Papaux Alain
le 16 juillet 2002Mastère en théorie générale du droit
2001 - 2002
Professeur Ch. Eberhard
Devoir pour le cours dAnthropologie du Droit
Dans le dessein de suivre au plus près les requisits du " Devoir ", en particulier pour ce qui a trait à la longueur prescrite, nous ne " re-présenterons " point à nouveaux frais, fût-ce synthétiquement, en quoi consiste la méthode diatopique et dialogale. Maintes de ses figures affleureront ou apparaîtront dans le cours des réponses aux deux questions quil nous est demandé de traiter.
Nous verrons la méthode diatopique et dialogique, dans son approche même du phénomène juridique, mettre en exergue et en perspective les fondements du droit tels que les entend le positivisme légaliste.
Nous nous placerons sur le plan épistémologique avant tout et sémiotique quelque peu en ce quil nous est demandé dexpliquer en quoi la méthode diatopique et dialogale enrichit nos popres réflexions sur le Droit, de manière générale et sous langle des liens entre altérité et complexité.
Aussi pouvons-nous fixer immédiatement lenjeu épistémologique de cette brève discussion dans les termes de Panikkar : " Pluralism presupposes only a radical relativity underlying all human constructs and at the bottom of reality itself. "
Et si une telle affirmation revient à briser le " colonialisme culturel " dont lOccident fait montre, leffet " destructeur " ne se révélera point recherché pour lui-même mais pour la portée salutaire quil recèle parce que ce colonialisme empêche une démarche pleinement scientifique. Partant, il retarde le changement de paradigme dont la théorie occidentale du droit occidental a besoin pour mieux refléter le phénomène juridique tel que ses acteurs le pratiquent en Occident déjà.
Il y a là un enjeu éminemment épistémologique, que le droit international privé (et la démarche comparatiste qui lui est intrinsèquement liée) assume également et de manière tout à fait explicite pour ce qui concerne le réflexe cognitif (et psychologique vraisemblablement), la Vorverständnis consistant à recevoir pour " supérieur " son porpre système juridique. Cette position, appelée " lex forisme ", nous semble parfaitement succomber à la tendance à prendre pour universelle à tout le moins en termes de ce qui " devrait être " - nos propres conceptions, travers que dénoncent les (certains) anthropologues, à lexemple de Eberhard, qui plus est à loccasion dune notion qui paraît à lévidence trompeuse précisément univoque et universelle, humankind : " the reference being our own values and conceptions, implicitly the othersvalues and conceptions are in fact constructed as hierarchically inferior. "
Plusieurs références seront ainsi faites au droit international privé pour illustrer le " lieu " doù nous avons tiré nos réflexions épistémologiques et sémiotiques qui, par cette branche notamment, révèlent bien leur ressort, figure de pensée également centrale en anthropologie : laltérité.
Sil y a lieu de se garder de lunivocité, du sens unique, nous venons de le voir, succomberons-nous au vertige inverse de léquivocité, là où disparaît toute " langue commune ", spirale infernale dans laquelle lhomme aime à soublier pour ne point trop avoir à réfléchir sur et à lui-même ? Kundera y répond de manière puissante et dérangeante.
Toute activité humaine serait-elle frappée au sceau de la pure idiosyncrasie, solipsisme que les modernes (Occidentaux), à linstar de Descartes, voulurent pourtant étendre au monde en affirmant par le biais de quelque nature homogène que du singulier on pouvait aisément conclure à luniversel ?
Le droit, tel que léclaire notamment lanthropologie juridique répond sans ambages que non. Le Roy naffirme-t-il pas que la première tâche de lanthropologue consiste à construire des comparables ? Donc il y a un travail, une élaboration mais également des comparables (donc des entités donnant potentiellement lieu à comparaison : " -ables ") !
Si la pure équivocité est demblée écartée, nen restent pas moins de colossales différences entre les systèmes juridiques, qui ne sont au reste que le reflet de phénomènes juridiques différents, partant de vision du monde différentes ; en bref de conceptions divergentes, dune société à lautre, du " rapport qui lie une société à son univers ".
