Aux côtés de Michel Alliot
sur la pente savonneuse de la définition des droits
(texte paru dans Étienne & Jacqueline Le Roy (éds.), Un passeur entre deux mondes, Paris, Publications de la Sorbonne, 2000, 87-97)
Jacques Vanderlinden
Agrégé des facultés de droit, Michel Alliot est, au premier regard, un juriste. Mais il est issu dune filière qui a donné à la science juridique nombre de ses fleurons hétérodoxes. Sont-ce dailleurs vraiment des juristes -- un vrai de vrai ne peut être, en parfaite orthodoxie, que civiliste ou publiciste -- ces hommes qui ségarent dans un passé plus ou moins lointain où il est permis de se demander si LE droit est encore ou plutôt était déjà en lui-même tel que léternité le change ? Aussi comprend-t-on que, dès 1953-1954, le jeune agrégé publie dans lAnnée sociologique plutôt que dans lune quelconque des revues générale ou trimestrielle. Sous le drapeau de la coutume et du mythe, Michel Alliot sétait engagé sur la pente savonneuse dune autre définition du droit que celle de Capitant dans son Vocabulaire juridique. Trente-cinq ans plus tard, cette proposition, "Dis-moi comment tu penses le monde : je te dirai comment tu penses le Droit", ferme la boucle. Bien quayant horreur du raisonnement circulaire, cest au long de cette boucleque je voudrais voyager aux côtés dun ami de longue date, de ce passeur entre les mondes du droit, qui na cependant rien du "nocher infernal".
Je viens dévoquer les mondes du droit et Michel Alliot na pas peur dinvoquer le Droit (mit einem grossen D, comme diraient nos collègues germanophones). Or sil est bien , entre nous, un point commun, cest celui dêtre conscients que jamais nous ne satisferons notre appétit pour les droits, si nous ne commençons pas par nous faire une certaine idée du droit. Disciple dHenri Lévy-Bruhl, ce nest en effet pas tant le droit qui intéresse Michel, que les droits. Il ne sest donc jamais fort soucié, pas plus que moi dailleurs, de consacrer de volumineux écrits à ce quil entend par lobjet même de sa quête. Et sans doute, servi par une remarquable intuition, a-t-il toujours réussi à nous fasciner par sa pénétration au plus profond de mondes multiples; dautres hésiteraient à sy aventurer se demandant sils relèvent bien de leur propos ou, pire encore, refuseraient de le faire au nom dun relativisme qui aboutit à la négation même de lappréhension de lAutre dans son éventuelle dimension juridique.
Arrivé à ce point, un mot de clarification est indispensable. Je suis : historien du droit par nécessité afin de réaliser un compromis entre un amour de lhistoire et la volonté dun père qui, faute de me voir ingénieur ou médecin, acceptait , à la rigueur, que je sois juriste; comparatiste dans lâme depuis que René Dekkers mouvrit, il y aura bientôt un demi-siècle, les portes de la comparaison des droits; anthropologue du droit par accident dès lors quArthur Doucy, directeur de lInstitut de Sociologie de lUniversité libre de Bruxelles, crut que mon intérêt pour lhistoire et la comparaison faisait de moi un parfait chercheur en vue dexplorer le monde de la coutume africaine. Jai, comme Michel sans doute, davantage côtoyé les droits que la juristique, même sil mest arrivé de my égarer, le plus souvent pour de tristes raisons matérielles. Comme lui, pendant longtemps, je ne me suis pas posé de questions sur la nature du droit. Au cours de ces dernières années toutefois, en raison dun intérêt croissant pour le pluralisme juridique, je me suis trouvé confronté au défi que me lançaient dune part les positivistes, défenseurs ardents du seul droit étatique et dautre part quelques anthropologues culpabilisés par leur appartenance à lespèce "colonialiste" et, apparemment, incapables dassumer leur passé. Je me suis donc résolu à mengager sur la pente savonneuse dune définition du droit.
