La "rhapsodie": fécondité dune métaphore littéraire pour repenser lécriture juridique contemporaine. Une hypothèse de travail pour le champ pénal
(*)Massimo Vogliotti
Chercheur FNRS aux Facultés Universitaires Saint-Louis, Bruxelles
Chargé du cours de "Théorie du droit" à la Faculté de droit de
lUniversité du Piémont Oriental - Italie
aoab9705@cisi.unito.it(publié dans Revue Interdisciplinaire dÉtudes Juridiques,
2001, n°46, p 1-47)
Sommaire:
1. Le code jeté...
2. ...et son symbolisme
3. Le portrait officiel de lécriture du droit pénal...
4. ...et sa réalité
5. Les réactions de la communauté juridique: "hypothèses ad hoc" ou "rupture épistémologique"?
6. La "rhapsodie juridique"
7. Les vertus dun modèle décriture pluraliste du droit.
8. La "force-faible" du réseau
8.1. Les mutations des notions de fondement...
8.2. ...de limite...
8.3. ...et dautorité
8.4. La réhabilitation de la figure humaine dans le droit et le rôle central de la "paideia"
8.5. Léthique de laidos ou la "temperantia" dans la rhapsodie
9. La "fragilité forte" du droit
"Questa è la base della città: una rete che serve da passaggio e da sostegno. [...] Sospesa sullabisso, la vita degli abitanti dOttavia è meno incerta che in altre città. Sanno che più di tanto la rete non regge"(
**)I. Calvino (1972), Le città invisibili, Milano, Mondadori, 1993, p. 75
1. Le code jeté...
Le 19 janvier 2001 cinq-cents magistrats français jettent leur code pénal sous les fenêtres de la Chancellerie à Paris. Moins de deux mois après, le 9 mars, ce geste "scandaleux" est suivi dune mobilisation dun milliers de magistrats - soit environ 15 % du corps - qui manifestent devant lhôtel Matignon afin de dénoncer labsence de moyens affectés lors de lentrée en vigueur de la loi sur la présomption dinnocence() et, de manière plus générale, la dégradation de leur travail, de plus en plus conditionné par une logique "productiviste", qui leur serait demandée pour faire face à "lexplosion du contentieux"(). Au-delà des motivations contingentes, ce défilé "sans précédent dans lhistoire de la magistrature"(), qui clôt un mouvement de contestation commencé plusieurs mois auparavant, révèle dune façon évidente létat de crise profonde de la justice pénale et les malaises dune profession en quête dune nouvelle identité().
Ces manifestations, que le langage direct des médias na pas hésité à qualifier de "révolte des juges"(), peuvent être interprétées, en effet, comme une étape marquant un point significatif dans le processus de reconfiguration des rapports entre le législateur et la magistrature. Celle-ci, soumise à un programme de "stérilisation politique"() par une "mytho-logie"() qui a dominé la culture juridique continentale pendant presque deux siècles et qui a relégué le pouvoir judiciaire dans une position de subordination au pouvoir législatif(), manifeste toujours plus clairement la volonté de jouer un rôle actif de primus inter pares dans le champ juridico-politique contemporain. En Italie, cette transformation de la fonction de juger a commencé à saffirmer à partir des années soixante(). Lélargissement progressif des marges dindépendance externe et interne au corps des juges et la prise de conscience des enjeux politiques que lexercice de la juridiction implique nécessairement ont fait de la magistrature un des protagonistes de la société civile et politique daujourdhui(). Toutefois, on sait bien comment cette montée en puissance du juge - phénomène propre à toutes les sociétés contemporaines() et favorisé par le délitement des "parapluies communautaires traditionnels"() et par la crise des formes de la représentation politique - a fini par engendrer des aberrations du pouvoir judiciaire, source de graves dysfonctionnements des institutions démocratiques. Dune situation négative de déséquilibre constitutionnel, caractérisé par lassujettissement de la magistrature au pouvoir politique - et donc par linefficacité du contrôle de la légalité du pouvoir - on risque, maintenant, de transiter vers une situation spéculaire de déséquilibre également redoutable, où la position dominante serait détenue par une aristocratie politiquement irresponsable et dépourvue de ressources informatives et technico-institutionnelles pour aborder dune façon adéquate les problèmes posés par la société daujourdhui. Le péril dune "dictature de la majorité", dérive inscrite dans le code génétique de toute conception pure de la démocratie, ne ferait que laisser la place aux dangers dune "tyrannie des minorités"().
Cette inversion des rapports hiérarchiques entre ces deux pouvoirs peut être interprétée, entre autres, comme la manifestation dune logique oscillatoire plus ample, en grande partie liée à une pensée juridique moniste et fondationnelle, qui plonge ses racines dans le rationalisme moderne et dans le paradigme juridique des Lumières. Celui-ci assumait comme "théorie praticable"() la théorie selon laquelle on pouvait individuer et distinguer de façon universelle trois pouvoirs, dont lexercice pouvait être attribué à trois corps nettement séparés. La représentation en forme de syllogisme de lactivité juridictionnelle et lidéologie de la magistrature comme un corps qui peut exercer une fonction purement technique étaient le corollaire de cet imaginaire juridico-politique. Or, la pensée "simple"- binaire et "arborescente" - qui fonde ce modèle ne semble plus en mesure de maîtriser la complexité croissante et le pluralisme des valeurs à luvre dans la société contemporaine. Labsence, dune part, dune épistémologie et dune mentalité adéquates à la complexité de la réalité et, dautre part, dun système institutionnel hybride et polycentrique (réticulaire) de checks and balances, qui sachent penser et organiser le pluralisme et gérer la récursivité des relations systémiques, semble condamner lordre juridique à une instabilité continue, voire à des bouleversements institutionnels sans cesse. Dun point de vue iconographique, la suprématie actuelle de la justice (mais pour combien de temps encore?) na fait que renverser la pyramide des sources et des compétences (du législateur au juge, voire au parquet; de la loi au jugement, voire à louverture dune enquête; de la procédure législative à la procédure judiciaire, voire à la "procédure médiatique"), mais la racine pyramidale de la pensée juridique semble continuer à structurer la façon normale de penser et de représenter lordre (ou le désordre) du droit.
2. ...et son symbolisme.
Ces mutations des relations entre les différents acteurs du champ pénal ne peuvent que produire des effets sur la physionomie de lécriture juridique. De ce point de vue, le geste de jeter le code aux pieds du représentant du pouvoir politique a une signification hautement symbolique, étant donné limaginaire juridique particulier que cette forme décriture évoque. Celle-ci, en effet, se fonde sur le privilège accordé aux formes monistes dorganisation de la pensée et de la réalité(). En particulier, lidée moderne de code véhicule une conception du droit comme une uvre de raison, cohérente et complète qui, grâce à la clarté et à la précision de son langage, devrait permettre à chaque citoyen de connaître le droit en vigueur et aux juges de déduire du système de ses articles les normes pour la résolution de chaque affaire. Le droit est imaginé comme un système de règles écrites par le haut, de façon générale et abstraite, qui est censé contenir la réponse normative à nimporte quel cas concret. En cas de doute, la maîtrise de la méthode juridique offre les moyens techniques pour dévoiler le sens normatif qui serait présent ab origine. Du point de vue épistémologique, le code est fondé sur une logique de type linéaire et binaire, caractérisée par une série de dichotomies, comme, par exemple, celle qui sépare la création et lapplication du droit, le droit substantiel et le droit procédural, le fait et le droit.