On rejoint par là la sémiotique, lun des objets principaux de nos réflexions en droit, laquelle révèle au principe de la catégorisation humaine différenciée des réalités précisément ce " rapport qui lie une société à son univers " qui, conséquemment, interdit de concevoir la supériorité de lune de ses catégorisations sur les autres : elles sont intrinsèquement différentes. Eco la rappelé (car il sagit dexemples classiques), les concepts de "neige" ou de "chameau" répartissent leur centre et périphérie tout autrement dans les cultures connaissant des dizaines de signifiés différents pour chacun de ces champs de la réalité ou seuls quelques uns, voire un seul, comme dans la nôtre : " les Esquimaux ont une riche batterie de termes pour définir la neige, suivant les interactions quelle a avec les exigences de leur survie. Ils " voient " donc des objets différents là où nous nen percevons quun [ ]. Il nest guère utile de se demander qui a raison, de nous ou des Esquimaux. Disons simplement [ ] que les deux cultures segmentent et organisent différemment le continuum de la matière, en privilégiant du coup certaines propriétés par rapport à dautres. "
Certes faudra-t-il encore ne point sillusionner sur la nécessité, à tout le moins dans un premier temps, darrêter, plus exactement de discerner, le référentiel cognitif et axiologique à partir duquel sentreprend la démarche délaboration des comparables : on compare toujours à partir de quelque chose de connu. Mais dun connu pour " aller vers " quelque chose, ce quelque chose rétroagissant à son tour sur le terme de départ.
Cest sous le terme d " équivalences fonctionnelles " que Vachon décrit le ressort de lapproche diatopique et dialogale. Mais quest léquivalence fonctionnelle sinon, dun point de vue sémiotique à tout le moins, une analogie cest-à-dire une proportion a/b = c/d. Aussi Vachon, nous semble-t-il, compare malgré ses affirmations de conclusion que le pluralisme ne procède pas du droit comparé ; comment trouver sinon ces équivalences ? Nous adhérons pourtant pleinement à la position de lauteur en y lisant moins la rejet absolu de la démarche comparatiste il faut bien commencer à partir dun topos, lieu ! que la dénonciation des insuffisances de la méthode classique du droit comparé, laquelle se contente souvent des apparences, en usant de schémas danalyse préétablis comme " droit écrit " ou " propriété privé " ou " droit absolu ", empruntés à la lex fori dirait le privatiste et en ne remettant point en discussion la conception originelle du for qui nest pourtant que le point de départ de la comparaison et non son terme. Alliot le résume magnifiquement pour le domaine de lanthropologie juridique (comme du droit comparé) telle que pratiquée par bien des Occidentaux : " ils rapportent au seul Droit officiel de leur pays aussi bien la réalité de ce pays que celle des autres. ". Une analogie avec la neurobiologie de Vincent révèle immédiatement tout le caractère choquant, manipulateur de ce procédé : " Mais sous le prétexte que les nageoires latérales de la baleine et les ailes de loiseau sont homologues, doit-on chercher à tout prix à faire voler les baleines ? "
La raison ultime, et très convaincante, quavance Vachon à linsuffisance de la démarche comparatiste classique est quelle procède du seul logos sans senquérir le moins du monde du mythos à partir duquel pourtant se dit linstitution objet de la comparaison. En ce sens, il faut substituer au multiperspectivisme dont elle procède un dialogue entre cultures. La sémiotique juridique que nous avons défendue ailleurs franchit un pas, important déjà, fût-il insuffisant encore, en ce que la figure de l " ana-logie " dont nous faisions usage sentend du " vrai-semblable " (et non de la vérité), marquant par là une certaine distance davec le logos tel que reçu dans lesprit occidental dune société technico-scientifique (dapparence au moins).
En dautres termes, prévalaient dans nos analyses la notion dacceptabilité qui va bien au delà, plus exactement en deçà, de ce qui se donne " immédiatement " à lesprit, ce que résume Eco de la manière suivante, se référant au Stagirite : "Aristote savait pertinemment que le paramètre de l'acceptabilité ou de l'inacceptabilité d'une histoire ne réside pas dans l'histoire elle-même, mais dans le système d'opinions régissant la vie sociale. Pour être acceptable, l'histoire doit donc paraître vraisemblable, le vraisemblable n'étant autre que l'adhésion à un système d'expectatives habituellement partagé par l'auditoire."
Cest là dailleurs lune des caractéristiques majeures de lapproche diatopique et dialogale que dobliger le juriste à traverser les apparences, celles du logos en particulier ce que la prise en considération de lacceptabilité réalise pour partie en ce quelle procède davantage du mythos que du logos pour atteindre les représentations profondes qui permettent à celles de " surface " non seulement dêtre exprimées mais surtout dêtre exprimables.
