'engage dans une voie imprévisible. Il ne
s'agit donc pas de glisser, en avant et en arrière, sur un axe déterminé et
inaltérable, mais de renégocier en permanence le sens même du parcours.
Aussi
riche soit la dialectique historique ainsi entrevue, elle ne nous livre pas
pour autant la clé ultime de la constitution
sociale du temps que nous recherchons. Il lui faut maintenant, en effet,
faire l'épreuve de l'instantané ou du discontinu qui vient ébranler la
tranquille certitude dans laquelle la continuité qu'elle postule risque de
l'enfermer.
7. Le continu et le
discontinu
Qu'avons-nous établi jusqu'ici ? Dune part, le choix
du temps - changement contre l'immobilité de l'éternité et, d'autre part, le
fait d'un mouvement (herméneutiquement bidirectionnel) sur l'axe passé-futur.
Ce double parti pris a pour effet de privilégier une conception continuiste du
temps : un temps à la trame serrée et homogène qui, à la limite, pourrait se
cristalliser en une masse de plus en plus inerte et informe, vouée à la
répétition du même. Or, nous ne pouvons ignorer que se fait valoir aussi une
toute autre conception du temps, infiniment plus labile et ponctuel : le temps
de l'instauration et de la surprise, du discontinu et de l'aléatoire; le temps
des hésitations et des ruptures, des suspensions et des intervalles, avec, à la
limite, une conception éléatique du temps ramené à une suite d'instants
insécables et sans lien - le temps d'Achille qui s'épuisera toujours en
vain derrière la plus lente des tortues. D'un côté, Chronos, la continuité; de l'autre, Kairos, l'occasion. Laquelle de ces deux conceptions est-elle la
plus exacte ? Comment éviter le double risque de cristallisation et de
désarticulation qui les guette ? Quels types de rapports s'établissent-ils
entre ces deux temporalités ?
Ces
questions n'ont cessé de nourrir le débat philosophique. Au XXe siècle, elles
opposèrent notamment H. Bergson, qui tenait pour la durée, et G.
Bachelard, qui se faisait le chantre de l'instant.
La
conception de Bergson était à ce point continuiste qu'il ramenait la conscience
intime du temps à une «succession sans séparation» (l'exact opposé, on
l'observera, du temps éléatique qui ne prétendait voir que des séparations sans
succession) : quelque chose comme une mélodie, dira-t-il, dont on aurait
«effacé la différence entre les sons» pour n'en retenir que la pure
«continuation de ce qui précède dans ce qui suit» ([73]). Tel est, dira-t-il
encore, le temps réel, perçu et vécu : «une continuation de ce qui n'est plus
dans ce qui est» ([74]). Sur ce continuum,
l'esprit mathématique, qui spatialise le temps, peut bien prélever des instants
: mais ceux-ci sont des abstractions, des vues de l'esprit, car ils ne
s'imposeraient que si la durée s'arrêtait, or, insiste-t-il, «la durée ne
s'arrête pas» ([75]). Cette conscience intime
de la durée vivante, nous l'étendons graduellement à l'ensemble du monde matériel,
de sorte que bientôt «l'univers nous paraît former un seul tout» ([76]), un tout emporté dans
«l'élan vital» qui solidarise passé, présent et avenir.
G.
Bachelard se révolte : contre ce continuisme, il choisit «l'atomisation du
temps» ([77]), car enfin, si l'instant
était une fausse césure, comment arriverait-on à distinguer le passé et
l'avenir ? La fin ne serait-elle pas alors inéluctablement inscrite dans le
commencement, et chaque acte ne contiendrait-il pas en lui-même son dénouement
? Comment aussi pourrait-on tout
simplement commencer quelque chose,
si tout est déjà inscrit en germe dans ce qui précède ([78]) ? Et que serait cette
mélodie au son prolongé indéfiniment sans variation, dont parle Bergson, sinon
«une véritable torture» ([79]) ?
Pour
préserver la capacité du présent à créer du nouveau, Bachelard affirme au
contraire la radicale hétérogénéité de la durée ([80]), le caractère foncièrement
discontinu du temps, troué de contingences, brisé d'accidents multiples,
parcouru de coïncidences, traversé d'inédits. Contre la durée bergsonienne,
pleine et indestructible, qui finit par égaler substance pensante et substance
temporelle dans une forme de «panchronisme» qui est aussi un
«panpsychisme» ([81]), Bachelard soutient que ce
qu'il faut expliquer, ce n'est pas la «continuité de la vie, mais la
discontinuité de la naissance» - c'est là, dit-il, que se mesure la vraie
puissance de l'être : cette puissance, «c'est celle du possible» ([82]).
Et
pourtant, en dépit de la vigueur de la polémique qui oppose les deux
philosophes, on peut se demander si, en définitive, ils ne visent pas la même
réalité en partant de deux points de vue différents. Sans doute, Bergson
tient-il la durée pour seule réelle, mais il a admis la pluralité des durées et
a soutenu que «le temps était invention, ou il n'était rien du tout» - l'élan
vital était à ses yeux un jaillissement incessant, une création continue et non
la morne répétition du même. Quant à Bachelard, il développe une «dialectique
de la durée» qui rend justice et à la continuité et à l'instant créateur. La
voie est ainsi tracée à une articulation des deux axes qui n'auraient jamais dû
être séparés : l'axe horizontal de chronos,
le temps qui s'écoule, et l'axe vertical de
kairos, l'occasion qui surgit.
Suivons
encore Bachelard quelque temps sur cette voie dialectique - celle, dit-il, d'un
«bergsonisme discontinu» où la durée ne se présenterait plus comme une donnée,
mais comme un problème, et devrait, si elle voulait se maintenir, être
reconstruite à chaque instant. On voit donc comment le problème s'est déplacé :
il ne s'agit plus, comme tout à l'heure lorsqu'il s'agissait de polémiquer
contre un panchronisme étouffant, de proclamer la seule réalité de l'instant,
de l'accident et de l'aléatoire; il s'agit plutôt de penser que quelque chose
comme une durée est malgré tout possible, en dépit des lacunes dont elle est
constituée. Si la texture du réel est traversée de néant, si entre la cause et
l'effet se fait toujours valoir la possibilité de l'obstacle (mais aussi,
observons-le, le champ de la liberté et de l'alternative) ([83]), comment concevoir une
durée qui ne soit pas une continuité ?
Réponse : en remplaçant le langage de la constance par celui de la
fréquence : «toutes les fois nous
paraît, dans la thèse du temps discontinu, l'exact synonyme du mot toujours pris dans la thèse du temps
continu» ([84]). Synonyme sans doute, mais
renvoyant à une ontologie différente : le temps ici n'est plus donné, mais
reconquis, il n'est plus saturant mais lacunaire; et si des concomitances s'observent,
elles sont le fruit de l'accord orchestré des instants, de syntonies voulues et
non reçues. On ne demandera plus «combien de temps ?» mais «combien de
fois ?», et plutôt que de parler de «continuités qui se prolongent», on
observera des «formes discontinues qui se reconstituent» ([85]). Le passé ne s'épanche pas
naturellement dans le présent; s'il persiste, c'est qu'il a été régénéré,
revivifié : du passé, «ce qui dure, c'est ce qui a des raisons de recommencer»
([86]).
Le
temps réel est donc constitué de fréquences et de rythmes - d'accords entre les
pleins et les vides, de liaisons entre instants séparés, de répétitions qui
sont aussi toujours de nouveaux commencements, d'élans qui relancent les repos
et les intervalles. C'est d'un temps vibré, ou plutôt de temps vibrés, qu'il
faudrait donc parler : de temps multiples aux fréquences diverses ([87]) qu'il reste à accorder
selon le rythme social désiré.
En
bonne dialectique, la durée s'est ainsi inversée en son contraire : pleine et
homogène sous la plume de Bergson, elle fait valoir ici sa nature négative et
ses capacités de néant; elle produit ainsi l'oubli, elle dissout les énergies
et affaiblit les volontés ([88]). Sans doute fallait-il
faire ce rappel, même s'il évoque quelque chose de la terrifiante figure de Kronos dévoreur d'enfants, pour échapper
à la tentation toujours renaissante du non-temps de l'éternité. Après tout, la
figure des Heures, que nous opposons
à celle de Kronos, ne renvoie pas à
un temps continu et assuré : il est plutôt celui de l'alternance des saisons
qui passent, chaque année, par le deuil de l'hiver sans lequel aucun printemps
ne serait possible. En termes de conséquences sociales, qui nous intéressent
ici, cela signifie qu'il n'est pas de durée sans effort. Dira-t-on que les
souvenirs du passé s'imposent d'eux-mêmes et que l'avenir vient naturellement à
la rencontre du présent ? Il faudra
pourtant se détromper : les souvenirs sont construits, et la mémoire est un
produit social, tardif et secondaire, qui sélectionne un passé désirable; quant
à l'avenir, il ne prend consistance qu'à la mesure des attentes qui le creusent
et lui donnent du relief. Mieux encore : c'est le désir d'avenir, la tension
vers un futur souhaitable qui contribue à forger des souvenirs susceptibles de
solidariser la durée entrevue ([89]).