Or, lacte de jeter le code par ceux qui devraient être, au contraire, les gardiens fidèles de son sens peut être pris comme lemblème de la crise (de rejet?) de cette conception du droit et du principe qui devrait régler, selon le paradigme officiel, lécriture du droit pénal: le principe de la légalité().
3. Le portrait officiel de lécriture du droit pénal...
Le principe de la légalité, selon la configuration qui trouve ses racines dans la pensée juridique des Lumières, est la synthèse de trois sous-principes desquels devrait sinspirer lécriture du droit matériel (la "réserve absolue de la loi", la "stricte légalité" et la "non-rétroactivité" de la loi pénale incriminatrice) et dun corollaire qui devrait fonder le droit procédural (le principe de la "légalité des poursuites"). Les deux premiers sous-principes doivent assurer le monopole législatif de lécriture du pénal, tandis que le troisième vise à orienter la flèche du temps de ce droit (sa temporalité est conçue comme étant réversible ou irréversible selon la signification bona ou mala de la norme pour lauteur de linfraction). Le corollaire procédural, par contre, est le mécanisme qui garantit la traduction dans les faits du monopole de la loi. Lautomatisme du déclenchement des poursuites, qui tolère, en principe, une intermédiation purement technique entre la loi et louverture du procès, et la conception déclarative du jus dicere - qui postule une formulation claire et précise de la norme (principe de "stricte légalité") - doivent assurer lidentité entre lécriture in abstracto de lincrimination et lécriture in concreto de celle-ci. Dans les cas où le droit pénal ne coïncide pas exactement avec la loi, il y a une anomalie qui doit être éliminée ou, au moins, marginalisée. Dans ce cadre, une des tâches principales de la doctrine est précisément celle qui consiste à déceler toutes les impuretés extralégislatives de lécriture du droit pénal et de les indiquer au législateur afin quil puisse purifier les textes de ces fautes lexicales.
Ce modèle scriptural se caractérise aussi par une certaine conception de lespace et du temps. Lespace juridique est organisé selon les lois de la perspective classique à un seul point de fuite, celui du législateur vers lequel linterprète doit tendre afin de pouvoir décrire, de façon objective, le droit en vigueur. Le temps se caractérise par le double registre de la durée - en principe illimitée - du texte et de linstantanéité de la création du droit (lorigine de lécriture juridique se situe à un moment fondateur "t0", la codification, suivie - exceptionnellement - dautres instants décriture qui se succèdent de façon pointilliste et linéaire: entre ces photogrammes normatifs il ny aurait quun temps passif et juridiquement improductif, consacré à la simple application ou exécution du texte).
Ce paradigme devrait assurer - et est censé pouvoir assurer - la sécurité juridique, légalité et la liberté face aux excès du pouvoir exécutif et à larbitraire des juges. Tant lécriture du droit que la sauvegarde des valeurs sont pensées de façon moniste: lune et lautre sont confiées à un seul auteur (le législateur), à un seul instrument (la loi) et à une seule procédure décriture (la procédure législative).
4. ...et sa réalité.
Or, lanalyse du champ pénal actuel semble montrer l'existence d'une modalité scripturale différente, caractérisée par une écriture à plusieurs mains et par une inversion des attributs de la temporalité du modèle traditionnel. Il apparaît, en effet, quaujourdhui lécriture du droit pénal (matériel et procédural) suit le registre temporel de la durée (voire du flux) et que la vie des textes normatifs relève de la logique de linstantanéité().
Quant au premier aspect, le monopole de la loi étatique est érodé par le haut, par le bas et de lextérieur. Lécriture pénale se présente de plus en plus comme le résultat dune uvre pluraliste, à laquelle contribuent la Constitution (dans la forme que linterprétation de la Cour constitutionnelle lui donne), les sources "régionales" (comme la compétence attribuée, en Belgique, aux Communautés et aux Régions), les actes de ladministration publique, la jurisprudence interne (doù la "découverte" et la fortune actuelle dune locution, "droit pénal jurisprudentiel" qui, au sein de la communauté des pénalistes, était considérée, il y a quelques années seulement, comme un véritable oxymore), la jurisprudence européenne (les arrêts de la Cour européenne des droits de lhomme et de la Cour de Justice) et les actes - originaires et dérivés - des Communautés européennes. En outre, si on veut analyser en profondeur le droit pénal in action, on ne peut pas négliger le rôle joué par les procureurs, mais aussi - horribile dictu - par la police, dans la configuration de l"écriture" réelle du champ pénal().
A propos du temps de lécriture, la combinaison de plusieurs éléments montre combien la formation du droit pénal se fait de plus en plus en flux. Parmi ces facteurs, on peut rappeler ici le recours croissant à la technique bien connue des normes pénales "en blanc", qui consiste à confier à dautres normes ou à dautres auteurs la tâche de compléter lincrimination ou détablir la sanction; la reconnaissance que chaque application du droit participe de façon active à la définition du champ sémantique du texte et, donc, continue luvre décriture de la norme; le recours - par la Cour constitutionnelle italienne - à la technique des "sentenze additive di principio"() et, enfin, la tendance actuelle à lemploi de modes de légiférer qui confient à dautres auteurs ou diffèrent à dautres moments la prosécution de lécriture des normes, témoignant de lincapacité du législateur contemporain à mettre un point final, au moins hic et nunc, à de nombreux textes normatifs(). Quant à lautre aspect de la temporalité du droit, lécriture juridique contemporaine est dominée par la logique de lurgence, qui pousse le législateur à écrire et réécrire sans cesse des normes dont la vie semble devenir éphémère().
Dans un tel contexte, lécriture législative - la seule légitime selon le paradigme officiel - non seulement narrive plus à répondre aux expectatives de sauvegarde des valeurs de sécurité, de liberté et dégalité attribuées à cette typologie décriture par limaginaire des Lumières, mais elle semble devenir de plus en plus une source importante dinsécurité juridique et datteintes à légalité et à la liberté des citoyens. Si, à lâge des Lumières, on songeait à mettre le droit à labri du pouvoir des juges grâce à luvre rationnelle - complète et cohérente - du code, aujourdhui il est devenu pressant de mettre le droit à labri des excès du législateur().
5. Les réactions de la communauté juridique : "hypothèses ad hoc" ou "rupture épistémologique"?
Face à cet état de crise du paradigme de la légalité, qui se caractérise par une "séparation" ("krisis") toujours plus accrue entre le modèle théorique et la réalité, deux types dapproches peuvent être proposées. La première consiste à interpréter ce décalage comme un phénomène pathologique temporaire, fruit en grande partie dune conjoncture socio-politique exceptionnelle, de lincapacité du législateur décrire des normes claires et précises ou des complots ou de la volonté de puissance de certains juges qui voudraient se substituer au législateur sur le sommet de la pyramide juridique. Ce diagnostic suggère de faire recours aux instruments conceptuels et techniques du paradigme officiel afin de rétablir la hiérarchie inversée et, ce faisant, lordre enfreint. La thérapie principale proposée consistera, donc, à réaffirmer la suprématie de la loi par une refondation du système (à travers, par exemple, une nouvelle codification qui redonne au code sa position centrale dans le champ pénal) et par une écriture plus précise des normes() (même constitutionnelles)() qui, grâce à leur rigidité et à leur complétude, puissent agir comme "limite à lactivité denquête" des procureurs(), lier les mains de la Cour constitutionnelle et des juges ordinaires (tant en ce qui concerne linterprétation des lois quà propos de lévaluation des preuves) et réduire les marges décriture confiées aux organes de ladministration publique (lidéal de leffacement de ces marges nétant pas considéré comme praticable pour des raisons de réalisme juridique).