Or, il savère que les juristes occidentaux nourrissent une inclination habituelle à se contenter des effets pris métonymiquement pour le tout et dy confiner leur réflexion. Nous lavons relevé dans le cadre de la démarche comparatiste mais le phénomène est plus étendu et se reflète dans la notion de " titre ", simple effet de la " mesure " en bonne doctrine (et logique) et pourtant volontiers considéré comme le tout du " droit légal ". Vachon y dénonce à juste titre une conception homocentrique du monde social, plus grave encore une manière d" individualo-centrisme ", pensons-nous, en ce que les droits appartiendraient à lindividu comme tel au lieu de découler de la nature de sa relation à lautre, par où se retrouve le solipsisme moderne.
Or, la mesure savère indispensable, non seulement pour comprendre lélaboration de la commensurabilité avec lAutre, comme en droit international privé linstitution juridique étrangère quil faut accueillir dans lune des catégories du for, mais aussi et surtout dun point de vue épistémologique afin de rendre compte du droit en acte ou Effectuation. La mise en formes de la relation juridique cest-à-dire sa Présentation - dont le " titre " constitue le parangon - suivant les canons de la logique formelle est devenue si habituelle une seconde nature - que lon finit souvent par prendre cette Présentation le résultat reconstruit - pour le droit tel que pratiqué la démarche effective-, effectué par les acteurs, lesquels alors, bien que porteurs des titres, perdent toute pertinence dans et pour la " vie " du droit, son exercice.
La focalisation sur le titre a en effet pour équivalent, en termes dorigine du droit, la centration sur les seules sources formelles, la Loi singulièrement, obnubilation qui précipite la disparition des acteurs dans le phénomène alors très formalisé quest devenu le droit, loin de toute Effectuation. Rappelons simplement ici les difficultés à concevoir un pouvoir normatif en le chef du juge on demeure cloué au dualisme Loi puis application, sans rétroaction possible -, le peu de cas fait à la doctrine comme source du droit et la condescendance à peine contenue à légard des modes alternatifs de résolution des conflits, alternatifs donc non canoniques.
Pour conclure concernant le " titre ", sa précellence en droit occidental, ramassée dans les termes de lanthropologie en " Droit officiel ", biaise gravement notre ouverture à laltérité, dont il est superfétatoire de montrer quelle est aujourdhui plus nécessaire que jamais dans nos sociétés multiculturelles : " tout rapporter partout au pouvoir, à léchange ou au partage, cest sassurer quon passera à côté de ce qui fait loriginalité dune société. "
Que ce soient les équivalences fonctionnelles ou le titre-résultat dune mesure, à savoir une figure du métadroit et une figure du droit, elles tendent à remettre au premier plan la primauté de la relation sur les pôles, parce que les pôles se constituent dans et par la relation bien plutôt que linverse. Du point de vue de la cité (quelle que soit létendue de la polis) se marque ainsi la primauté " ontologique " du tout sur lindividu. Pareille primauté nest point ignorée des philosophes occidentaux contemporains, à lexemple de U. Eco pour la sémiotique et de H.-G. Gadamer pour lherméneutique. Pour nous en tenir à deux seuls points concernant ce dernier, nous rappellerons la formidable restauration de la force constructive de la tradition, ensuite de la restitution du préjugé (Vorverständnis) à sa nature de condition de possibilité du comprendre, en particulier de la connaissance de laltérité. En effet, les préjugés ayant partie liée avec la tradition - par le biais de la doxa, de lintertextualité, des habitudes cognitives et plus généralement culturelles -, les redressant, il fallait également rétablir la tradition en sa portée cognitive bien davantage que simplement logique. Il peut dès lors affirmer, à lencontre de lAufklärung, que " la tradition aussi conserve un droit à côté des arguments rationnels, et continue dinfluencer dans une large mesure nos institutions et notre comportement. Ce qui fait la supériorité de léthique des Anciens sur la philosophie morale des modernes, cest quelle tient compte du caractère indispensable de la tradition pour fonder le passage de léthique à la " politique ", lart de bien légiférer. "
Simpose ici de rappeler lappel de Vachon en faveur dune nouvelle herméneutique. Nous ne prétendons certes pas que Gadamer aurait établi une authentique " interprétation diatopique ". Il y aurait là exagération, méprise même en ce que le projet gadamérien étudie la condition de possibilité de la conversion (le fait de se tourner vers) à lautre à partir de linamissible inscription culturelle de tout sujet et non pas le chemin comme tel vers lautre.