Où
nous a conduit la discussion du temps selon Bachelard et Bergson ? Après avoir opposé le temps continuiste au
temps instantanéiste, nous avons commencé à croiser leurs axes respectifs et à
dialectiser leurs propriétés. Et comme toujours dans un vrai processus
dialectique, les termes en présence ont changé de nature : à suivre la
dialectique bachelardienne, on a vu progressivement la continuité se
transformer en durée vivante, à la fois pleine et lacunaire, positive et
négative; elle se fait valoir désormais dans le langage de la fréquence et du
rythme - elle a fait sa place, en somme, à l'élément opposé : l'instant qui
tout à la fois la découpe et la relance.
Reste
à observer une même transformation du côté de l'instant lui-même : serait-il
possible de lui donner une autre consistance que celle, toute négative, qui lui
a été réservée jusqu'ici ? La réponse est positive, à condition, une fois
encore, de changer de vocabulaire : plutôt que de parler d'instant (par quoi on
continuera de viser les césures insignifiantes de la continuité, les
désarticulations de la durée), on parlera désormais de «moment», de «temps
fort», d'«événement», ou encore d'«initiative». A cet égard, le terme «moment»
paraît particulièrement bienvenu car si, au sens usuel, il signifie «courte
durée, instant», il présente aussi un sens second qui s'entend comme «puissance
de mouvoir, cause du mouvement», ou encore «pression d'un poids» ([90]). Aussi bien, chez Hegel,
le «moment dialectique» représente-t-il non seulement l'étape entre la thèse et l'antithèse, mais aussi la force qui mène de l'une à l'autre. Il y
a donc, dans le moment, l'idée d'une force qui se rassemble et se libère et
qui, surgissant transversalement à la ligne du temps, est susceptible d'en
modifier le cours et d'en transformer le rythme. Ce sens se retrouve aussi dans
l'expression : «temps fort», cet
instant privilégié où l'histoire, ouverte et discontinue, semble se rassembler
et, plongeant au coeur du temps, mobiliser quelque chose de l'énergie
néguentropique de l'éternité. Le «moment», écrit Jean Chesneaux, qui vise
notamment les jours de juillet 1789, «est un précipité de lents processus dont
l'énergie se libère brusquement» ([91]) : autant qu'un repère de
la chronologie, le moment est un champ de forces au sens de la physique
politique. C'est dans la force du «moment» (momentum)
que se déploie le «mouvement» (movimentum)
du devenir, que se réoriente le cours de l'histoire, comme si la force soudaine
du kairos détendait brusquement le
ressort discontinu de l'agir humain.
La
notion d'«événement» est justiciable d'une pareille analyse, comme l'a montré
Heidegger qui rapprochait sa traduction allemande «Ereignis» de la racine «eigen»
(«propre»), l'événement ayant cette propriété de faire renouer l'homme avec le
temps authentique, le temps ré-approprié ([92]).
A
cette chaîne conceptuelle du moment, du temps fort et de l'événement, on peut
encore ajouter la notion d'«initiative» qui, littéralement, «initie» quelque
chose. L'initiative renvoie à la catégorie de l'action : elle suppose que
l'agent entreprenne quelque chose, mette en mouvement un processus (l'agere latin signifiait originairement
«mettre en mouvement», et le grec archein
avait le double sens de «commencer» et de «guider» ou «gouverner») ([93]). A la différence de
l'impulsion «épileptique», qui est aléatoire et insensée, «l'acte de
commencement» (l'initiative) inaugure une durée qui institue un temps voulu ([94]); à la différence du
changement purement cinétique, qui ne modifie une situation que pour mieux la
préserver (selon le voeu des décideurs technocrates soucieux de l'«équilibre
dynamique» des systèmes sociaux), l'initiative implique une part importante
d'imprévu qui est inhérente à l'histoire vraiment réappropriée par les hommes ([95]). Avec l'initiative, se
déploie un temps réinterprété par l'agent qui opère une médiation inédite de
l'acquis et de l'inattendu. Un temps original se fait valoir là qui est à la
fois suspension de l'habituel, refus du routinier, intervalle fécond de
réflexion, choix entre plusieurs alternatives, élan dans une direction
nouvelle. Quelque chose comme un saut, ou un sursaut, s'opère entre deux
moments : plutôt que de glisser passivement sur la pente entropique du temps
dispendieux, ou de s'enfoncer dans les failles des instants éléatiques sans
épaisseur ni liaison, le sujet s'exhausse à une forme nouvelle de temporalité.
Même
le vieux concept d'«expérience», qui s'était avéré central dans l'analyse de
l'herméneutique historique, trouve ici une nouvelle jeunesse : car si l'expérience
est sans doute l'accumulation d'un savoir éprouvé qui se transmet de génération
en génération, n'est-elle pas d'abord, au sens premier, l'attitude
intellectuelle de refus des manières habituelles de voir, qui conduit à
comprendre les choses sous un jour nouveau ([96]). Avant d'être confirmation
éprouvée d'une attente, habitus transmis, l'expérience est la réfutation active
d'une attente antérieure; avant d'être confirmation et répétition, l'expérience
est un événement singulier qui prend la forme d'un refus. Dans le champ de
l'expérience, les idées de «commencement» et de «répétition» cessent d'être
contradictoires : pour l'esprit expérimenté, l'acquis ne cesse jamais d'être
éprouvé, le donné est chaque fois remis en jeu.
Finalement,
on intégrera encore dans ce travail de bougé conceptuel la notion d'intervalle
elle-même : envisagée dans le cadre de la dialectique de la durée et du moment,
l'intervalle n'est plus l'espace vide entre deux pleins, mais une pause
bienvenue, comme la respiration du temps, le suspens propice à la réflexion et
aux réorientations, le «silence» comme on en connaît en musique, sans lequel il
ne serait ni rythme, ni mélodie.
L'idée
d'intervalle nous fait renouer, une fois de plus, avec la parabole de Kafka :
ne présentait-il pas l'homme comme coincé dans l'intervalle entre un passé qui
le poussait en avant et un avenir qui le refoulait en arrière ? C'est en effet le surgissement de l'homme
qui brise le continuum tranquille du
temps; c'est son apparition qui rompt le cours de la majestueuse entropie de
l'univers. Avec l'homme, écrit H. Arendt, «le temps s'est brisé au milieu, au
point où il se tient» ([97]) : être de parole, de
désir, d'action et de souffrance, l'homme se plante au coeur du devenir dans ce
qui apparaît désormais comme la «brèche» du temps, l'axe kairologique où tout
désormais est possible parce que, aussi, plus rien n'est assuré - ce que
Heidegger appelle l'«Ouvert» du temps ([98]). Quelle issue imaginer
pour ce combat ? Kafka, on le sait, rêvait d'une position de surplomb, sorte
d'échappée verticale hors de la brèche du temps («une fois, il quitte d'un saut
la ligne de combat et s'élève, à cause de son expérience du combat, à la
position d'arbitre sur ses antagonistes») ([99]) : H. Arendt y voit
l'expression du vieux rêve de la métaphysique qui, de Parménide à Hegel,
espérait pouvoir ancrer la pensée dans un lieu suprasensible, en dehors de
l'espace et du temps.
Faut-il
donc croire que nous sommes contraints ou de subir l'assaut des forces
antagonistes du passé et du futur, ou de nous échapper dans un non-temps
illusoire ? Peut-être que non si,
suivant les enseignements de la dialectique de la durée et du moment, nous
complexifions le schéma imaginé par Kafka : nous savons en effet désormais que
ce n'est pas seulement sur l'axe horizontal de la durée que l'homme se place;
il donne corps également à l'axe vertical du moment, sur lequel des
commencements sont possibles. Il ne s'agit plus tant, dès lors, de s'échapper
dans le non-temps de surplomb que de suivre la diagonale résultant du
parallélogramme des forces qui s'opposent ([100]). Cette troisième force, on
peut l'appeler l'histoire présente : celle que les hommes font et défont en
réinterprétant à chaque instant les attentes de demain et les urgences
d'aujourd'hui à l'aide de bribes d'expérience du passé. Il est permis de voir
dans ces parcours diagonaux une nouvelle forme de temporalité néguentropique :
sans doute pas la négation de l'irréversibilité du temps, qui ne cesse de
s'écouler en direction du futur, mais l'expérimentation d'un parcours inédit
qui, en diversifiant ses rythmes, résiste à son appauvrissement progressif.
Chaque fois que se dégage une telle diagonale, s'impose un temps historique instituant qui déjoue la linéarité du
temps chronométrique : des hommes se sont avérés capables de donner forme à
leur temps. Mais, à son tour, cette diagonale n'a rien de linéaire : chaque
génération, et même chaque homme pour son propre compte, doivent la frayer à
nouveau, comme une improbable troisième voie entre déterminisme et hasard :
aussi bien ce parcours global pourrait-il, au mieux, se développer en «dents de
scie», les sursauts diagonaux étant souvent suivis de retombées dans les
ornières des répétitions et des temps morts.
Ainsi
donc, au terme du parcours, ni chronos
ni kairos ne l'emportent : croisant
leurs forces respectives, dans la brèche du présent qui est la condition de
l'homme pensant et agissant, ils peuvent donner naissance à des segments
d'histoire : une histoire discontinue sans pour autant être désarticulée, une
histoire qui nous affecte autant que nous l'affectons ([101]).