Ce type de réponse semble se rapprocher de la stratégie des hypothèses ad hoc, par laquelle une communauté scientifique essaie dapporter des ajustements au paradigme en vigueur pour faire face à des phénomènes qui ne peuvent plus être expliqués ou prévus comme autrefois par ses lois internes(). Au lieu dessayer dinterpréter ces anomalies comme des signes de la crise du paradigme, elles sont réduites à de simples déformations contingentes du réel quil faut redresser moyennant les ressources du paradigme officiel. Cette stratégie, consistant à durcir les formes de ce paradigme afin de lutter avec force contre les anomalies et réaffirmer ainsi lintégrité des valeurs du paradigme, finit souvent par déterminer des crises de rejet et deffets pervers, qui engendrent des comportements en dehors ou contre les règles pour réagir à leur rigidité impraticable().
Loin daméliorer la configuration du droit pénal in action, cette démarche consistant à se retrancher derrière les instruments diagnostiques et thérapeutiques du paradigme officiel finit par devenir un "obstacle épistémologique"() sur la route qui devrait amener, par contre, à une organisation plus satisfaisante du champ pénal. En disant cela, on ne veut pas soutenir que le recours à des outils classiques du paradigme, comme par exemple lemploi de formes dorthopédie lexicale pour accroître la sécurité juridique, soit complètement inutile; on voudrait plutôt souligner la stérilité de cette perspective de secours, car elle est conditionnée par une épistémologie qui simplifie, dune manière qui nest plus admissible, la complexité des défis que la société pose aujourdhui au droit. Dailleurs, en ce qui concerne la sécurité juridique, il faut être conscient du fait que leffectivité de cette valeur est moins liée à la qualité littéraire des textes quaux caractéristiques des interprètes des textes. Or, étant donné le niveau de fragmentation de la société actuelle, qui se reflète dans lhétérogénéité socio-culturelle de la communauté des juristes, la valeur de la sécurité juridique ne peut que subir des restrictions(). Restrictions qui doivent être interprétées non seulement comme des faits totalement négatifs, mais aussi comme la contrepartie inévitable pour sauvegarder dautres valeurs également importantes, liées à la démocratie pluraliste.
Il semble préférable, donc, dinterpréter les mutations des formes décriture du droit pénal comme leffet de phénomènes structuraux, cest-à-dire comme une tentative de répondre à la complexité, à linstabilité et aux incertitudes de la société contemporaine(). Dans ce cadre, lécriture à plusieurs mains et en flux ne devrait plus apparaître comme un phénomène pathologique et irrationnel qui doit être étouffé par une réaffirmation forte de la logique du paradigme officiel, mais comme une réalité qui doit être prise au sérieux, évitant de sarrêter aux effets de surface pour essayer de comprendre les raisons profondes de cette typologie de production du droit. Autrement dit, il semble plus fécond dadopter une interprétation "charitable" du droit pénal in action, qui évite les démonisations inutiles et dangereuses. Comme on la vu, la stratégie opposée, consistant à refouler les formes décriture du droit qui échappent au cadre théorique du modèle officiel, finit par les laisser opérer de manière clandestine, ce qui ne peut quengendrer des effets aberrants. Le pas suivant consistera à formuler lhypothèse quune écriture en flux et pluraliste ne soit pas seulement inévitable aujourdhui, mais - si elle est gérée par des instruments culturels et techniques adéquats - pourrait se révéler même vertueuse.
Deux autres caractères du droit pénal contemporain devraient contribuer à dédramatiser lhypothèse hétérodoxe, quon offre ici à la discussion, dune typologie décriture qui - sans renoncer aux spécificités plus importantes du droit pénal() - le rapproche des modalités de production des autres champs juridiques. On fait référence, dune part, à la tendance du droit pénal contemporain à assumer de plus en plus des fonctions symboliques et, donc, à produire de la "censure" plutôt que de la "pénalité matérielle"() et, de lautre, au processus de privatisation partielle du champ pénal. Lémergence de logiques contractuelles (selon les formes de procédures et de preuves négociées)() et lévolution de la peine vers des fonctions réparatrices du dommage causé à la victime ou à la communauté (travaux dintérêt général) et vers des fonctions dinterdiction (le retrait du permis de conduire, linterdiction de fréquenter certains lieux etc.), qui restreignent moins la liberté personnelle, ne peuvent que réduire la distance qui traditionnellement séparait le droit pénal des autres domaines juridiques().
6. La "rhapsodie juridique".
La démarche proposée ici requiert une sorte de "renversement gestaltiste" à la suite duquel les éléments du champ pénal se trouvent organisés selon dautres critères. Comme lont cherché à montrer les psychologues de la Gestalt, lacte de regarder quelque chose nest pas une activité passive de simple reproduction dun phénomène, mais plutôt une activité "experte", "riche de théorie"(). De même que dans la célèbre figure du lapin-canard, le changement de la Gestalt visuelle fait apparaître une autre réalité qui, en présence de la précédente perspective dobservation, restait cachée. En effet, le rapport entre celui qui regarde et la chose regardée nest pas un rapport linéaire, mais récursif: la chose produit une représentation visuelle chez lobservateur, lequel, par effet de son regard "expert" ainsi modifié, détermine, à son tour, une "modification" de la réalité. On peut dire quaprès un changement de la Gestalt (ou dun paradigme)() lobservateur ne se trouve plus dans le même monde quauparavant. Or, lhypothèse de se situer dans une différente perspective théorique devrait permettre de faire émerger de la réalité des phénomènes nouveaux() et de suggérer des formes différentes de gestion du champ pénal.
On propose de synthétiser cette différente perspective théorique, qui prend au sérieux la modalité décriture pluraliste et en flux du droit pénal, par une métaphore littéraire: la rhapsodie. Létymologie de ce mot suggère déjà lidée de la formation progressive et pluraliste du texte. En effet, elle renvoie à laction de "coudre ensemble" (du grec rhaptein) des "poèmes" (odai). Cela fait référence à la coutume littéraire pratiquée en Grèce par les rhapsodes, qui se déplaçaient dune agora à lautre pour raconter des poèmes tels que lIliade ou lOdyssée, en essayant dadapter lhistoire aux traditions locales et à lévolution de la société et des moeurs, sans pour autant altérer lunité narrative de ces poèmes, qui exprimaient les valeurs de lhomme grec archaïque. Or, daprès lhypothèse la plus accréditée, leffort philologique de remonter au "texte originaire mythique" des poèmes homériques serait vain. En réalité on ne devrait pas parler dun seul texte, mais de plusieurs textes (oraux, mais ensuite aussi écrits) "qui ont convergé, à travers le travail graduel des critiques, notamment alexandrins, dans notre Vulgate". Ces poèmes, donc, ne seraient pas le résultat de lacte créatif dun seul aède, mais le produit de phases historiques successives. Plus que dun auteur unique, donc, il faudrait parler dune "tradition poétique unique". Dailleurs, le caractère diachronique de ces compositions trouve un témoignage dans la conservation, les uns à côté des autres, dusages, faits, objets qui sont caractéristiques de différentes époques, mais constamment adaptés aux nouvelles circonstances afin que lauditoire pouvait toujours les comprendre. Cette mise à jour continue du passé "prouve la fidélité à lhistoire, mais aussi la nécessité de linterpréter dune manière dynamique"().