Confronté à une position extrême qui confère au seul État, au sens moderne du mot, la capacité de produire, à travers ses organes (ou à travers dautres quil reconnaît), ce quil est convenu dappeler le droit, je me trouve demblée, en tant quanthropologue, historien ou sociologue, mais aussi en tant que juriste, confronté à des phénomènes de la vie sociale-- quelle soit celle dans laquelle je me meus, celle des peuples du passé ou enfin celle des peuples autres -- dont, intuitivement, jai le sentiment quils sinscrivent dans ce que je pourrais, sans inconvénient majeur, appeler un concept de droit. Faute dailleurs de ladmettre, je me trouverais réduit dune part, au niveau de la sociologie de mon propre système, à parler de non-droit pour qualifier ces phénomènes, dautre part, au niveau du passé et de lAutre, à conclure souvent à linexistence du droit.
Admettant, dès le départ, que toute science est le fruit dune culture en un lieu et un temps, le fruit d"univers mentaux" spécifiques, propres autant au chercheur quà la société dont il est issu, tout concept est éminemment relatif. Il constitue une hypothèse qui ne tire son intérêt que de son instrumentalisme dans lapproche de ce que nous nous plaisons à appeler le réel. Pour le comparatiste, comme pour lhistorien, il est utile en ce quil laide à baliser le champ de son investigation et aussi, par un processus dialectique, à infléchir éventuellement son hypothèse de départ. Il nen demeure pas moins son construit personnel, qui peut parfaitement être différent de celui dautres chercheurs du même monde et, a fortiori, de celui de ceux quil observe, quils appartiennent aux mondes du passé ou de lAutre. Cest donc à un construit, le mien, que je mattacherai tout en le confrontant à celui de Michel Alliot.
Demblée, nous sommes, lui et moi, fort différents. Formé à une école pour laquelle le mythe constitue un élément essentiel des cultures, mon ami donne le ton dès son premier article. Il y pose en point de départ que la coutume, équipollente au droit (les sociétés africaines "ne connaissent que la coutume" ), "ne se survit pas sans un mythe qui la supporte, qui la justifie et qui lexplique". Bien quayant eu le privilège de rencontrer et davoir quelques entretiens particulièrement féconds avec Henri Lévy-Bruhl, je nai pas eu le privilège dêtre son élève. Mon approche de lAutre sest donc effectuée de manière totalement empirique sous légide de lécole anthropologique anglo-saxonne telle quelle sincarnait, il y a cinquante ans, dans les Notes and Queries in Anthropology et aussi dans le Law of Primitive Man dE.A. Hoebel. Mon approche du paysan zande a, dès lors, été essentiellement pragmatique. Je mintéressais à des mécanismes juridiques de sa vie privée et publique et peu mimportait le mythe fondateur de sa pratique quotidienne.
Jobserve donc le phénomène juridique et particulièrement la coutume à travers le comportement quotidien de lindividu en tant que membre dune collectivité qui limite et est imitée. Jai, en outre, tendance à croire quentre le niveau du droit en action et celui du droit comme lhomme le pense ("Dis-moi ...") ou encore ses fondements profonds au niveau du mythe, se situent un nombre variable de paliers dans la démarche anthropologique qui suffisent à mon bonheur et, surtout, satisfont le sens aigu que jai de mon incompétence; je ne suis pas Michel Alliot et napparaîtrai sans doute jamais que comme un dilettante face à un maître. À supposer dailleurs que me vienne lidée folle de me comparer à lui, jaurais, au moins, la consolation de le rejoindre dans le rejet des universaux explicatifs. Je souscris sans réserve à son jugement selon lequel "on ne peut nier lampleur des vues que le marxisme, le structuralisme ou le jusnaturalisme [et, me permettrais-je dajouter, bien dautres "jeux de lesprit" dont la dénomination se termine, elle aussi, en -isme] présentent de la société en général et du droit en particulier". Mais je ne suis pas prêt, pour autant, à les remplacer par le "mythisme".