Si lherméneutique philosophique de Gadamer est dabord un état du topos de lappartenance à une culture, donc point (encore) une démarche " dia-topique ", elle offre déjà un très viguoureux décentrement à légard de tout éthnocentrisme, particulièrement l " occidentalo-centrisme ".
Rappelons que cette herméneutique nest pas, en effet, une herméneutique du Logos au sens de la Raison des Lumières, louvrage soppose précisément à LA méthode. Le ressort ultime de tout jugement est Geschmack (goût éduqué de ce qui convient, de lharmonie, de la congruité) et non Raison. Au reste, la Sprachlichkeit ne ressortit point à la seule linguistique mais à la philosophie bien davantage : il y a une appartenance du sujet à sa langue - sopposant à la vision moderne de lindividu solipsiste - et à la culture, ses représentations, donc ses mythes. On noubliera point en ce sens la mise en garde fondamentale et réitérée de Gadamer à lendroit de lAufklärung : quil ny a pire préjugé que de croire en être affranchi. Cest pourquoi la notion centrale de lherméneutique gadamérienne, lapplication, savère la plus difficile à comprendre avec nos lunettes rationalistes.
Comment peut-on prétendre que pour comprendre le plus adéquatement le " texte " dune tradition donnée dont le droit et ses textes légaux notamment constitue lune des expressions linterprète doit lappliquer à sa propre situation " vécue " cest-à-dire simpliquer de manière personnelle non point seulement dans lordre de lagir mais avant tout dans lordre de lêtre ? Gadamer le dit dun mot, implication, implication du sujet dans son savoir et dans la situation présente : " celui qui sait nest pas confronté à un état de choses quil ne ferait que constater. Il est au contraire immédiatement impliqué par ce quil connaît. Cest quelque chose quil a à faire. "
En découle une conséquence épistémologique des plus étonnantes dont les sciences humaines comme dures prennent de mieux en mieux conscience : le meilleur moyen de prendre distance avec sa propre tradition est de la pénétrer au plus profond, à savoir en ses " pré-jugés " ou ce qui est jugé à lavance, en " pré-vision " sans quon en ait conscience, ce qui rejoint à maints égards le mytos de lanthropologie de type diatopique et dialogal. Vachon en souligne expressément la dimension dengagement du sujet, aussi bien en son idiosyncrasie, dont la singularité invite au silence logique ou parole " sans " logos quengagement au plus profond, aux tréfonds de sa propre tradition pour permettre en fin de compte un dégagement (" dés-engagement ") à légard de sa propre culture et par là une ouverture authentique à laltérité (voir Question 2) que lon rejoint comme de lintérieur, dans les formes dune communion mythique personnelle " en se laissant personnellement interpeller ".
Droit douverture à lautre, le droit international privé, sans pouvoir sengager aussi profondément dans cette voie, en retient un peu de lesprit. Ainsi, dans lapproche dite fonctionnelle, le privatiste entend les institutions juridiques étrangères et les siennes non plus en termes de structures mais de fonctions, rapportant la fonction de chaque institution à lensemble de la société de laquelle elle ressortit. Elle permet ainsi de rapprocher donc dans une logique horizontale le mariage polygamique et celui monogamique ou la répudiation et le divorce, malgré des différences de structures notables.
Au-delà des indubitables conséquences pratiques qui marquent son ouverture à laltérité, le droit international privé par une démarche dengagement-désengagement par rapport à sa propre tradition permet une meilleure compréhension, et même une compréhension renouvelée, des conceptions du droit du for, certes avec une moindre lucidité ou distance que celle quautorise lanthropologie juridique professée au master.
Gadamer exprime de manière originale et complexe le ressort dune véritable ouverture à lautre, laquelle ne requiert aucun effacement de soi : " ce nest pas quil faille, en écoutant quelquun ou en abordant une lecture, oublier toute opinion préconçue sur le fonds et toute opinion personnelle. Ce qui est requis, cest uniquement louverture à lopinion de lautre ou du texte. Mais une telle ouverture implique toujours quon mette cette autre opinion en rapport avec le tout de ses opinions personnelles ou quon se mette soi-même en rapport avec cette opinion. "
A la faveur de laffirmation de Gadamer se découvre immédiatement la complexité, à un double titre au moins : à celui dun phénomène de rétroaction, implicite toutefois et à celui, intimement lié au premier, de limplication du sujet (voir Réponse à la Question 1). Mais point seulement du sujet prenant linitiative du dialogue mais également de celui qui est recherché, l " inter-locuteur ". Cest lun des grands mérites de lapproche dialogale et diatopique que de le rappeler dentrée cause : il faut rejoindre lautre non pas en tant qualiud mais en tant qualius.