Cette métaphore exprime la possibilité dune forme de cohabitation entre unité et multiplicité alternative au modèle officiel, qui narrive à concevoir lorganisation du multiple que dune façon arborescente, cest-à-dire postulant un point dArchimède à partir duquel, par des ramifications successives, le pluralisme peut sordonner(). Elle évoque une conception de luvre juridique pénale qui ne consiste plus en un tissu entièrement (ou presque entièrement) confectionné par le haut et par un seul auteur légitime, en vue dêtre appliqué à une multiplicité de cas différents. Cette ancienne forme littéraire renvoie, par contre, à lidée du droit comme réseau "cousu", de façon continue, par plusieurs auteurs, ayant des marges créatives différentes, à partir dune multiplicité diffuse de contextes, par des procédures et des techniques diverses, mais unifié par une même tension unitaire, celle décrire l"epos" de la communauté dappartenance qui, dans notre système juridique, est représenté par les valeurs de la Constitution et par les Chartes internationales des droits de lhomme.
Cette métaphore nous trans-porte ("meta-pherei"), nous semble-t-il, dans un lieu théorique qui ouvre une perspective danalyse de la formation du droit plus générale() et plus adéquate à la complexité de la société contemporaine que celle qui découle de limage célèbre du "roman à la chaîne", proposée par Dworkin(). Celle-ci, en effet, reproposant la métaphore de la chaîne, chère au rationalisme jusnaturaliste(), reste encore liée aux présupposés du paradigme traditionnel, à savoir lidée dun commencement précis() (lidéal-type dun code qui fait tabula rasa du passé et inaugure une ère nouvelle), la représentation linéaire, à cascade, de la production du droit et une conception de lécriture de type "héroïque" et solipsiste (le juge-Hercule)(). La rhapsodie, au contraire, renvoie - comme on la vu - à lidée dune écriture en réseau, qui substitue à la conception traditionnelle de lespace (organisé selon le seul point de vue du législateur: perspective classique à un point de fuite), une conception différente de celui-ci, structuré selon une perspective à plusieurs points de fuite, comme dans les uvres de Cézanne et des Cubistes, où la perspective unique de la Renaissance est radicalement mise en cause(). Un dispositif juridique qui traduit assez bien cette conception de lespace est celui de "marge dappréciation", souvent présent dans la topologie de la Cour européenne des droits de lhomme. Au moyen de cette variable floue, la Cour distingue les domaines réservés à sa propre compétence de ceux qui sont laissés au législateur et aux juridictions des pays membres, lorsquelle estime que les organes internes, pour différentes raisons (dordre pratique, culturel, religieux, éthique, politique...) "se trouvent mieux placés quelle"() pour aborder certaines questions.
7. Les vertus dun modèle décriture pluraliste du droit.
Le renversement gestaltiste, exprimé par cette métaphore, invite le juriste à concevoir le phénomène de lécriture pluraliste du droit pénal comme une ressource utile - qui demande lélaboration dune pensée différente et la mise au point dinstruments adéquats - plutôt que comme une anomalie ou un danger qui doivent être éliminés ou marginalisés sans conteste. Ce changement de perspective visuelle présuppose, entre autres, de refuser les deux postulats mytho-logiques de notre paradigme de la légalité, qui conditionnent encore en profondeur notre approche spontanée au droit pénal: le préjugé négatif à légard du pouvoir judiciaire() et la confiance dans la loi, en tant quexpression de la volonté générale(). A ce propos, une aide pour opérer cette mutation de mentalité devrait provenir du constat que ni les garanties substantielles (la confiance dans la sagesse et la rationalité du Législateur() ou dans la nature générale et abstraite de la loi) ni les garanties procédurales du paradigme de la légalité (la publicité, la représentation des minorités et les autres vertus attribuées à la formation parlementaire du droit)() ont su garder ses promesses de liberté, sécurité, égalité et transparence.
Les limites dune perspective moniste en ce qui concerne la formation du droit (un auteur, une technique graphique, une procédure) devraient pousser le juriste à faire lhypothèse quune approche synergique de la question de lécriture juridique est en mesure daborder dune façon plus satisfaisante les exigences de garantie et defficience du système, exigences qui sont strictement entrelacées, malgré la tendance usuelle à les séparer, en accord avec le registre binaire de la pensée arborescente. Autrement dit, il faudrait essayer dinterpréter les marges décriture judiciaire du droit() non seulement comme un moyen de suppléer aux impuissances du législateur actuel (le juge qui fait mal ce que le législateur pourrait mieux faire), mais aussi comme une typologie décriture dont le législateur, dans certains cas, nest pas bien équipé (le juge fait mieux ce que le législateur ferait en pire). Comme le suggère G. Zagrebelsky, il faut saccoutumer à lidée que dans les démocraties constitutionnelles contemporaines "le droit nest pas objet de propriété dun seul, mais doit être objet des soins de plusieurs"().
En effet, cette modalité multicontextuelle de formation du droit semble être plus en syntonie avec notre forme de vie constitutionnelle - la démocratie pluraliste - et avec la complexité du champ pénal actuel. En ce qui concerne le premier aspect, la perspective dune écriture intégrée du droit devrait permettre une représentation plus riche de la multiplicité des valeurs présentes dans la société contemporaine. Par exemple, le contexte judiciaire décriture peut donner une visibilité et fournir une protection à des intérêts minoritaires ou diffus qui narrivent pas - ou pas encore - à sexprimer dans les formes politiques traditionnelles(). Quant à la question de la complexité de la réalité, la possibilité de se prévaloir dun éventail dinstruments et de procédures décriture propres aux différents auteurs, qui possèdent des connaissances spécifiques et peuvent aborder les problèmes à partir dune pluralité de contextes spatio-temporels, ne peut que représenter une ressource importante pour aborder la difficulté ou linstabilité de certaines matières qui requièrent des savoirs particuliers et des temps dintervention différents(). Larticulation de plusieurs niveaux - généraux et locaux - devrait permettre de mieux maîtriser la complexité de linformation circulante parmi les différentes situations problématiques et de composer lenchevêtrement des intérêts en jeu, qui ne peut pas être entièrement ordonné, dune façon satisfaisante, à léchelle, générale et abstraite, de la loi. En outre, en présence de biens nouveaux qui ne se sont pas encore consolidés - par labsence dun consensus suffisamment général sur les valeurs en jeu ou par les incertitudes de la science - lécriture judiciaire possède des vertus qui la rendent, en principe, plus adéquate. En effet, le caractère contextuel et local de cette forme décriture peut garantir lélaboration dune solution satisfaisante hic et nunc, en laissant au débat démocratique le temps nécessaire pour rejoindre un accord sur les grands principes().
En outre, en présence dune réalité changeante et fragmentée, une modalité de production du droit de type pyramidal risque daccroître linstabilité du système et, donc, linsécurité juridique, car la nécessité dadapter le droit aux modifications et aux particularités de la réalité engendre des oscillations, et souvent des bouleversements, de tout le système. Par contre, une écriture diffuse, qui se développe sur plusieurs niveaux et avec des marges dappréciation différentes, devrait assurer une meilleure gestion du changement et une plus grande sécurité(). Bien sûr, pour que cette typologie de formation du droit soit praticable, outre un changement de mentalité (de la Gestalt) et certaines réformes institutionnelles qui introduisent un système efficace de contrôles réciproques, il faut changer la manière de concevoir lécriture de la loi. Celle-ci ne devrait plus être conçue comme un texte qui doit tendre à concentrer en soi toute la régulation de son objet, mais - plus modestement - comme une partie (certes, particulièrement significative) du texte, qui se pense, dès le début, comme un projet sémantique conscient de la nécessité de laide du temps et dautres auteurs pour pouvoir espérer une régulation suffisamment juste de la réalité().