En outre, si jinscris les droits auxquels nous nous intéressons lun et lautre dans les systèmes "coutumiers", cest toujours dans une perspective comparative fondée sur les modes de production du droit et attribuant à lune ou lautre source une place prépondérante dans un système qui contient également dautres sources. Je ne pense pas quil existe de systèmes juridiques caractérisés par le monopole dune source; Hoebel la parfaitement montré dans le chapitre de son ouvrage quil a consacré aux Indiens des Plaines. Sans doute vivent-ils dans une société que lui, comme moi, appelons volontiers coutumière; mais ils nignorent pas pour autant la jurisprudence ou la loi, sans oublier la doctrine. Sans doute ne distinguent-ils pas entre les producteurs ou entre les sources du droit. Mais quimporte. Si, comme je lai proposé, lanthropologie juridique est la science de la coutume, elle nexclut pas pour autant lexistence dautres sources du droit et donc leur appréhension, leur transfert et leur comparaison, sans oublier leur compréhension.
Pour Michel Alliot, le droit semble être une évidence, voire lun de ces universaux quil rejette si clairement par ailleurs : "aucune société nignore les régulations de type juridique". De ce droit, il a certes une vision claire et tout à fait classique en ce qui concerne "nos" sociétés, celles dites occidentales contemporaines. Cette personnalisation implique que le droit est différent dans dautres quil qualifie de manière tout aussi classique dans le langage de son temps: elles sont "coutumières", "traditionnelles" ou encore "primitives", ce qui, je lavoue, me chagrine un peu. Je me console en constatant que dès 1984, en ce qui concerne lAfrique, il se rallie à la terminologie que javais proposée et fait adopter un an plus tôt en acceptant de traiter des droits originellement africains.
Dans "Anthropologie et juristique", il écrit que son analyse du phénomène juridique dans son universalité "conduit à une définition [le mot est lâché] extensive du phénomène juridique" en qui il voit lorigine du droit. La distinction, à supposer quon ladmette, nous renvoie donc à la définition du juridique, cest-à-dire, si jen crois Paul Robert, "ce qui a rapport au droit"; la boucle tautologique est ainsi bouclée, mais quimporte. Notre ami va progresser en deux temps, à sept ans dintervalle. Dabord dans "Genèse et permanence" : "Jidentifie le droit avec le contrôle social dactes ressentis comme susceptibles de mettre en péril la vie du groupe". Ensuite dans "Anthropologie et juristique". Le droit serait alors "le couple indissociable constitué par les pratiques et consensus dune société dans les domaines quelle considére comme vitaux". Et Michel poursuit, très justement : "Ainsi défini, le droit nest lié par nature ni à lexistence dun État, ni à la formulation de règles , ni à la reconnaissance de sa rationnalité". Nous y voilà. Dautant plus quil établit, à loccasion de son deuxième essai, un concept qui, sans viser uniquement "le droit des cours et manuels de droit français ... ne lignore pas non plus." Telle est bien mon ambition, même si jai manifesté, précédemment, le souci de très prudemment qualifier lexercice auquel je me livre, puisquaussi bien je ne me sens pas investi de lassurance qui est celle de notre ami.
La définition -- puisquil faut lappeler par son nom malgré toutes les réserves que lon peut formuler à son égard -- de Michel Alliot tient donc dans cinq éléments : une volonté de contrôle, une intervention de la société en tant que telle, des pratiques, un consensus au sujet de ces pratiques et un domaine particulier dans lequel les unes comme lautre se manifestent : les intérêts vitaux de la société en cause. Au sujet de deux dentre eux, notre accord est presque complet. En ce qui concerne les trois autres nos chemins se séparent. Commençons par le plus aisé : nos points de convergence.