Nos propres problématiques, ayant trait au droit international privé, en reçoivent grande lumière de par la prise de conscience dune démarche visant bien plus un aliud quun alius. Certes le droit international privé est un domaine du droit assujetti à des demandes concrètes : il est un moyen daction et non " simplement " d " information ". Il nempêche que se révèle, à laune de la distinction posée par Vachon, une certaine limitation de lobjet du droit international privé, partant de lensemble de son épistémologie, celle-ci fût-elle authentiquement orientée à lassomption de lextranéité ou extranéité juridique cest-à-dire à une forme daltérité.
Sans doute le droit international privé fait-il montre de remarquable finesse épistémologique, abandonnant par exemple une démarche centrée sur les structures pour une comparaison articulée autour de la fonction (voir Réponse à la Question 1), associant avec subtilité les extranéités de système et de valeur.
Très souvent encore cet " autre " demeure un ordre juridique étranger cest-à-dire un corpus de textes et de pratiques donc un ensemble de données " objectives " que lon peut plus ou moins aisément manipuler ; en bref, un aliud et non un alius.
Mais la connaissance dautrui en tant quelle touche des personnes nous remet inmanquablement en cause nous-même car le autre-personne (le " autre " en tant quil est incarné dans une personne et non un corpus) est nécessairement une instance de dialogue, alors quun corpus de données demeure quelque chose dextérieur à nous, de manipulable, contrôlable, sélectionnable selon nos propres et exclusives vues. La présence, en le chef dune personne, de laltérité rend ainsi lassomption de lextranéité infiniment plus complexe. Alliot nécrit-il pas " Qui refuse de se voir saveugle sur les autres. Qui sait regarder autrui le découvre aussi en lui-même " ?
Il y a là incontestablement, fût-ce de manière très abstraite, une expression de la condition de possibilité de lélaboration des comparables. Cette dernière notion appelle simultanément laltérité et le semblable, du même (non au sens didentique mais de fonctionnellement équivalent) et de lautre, simultanément, ce que traduit la notion danalogie (voir Réponse à la Question 1).
Dun point de vue sémiotico-épistémologique, lanalogie soppose à lunivocité, tour desprit qui ne connaît que du même (généralement par mode de réduction de lexistence à lessence ou eidos Idée, à lexemple topique de lidéalisme cartésien pour les Modernes (occidentaux)).
Sesquisse en ce dernier point lopposition fondamentale entre une épistémologie juridique capable douverture à lautre et une épistémologie juridique qui, ignorant laltérité comme telle, ne voit en lautre quun " différent " quil sagit d " a-similer ", non nécessairement par dessein politique mais par indigence épistémologique.
Lanthropologie juridique dessine son plein relief à lopposition entre métaphysique de lunivocité et métaphysique de lanalogie, en révélant les liens intimes entre altérité et complexité, confirmant par une voie originale et donc de nouvelles perspectives, spécialement du point de vue du droit international public comme privé la différence de tour desprit entre le compliqué et le complexe.
En dautres termes, les choix philosophiques de la modernité, à savoir une conception foncièrement analytique des réalités, focalisant sur les éléments dun système, sur ses pôles, oubliant quelque peu les relations, favorise lhomogénéité, la répétition, partant ne prête guère loreille à lhétérogénéité, à laltérité.
Semblable conception polaire au sens de qui focalise sur les pôles au détriment de la relation privilégie immanquablement le sujet solipsiste et, en termes juridiques, le porteur de droit sur la relation à lautre que le droit a charge dassumer. Cette tendance à la surdétermination du sujet fut, sous langle de la philosophie politique, renforcée par le mythe du contrat social présupposant des pairs, selon la condition homogénéisante de la synallagmaticité et le développement incessant des droits subjectifs, réciproquement.