Une conception similaire de lécriture juridique, qui refuse léquation moderne droit pénal = loi, est proposée par la Cour européenne des droits de lhomme. Depuis des années cette Cour considère la notion de "loi", prévue dans lintitulé de lart. 7 de la Convention européenne ("pas de peine sans loi"), comme englobant "à la fois le droit écrit et le droit non écrit"(), "le droit dorigine tant législative que jurisprudentielle"(). En vertu de cette redéfinition du principe de la légalité, les juges de Strasbourg considèrent que lécriture judiciaire du droit a pour fonction de "compléter" lécriture législative du droit, même pénal(). En effet, note la Cour, de "nombreuses lois se servent par la force des choses de formules plus ou moins floues, afin déviter une rigidité excessive et de pouvoir sadapter aux changements de situation". Etant donné cette nécessaire incomplétude des lois, la fonction confiée aux juridictions "sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à linterprétation des normes, en tenant compte des évolutions de la pratique quotidienne"(). Ce passage de la décision de la Cour semble confirmer lhypothèse que la sécurité juridique est un bien "plus diffus que ce quon pense habituellement", si lon adopte - au lieu de la conception moderne de la sécurité juridique (cest-à-dire lidée quelle doit être "assurée uniquement sur le terrain abstrait de la source législative") () - une conception plus complexe de celle-ci (qui prenne en compte la perspective diachronique et les phénomènes de décentralisation et de pluralisme de la production du droit). La jurisprudence, donc, en dépit du cliché moderne qui semble la considérer sans appel comme une source dinsécurité, devrait être considérée comme une instance qui pourrait jouer, en coopération avec le législateur, un rôle important de réduction de lincertitude().
8. La "force-faible" du réseau.
Dun point de vue épistémologique, le renversement gestaltiste promu par la métaphore de la rhapsodie déplace laccent des propriétés substantielles vers les propriétés relationnelles().
Dans la métaphore de la pyramide, qui constitue la charpente logique du paradigme traditionnel de la légalité, les relations entre les différents éléments du système possèdent un statut secondaire. Elles sont conçues simplement comme des véhicules pour la transmission des substances dun niveau supérieur à un niveau inférieur. Le primat épistémologique est attribué à ces dernières. Ici, les relations ne sont, finalement, que des courroies de transmission qui requièrent des compétences techniques pour leur gestion correcte et qui ne doivent pas laisser des sédiments sémantiques sur les surfaces des substances. Celles-ci sont considérées comme des êtres qui doivent être définis, dans la forme la plus complète possible, avant que le jeu relationnel ne commence. Dans cette perspective, le problème fondamental du paradigme consiste dans la formation de la substance la plus prestigieuse: la loi. Les efforts majeurs de la science juridique sont dirigés vers les aspects syntactiques et sémantiques du texte législatif. Une poétique du "labor limae" inspire luvre des juristes, à la recherche de la "loi parfaite"(), dont le sens serait si évident quil pourrait se passer du travail "dangereux" de linterprétation.
Au contraire, dans une épistémologie réticulaire, comme celle de la rhapsodie, le concept fondamental est celui de "connexion". Il indique le moment "où se constitue lidentité des êtres qui entrent dans un certain rapport". Cette identité peut être considérée comme la "trace des rapports dans lesquels [elle] a été prise au gré de déplacements". Les qualités de ces êtres, en effet, sont le résultat de la rencontre dun faisceau de relations. Cest "dans linteraction" où ils font "lobjet dinterprétations, que ces qualités sont investies de signification"().
Contrairement à la nature fondamentalement passive et "redondante" des relations dans le modèle arborescent, ici les signifiés ne préexistent pas complètement au jeu des relations, mais se constituent dans les connexions entre les nuds du réseau. Lattention du juriste, qui avant était presque entièrement absorbée par les aspects syntactiques et sémantiques du texte, se dirige maintenant vers la dimension pragmatique du langage. Ce déplacement du barycentre sémiotique engendre une mutation du cadre problématique. En effet, si le sens se forme par sédimentations successives, par effet de linteraction dune pluralité dauteurs différents, le problème fondamental du paradigme nest plus celui de rechercher la forme la plus parfaite des textes, mais celui de maîtriser de la façon la plus satisfaisante possible lécriture pluraliste et en flux du droit pénal. Dans ce cadre, la justice de lordre juridique nest plus tant liée à la "beauté" de ses textes normatifs (précision, clarté, complétude) quaux qualités du jeu relationnel qui doit tendre à être "juste", cest-à-dire capable de ne laisser ni trop, ni trop peu, de "jeu" entre les différents nuds du réseau(). Ce dernier, en valorisant la dimension horizontale du champ juridique, pose au juriste le problème dimaginer des dispositifs logico-institutionnels de gestion des rapports entre les composantes du système juridique (normes, instituts, auteurs) plus complexes que les dispositifs traditionnels de type rigidement vertical. Locutions paradoxales comme "réseaux hiérarchisés" ou "hiérarchies enchevêtrées"() expriment lexigence de concevoir des formes relationnelles qui sachent hybrider la nature horizontale et coopérative (mais, en puissance, anarchique) du réseau avec la nature verticale - sans laquelle le droit continue à ne pas pouvoir être conçu - et hiérarchique (mais, en puissance, autocratique) de la pyramide.
8.1. Les mutations des notions de fondement...
Le renversement gestaltiste entraîne aussi la notion de fondement. Celui-ci nest plus considéré comme un socle rassurant sur lequel repose toute luvre juridique (un point dArchimède, le texte de la loi, qui soutient lédifice du droit pénal). Au lieu de cette conception moniste et statique du fondement, la rhapsodie promeut lidée dun fondement réticulaire, dynamique et pluraliste. Dans ce cadre, le concept de "solidité" du fondement change. Selon le modèle de la pyramide, le fondement est autant plus solide quil est compact, avec peu de pores (lacunes, termes vagues...) qui le fragilisent. Dans la rhapsodie, au contraire, la solidité du fondement dépend surtout de la nature des relations, de leur quantité et de leur qualité. Si la limite de la chaîne est dêtre forte comme son chaînon le plus faible, la force du réseau est liée notamment à la fréquence des relations ("plus la trame est serrée, plus le tissu sera résistant")() et au principe de "rupture asignifiante" ("contre les coupures trop signifiantes qui séparent les structures, ou en traversent une", le réseau "peut être rompu, brisé en un endroit quelconque, il reprend suivant telle ou telle de ses lignes et suivant dautres lignes")(). Il faut, donc, apprêter des mécanismes qui valorisent et intensifient la circulation des flux dinformation dans le réseau(), afin de favoriser les contrôles réciproques et de promouvoir, ainsi, des formes plus diffuses de corresponsabilité. Quant à la qualité des relations, il faut accroître, notamment, la transparence() des connexions entre les nuds.
8.2. ...de limite...
Lidée de limite change elle aussi. Elle nest plus pensée à travers limage de frontières rigides et imperméables qui délimitent des territoires considérés comme autonomes. La ligne qui sépare ce qui doit entrer dans le champ sémantique dune norme de ce qui doit rester déhors devient floue comme dans les dessins dEscher. Le concept euclidien de "surface", avec ses deux domaines bien séparés, le recto et le verso, cède sa place à des structures topologiques paradoxales, comme la bande de Möbius, où le passage de lintérieur à lextérieur du ruban advient sans solution de continuité(). Ces mutations de la topologie du droit dissolvent lespoir de trouver des dispositifs ou des algorithmes qui puissent épuiser a priori la définition de la limite. Celle-ci perd la nature dun objet qui devrait déjà être tout présent avant le commencement du jeu, pour assumer la nature de projet qui, pour devenir, demande la collaboration active et responsable de tous les acteurs du champ juridique. La limite, donc, plus quêtre définie, se définit dans le temps et dans lespace comme la résultante (jamais définitivement stable)() du jeu récursif des relations dans le réseau.