Le premier concerne le rôle de la société en tant que telle dans le phénomène juridique. Sans quil soit besoin dune institutionnalisation particulière des acteurs participant au processus juridique, celui-ci revêt une importance telle que la société en tant quentité distincte de la somme de ses membres, éprouve le besoin de sen soucier. Comme Michel, jai commencé par rencontrer Rome et la maxime "De minimis non curat praetor". Je lai retrouvée chez les Zande, au tout début de ma carrière, dans un jugement déjà maintes fois raconté ou cité. Lépouse dun mariage polygyne était venue se plaindre devant le chef de village de ce quaprès avoir sacrifié au devoir conjugal, son mari la renvoyait immédiatement dans sa case sans prolonger leurs ébats de manière particulièrement tendre. Le chef, mais aussi tous les habitants présents à ce déballage de secrets dalcôve, lui répondit, fort du consensus de lauditoire, que certes son mari nétait pas le meiller des hommes et que son comportement nétait pas à encourager au plan de lharmonie conjugale. Mais que dautre part, sil y avait peut-être là de quoi fouetter un chat, il ny avait en tout cas pas matière à porter le litige devant lui. "De minimis ..."
Le droit occupe ainsi une place privilégiée dans lorganisation de lexercice du pouvoir; je dirais quil est le pouvoir social par excellence. Sans doute ne le cède-t-il quau sacré avec lequel il tend parfois, erronément selon moi, à être confondu, même si le sacré le sous-tend parfois. Le droit se reconnaîtrait donc au fait que des structures de pouvoir, quel que soit le niveau auquel elles opèrent -- État, ethnie, clan, lignage, association, corporation, groupement plus ou moins organisé -- et quels quen soient la nature, létendue ou le degré dinstitutionnalisation, interviennent, dune manière infiniment variable, au stade ultime de la mise en oeuvre dun processus. Le droit met en jeu la société en tant que corps constitué en tant que détentrice dun pouvoir. Est-ce à dire, pour autant, quelle nexerce celui-ci que lorsque ses intérêts vitaux sont menacés ? Intuitivement, je ne le pense pas. Mais peut-être faudrait-il procéder à un examen systématique de tous les cas dintervention (et de refus dintervention) dune société particulière pour déterminer sils se rattachent ou non à un besoin vital. Le critère proposé par Michel me paraît, à tout le moins, rendre le départage plus difficile à opérer que celui que je propose et qui relève de lobservation directe des mécanismes sociaux.
À ce propos, afin dêtre parfaitement clair, un double caveat est indispensable.
Le premier tient à la notion même de société, "état particulier à certains êtres, qui vivent en groupes plus ou moins nombreux et organisés". Nous considérons fréquemment, en tant que juristes la société quau seul niveau de lÉtat, celui que nous appelons parfois, depuis que nous avons conscience quil peut en exister dautres, dela société "globale". Or, un apport majeur de lanthropologie du dernier demi-siècle a été la mise en lumière des sociétés acéphaliques. Parmi celles-ci figurent les Tiv du Nigeria et les Nuer du Soudan, qui nont sans doute en commun que leur acéphalisme. En effet, dans lune comme dans lautre de ces sociétés globales, il nexiste aucune autorité disposant dun pouvoir de contrainte à ce niveau global. E.E. Evans-Pritchard, spécialiste des Nuer, a cru pouvoir en déduire quà strictement parler ceux-ci navaient pas de droit. Il a, à la fois, raison et tort. Si, en effet, chez les Nuer comme chez les Tiv, il nexiste pas dorganisation de la contrainte au niveau global, celle-ci existe bien à une nouveau plus réduit, celui du lignage ou du segment de lignage. Quant aux processus opérant à ces niveaux, ils se caractérisent par lexecice dun pouvoir qui sapplique au niveau de chacune des multiples sociétés particulières constituant la société globale. Lessentiel en la cause est de le chercher là où il est et non pas là où nous imaginons, au départ de lidée que nous nous en faisons, quil doit se trouver.