On a pu affirmer ces derniers absolus cest-à-dire ne souffrant aucune limitation, pensée qui ne peut avoir cours que dans une conception polaire, laquelle est capable de construire un pôle seul, séparé des autres ; ce nest pas le cas du phénomène juridique pensé comme relation, celle-ci exigeant au moins deux pôles, ne serait-ce que pour exister. Le " séparé des autres " traduit le " absolu " des philosophes, la condition de lindividu moderne qui, fort de sa " liberté négative ", reçoit tout " devoir " comme hétéronome, de lordre de la contrainte, obstacle à sa pleine liberté, diminution de son pouvoir-potestas.
Or que nous enseigne à ce titre lanthropologie du Droit ?
Que lOccident a manifestement perdu le souci de léquilibre dont témoignent les archétypes Chine ou Afrique, par exemple. En dautres termes, que les droits vont naturellement de pair avec des devoirs. Avoir perdu ces derniers témoigne de ce que nous avons, sous couvert dégalité-homogénéité, perdu la figure de laltérité, le visage de lautre ; en bref, le droit comme relation.
En approfondissant la cause philosophique de cette perte, nous découvrirons, plus avant le lien entre altérité et complexité tel que nous le donne à voir lanthropologie juridique.
La mise à lécart dune physique qualitative au profit dune physique quantitative au XVIème siècle, parallèlement, au plan politique, lérection dune égalité formelle des individus, désormais accidentellement citoyens, traduisent linfluence dominante, quasi exclusive, dun paradigme analytique dont la pensée cartésienne du compliqué à décomposer en parties " atomiques " constitue le parangon.
Pareil tour desprit cartésianiste (qui ne se confond point nécessairement avec la pensée de Descartes lui-même) aboutit irrémédiablement à lhomogénéité en ce que les parties participent au tout selon le même titre, tout qui nen est jamais que la somme, la pure résultante, sans égard pour les (éventuelles) qualités émergentes, sans sauts qualitatifs entre elles et lui.
Dans le domaine de la physique, lhomogénéité se traduit par force. Son équivalent dans le domaine de la philosophie politique est pouvoir. Dans les deux cas, il sagit du même genre de causalité (" homo-gène "), le seul désormais à être reçu pour scientifique, la causalité efficiente ou potestas : potestas dun mobile, énergie potentielle de la bille sur le plan incliné, puissance du souverain, pouvoir du peuple (comme ensemble dindividus).
Malgré ces termes semblant traduire une conception dynamique du réel, le règne exclusif de la causalité efficiente, dans son homogénéité même, interdit de concevoir tout dynamisme au sens de changement qualitatif, lequel requiert une pluralité de genre de causes, dans le langage aristotélicien - le plus commun aux Occidentaux mais sans quil y faille lire une quelconque prétention ontologique soutenons-nous les causes matérielle, formelle, efficiente et finale. Nous sommes bien dans une épistémologie statique, pôlaire, monopolaire ou unilatérale donnant à voir un certain caractère primitif, " simpliste " pour provoquer dans la conception occidentale du droit, sur laquelle nous nous concentrons désormais.
Alliot présente trois instances de cette unilatéralité, à savoir la non nécessaire présence de lautre pour parler de droit : commandement, respect de la règle et loi a priori. Seul sur une île, affranchi de toute altérité, ces trois instances nen demeureraient pas moins valables Cette simplification des réalités sociales parallèle au triomphe du mécanisme en physique, par décision de non-pertinence des frottements ! - prend la forme dun idéal de similitude ou règne sans partage du " même " : a priori, la loi ne peut être que la même pour tous ; le respect de la règle sentend de la conformité des comportements à son modèle, " con-formité " donc même forme ; commandement, lequel, dans la pure verticalité de son assujettissement, na cure des différences éventuelles entre ses sujets.
Cest au cur de la philosophie politique occidentale cest-à-dire dans les mythes politiques fondateurs de Hobbes, Locke ou Rousseau que Alliot relève la forme la plus aboutie une manière de rapt du qualitatif par la quantitatif, un saut qualitatif cèlé de limposition du similaire-identique : ces mythes " imposent lidéal de la similitude des membres du corps social et des droits de la majorité " . Laplanissement des causalités par réduction à la seule efficiente révèle sa pleine mesure de " confusionisme " dans limpossibilité des Modernes de distinguer entre Raison et Volonté pour fondement du politique, distinction au reste privée de pertinence en ce que la causalité efficiente de lEtat sa puissance - lemporte nécessairement sur la causalité de chacun de " ses " individus. Aussi Alliot peut-il écrire : " Toute une mythologie fait apparaître aux hommes que la responsabilité de leur présent et de leur avenir nest pas entre leurs mains, mais quelle appartient à lEtat, qui, par la loi et les règles qui en sont issues, assure le bien commun et lintérêt général. Il ne le fait pas de façon arbitraire, mais, tel Dieu qui ne peut que vouloir le bien, conformément à la Raison, à la volonté de la Nation ou aux lois de lHistoire. "
Faut-il alors sétonner que le droit à loccidental " atténue les différences qui font loriginalité des groupes et la personnalité des individus ", en dautres termes leur hétérogénéité ?