Ce changement de statut engendre des répercussions évidentes sur la façon, par exemple, de concevoir le problème des limites de linterprétation et des limites au pouvoir des procureurs en ce qui concerne lexercice de laction pénale. Quant au premier aspect, à lapproche traditionnelle statique, de type moniste et aprioriste, qui cherche les limites fondamentalement dans le texte (de la loi ou du précédent obligatoire, peu importe ici) et dans la Méthode interprétative, se substitue une approche dynamique, de type pluraliste et récursif. Dans cette perspective, la limite se définit, dialectiquement, à travers les relations récursives entre le "texte", le "co-texte" ("verbal environment") - qui renvoie à lensemble des relations intratextuelles et intertextuelles - et le "contexte" ("situational environment"), qui représente la composante extratextuelle et se réfère, plus particulièrement, "to extensional semantics (possible worlds, etc.) and to pragmatics (production, reception, interpretation of the text")(); entre lhorizon du passé (la tradition interprétative dans laquelle la nouvelle interprétation doit sinscrire) et lhorizon de lavenir (la représentation, de la part de linterprète, dune décision "juste", qui puisse être acceptée par la communauté interprétative comme la prosécution légitime de la rhapsodie juridique, en conformité avec le canevas axiologique de la Constitution); entre linterprète et la communauté interprétative (qui, par le réseau de ses différentes composantes et de ses différentes formes de contrôle, assure un fondement intersubjectif et public à lactivité interprétative).
En ce qui concerne, par contre, la question de laction pénale, laccent est déplacé dune conception statique et rigide - véhiculée, de façon évidente, par le principe italien de lobbligatorietà dellazione penale() - qui définit nettement et a priori les compétences des différents auteurs(), à une conception dynamique, qui pense les limites au pouvoir des procureurs dune façon raisonnable, pluraliste, synergique et flexible(). On pense, notamment à un système complexe articulé sur différents niveaux interconnectés. Tout dabord, un niveau général à échelle nationale (qui sera intégrée, tôt ou tard, par une dimension supranationale européenne), quon peut concevoir sous la forme de guidelines qui fixent des priorités de politique criminelle (rédigées, par exemple, par le Gouvernement et soumises à lapprobation du Parlement). Une loi constitutionnelle pourrait indiquer un certain nombre de matières (santé, environnement, criminalité organisée, corruption...), soustraites au pouvoir dappréciation des organes compétents pour lélaboration des guidelines. Ensuite, il faudrait prévoir un niveau local qui, sous forme dédits prétoriens, laisse une marge dappréciation aux différents parquets pour adapter les directives générales aux particularités régionales (à son tour, le niveau local pourrait être élargi - envisageant des formes de coordinations du type, par exemple, du "collège des procureurs généraux" institué en Belgique par la loi du 4 mars 1997() - et rétréci, en ouvrant la définition locale aux observations in itinere des "sostituti procuratori", sur la base de leur expérience quotidienne) (). Linteraction entre ces divers niveaux devrait être contrôlée par des instances, à leur tour, opérant à différentes échelles. Par exemple, en Italie, on pourrait envisager le contrôle, de la part de la Cour constitutionnelle, de la compatibilité des directives générales avec la loi constitutionnelle et la Constitution (notamment en relation avec le respect du principe de proportionnalité - "ragionevolezza" - compte tenu des priorités axiologiques de la Charte; en précisant que ce contrôle devrait être exercé de façon très prudente et respectueuse de la compétence des organes représentatifs en matière de politique criminelle, en conformité avec lart. 28 de la loi 11/3/1953, n. 87). Ensuite, il faudrait un organe qui contrôle luvre de spécification des directives opérée par les parquets (pour cette tâche, on pourrait penser, par exemple, au Conseil Supérieur de la Magistrature). Enfin, au niveau des affaires particulières, on pourrait envisager des mécanismes de contrôle activés par la victime ou par des associations qui protègent lintérêt lésé par linfraction, telles des formes daction privée subsidiaire (qui évidemment devraient rencontrer, à leur tour, des limites, pour éviter des abus)().
8.3. ...et dautorité.
Lépistémologie du réseau, qui sous-tend la métaphore de la rhapsodie, invite aussi à repenser la figure de lautorité. Dans le modèle de la pyramide, lautorité est strictement liée à la position quelle occupe dans la hiérarchie du pouvoir. Cest par la force intrinsèque de ses actes (force qui provient du haut, par l'effet dune investiture officielle) que lautorité assure le respect de lordre hiérarchique. Au lieu de cette conception "statique" et "substantielle" de lautorité, le réseau promeut une conception "dynamique" et "relationnelle". Dans cette perspective, plus quêtre, lautorité devient, se fait sur le champ. Ne bénéficiant pas dune sorte de rente de position qui assure le maintien de sa place dans la hiérarchie, elle doit faire toujours un effort pour garder son rôle dautorité. Ce rôle sera dautant plus important quelle sera en mesure de faire converger sur elle les connexions les plus nombreuses et dengendrer le plus grand nombre de transformations au sein du réseau(). Pour ce faire, le simple statut formel de supérieur hiérarchique ne lui suffit plus. Ses qualités "hiératiques" narrivent plus à laccroître par elles-mêmes ("autorité" vient du latin "augere", qui signifie, justement, accroître). Elle doit, en bonne partie, saccroître, grâce aux qualités "matérielles" (intellectuelles, éthiques, techniques...) de ses propres actes et par le soin quelle prend pour justifier, de façon transparente, lexercice de son pouvoir. Dans une démocratie constitutionnelle, il nexiste plus aucune autorité qui puisse vanter un titre particulier de légitimité, la dispensant du devoir de justifier les actes singuliers dexercice de son pouvoir. Même la loi est soumise à un test toujours plus exigeant de proportionnalité, qui oblige le législateur à être raisonnable, à toujours fournir des raisons (soumises aux contrôles exercés par les juges ordinaires - à travers le métabolisme normal de linterprétation et, notamment, par la proposition des questions de légitimité constitutionnelle -, par la Cour constitutionnelle et, par des voies différentes, par les deux juges européens). Dans la langue italienne, il y a un mot, "autorevolezza", qui exprime cette idée dun pouvoir qui, pour se faire respecter, recourt principalement à son prestige, sans avoir besoin demployer la force ou la menace dune sanction.
Cette conception de lautorité entraîne des répercussions significatives sur la manière de penser, par exemple, le problème de la sécurité juridique. Au lieu de s'attarder() à chercher cette valeur au niveau de lautorité-"potestas" à travers le renforcement des limites "statiques" et hiérarchiques (augmentation de la rigidité des textes normatifs, introduction du précédent obligatoire() ou dune sorte de question préjudicielle de légalité)(), cette autre dimension de lautorité suggère de promouvoir la sécurité en agissant notamment sur le plan de lautorité-"autorevolezza". Pour ce faire, il faut mettre les organes décisionnels (en particulier, les Cours suprêmes) dans les conditions de pouvoir élaborer des décisions de qualité, capables dorienter la jurisprudence des juges du fond pour leur clarté-transparence, leur prestige et leur force de persuasion.