Le second caveat tient au constat de la multiplicité des processus dexercice du pouvoir existant dans chaque société. Certains sont fort proches du droit sans pour autant se confondre avec lui. Nombreux sont ceux qui sont diantrement plus efficace que lui et qui, éventuellement, en limitent singulièrement le besoin. On en trouve un excellent exemple, cité par Michel Alliot, dans la théorie chinoise de la primauté à donner à léducation. Comme me lapprenait déjà René Dekkers, il y aura bientôt cinquante ans : "Quand les marches de lécole sont usées et quand lherbe pousse au tribunal, le pays est en bonne santé". A contrario, le jour où les multiples champs sociétaux, dont lindividu est membre, perdent de leur pouvoir de contrainte à son égard, il ne reste plus quà lÉtat à essayer dintervenir, le plus souvent de manière bureaucratique, surabondante, anarchique, peu innovante et, tous comptes faits, peu efficace. Lexemple de lempire romain tardif et de la production juridique qui le caractérise est là pour le montrer. Je ne maventurerai pas en des temps plus récents.
Le droit nen demeure pas moins un fait social, à moins dinvoquer un ordre supérieur ou inférieur à celui de la société. Cest sans doute -- que le lecteur me pardonne dainsi mégarer dans un jardin secret -- ce qui réunit et distingue à la fois lAntigone de Sophocle de celle dAnouilh. Dans le dialogue avec Créon - coeur de la pièce - alors que la première, nous lavons vu, en appelle aux lois et décrets des dieux par dessus le droit des hommes, la seconde, sommée de désigner ceux pour lesquels elle accomplit son geste, répond : "Pour personne. Pour moi.". Si elle revendique ainsi bien haut, le pouvoir de lindividu, en tant quêtre humain, dégagé de toute sujétion par rapport aux dieux et aux hommes, de revendiquer la responsabilité de ses actes, elle ne sen situe pas moins, comme sa soeur grecque, en dehors de la cité, incarnatuion de la société. Autres temps, autres hommes, autres lieux, autres poètes.
Notre second point de convergence concerne la nature du droit : davantage que règles, il est processus. Personnellement, jutilise le terme, adopté dès 1971, de mécanismes. Sans doute, le terme processus, qui a trouvé sa consécration dans les travaux de lune des nombreuses écoles danthropologie juridique américaines convient-il mieux. Toutefois, si je me réfère, comme dhabitude, à Paul Robert, le processus serait un "ensemble de phénomènes conçu comme actif et organisé dans le temps" et le mécanisme une "combinaison, agencement de pièces, dorganes, montés en vue dun fonctionnement densemble". Lune formulation relève sans doute davantage dune lecture "sociale" du droit que lautre, mais, pour moi, elles sont équivalentes; la mienne est sans doute le fruit dune lourde hérédité : je lai dit, mon père était ingénieur civil.
Ayant ainsi emboîté le pas à mon ami au départ du chemin, je vais maintenant devoir men séparer, puisquaussi bien jai écarté trois des caractères constitutifs à ses yeux de la juridicité : dabord limpératif des besoins vitaux, ensuite le consensus et enfin -- et cest sans doute le point le plus sérieux -- le contrôle social.. Que puis-je y substituer dans notre quête commune dun terrain dexploration permettant éventuellement à la comparaison de seffectuer ? Sans doute rien de bien neuf après que tant dautres, plus qualifiés que moi, se soient penchés sur le problème. Mais quimporte labsence doriginalité. Ceci nest pas une thèse ("contribution originale au développement de la connaissance"), mais bien un hommage à un fécondeur de cerveaux, même si lhommage est modeste et le fruit de la fécondation bien sec et indigne du semeur. Cest aussi le reflet de contradictions et de perplexités rencontrées au cours dun long cheminement et que je risque demporter un jour avec moi sans les avoir résolues ou élucidées. Mais quimporte.
Commençons par lexigence que les besoins vitaux de la société soient en jeu pour quexiste le droit.