Résumons-nous,
une fois encore : la constitution sociale
du temps que notre méditation s'efforce patiemment de configurer nous a
fait parcourir trois étapes : au terme d'un premier débat, nous avons retenu le
mouvement; ensuite, contre l'entropie du temps physique, nous avons posé la
réversibilité herméneutique et la fécondation réciproque du passé et de
l'avenir; voici maintenant que, pour sauver la durée du continuisme, nous lui
avons fait subir l'épreuve du moment qui, en la découpant et la réorientant,
lui donne la forme de l'histoire. Peut-on considérer que ces trois
acquis : le mouvement (le temps mobile), la réversibilité herméneutique
(le temps fléché et pourtant bidirectionnel, néguentropique donc) et enfin
l'histoire comme résultante de la durée et du moment (le temps vibré ou
pointillé) suffisent à assurer les conditions d'un temps social signifiant
? Non, car lui manque encore
l'épaisseur qui seule peut lui donner une réelle consistance historique. C'est
donc l'épreuve de la synchronie qu'il faut aborder maintenant.
8. Le diachronique et le synchronique
Nous avons, jusqu'ici,
consacré beaucoup d'attention à la succession, à l'articulation du passé et de
l'avenir, à l'enchaînement des instants sur la flèche du temps, réversible ou
non. Mais le temps, c'est aussi la simultanéité : envisagé en coupe verticale,
le temps présente une texture non moins impressionnante que celle de sa coupe
horizontale; une trame qui relie les innombrables actions et situations qui ont
lieu «en même temps». Chaque minute, chaque seconde, à cet égard, présente la
richesse d'un univers. Or, il faut bien le reconnaître, cet aspect des choses,
pourtant à portée de main, est comme la face cachée du temps; il en est, en
tout cas, beaucoup moins question dans l'immense littérature relative au temps.
Peut-être ceci est-il dû au fait que, d'emblée, le temps a été configuré comme
mouvement et que, pour saisir le problème de la simultanéité, il faut procéder,
ne serait-ce qu'un instant de raison, à une sorte d'arrêt sur image, qui
suspend le mouvement pour mesurer l'ampleur des phénomènes qu'il concerne. Ce
n'est cependant pas non plus sous forme d'un cliché fixe que se laisse saisir
la question de la simultanéité, car si tout s'arrêtait vraiment, il ne serait
plus question de temps. Le problème de la simultanéité consiste plutôt dans un
mouvement commun imprimé à une grande diversité d'acteurs et de phénomènes. Il
nous révèle l'épaisseur du temps que
nous aurions eu tendance, jusqu'ici, à ramener à des trajectoires
individuelles, à des parcours solitaires.
Mais
s'agit-il vraiment de «mouvement commun» ? Le problème n'est-il pas précisément
celui de la coordination de rythmes différenciés, de la concordance de temps menacés
de divergences ? Et puis, jusqu'à quel point la synchronie est-elle souhaitable
? Autant de questions nouvelles qu'il nous faut aborder maintenant. Partons
tout d'abord d'un fait d'évidence : le caractère polychronique du temps, son
irréductible hétérogénéité. En fait de temps, il n'est question, en nous et
autour de nous, que de rythmes spécifiques, de durées particulières, de cycles
singuliers, de vitesses différenciées. D'innombrables échelles temporelles se
superposent qui n'ont pas nécessairement les mêmes principes d'enchaînement.
Braudel l'a montré pour l'histoire, dont il disait le temps polychronique et
hybride; Gurvitch en a fait l'éclatante démonstration pour les temps sociaux.
On rappellera, à cet égard, que nous avons posé, dès la troisième section de
cette étude, la superposition de trois temporalités distinctes : le temps
physique de la chronométrie, le temps vécu de la chronographie et le temps
social de la chronologie. Quant à ce temps socio-historique, il présentait
lui-même un double visage : tantôt figé et institué, tantôt créatif et
instituant. A quoi il faut ajouter maintenant le fait que, dans des sociétés
pluralistes comme les nôtres, rivalisent nécessairement plusieurs
configurations symboliques du temps.
Peut-être
se rassurera-t-on en pensant qu'après tout ces multiples temps sociaux
cohabitent nécessairement dans un grand temps physique, extérieur et englobant,
universel et objectif : quel que soit le rythme de vie qu'on adopte, on
n'empêchera pas le soleil de se lever chaque jour, ni le solstice d'hiver de se
produire chaque année en décembre. Et, pensera-t-on encore, dans ce cadre
général, une société adulte et développée pourrait parfaitement s'accommoder
d'une manière de «théorie générale de la relativité» temporelle qui conduirait
à dire «à chacun son temps, à chacun son rythme». Rien n'est moins sûr
cependant. On peut, au contraire, faire l'hypothèse que la qualité du lien
social s'éprouve à l'efficacité de la synchronie que la société propose à ses
membres - une synchronie politique et
pas seulement chronométrique.
Faute
d'une telle coordination, le risque est réel, nous semble-t-il, de la
déstructuration psychologique et du délitement des liens de solidarité sociale.
Minkowski a montré, à cet égard, que de nombreux cas pathologiques de
dépression étaient liés à une désarticulation du temps vécu et du temps du
monde, comme si, faute de prise sur le cours des choses, les malades
«désembrayaient» ([102]). Et, à la suite de
Tocqueville, on a souvent pu dénoncer certaines dérives individualistes de la
démocratie qui renferment les individus dans leur temps propre : «La démocratie
fait oublier à chaque homme ses aïeux, elle lui cache ses descendants et le
sépare de ses contemporains. Elle le ramène sans cesse vers lui et menace de le
renfermer tout entier dans la solitude de son propre coeur» ([103]).
Au
nom d'une prétendue «théorie de la relativité généralisée» des temps et des
rythmes, on ne peut faire l'économie, nous semble-t-il, d'une politique de la
synchronie. Pourrait-on, en effet, indéfiniment s'accommoder d'une société à
deux ou plusieurs vitesses, où les plus rapides (aujourd'hui les mieux branchés
sur les réseaux mondiaux d'information, source de savoir et donc de pouvoir et
de richesse) laissent les plus lents sur le bord du chemin ? Pourrait-on durablement survivre dans une
société où des îlots d'hyper-développement sont entourés de vastes zones de
régression sociale ?
Et
que dire de ces innombrables déchets toxiques, nucléaires notamment, que nous
accumulons ? Alors que leur nocivité ne
s'éteindra parfois qu'au terme du temps très long des phénomènes physiques (des
dizaines de milliers d'années pour les déchets nucléaires), peut-on accepter
que leur sort soit réglé exclusivement dans l'horizon temporel hyper-court des prochaines
échéances électorales - seule échelle de temps pertinente au regard des
décideurs qui en répondent ? Dans tous ces cas, le besoin s'impose d'une mise
en concordance des temps particuliers en vue d'une temporalité collective
responsable.
Cette
coordination des échelles temporelles représente cependant une difficulté
considérable tant pour l'individu que pour les sociétés. L'intériorisation d'un
temps social commun est, par exemple, un des enjeux majeurs de l'éducation du
jeune enfant ([104]); quant aux concordances
grammaticales des temps, les linguistes considèrent qu'elles furent un acquis
seulement récent des langues les plus évoluées. On pourrait croire, une fois
encore, que cette synchronie souhaitée en vue d'assurer l'harmonie de la
simultanéité se ramène à l'imposition d'un temps physique commun. Et, de ce
point de vue, on ne peut nier que depuis les heures à durée variable de
l'antiquité, en passant par les horloges des beffrois et les sonneries de
cloche des églises, les horaires des chemins de fer du XIXe siècle et les
horloges pointeuses des usines du XXe siècle, pour aboutir au «temps universel»
d'aujourd'hui, les progrès dans la voie de l'unification du temps ont été
considérables. L'étape décisive se produisit en 1884 à l'occasion de la Convention
internationale qui divisa la surface de la Terre en 24 fuseaux horaires dont
l'origine se trouvait au méridien de Greenwich : toute la terre vivrait
désormais au rythme du G.M.T. (Greenwich
Mean Time). Quelques années plus tard fut en effet imposé le T.U. (Temps
universel) : l'heure légale est, pour tous les pays, le T.U. augmenté ou
diminué selon les fuseaux horaires (éventuellement modifié par convention pour
des raisons administratives, tel le passage de l'heure d'hiver à l'heure d'été)
([105]).
Mais
le synchronisme politique dont il est question ici ne se ramène cependant pas
au minutage de l'arrivée des trains et des avions ou à la surveillance du temps
de travail presté par les ouvriers des usines. On voit même, au contraire, à
quelles dérives pourrait conduire une société «mise au pas», intégrée dans un
temps uniforme réglé par on ne sait quel maître du temps. Des romanciers comme
G. Orwell dans 1984 ou J.G.
Ballard dans Chronopolis ont dressé
le portrait de ces cités-fourmilières où les programmateurs tout-puissants du
Ministère du Temps déterminaient pour chacun des tranches horaires durant
lesquelles ils pouvaient se déplacer, se nourrir ou prendre un bain.