Dans une perspective similaire, plusieurs solutions ont été proposées - à la suite aussi des élaborations de la doctrine() - à loccasion de lAssemblée générale de la Cour de cassation italienne du 23 avril 1999 et dans la lettre de F. Zucconi Galli Fonseca du 13 juin 1994, déjà citées à la note 71. On peut rappeler ici les propositions suivantes: réduire le nombre des recours, en les empêchant contre certains types de jugements et en introduisant des filtres efficaces (en 1998 les recours pénaux étaient 49.389, dont 46.006 définis par les différentes chambres de la Cour; ce nombre si élevé de jugements ne peut quaffecter leur qualité); renforcer les rapports de collaboration parmi les conseillers afin dinduire en eux la conscience de faire partie dun corps unitaire et dessayer, de telle façon, de prévenir les conflits (cette mesure a été considérée comme "la base de tous les remèdes" par Zucconi Galli Fonseca, dans la Lettera, cit., p. 47); faire en sorte que tous les conseillers connaissent effectivement la jurisprudence de la Cour; concevoir un système de sélection des juges qui soit plus conforme à la spécificité du travail de la Cassation; ouvrir cette cour à des juristes externes à la corporation des magistrats, pour bénéficier de mentalités et de compétences différentes, comme le prévoit lart. 106 de la Constitution; promouvoir le professionnalisme des juges, en valorisant, par exemple, la compétence acquise durant leur travail chez lUfficio del Massimario; assurer une période plus longue de permanence des juges auprés de la Cassation; réduire le nombre des avocats qui peuvent plaider devant cette Cour (environs 27.000 en Italie, face à moins de 100 en France); modifier le style des motivations (trop formaliste et théorique). Toujours dans le même but de renforcer lautorevolezza des décisions, certains auteurs() dénoncent labus du recours aux "Sezioni Unite", qui serait effectué, par les autres chambres de la Cour, même lorsque les conflits ne sont pas encore suffisamment mûrs ou en relation à des questions marginales. Le fait dobliger les "Sezioni Unite" à trancher des questions nouvelles, ou encore hautement controversées, finirait par engendrer des conflits au sein même de cette Cour, avec des conséquences négatives sur son prestige et sur son autorité. En outre, il est évident quun obstacle important sur ce terrain est représenté par le nombre trop élevé des juges de la Cassation italienne (en 1998, il y avait 135 conseillers et 20 présidents seulement pour les six chambres pénales), qui ne peut que rendre plus difficile la réalisation du but de luniformité tendancielle de la jurisprudence, étant donné que le pluralisme interprétatif est directement proportionnel à la quantité et à la mobilité des interprètes (la jurisprudence de la Cour constitutionnelle italienne, par exemple, avec ses quinze juges qui restent en charge neuf ans, est forcement plus homogène). Ce faisceau de remèdes, pour quil puisse fonctionner, devrait être supporté par un facteur dordre "culturel" lié, notamment, à la conscience du rôle exercé par la jurisprudence (particulièrement celle de légitimité) dans luvre décriture rhapsodique du droit pénal. Une fois refusée léquation droit pénal = loi, le juge doit être conscient que la protection de la sécurité juridique est subordonnée au respect de la loi interprétée, pour laquelle il doit avoir la même attention que celle quil devrait réserver à la loi(). Il en découle, partant, que le juge qui veut séloigner de la jurisprudence précédente (cest-à-dire, qui veut modifier le droit pénal) doit expliquer avec grand soin et de façon transparente les raisons importantes qui lont déterminé à faire prévaloir les considérations liées au changement sur les considérations liées à la stabilité. Au moyen de cette texture argumentative, le juge devrait montrer que la rupture locale du tissu juridique se justifie par le but dintroduire dans la rhapsodie juridique une cohérence de degré supérieur. Ce faisant, la rupture pourrait se révéler un moyen de coudre une page qui améliore luvre juridique globale, en lui donnant un contenu plus conforme à lidée de justice exprimée par la communauté au nom de laquelle il prononce sa décision.
8.4. La réhabilitation de la figure humaine dans le droit et le rôle central de la "paideia".
La conception du droit (pluraliste, hybride, dynamique et ouverte), véhiculée par la métaphore de la rhapsodie, doit se confronter avec la perte des points dencrage sûrs et rassurants, vantés par lépistémologie de type arborescent qui est à la base du modèle officiel. Ce modèle, on la vu, se fonde sur la possibilité de faire fonctionner le droit par lenchaînement de ses lois internes et de le connaître grâce à une méthode capable de saisir le sens normatif indépendamment de la contingence des contextes et de la subjectivité des interprètes. Au contraire, une conception de lécriture du droit en réseau ne peut plus se prévaloir dun système de règles et de critères qui définisse nettement, a priori et par le haut, les compétences des différents auteurs. Le phénomène des hiérarchies enchevêtrées montre que lentité réglée participe toujours, en partie, à la détermination des règles de sa propre régulation. Ce rapport récursif entre le passé de la règle et le présent de son application suggère que la dimension effective des marges décriture dépend non seulement des règles du droit (axe "vertical"), mais aussi de la quantité et de la qualité des relations qui se nouent entre les nuds du réseau (axe "horizontal"). Doù la nécessité dun tissu institutionnel et organisationnel qui assure un système efficace et transparent de contrôles réciproques, pour contenir luvre des interprètes de codétermination de la règle. Or, ce caractère hybride de lécriture juridique suggère aussi que la nature des connexions - par lesquelles le droit se forme - est strictement liée à la qualité des nuds du réseau, cest-à-dire à la qualité des hommes qui sont connectés au réseau juridique.
Le renversement gestaltiste promu par la métaphore de la rhapsodie fait émerger, donc, une présence gênante que le droit moderne avait essayé de refouler ou de marginaliser au maximum, lui assignant une fonction passive, purement technique, au service de la logique interne du droit(). Dans un tel cadre, lattention du juriste était concentrée sur le problème de la formation de la loi, plutôt que sur le thème de la formation de lhomme de loi, car le rôle que celui-ci était appelé à jouer dans lordre juridique était considéré comme secondaire, simple instrument pour permettre au système normatif de produire ses effets dans la réalité. Cette dévalorisation et ce refoulement de la figure humaine dans le domaine juridique trouve ses racines dans une anthropologie négative par effet de laquelle, au fond, les règles ne sont pas conçues pour les hommes, mais contre eux(). Cette méfiance à légard des hommes pousse le système à concevoir des normes rigides, en mesure de réduire, voire d'anéantir, les marges dappréciation laissées à ses destinataires. Toutefois, cette stratégie se révèle - et ne peut que se révéler - largement inefficace, car le caractère dinflexibilité et de rigueur quon attribue à la norme la rend inadaptée à réguler la complexité de la réalité. Dès lors, la manifestation, au moment de lapplication, de limpuissance de la règle, conçue, au contraire, comme toute-puissante, finit par engendrer une pratique souterraine darrangements pragmatiques de la norme, pratique qui doit rester cachée pour sauver la majesté et la force symbolique de la Loi, auxquelles notre tradition subordonne la survivance du droit tout entier. Doù le paradoxe dun système qui repose "sur la méfiance vis-à-vis des personnes", mais qui - vu linapplicabilité de ses règles - "ne tient en fait que grâce aux vertus de ces mêmes personnes"().