Pareille exigence introduit une hiérarchie parmi tous les besoins qui peuvent être ceux dune société : certains seraient considérés comme vitaux et dautres nauraient pas la même importance. À cette distinction, jai pu paraître prêt, en un premier temps, à adhérer. Ne lai-je pas fait, implicitement, dans le dernier chapitre de mon Anthropologie juridique, au niveau de lexplication, lorsque jai mis en lumière, en ce qui concerne certaines sociétés, ce que jai appelé limpératif de la survie, qui entraîne limpératif du maintien de lintégrité du tissu social, qui entraîne la primauté du consensus sur les solutions données aux éventuels conflits sociaux ? Cet élément dune définition ne me satisfait cependant pas entièrement. Sil sapplique en effet parfaitement à diverses sociétés, en apparence très différentes, comme les Inuit de lArctique et les San du Kalahari, nombre de sociétés auxquelles sintéressent les anthropologues possèdent, même si leur économie est demeurée au niveau de la subsistance, un droit sans que puisse nécessairement sétablir un lien entre lexistence de celui-ci et leurs intérêts vitaux. En outre, on pourrait raisonnablement sinterroger sur la pertinence de pareil élément en tant que constitutif dune définition du droit dans les sociétés dites occidentales, cest-à-dire européennes contemporaines, le droit des manuels, comme lappelle fort justement Michel Alliot.
Même si nous le suivons lorsquil développe son propos en précisant que cest "la vision quelle [la société] a du monde et delle-même qui définit pour elle les limites de la juridicité", je ne suis pas convaincu. En quoi un mythe fondateur de lOccident, comme la faute originelle, définit-il ces limites dans les sociétés occidentales contemporaines. Si on le retrouve, aussi bien dans le domaine civil que dans le domaine pénal, lorsque lun comme lautre mettent laccent sur la faute en tant quélément constitutif de la responsabilité ou de limputabilité, le droit ne se ramène pas à ces matières. En outre, lindividu ne sexpose-t-il à la contrainte juridique, en tant que distincte des autres contraintes sociales qui pèsent sur son comportement, quen cas de faute. Et inversément, le mythe ne sous-tend-t-il pas une contrainte dans nombre de situations qui, à lévidence, échappent au droit ? Tout en étant parfaitement convaincu de limportance fondamentale des mythes développés par chaque société dans la construction de son ordre interne et tout en ayant pu constater, soit directement sur le terrain, soit indirectement à travers la littérature, son inexistence dans nombre de sociétés africaines, amérindiennes ou asiatiques, je nen considère pas pour autant que le mythe définisse "les limites de la juridicité". Cela me paraît céder au "mythisme", nouveau passe-partout se substituant aux autres -ismes pour nous permettre douvrir la porte de la compréhension de lAutre. En conclusion, je considèrerais quil suffit que la société estime devoir intervenir pour que ce critère soit sartisfait; cest elle, et elle seule, qui définit ce qui est juridique.
Vient ensuite, en poursuivant ce retour sur nos pas dans la pensée de Michel Alliot, le consensus. Ici, comme dans le cas précédent, je me sens à la fois très proche et très loin de lui. Très proche, en ce sens que le consensus est de lessence même de la coutume et que je nai pas craint décrire que lanthropologie juridique était la science de la coutume. Mais jai également précisé, il y a un instant, que les sociétés qui avaient, pour mode dominant de production du droit, la coutume nen connaissaient pas moins dautres sources de droit que ce soit le commandement du chef, la décision des juges ou le savoir du sachant. Privilégier de manière absolue le consensus a en outre linconvénient de dénier tout caractère juridique aux régimes de domination subsistant essentiellement par la seule force du fusil. Cest nier également lexistence de groupes (je ne dis pas de classes, résistant à la tentation dans laquelle a succombé un autre -isme) dominants (par exemple, les vieux, les riches, les croyants ou ... les hommes) et de groupes dominés (par exemple, les jeunes, les pauvres, les athées ou ... les femmes); que signifie en effet le consensus des dominés (je nécris pas les damnés, pour ne pas ...) de la terre ? Ceci dit, vive les sociétés dans lesquelles le droit se développe sur le plus large consensus possible des populations quil régit; ce sont sans doute les seules dans lesquelles il se confond tellement bien avec les processus juridiques quils en deviennent ... coutumiers !