L'intégration machinique généralisée, la mise en réseau universelle des
télécommunications et le fonctionnement en temps réel et continu des marchés
financiers donnent cependant à ces anticipations de science fiction une
singulière actualité aujourd'hui. Ces phénomènes ne répondent cependant pas à
la synchronisation politique dont nous parlons ici : plus qu'un «temps-système»
ou un «temps-monde» ramené à l'imposition universelle de paramètres
chronométriques ([106]), ce dont il est question
est plutôt une harmonisation souple et délibérée, résultat de délibérations
politiques et fruit de l'articulation de solidarités réelles. Nul doute que le
droit joue dans cette opération un rôle décisif, lui dont la fonction consiste
précisément à attribuer rôles et statuts, à définir délais et prescriptions, à
fixer seuils et durées. A la limite, on pourrait rêver, comme K. Pomian, à
l'image d'un chef d'orchestre qui garantirait la coordination de tous les
instruments et la progression harmonieuse de la mélodie : «il donne le signal
de départ, fait entrer successivement ou simultanément tels instruments ou tels
groupes d'instruments et les réduit au silence, impose à tous un même rythme et
en dicte les variations, définit l'intensité du son, ses montées et ses
descentes» ([107]).
Mais
cette vision est évidemment idéalisée, dès lors que nous avons admis non
seulement la pluralité des instruments, mais aussi la diversité des instances
coordinatrices (les «chefs d'orchestre») : il y a une hétérogénéité
irréductible des temporalités et la question qui se pose est bien plutôt celle
d'une mélodie des mélodies, ou coordination macro-sociale d'échelles
temporelles distinctes. Par ailleurs, la métaphore du chef d'orchestre pèche
également par idéalisme, dès lors qu'elle présuppose l'existence d'une
partition qui dicterait à l'avance la progression de la musique; or, comme le reconnaît
Pomian lui-même, il a fallu faire son deuil de la croyance en une «instance
coordinatrice de l'histoire» : de l'oeuvre qui se crée elle-même en cours
d'exécution, «le programme n'a jamais été écrit» ([108]). Sans doute; et cette
absence de programme prédéterminé devrait à tout jamais disqualifier les
maîtres du temps qui prétendraient asservir l'avenir à la vision déterministe
qu'ils croient pouvoir projeter sur lui. Il reste cependant que le danger
inverse, de cacophonie sociale ou mélange anarchique de tous les rythmes, n'en
est pas moins réel et menaçant. La synchronie serait-elle donc aussi
inaccessible que la diachronie lorsque nous concevions le temps tout à l'heure
comme suite hétéroclite d'instants ou, au contraire, comme morne répétition du
même ? La synchronie se ramènerait-elle, elle aussi, mais sur l'axe vertical du
temps cette fois, à une superposition hasardeuse d'états passagers ou, au
contraire, à l'exécution uniforme d'un rythme unique et saturant ? Mais
peut-être ces deux visions négatives du temps sont-elles secrètement solidaires
dans leur isolement même, et peut-être faut-il résolument les croiser pour les
arracher l'une et l'autre aux dérives vers lesquelles elles penchent.
Peut-être, en effet, que la malédiction de Kronos
ne s'applique pas seulement au temps diachronique : ce n'est pas seulement la
généalogie qu'il rend impossible, ou l'ordre naturel des successions, c'est
aussi le temps présent qu'il accapare, dans l'ordre de la fratrie, en renvoyant
au Tartare ses frères les Cyclopes et en prétendant régner seul sur le monde
dans une monochronie totalitaire. Et peut-être n'est-ce que dans la double
libération du temps, en direction et de la successivité et de la simultanéité,
et dans le croisement résolument dialectique de ces deux axes, que le temps
vivant peut prendre consistance et «épaisseur». Il y faut à nouveau comme un
entraînement, et un saut, un changement de niveau qui est aussi bien un
sursaut, une prise de risque qui est aussi un pari, quelque chose, à nouveau,
comme un engagement éthique.
Et
voilà que notre schéma temporel se complexifie encore : le premier débat nous
avait donné le principe du mouvement; le second avait livré la progression sur
l'axe passé-avenir (éventuellement enrichie de la réversibilité herméneutique);
la troisième étape avait croisé kairos et
chronos et suggéré la diagonale de
l'histoire; voici maintenant que la quatrième étape suggère la figure de la
spirale, ou progression sur les deux axes à la fois, par entraînement collectif
et élévation au niveau supérieur. La métaphore de la mélodie et de ses rythmes
enveloppants, qui traverse toute l'histoire de la chronosophie, d'Augustin à
Husserl et Bergson, s'impose ici : comme si un argument insistait, à la fois
vague réminiscence du souvenir et pressentiment d'un rythme imminent, à la fois
effort d'interprétation personnelle et inscription dans ce que Gadamer, parlant
des textes, appelait une «place préétablie». Les Heures, qui président à l'enchaînement régulier des saisons et à
l'harmonie des actions dans la cité, sauraient-elles donc chanter ?
9. Le présent, l'intempestif
Voici donc un premier parcours qui s'achève. Au
terme de quatre étapes, la constitution
du temps social peut prétendre avoir articulé toutes les dimensions
pertinentes d'une temporalité vivante, socialement et humainement signifiante.
Avant d'en dégager les traits proprement éthiques et juridiques, il nous reste
cependant à montrer combien ce temps social que nous avons reconstruit pièce
par pièce concentre tous ses enjeux dans le plus énigmatique de tous les temps,
et paradoxalement le plus absent de la méditation philosophique : le présent.
En lui se concentrent tous les paradoxes temporels, en lui se risquent toutes
les dérives et tous les élans dont le temps est porteur.
On
commencera par observer, à cet égard, que les quatre dialectiques que nous
avons déployées se concentrent toutes dans le temps présent. La tension de
l'éternité statique et du temps qui fuit sans retenue ne peut se résoudre que
dans l'oeuvre ou l'action présente jetée comme un pont sur le vide, élevée
comme une prétention à l'immortalité. L'écartèlement du passé qui s'évanouit et
du futur qui se dérobe ne peut se résorber que dans un présent interactif qui
nourrit les attentes de l'un de l'expérience de l'autre. Le choc du continu et
de l'instant trouve à se négocier dans ce que nous avons appelé le moment, le
«temps fort», ou l'initiative qui, sur la diagonale de l'histoire, commence
quelque chose au présent. Enfin, la confrontation du successif et du simultané a
encore le présent pour siège et pour enjeu : soit l'instant cacophonique, soit
la concordance harmonique.
Alors,
finalement, ce présent énigmatique, qu'est-il lui-même ? Le goulot du sablier, le point infinitésimal
par où s'écoulent deux néants : un temps qui n'est pas encore et un temps qui
n'est plus ? L'instant éléatique qui
creuse un abîme infranchissable entre un état et un autre ? Ou, au contraire, l'«omnium temporum in unum collatio», la réunion de tous les temps en
un seul, dont parlaient les Stoïciens ?
On
notera tout d'abord l'observation, déjà rappelée, de E. Benveniste : c'est à
partir du «présent linguistique» que chaque événement se voit assigner sa place
propre dans le discours : les uns sont contemporains, les autres passés,
d'autres encore, futurs. Le présent est donc d'abord ce temps «axial et
générateur» autour duquel s'organisent tous les autres temps; il est lié au
surgissement de la conscience en marge ou au travers du temps physique qui,
imperturbablement, s'écoule tel qu'en lui-même. Le présent est donc, par
excellence, le temps de la médiation humaine; celui qui l'organise et lui donne
du relief; sans le point de vue privilégié du surplomb qu'il occupe, le temps
serait indifférencié, à la manière où le concevait Platon, précisément sur le
modèle de l'orbite des étoiles : «une éternité en mouvement». Notons ce premier
paradoxe : temps de l'immédiat et du surgissement, le présent humain est aussi
le temps médiat de la conscience — une conscience organisatrice du temps.
Venons-en
maintenant à ce second trait, le plus souvent retenu pour caractériser le
présent : sa fonction de liaison entre le passé et l'avenir. Elle ne
manque pas, à son tour, d'être paradoxale : car si le présent relie, il est
aussi l'instance qui clôture et sépare. En lui viennent mourir et le passé qui
s'y achève et le futur qui n'y a pas encore commencé : d'où la perplexité
d'Augustin à propos du présent insaisissable et, avant lui, les pirouettes de
Zénon creusant entre un instant et le suivant des abîmes où s'immobilisent les
flèches et s'essouffle Achille. Mais, à l'inverse, c'est aussi dans et par le
présent que passé et futur gagnent un champ où se redéployer ([109]). Réinterprété par le
filtre du présent, le passé peut revivre et nourrir les projets du lendemain;
quant aux attentes de l'avenir, elles structurent et orientent notre présent,
rayonnant même à rebours en direction d'un passé qu'elles contribuent à
revivifier : «ce qui doit advenir», dit Nietzsche, «est le fondement de ce qui
est» ([110]). Envisagé sous cet angle,
le présent s'élargit considérablement jusqu'à englober une part du passé et une
part de l'avenir, selon le modèle de la «fusion des horizons» qu'évoquait
Gadamer. Avec, au passage, ce nouveau paradoxe : si, de toute évidence, ce
présent médiateur est condition de l'avenir et du passé (sans lui, l'un
sombrerait immédiatement dans l'oubli, tandis que l'autre ne sortirait pas de
son opacité), il n'en est pas moins vrai, à l'inverse, que passé et futur sont
conditions du présent : sans l'expérience de l'un et l'appétit de l'autre, le
présent perdrait toute consistance.