Il sied donc de retrouvber cette hétérogénéité, de comprendre que tout ce qui contribue à un phénomène ny participe pas (à tout le moins pas nécessairement) selon le même titre, quantitativement, nous invitant à retrouver une démarche holiste. Par exemple, à lopposite dun certain positivisme réduisant le droit à la seule loi, comprendre que le phénomène juridique est aussi pénétré de rites, de forces de linvisible, de gravité magique, au moins aussi efficaces que les méthodes " rationnelles " pour surmonter les conflits. Or cest précisément à un tel type de démarche holiste et complexe, puisquayant à articuler une pluralité de genres de causes différents, que conduit lapproche dialogique et diatopique.
Nous en rappelerons deux éléments seulement qui, tout en explicitant par le biais de lanthropologie du Droit le lien entre altérité et complexité, dévoilent deux graves insuffisances de la démarche analytique. En premier lieu, la nécessité de dépasser la logique institutionnelle ensuite de laquelle " there is an abstraction of Law from the real contexts and it is seen as something preexisting to the situations to which it has to be " applied " ". Eberhard a fort justement pointé la faiblesse épistémologique de la conception analytique pour laquelle le contexte ne revêt aucune importance. En termes sémiotiques, la pragmatique napporte rien à lensemble syntaxe-sémantique apte à lui seul à décrire tout lunivers. Elle ne fait que sy " sur-ajouter ", l " exemplifier " ; en langage philosophique, le contexte nest quun accident. Dans une conception holiste et dynamique, le contexte, au rebours de la vision analytique, exerce, " par-fait " lentité ou linstitution étudiée. Nous rejoignons par là une autre caractéristique de la complexité : lexistence de propriétés émergentes. Le contexte, en effet, souvent " open new vistas not logically implied in the premises. " Les prémisses ne sont jamais que des " pré-misses ", contiennent un effet danticipation ou dhypothèse que seul le contexte permet dexhausser au rang daffirmation : le contexte est le lieu même du " trial/error " donc autant de la démarche scientifique (du point de vue du logos) que de toute démarche de connaissance authentique de lautre dont le respect exige quelle se développe de manière inductive, dût-on aborder la culture étrangère point franc de toutes Vorverständnissen.
Aussi devient-il aisé de comprendre que lappréhension authentique de lautre en tant que autre, de laltérité entraîne nécessairement la complexité.
Cette complexité est plus évidente encore avec le fait que le véritable dialogue " dialogal et diatopique " appelle lassomption de conditions, de " données " inexprimées voire impensées et en cela se révèle aussi de lordre dune pratique, et même dune pratique personnelle, combien éloignée dune vision abstraite, exclusivement logique, méthodique et institutionnelle, différence de tour desprit jusquà lengagement de tout lêtre : " le chercheur [ en anthropologie juridique] est impliqué non seulement dans les mécanismes de son intellect, mais dans son corps et son affectivité ".
La confirmation la plus éclatante et par là conclusive de cet " article " - de la complexité dans ses liens avec laltérité est la conception des rapports entre logos et mythos, laquelle rejoint ce qui, précisément, fait lêtre au sens plein du terme dans la pensée aristotélicienne : lâme et le corps y forment une unité substantielle de deux réalités distinctes mais sépérables quintellectuellement (distinction de raison raisonnée) et non point existentiellement (distinction réelle). La conscience de cette formidable intrication augmente sans doute la complexité du réel mais donne à laltérité son authentique valeur de partage : il y a là quelquun, impliqué dans sa personne, qui va vers un alius, éclairé du sourire des différences : " Lincommunicabilité relative nautorise certes pas à opprimer ou détruire les valeurs que lon rejette ou leurs représentants Elle peut même représenter le prix à payer pour que les systèmes de valeurs de chaque famille spirituelle ou de chaque communauté se conservent. "
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