Reste enfin le contrôle social. Que le droit vise, dans certains cas à contrôler (jai parfois utilisé canaliser, qui me paraît moins direct et contraignant, mais qui, tous comptes faits, revient sans doute au même) le comportement des individus vivant en société, est difficile à nier. Il nest pas seul à le faire et le nombre des contrôles de notre comportement avec lesquels nous "faisons" sans nous en rendre compte est considérable. Pour se limiter à nos sociétés, quil sagisse de la contrainte que nous imposent la division du temps, les règles de la grammaire et de lorthographe, les "propositions" de la mode, les pressions du "politiquement correct", voire les "consignes" (le mot est de lui) dÉtienne Le Roy (30 000 signes; times 14, 12 ou 10 selon la nature du texte; pas de tabulation, etc.), en bref, dinnombrables choses de la vie, tout simplement, "se font ou ne se font pas". Le droit nest dans cet écheveau qui nous enserre que la pointe de liceberg et, finalement, un accessoire plus ou moins fréquenté ou utilisé selon les temps et les lieux.
Cependant, la lecture récente dun article de B.Z Tamanaha ma convaincu de linapplicabilité de ce critère à de nombreux aspects du droit tel quil se manifeste, particulièrement dans nos sociétés, bien que je me sépare nettement de lessentiel de ses conclusions. Il ma remis en mémoire mes vingt-cinq ans denseignement en première année à lUniversité libre de Bruxelles et plus particulièrement celles pendant lesquelles javais fait du pouvoir le fondement même de mes enseignements dhistoire du droit et des institutions. Bien davantage que le contrôle social, le droit nest-il pas en effet le pouvoir socialement organisé, en ce compris celui de pouvoir contrôler lautre. À ce moment, les intérêts vitaux seffacent et le mythe lui-même -- dont nous devons admettre quil nest quune création de lhomme expliquant ou justifiant des faits quil perçoit dune certaine façon -- cède le pas à la volonté de puissance, autre mythe auquel je ne souscrirai pas davantage quaux autres.
Qui dit pouvoir, dit aussi contrainte. Mais pas nécessairement, comme lécrivait Hoebel, "des dents qui savent mordre", ce qui semblerait limiter la contrainte à une menace à lintégrité physique de lindividu. Depuis la publication du Law of Primitive Man, nous avons pleinement réalisé, grâce aux travaux de nombre danthropologues sétant intéressés au droit, que la contrainte ne sexerçait pas exclusivement sur le corps. Lessentiel nest pas la sanction, mais lintervention de la société en tant que telle dans la mise en oeuvre de la contrainte, avec, entre autres, ce résultat que si cette mise en oeuvre a pour effet un dommage pour celui auquel elle sapplique, celui-ci ne sera pas fondé à en réclamer réparation. Lintervention du corps social constitué "légitimise" la contrainte, la fait entrer dans le champ du droit.
Nous voilà, à travers la conviction de la multiplicité des droits, revenus au droit dans sa singularité. Celui-ci serait identifiable dès que nous rencontrons des mécanismes de contrainte mis en oeuvre par la société elle-même afin dexercer sur ses membres un pouvoir quelle sattribue. Dans cette perspective, comme le dit si bien Michel Alliot : "Il ny a pas dopposition de nature entre les droits européens et les droits traditionnels dautres continents. Ceux qui ont opposé mentalité logique et mentalité pré-logique, droit et pré-droit, ou plus récemment sociétés chaudes et sociétés froides, ont été victimes dune illusion doptique". Et me voilà ainsi parvenu, au terme de ce cheminement très bref et peu nuancé dans sa brièveté, au bas de la pente savonneuse de ma définition -- pour ce que le mot veut dire -- du droit. Est-elle opérationnelle ? Seule la confrontation aux faits de la vie en société permettra de le dire. Car, en définitive, ce sont eux qui sont à lorigine des définitions et non le contraire. Une chose est à mes yeux certaines : grâce soit rendue à Michel Alliot de mavoir fourni cette occasion de le suivre; sil était à refaire ce chemin, à ses côtés je le referais volontiers.
Cap de Shediac, le 15 février 1998