Paradoxale,
la liaison qu'opère le présent n'est donc en aucune manière linéaire et
uniforme : à la différence de l'instant quelconque «t» du temps physique, le
moment présent du temps humain et social est toujours imprévisible : tantôt
simple répétition du même, poursuite continue d'un mouvement prédéterminé, il
peut tout aussi bien présenter la forme de la rupture, du suspens, du retour en
arrière, de la boucle ou du tourbillon. Au croisement de la durée et de
l'instant, le moment présent a la richesse de tous les possibles; en lui
naissent ou meurent toutes les histoires dont l'Histoire se nourrit.
Tout
ceci conduit à pointer le paradoxe le plus fondamental du présent : le fait
qu'il se situe à la fois dans le temps et hors du temps. A la fois maillon de
la chaîne temporelle, et pourtant brèche dans ce continuum, suspens qui
pourrait l'arrêter ou l'inverser. «Le présent», écrit W. Benjamin, «est
immobile sur le seuil du temps» ([111]) : arraché au flux
temporel, le présent, à chaque instant, peut relancer, ou ne pas relancer, son
mouvement. A ce titre, il est «intempestif», écrit Nietzsche, «il échappe à la
norme du temps» ([112]).
Peut-être
faudrait-il dire alors que le présent est jeu — ce que notait Heraclite en
évoquant le coup de dés de l'enfant qui joue. Mais ce n'est pas tant le hasard
qui nous retient ici, mais bien plutôt cet autre trait, plus essentiel, du jeu
: le mouvement qu'il suppose et pratique dans un cadre donné ([113]). Le jeu est d'abord et
surtout cela : la case vide qui permet le mouvement de toutes les pièces;
l'espace de jeu qui permet le déploiement des stratégies de l'acteur dans le
cadre formé par les règles et les contraintes du jeu. On voit combien le moment
présent répond bien à cette définition : il est, lui aussi, cet intervalle
(interlude) qui permet au temps humain de jouer, de se déployer à la fois autre
et même. Il est à la fois liaison et séparation, condition du passé et du
futur, et conditionné par eux; il est dans et hors du cadre temporel.
On
pourrait encore parler, dans la ligne de la logique paradoxale et dialectique
que nous déployons ici, du présent comme «tiers temps» : le tiers, propriété
émergente des rapports d'interaction qui se développent entre les deux pôles en
présence (passé et futur, mais aussi éternité et mouvement, durée et instant,
succession et simultanéité). Le tiers, «exclu» de la logique classique (ici, de
la conception mécanique du temps physique : tertium
non datur), et non pas «inclus» ici (ce qui serait encore une manière de le
ramener à l'identité, et donc à la logique binaire de l'identité et de la
différence), mais plutôt «exclu-inclus» : le présent dans et hors le
temps. Le tiers qui, émergeant de la ligne passé-futur (et aussi durée-instant,
etc…) est désormais de nature à en trianguler les rapports pour les rendre
opératoires et féconds. En langage moins abstrait, on pourrait dire encore que
le présent est le grand «embrayeur» du temps : il assure le couplage efficace
des forces, l'entraînement des unes par les autres; grâce à lui, par exemple,
les énergies en germe dans l'avenir pourront mobiliser les forces endormies du
passé; grâce à lui, les ressources nouvelles de l'événement imprimeront un
cours nouveau aux longues durées qui, peu à peu, s'assoupissaient.
Un
tel présent, médiateur et paradoxal, jeu, tiers, et embrayeur, apparaît
maintenant comme force, «force inaugurale de l'histoire à faire», écrit P.
Ricoeur ([114]), force d'intégration du
passé et de projection du futur : «c'est en vertu seulement de la force suprême
du présent», écrit Nietzsche, «que vous avez le droit d'interpréter le passé» ([115]) - et d'inventer l'avenir,
ajouterons-nous.
Mais,
attention, cette énergie néguentropique du présent, cette mobilité de la case
blanche qu'il peut représenter, le rythme qu'il imprime à la succession des
instants, cette faculté de faire interagir toutes les dimensions du temps n'ont
rien d'assuré; elles restent seulement de l'ordre du possible. Autrement dit,
elles relèvent de l'ordre du vouloir, et donc de l'éthique. On ne peut exclure,
en effet, comme de nombreux indices de l'actualité le donnent à penser, qu'une
toute autre représentation du présent ne s'impose finalement : celle d'un
présent saturant et immobile, qui absorberait dans sa «présence» massive, et
l'avenir et le futur (sur le modèle de l'Angsoc
imaginé par Orwell), d'un présent sans événement, ni initiative (tel celui de
la société pré-emptée projetée par les prévisionnistes et futurologues qui
imaginent pour seul avenir la prolongation des tendances actuellement
observables), d'un présent homogène et parfaitement synchronique (à la manière
de la société programmée de Chronopolis).
Il faudrait alors donner raison à Roger Sue qui écrit : «c'est le présent qui
investit tout l'espace social et se donne comme représentation globale du
temps, se substituant à la profondeur de la durée. Le présent fugitif, dont on
disait qu'il n'était qu'une manière de penser le rapport entre le passé et
l'avenir, se constitue comme le symbole d'une société qui a perdu sa croyance
en l'histoire» ([116]).
La
construction d'un présent néguentropique, comme l'articulation du temps dans
ses différentes dimensions de mobilité, de durée, d'initiative, d'histoire, de
synchronie, représentent donc des enjeux politiques, des défis éthiques et des
problèmes juridiques. Ce sont ces questions qu'il nous faut maintenant aborder
de front.
10. Déployer le temps :
enjeux éthiques
La constitution
sociale du temps à laquelle nous avons procédé s'est d'emblée déployée entre
deux temporalités extrêmes qui étaient comme les Charybde et Scylla sur sa
route : le temps disloqué de l'instantané et le temps arrêté de l'éternité. Il
s'agit là de deux figures du non-temps qui déjouent toute tentative de
constitution d'un sens collectif satisfaisant. Disloqué, morcelé, hétéroclite
était par exemple le temps vécu par le prolétariat dont Marx disait qu'il était
une «histoire sans événement» : la division du travail et la reproduction
cyclique aux fins de la reproduction élargie faisaient du temps ouvrier un
«temps premier» au sens où l'on parle de «matière première», sans forme, ni
sens, ni destination ([117]). Ce n'est que par la
pratique de la lutte et la prise de conscience progressive d'une identité de
classe que le prolétariat s'est hissé au rang d'acteur d'une histoire qu'il
contribuerait désormais à façonner, en lui imprimant la marque de ses espoirs,
au-delà de la dispersion du quotidien.
A
l'inverse, c'est sans doute la marque distinctive de tous les fondamentalismes
de se réfugier dans un «hors temps», niant le cours de l'histoire en marche au
profit de l'«illud tempus» dont la
pureté originaire est censée régénérer la dépravation des temps présents.
Entre
ces deux extrêmes, les collectivités ont à faire l'épreuve de la durée — littéralement
«en-durer» le temps — avec, en dépit de la conscience claire de
l'irréversibilité du temps et de la finitude humaine dont la mort prochaine est
le rappel le plus clair, la volonté d'en faire «un peu plus», dans l'espoir que
cette plus-value temporelle constituera quelque chose comme un capital
susceptible de résister à l'érosion de la mémoire. On retrouve ici la
problématique de l'«immortalité» dont parlait H. Arendt. Pour elle, on
s'en souvient, la plus haute forme de la lutte contre la fugacité du temps
humain était l'action politique au sein de la cité qu'elle définissait, du
reste, comme «mémoire organisée» ([118]). Par la parole et
l'action, les hommes arrivent parfois à créer un «espace public» dont les murs
et les lois de la cité ne sont que le signe extérieur : c'est en effet «entre
eux» que se localise la cité et qu'elle demeure — parfois en dépit de leurs
transhumances — tant qu'est préservée la volonté de faire oeuvre commune. Mais
les affaires humaines sont fragiles car l'action se déploie dans un milieu
pluriel où ne prévaut aucune causalité linéaire. La «puissance» de la cité ne
se maintient, dès lors, que tant que parole et action continuent de coïncider
et tant que demeure vivante la volonté d'agir ensemble : «elle retombe dès
qu'ils [les hommes] se dispersent» ([119]). A la différence de la
«force» qui est mesurable et disponible en permanence, la «puissance» est
fragile et éphémère : elle demande que soit entretenue la «confiance» (la
confiance dans cette puissance de l'action commune dans l'espace public) ([120]); mais, aussi bien, c'est
elle seule qui, entretenue par la mémoire du conteur, immortalise quelque chose
de cette possibilité entrevue un instant d'un rôle et d'une parole qui
survivent à leur auteur.
Entre
temps disloqué et temps arrêté, l'enjeu éthique est clair : expérimenter un
temps mobile qui, pour ne pas s'abîmer dans le simple écoulement du même, tend
à faire oeuvre ou, mieux encore, à inventer des formes inédites dont le
souvenir, tel celui de la cité athénienne, demeure toujours mobilisateur.
Ajoutons néanmoins que si l'instantané et l'éternité sont écartés de notre
parcours, au titre de «non-temps», cela ne signifie pas pour autant que et «le
temps des fondations» et le «temps révolutionnaire» ne contribuent pas, en
certains moments exceptionnels, à enrichir ou revitaliser le temps social. Dans
certains cas, la référence au «temps des fondations» — temporalité mythique
affranchie des changements qui affectent les temps sociaux ordinaires — opère à
la manière d'une machine à remonter le temps qui, à intervalle rituel ou en
période de crise, «recharge» le potentiel de légitimité dont les institutions
sociales ont besoin pour fonctionner.
A
l'inverse, le temps révolutionnaire semble opérer comme une décharge
instantanée susceptible d'introduire une rupture immédiate et radicale dans une
situation trop longtemps paralysée. Bref, par définition, quasi
irreprésentable, ce temps révolutionnaire traduit le principe même de la
rupture, voire de l'explosion ([121]), qui ouvre à la société un
avenir inconnu. Si les périodes historiques qui peuvent lui être explicitement
rapportées sont rares (la France entre 1789 et le Consulat, la Russie des
Soviets entre 1917 et 1920,…), ce temps révolutionnaire inspire, en revanche,
les procédures et les normes qui entendent bouleverser, plus ou moins
profondément, les institutions en place.
Il
est intéressant de noter par ailleurs que, d'une certaine façon, ces deux
temporalités auxiliaires, situées en marge du temps social-historique habituel
mais qui en balisent de loin les mouvements, finissent par se rejoindre
elles-mêmes. Nul n'ignore, en effet, que plus profonde est la secousse
révolutionnaire, plus durable sera le mythe fondateur qui en résultera, assise
de nouvelles institutions historiques.
Revenons
donc au temps ordinaire, celui, comme on dit, de la «vie quotidienne». Nous
avons tout à l'heure consacré beaucoup d'efforts à le différencier du simple
temps chronométrique dont les mesures régulières scandaient, en définitive,
l'inexorable marche en direction de l'entropie finale. Le principe de
distinction repose, on s'en souvient, dans la capacité herméneutique de
«diachroniser» la durée : on veut dire, de la parcourir dans les deux sens en
vue de féconder les souvenirs par l'attente, et le projet par l'expérience. A
cette condition seulement, le temps humain se différencie de la simple
reproduction biologique; or, l'enjeu est vital : «une société doit être capable
d'histoire», écrivait Hegel ([122]), auquel Durkheim répondait
: «sans durée, il n'y a pas de société qui puisse être consistante» ([123]).
Mais,
tout comme c'était le cas de la «confiance en la puissance» dont parlait
Arendt, cette capacité de «faire histoire» est elle-même fragile et vulnérable
: toujours menace le «schisme» entre deux époques qui semblent n'avoir plus
rien à se dire. Et si Ricoeur voit dans cette menace de schisme une
caractéristique des temps présents, on se souvient que déjà Chateaubriand et
Tocqueville déploraient tant l'amnésie de leurs contemporains à l'égard du
passé que leur myopie à l'égard du futur.
Un
travail philosophique s'impose donc pour affûter sans cesse les concepts et
nourrir les représentations susceptibles de donner corps à cette durée
transhistorique dans des termes anthropologiques et sociologiques dégagés des
pesanteurs biologiques et cosmiques : comme s'il fallait toujours opposer
l'antidote du principe «anthropique» de la durée historique à la continuelle
érosion «entropique» de la continuité du temps physique. De cet arsenal
notionnel anthropique, on devra, par exemple, retirer, pour les repenser, les
notions de «génération», d'«humanité» et de «patrimoine». Rappeler, par
exemple, que si les générations qui se succèdent relèvent de la logique
biologique de la reproduction de l'espèce et du cycle inévitable de la vie et
de la mort, elles ne s'y réduisent pas pour autant. La coexistence de plusieurs
générations dans le règne de la «contemporanéité» illustre, au contraire,
l'idée même d'histoire entendue à la fois comme écoulement du temps et
interaction de tradition et d'innovation : un acquis culturel se transmet qui
ne cesse cependant d'être remis en question et réinterprété par les
successeurs. De cette dialectique jaillit un temps historique fait de
continuité et de changement et dont on appréciera mieux la fécondité si on le
compare à ce qui arriverait si devaient se vérifier ces deux hypothèses
imaginées par Hume et Comte : celle du remplacement «en une seule fois»
d'une génération par la suivante, et non pas par compensation graduelle, et
celle, inverse, d'une génération «éternelle» qui ne serait jamais
remplacée ([124]).
Mais
l'analyse mérite d'être élargie : l'enjambement des générations donne corps, en
effet, à l'idée d'«humanité» entendue comme suite, transhistorique, de
l'ensemble des générations qui ont habité, habitent et habiteront la planète.
Au-delà de la solidarité spatiale et synchronique à l'égard des contemporains
(l'humanité présente), c'est à l'institution d'une solidarité diachronique
qu'il est alors fait appel. Comme si notre propre humanité s'avérait dépendante
du sort des générations passées et à venir. Cette idée a longtemps été
extrêmement vivace dans le cadre de sociétés à histoire lente, rattachées à un
passé fondateur et aux ancêtres, dont on était persuadé qu'ils continuaient, à leur
façon, à faire partie de la communauté éthico-politique. Aujourd'hui, dans le
cadre de sociétés radicalement tournées vers le futur, l'idée reprend corps
sous la forme d'une responsabilité à l'égard des générations à venir, vis-à-vis
desquelles nous ne nous sentons plus en droit d'exercer une forme de droit
d'aînesse qui les priverait des avantages dont nous aurions nous-mêmes joui.
Peu
importe finalement que notre sensibilité nous porte à plus de solidarité envers
les morts ou envers les successeurs à venir : dans l'un et l'autre cas se sera
imposée l'idée, essentielle, que l'avenir et/ou le futur nous affectent. Ainsi
aura-t-on brisé l'écran aveuglant de l'actualité présente et pris conscience de
notre inscription «culturelle» dans une chaîne dont nous assumons une part de
la solidarité. Kant donnera ces lettres de noblesse philosophiques à cette
intuition en montrant le lien qui s'établit entre l'humanité de chacun (ce
qu'il y a de spécifiquement humain en l'homme) et l'Humanité entendue cette
fois comme l'ensemble du genre humain; la réalisation de l'une passe en effet,
dira-t-il, par la contribution à la promotion de l'autre. C'est dans le respect
de l'autre, et de proche en proche, dans la collaboration à la réalisation
d'une histoire universelle à vocation cosmopolitique débouchant sur une
Constitution commune que se mesure, par effet en retour, le degré d'humanité
auquel peut prétendre le sujet moral ([125]).
Cette
responsabilité transhistorique à l'égard d'un «prochain» qui peut tout aussi
bien être un «lointain» sans cesser d'être humain, prend aujourd'hui la forme
du souci à l'égard du «patrimoine». Un patrimoine entendu non pas seulement
comme un ensemble de biens matériels monnayables sur un marché (logique de
l'avoir), mais surtout comme un ensemble de valeurs constitutitves de
l'identité personnelle et collective (logique de l'être). Nous prenons
conscience, en effet, que nulle vie sensée ne serait possible pour nos
successeurs sur cette planète à défaut de transmission de cet héritage de
ressources et de valeurs, d'institutions et de représentations, dont ils feront
ce qu'ils veulent (comme nous avons fait ce que nous avons voulu de notre
héritage) — mais à défaut duquel on peut être assuré qu'ils ne pourraient rien
faire du tout.
Ces
différents thèmes - la suite des générations, l'humanité, le patrimoine -
dessinent les contours d'une responsabilité temporelle qui suppose la capacité
de lier entre elles les époques historiques successives. L'enjeu est crucial
dans des sociétés comme les nôtres qui accumulent les risques technologiques
majeurs et franchissent, par épuisement de la diversité biologique notamment,
nombre de seuils d'irréversibilité, multipliant ainsi les «time bombs» ou bombes à retardement dont les effets sont reportés
sur les générations à venir ([126]). A l'encontre de ce
bradage de l'avenir, c'est à retrouver le sens de la durée et de la durabilité
qu'il faut s'attacher : l'exemple du souci pour l'environnement en fournit de
nombreuses manifestations (principe de précaution et principe de prévention,
énergies renouvelables, produits recyclables, technologies durables), mais la
question de la dette publique, la réforme du système de sécurité sociale et le
partage du temps de travail constituent d'autres chantiers tout aussi
importants de ce souci retrouvé pour l'histoire transgénérationnelle.
Lier
le temps est donc un enjeu éthique essentiel; mais nos développements
précédents nous ont aussi appris à faire une place au temps délié : kairos, l'événement et l'initiative sans
lesquels la durée menacerait de se sédimenter en un bloc inaltérable. Lorsque,
par exemple, le mythe cosmogonique se fige dans un système d'institutions
cosmocratiques, toute initiative individuelle est conjurée et seul peut se
reproduire le temps sacré des origines qu'entretiennent prêtres et devins ([127]). Sans remonter
nécessairement à ces modèles antiques, on peut, avec Nietzsche, considérer
qu'un attachement excessif au passé traduit une forme d'impuissance à
construire le présent et désirer le futur. Bien qu'en définitive sa position
était dialectique («l'élément historique et l'élément non-historique sont
également nécessaires à la santé d'un individu, d'un peuple, d'une
civilisation») ([128]), Nietzsche n'a pas de mots
assez durs pour fustiger «l'histoire traditionaliste» qui, en entretenant le
«bric-à-brac ancestral», «déracine le futur» ([129]). Loin de servir la vie,
une telle passion historienne - il écrit la «maladie historique» - est une activité de vieillards : elle
caractérise les «épigones» ou «tard venus» qui «naissent avec des cheveux gris»
et croient en «la vieillesse de l'humanité» ([130]). Contre ces «tardillons»
qui, au nom des «morts enterrent les vivants» ([131]), en matière de jugement
artistique par exemple, il en appelle à la jeunesse qui, sans connaître
l'avenir, en a pourtant le «pressentiment plein de promesses» parce qu'elle est
encore capable d'espérance ([132]). Deux remèdes s'imposent
contre la «maladie historique» : le recours aux «forces non historiques» (qui
consistent dans la faculté d'oubli sans lequel il n'est ni action, ni bonheur)
([133]) et la mobilisation des
«forces supra-historiques», telles l'art et la religion, qui «confèrent à
l'existence un caractère d'éternité et de stabilité» ([134]).
L'oubli
et l'éternité : la leçon est impressionnante; elle nous renvoie à deux formes
de non-temps utilisées ici comme contre-poison face à une durée saturante.
Nietzsche pourtant sait bien que même la jeunesse ne construit pas une culture
sur le sable et que les ruptures sont dangereuses; mais il mesure le danger
opposé, plus grand encore : celui d'une histoire morte, écrasée sous son propre
poids. Il lui faut donc, à intervalles réguliers, secouer le joug dogmatique
qui l'oppresse, briser quelques idoles et prononcer l'une ou l'autre sentence
injuste, pour retrouver l'énergie inaugurale des temps forts sur lesquels
s'appuie la vie jaillissante. C'est dans la brèche ouverte par ce «non-temps»
qu'il faudrait alors réhabiliter, comme y invite souvent P. Ricoeur, le pouvoir
libérateur de l'utopie : dégagée des caricatures qui, généralement,
l'obscurcissent, l'utopie est en effet la force qui empêche l'horizon d'attente
de s'identifier à l'espace d'expérience; c'est elle «qui maintient l'écart
entre l'espérance et la tradition» ([135]).
Le
temps politique d'une société ouverte n'est donc pas régulier et uniforme; il
est parcouru d'hésitations, traversé d'incertitudes, bousculé par des
événements imprévus. Il fait, notamment, la place qui lui revient au conflit, qu'il ne cherche pas
tant à nier ou occulter qu'à négocier et régler au bénéfice des principes
juridiques de publicité et de respect du contradictoire. La marche de la raison
pratique, qui forge des raisons d'agir, et échange, à cette fin, des arguments
rationnels, n'avance donc pas au même rythme que celle de la raison technicienne
qui fabrique des objets en application du principe d'efficacité (en ce compris
la recherche du meilleur rendement temporel). Ce point est important, qui
renvoie à la distinction entre praxis et
poiesis. Alors que la poiesis (fabrication d'objets) est
programmable et maîtrisable, la praxis (action
humaine), parce qu'elle est collective et qu'elle résulte d'une production de
sens en partie imprévisible, parce qu'elle est engagée dans un jeu infini
d'actions et de réactions, se laisse évidemment beaucoup moins facilement
enserrer dans une prévision programmatique ([136]). Alors que la finalité de
l'objet est claire et univoque (celle de l'ordinateur, par exemple, se ramène à
l'exécution de son programme), en revanche celle de l'homme, et a fortiori
celle de la société, reste en grande partie indéterminée. Aussi bien est-ce le
voeu secret de tous les totalitarismes (y compris de ses formes douces qu'on
observe dans nos sociétés vouées à la consommation intégrale) d'assimiler
l'histoire des hommes à un artefact. Remplacer l'«agir» par le «faire» est
caractéristique de tous les réquisitoires contre la démocratie, depuis Platon ([137]) jusqu'à la littérature
contemporaine consacrée au concept de «governance».
Comme les choses seraient plus simples, en effet, si, à l'abri des éclats du
débat public, un seul commandait, qui voulait notre bien : alors le grand
nombre ne ferait plus qu'un et le temps serait stable.
Mais
on ne «fabrique» pas l'histoire, pas plus qu'on n'arrête le temps politique; il
faudra le rappeler aux «utopistes» des temps présents que sont les
prévisionnistes, chantres de la «croissance» et du «développement», ceux-là
même qui ne voient d'autre avenir que celui de la poursuite indéfinie et
linéaire des scénarios actuellement dominants. De telles projections, qui ne
font aucune place au conflit (sinon celui, «gérable», qui ne compromet pas
l'équilibre homéostatique du système) ni à l'alternative (sinon celle,
cosmétique, qui confère une apparence de nouveauté à l'ensemble) se réfugient
dans une u-chronie inconsciente de ce que, en marge de leurs prévisions,
croissent déjà les racines d'un autre futur, celui que pressent la jeunesse,
«capable d'espérance», dont parlait Nietzsche.
Il
est vrai que le temps conservateur (le temps mécanique positiviste dominant qui
s'immunise contre les événements de rupture) prend aujourd'hui une forme
paradoxale qui pourrait donner le change quant à sa véritable nature. Il a pris
en effet un rythme frénétique, à ce point accéléré qu'on pourrait aisément le
confondre avec un temps ouvert et réformiste. Tel est le paradoxe actuel : ce
qui change le plus est ce qui se conserve le mieux - sur ce principe est bâtie
une société de consommation (qui est aussi bien une société de déjection : une
société à obsolescence ultra-rapide) qui ne cesse de renforcer les privilèges
de ceux qui en manipulent les leviers. Le temps social dominant aujourd'hui -
celui des marchés (financiers notamment) et des medias - fonctionne en «temps
réel», c'est-à-dire dans une immédiateté intégrale. Il faudra donc que la
réaction «inactuelle» qu'on lui oppose, pour parler comme Nietzsche, prenne à
son tour une forme paradoxale - paradoxale pour une réaction amorcée sur l'axe
de l'événement et du kairos -, la
forme du retour à la médiateté. La posture de l'histoire «critique», le geste
de refus, prendront donc désormais les formes de la lenteur : elles
rechercheront les pauses et les intervalles, afin de rendre un peu de temps à
la délibération et la réflexion. Quand le temps s'emballe sur l'axe horizontal,
c'est d'un temps ralenti et critique qu'il est besoin sur l'axe vertical de
l'instantanéité ([138]).
Reste
enfin le défi de la synchronie. On sait en effet que le temps social ne se
négocie pas seulement entre éternité et entropie, passé et avenir, continuité et
instant : il lui faut encore harmoniser la polychronie qui nous entoure. Entre
les risques opposés de la synchronisation totalitaire (chronopolis) et de la dyschronie anarchique. L'éthique a-t-elle ici
son mot à dire, dans un contexte qui, au premier abord, paraît relever plutôt
de la gestion temporelle (le «planning»)
et du minutage opérationnel (le «timing»)
? Certes, car l'harmonisation dont il s'agit en l'espèce est plutôt d'ordre
qualitatif que comptable : elle s'accommode de larges plages d'improvisation et
d'imprévu, elle sait faire sa place au présent, «l'intempestif».
L'éthique
rappellera d'abord une forme de droit fondamental sur lequel on n'attire guère
l'attention : le droit au temps - on veut dire : le droit a son temps, le droit a son rythme. Chacun, groupe ou individu,
doit pouvoir avancer à sa cadence (ou ne pas avancer); mieux : chacun doit
pouvoir construire son histoire, découvrir sa «diagonale» inédite entre durée
et moment, et prendre dans cette voie les «initiatives» qui lui paraissent
s'imposer. Chacun doit pouvoir reconstruire un passé selon son expérience et
construire un futur selon ses attentes. Chacun a droit de planter ses racines
dans le sol qu'il souhaite et pointer ses branches vers le ciel dont il rêve.
Chacun a le droit de s'inventer ses mythologies et de bricoler sa manière
personnelle de s'immortaliser.
Mais
on ne fait pas une société seulement avec des droits; il lui faut aussi des
responsabilités assumées, des devoirs partagés. Il faut, au minimum, que toutes
les temporalités cohabitent; en mieux, il faut qu'elles s'harmonisent. Le temps
socio-historique prend ici le relais du temps vécu personnel : il le précède en
fait, l'inspire et l'encadre. C'est lui qui fournit le réservoir de mythes dont
se nourrit la société, lui qui forge les images des futurs désirables, transmet
les histoires qui font sens, ménage les pauses et libère les initiatives qui
feront date. Nous voici donc de nouveau au rouet. Comment penser ensemble
rythme individuel et rythme social ?
Qu'on
se reporte à la société totalitaire que décrit Orwell dans 1984 : à l'inverse du «chef d'orchestre» dont on parlait plus haut,
qui menait à son terme l'exécution de la mélodie tout en rendant justice à la
spécificité de chaque instrument, Big
Brother s'emploie à barrer tant la route du futur que celle du passé. Pour
ce faire, il impose un langage nouveau, la «novlangue»
à la fois homogénéisante et désaccordée : le plus sûr moyen d'isoler chacun
dans sa solitude. Dans la novlangue,
les mots sont censés ne présenter qu'une seule acception, toute polysémie est
bannie; de même, la mémoire latente des mots, leur étymologie, est-elle
soigneusement éradiquée; on utilisera de préférence des abréviations qui fixent
encore un peu plus la signification des termes et on condensera dans des
syntagmes nouveaux des expressions entières. La syntaxe est progressivement
abandonnée, tandis que la conjugaison des verbes est strictement interdite :
elle impliquerait en effet la conscience de la concordance nécessaire des
temps, ainsi que de la relativité pronominale des échanges linguistiques ([139]).
S'il
est vrai, comme le note H. Barreau, que l'on s'oriente dans le temps grâce au
langage et que la langue contient en elle-même toute la sédimentation de la
connaissance commune du temps ([140]), on mesure l'efficacité
des transformations ainsi imprimées à la langue de l'Angsoc. C'est une même entreprise qui conduit à la décérébration du
sujet politique et à la destruction du temps commun. Curieusement, cette
«détemporisation» prend la double forme, apparemment contradictoire, de
l'uniformisation (un seul sens, pas d'étymologie, les abréviations et les
amalgames) et de la déstructuration (plus de syntaxe ni de conjugaison). Comme
si, à l'inverse, une certaine diversité polysémique, une certaine indétermination
du sens allaient de pair avec la possibilité d'accorder les temps, de conjuguer
les actions et de relier les personnes (ici les pronoms). Comme si, loin d'être
un obstacle à l'harmonie sociale, la diversité, la complexité et la mobilité en
étaient, au contraire, les conditions constitutives. Comme si diachronie et
synchronie s'appelaient et se renforçaient mutuellement.
Kronos régnait seul sur le temps
abortif et arbitraire qu'il avait imposé (du moins le croyait-il, car le retour
du refoulé lui apparendra bientôt son erreur); les Heures, en revanche, étaient trois pour faire régner l'harmonie
dans la cité.
([1]) P.
GRIMAL, Dictionnaire de la mythologie
grecque et romaine, 3e éd., Paris, 1963, p. 75; R. GRAVES, Les mythes grecs, t. I, Paris, 1994,
p. 46 et s.
([5]) «Pour nous autres, physiciens convaincus,
la distinction entre passé, présent et futur n'est qu'une illusion, même si
elle est tenace» (Lettre écrite par A. Einstein le 21 mars 1955, citée par E.
KLEIN, Le temps, Paris, 1995, p. 38).
([7]) H. BERGSON, Durée et simultanéité, Paris, 1992, p. 60 : «Les instantanéités ne
participent pas à la nature du temps réel; elles ne durent pas. Ce sont de
simples vues de l'esprit, qui jalonnent d'arrêts virtuels la durée consciente
et le mouvement réel, utilisant à cet effet le point mathématique qui a été
transporté de l'espace au temps».
([8]) G. BACHELARD, L'intuition de l'instant, Paris, 1992, p. 33 : «La durée, comme la
substance, ne nous envoie que des fantômes (…). Pourquoi alors ne pas accepter,
comme métaphysiquement plus prudent, d'égaler le temps à l'accident, ce qui
revient à égaler le temps à son phénomène ?
Le temps ne se remarque que par les instants».
([9]) G. GURVITCH, La multiplicité des temps sociaux, in La vocation actuelle de la sociologie, t. II, 2e éd., Paris, 1963,
p. 325 et s.
([25]) Cf. C. CASTORIADIS, Temps et création, in Le
monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe III, Paris, 1990, p. 260 et s.
([30]) Cf. R. DRAI, La politique de l'inconscient,
op. cit., p. 23-30; J. CHESNEAUX,
Habiter le temps, op. cit., p.
100.
([39]) Cf. I. PRIGOGINE, La fin des certitudes. Temps, chaos et les lois de la nature,
Paris, 1996, p. 19.
([45]) E. BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, Paris, 1967, cité par J.
Chesneaux, op. cit., p. 108.
([46]) M. HEIDEGGER, Etre et temps, paragraphe 350 (selon la numérotation de la
traduction Martineau). Cf. aussi Temps et
être, in Questions IV, trad. par
J. Beaufret et alii, Paris, 1976, p. 34 : "L'unité des trois
dimensions temporelles repose dans le jeu par lequel chacune se tient et se
tend pour chacune".
([48]) P. RICOEUR,
Temps et récit, t. III, op. cit., p. 374 et s. Cf. aussi R. KOSELLECK, Le futur passé. Contribution à
la sémantique des temps historiques, trad. fr. par J. Hook et M.-Cl.
Hook, Paris, 1995, p. 307 et s.
([51]) W. BENJAMIN, Le narrateur, in Poésie et
révolution, trad. fr. de Maurice de Gandilllac, Paris, 1971,
p. 139-169.
([62]) J.-M. FERRY, Les puissances de l'expérience, t. I, Paris, 1994, chapitre II : Le temps historique, p. 197 et s.
([70]) Ibidem, p. 215, note 13. Dans le même sens, on observera encore qu'aucune
autorité ne peut s'auto-fonder radicalement. Contre l'illusion de commencer
l'histoire à zéro ou de créer un «homme nouveau», il faut rappeler, au
contraire, que toute fondation est toujours, de quelque manière, une répétition
(cf. P. RICOEUR, Préface à
l'ouvrage d'A. GARAPON, Le gardien des
promesses, Paris, 1996, p. 16).
([87]) Bachelard appuie son commentaire sur les
données de la physique quantique et finit par en appeler à une rythmanalyse (ibidem, p. 129 et s.).
([90]) Vocabulaire technique et critique de la
philosophie, par A. LALANDE, 8e éd., Paris, 1960, p. 645. On peut pointer,
à cet égard, la proximité des formes latines momentum (moment) et movimentum
(mouvement).
([98]) M.
HEIDEGGER, Temps et être,
p. 35 : "C'est elle (la donation) qui procure l'Ouvert de
l'espace libre du temps et sauvegarde ce qui demeure empêché dans l'avoir-été,
et ce qui dans le survenir demeure réservé". A la réflexion, cette
donation, qui à la fois "contient" et met en contact passé et futur
dans l'intervalle ouvert du présent, est l'exact opposé de l'espace antagoniste
dessiné par Kafka.
([100]) Nous sommes
ici très près des analyses de H. Arendt à deux nuances près. D'une part, Arendt
ne parle pas de l'axe vertical kairologique et se contente, à la suite de
Kafka, d'opposer les forces antagonistes du passé et du futur; elle observe cependant que le choc n'est pas
frontal, parce que le temps n'est pas linéaire, et que, dès lors, les forces ne
s'opposent qu'en biais; d'autre part, elle considère que la diagonale
résultante du parallélogramme des forces est celle de la pensée, alors que nous
l'interprétons plutôt comme l'expression de l'histoire elle-même.
([101]) P. RICOEUR, Temps et récit, t. III, op. cit., p. 385 : «L'action ne se
produit elle-même que dans des circonstances qu'elle n'a pas produites», et p.
395 où l'auteur oppose au concept foucaldien de «coupure» la dialectique
historique d'innovation et de sédimentation.
([102]) MINKOWSKI, Le temps vécu, Paris, 1933, p. 278; G.
BACHELARD, La dialectique de la durée, op. cit., p. 95-96.
([110]) F.
NIETZSCHE, Considérations inactuelles. De
l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie, trad. fr. par P.
Rusch, Paris, 1990, p. 94.
([111]) W. BENJAMIN,
Thèse X sur la philosophie de l'histoire,
cité par J. Chesneaux, op. cit., p.
174
([113]) Sur ce sens
du jeu, cf. M. van de KERCHOVE et F. OST,
Le droit ou les paradoxes du jeu, Paris, 1992, p. 10.
([121]) G. GURVITCH (La multiplicité des temps sociaux, op. cit., p. 344) parle à ce sujet de
«temps explosif».
([124]) Pour cette
analyse des générations, cf. P. RICOEUR, Temps
et récit, t. III, op. cit., p.
198 et s.
([128]) F.
NIETZSCHE, Considérations inactuelles, op. cit., p. 98-99 (cf. aussi p. 125 :
«L'histoire n'est tolérable qu'aux fortes personnalités; quant aux faibles,
elle ne fait qu'achever de les étouffer»).
([129]) Ibidem, p. 109 et p. 136. Cette idée de
«déraciner le futur» est intéressante : elle signifie que le vrai futur a d'autres racines; un futur sans racines
est inconcevable; il se fait cependant qu'elles ne plongent pas nécessairement
dans le terreau de l'histoire académique.
([136]) J.-P. DUPUY,
Totalitarisme et négation du temps,
in Sur l'aménagement du temps, M.
SERRES et alii, Paris, 1981, p. 35.