Il semble préférable, donc, daccepter sans mystifications la fragilité du fondement épistémologique du droit pour essayer délaborer un dispositif régulateur hybride - qui dépasse la dichotomie traditionnelle du "gouvernement des lois" et du "gouvernement des hommes"() - en mesure de gérer de la manière la plus satisfaisante cette présence inévitable de lhomme dans le corps du droit. Ce changement dattitude oblige le droit contemporain à renoncer à lhybris de la Raison juridique moderne et à faire uvre, par conséquent, de modestie. Il doit privilégier la vertu de la "mitezza"(), symbolisée par la balance, sur la vertu traditionnelle de la force, symbolisée par le glaive. Cette mutation de lareté du droit doit passer par ladmission de lincomplétude de son système et par lacceptation de laide de lhomme pour que le système juridique puisse fonctionner dune façon satisfaisante. La reconnaissance de cette "nouvelle" présence dans le domaine juridique oblige le juriste à refonder toute la paideia juridique, que le droit moderne avait réduite à une sorte de propédeutique au rapport correct avec la loi, pour injecter dans le juriste la valeur de la fidélité et de la passivité devant le Texte. Lécriture en réseau du droit requiert, au contraire, une paideia différente qui fournisse aux juristes (juges, avocats, auteurs de doctrine...) les instruments adéquats pour faire face aux défis nouveaux posés par linstabilité et le pluralisme de la société actuelle.
8.5. Léthique de laidos ou la "temperantia" dans la rhapsodie.
Le déplacement de laccent du pôle de la loi au pôle de lhomme de loi finit par assigner, parmi les priorités de lagenda juridique, une position de premier plan à la question, largement négligée par notre tradition, de léthique du juriste et de la déontologie(). Une fois acceptée lidée que le droit ne peut pas "établir par ses seules forces les conditions de sa propre portée, cest-à-dire de se fermer en soi-même"(), il nest plus possible de cacher ou de minimiser le fait que le système juridique a besoin, pour survivre, du secours dune certaine intentio éthique de ses auteurs. Intentio que la paideia juridique et les normes déontologiques doivent essayer de promouvoir.
La position opposée, qui - partant de linaptitude de la sémantique et de la syntactique des normes à déterminer la conduite des individus et à limiter le pouvoir de linterprète - confie à linteraction "stratégique" et égoïste des acteurs les sorts effectifs de lécriture du droit(), finit par fonder le système juridique sur le socle dangereux et fragile de la méfiance réciproque. Dans une telle perspective, par exemple, la motivation des juges ne serait quun "procédé pour tenter denfermer les autres organes dans une logique, dont ils ne pourront pas séchapper". Ici, le devoir de cohérence serait dicté "seulement par la nécessité": le juge "est poussé à la cohérence parce que cest le seul moyen dont il dispose pour tenter de lier les autres"(). Cette représentation du fonctionnement du système juridique avalise, au fond, une conception du droit fondée sur lhybris de ses acteurs, à laquelle on ne fait quopposer des limites relevant dune pure logique stratégique "du rapport des forces"().
Or, cette logique de la suspicion, qui, malgré sa profession de réalisme, ne représente dailleurs quune partie de la réalité psychologique des acteurs juridiques, nest pas en mesure dinstituer durablement la société. En effet, lorsque cette approche antagoniste et méfiante vis-à-vis des rapports juridiques devient dominante, les dispositifs régulateurs du droit finissent par dévoiler, juste au moment où ils devraient faire preuve de force, toute leur impuissance. Confronté à des situations limites, le système juridique semble suggérer que sa survie quotidienne est strictement liée à la condition quau moins une partie de ses acteurs assimile le sens de la limite, le self-restraint. Comme le souligne P. Martens, "le système nest praticable que si chaque pouvoir met de la proportion dans ses méthodes, si, sans aucunement renoncer à leur droit de critique, ceux qui souffrent des décisions des juges pratiquent eux-mêmes la contestation mesurée"(). Autrement dit, il semble que le bon fonctionnement du droit soit soumis à la condition que la majorité des ses auteurs renonce spontanément à aller jusquau bout du chemin que les voies légales lui permettraient formellement de parcourir. Dans cette perspective sinscrit la logique et la fortune actuelle du principe de la proportionnalité qui, à travers ses différentes variantes(), "apparaît comme le régulateur de léquilibre démocratique". Cest ce principe "qui doit dissuader, à la fois, le citoyen dabuser de ses droits, ladministration dexcéder ses pouvoirs, le législateur dabîmer les libertés, le juge dexaspérer son contrôle, le politique dexacerber ses rancurs, le professeur dexagérer ses critiques, le journaliste déchauffer les esprits"(). Le crépuscule de la légalité (rectius, dune certaine façon dentendre le principe de la légalité) a donc fait émerger, du fond du droit, une figure dont le paradigme traditionnel semblait pouvoir se passer, mais qui paraît, au contraire, toujours plus importante (même si elle reste toujours plus inactuelle) pour lavenir du droit, cest-à-dire la figure dun homme "gravis" et responsable qui, conscient de la fragilité intime (de la "légèreté") du droit et privé des illusions de la mythologie juridique moderne, sache chercher les limites aussi en lui-même().
Ailleurs, on a proposé de synthétiser cette exigence incontournable dune intentio éthique dans le droit par le mot grec "aidos"(). Plus particulièrement, on faisait référence au mythe du don de "dike" et "aidos", fait par Zeus aux hommes et rappelé par le sophiste Protagoras dans le dialogue de Platon qui porte le même nom. Ce mythe raconte que lespèce humaine, démunie de lart politique, risquait de périr. Pour éviter cette fin, Zeus envoya Hermès apporter à lhumanité dike et aidos "pour constituer lordre (kosmos) des cités et les liens damitié (philia) qui rassemblent les hommes"().
Ce récit montre que la survivance de la communauté politique est liée à deux facteurs également fondamentaux: dike, quon peut traduire par justice "telle quelle se manifeste avant tout dans le jugement - par suite dans la condamnation, dans lexécution - et aussi par référence implicite et explicite à un autre terme, quelque chose comme le jus strictum"(), mais aussi aidos, dont la richesse sémantique ne peut pas être rendue par un seul mot. En effet, aidos "signifie aussi bien le sentiment de lhonneur, de la dignité que la pudeur, la retenue, la honte, la crainte respectueuse"(). Plus particulièrement, selon L. Gernet, ce mot "désigne un sentiment de respect ou de retenue qui se rapproche au moins de la révérence religieuse - qui, en fait, peut avoir pour objet la divinité - mais qui vaut essentiellement dans lordre des relations humaines où il commande certaines abstentions ou certaines attitudes vis-à-vis dun parent, dun être dune éminente dignité, dun suppliant...; sentiment à la fois social et moral puisque laidos est à la fois soucieuse de lopinion publique dont elle apparaît souvent comme la contrepartie et préoccupée, dans un sens volontiers aristocratique, de ce que le sujet se doit à lui-même". Or, dans le mythe de Protagoras, poursuit-il, dike et aidos sont les principes régulateurs des rapports entre les hommes "où, en dehors même de lobservation de la règle pour elle-même, il faut faire place à un sentiment plus intime, plus personnel, mais dont la vie même du droit ne laisse pas de participer"().
On comprend peut-être mieux la signification daidos si on loppose à celle dhybris. Cette dernière renvoie à la tendance, transposée en forme littéraire dans la tragédie grecque, à refuser sa propre condition humaine, à dépasser ses propres limites. Laidos, au contraire, consiste en un habitus éthique caractérisé par lintrojection du sens de la limite, de lauto-limitation(). Signifiant "modestie" elle renvoie au "rapport à soi", tandis que comprise comme "respect pour autrui" elle vise au "rapport à lautre"(). Or, sa nature relationnelle - caractérisée par un dispositif hybridant qui impose au Droit et à chaque auteur juridique de tourner le regard à la fois sur soi-même et sur lautre - fait de laidos le principe régulateur idéal de la rhapsodie.
Pour notre démarche il est aussi intéressant de noter que Zeus, dans le mythe de Protagoras, ne donne pas la loi aux hommes. Comme le souligne F. Ildefonse, "donner la loi neût en rien changé la situation des hommes: il fallait leur donner le rapport à la loi, et un certain rapport positif et affectif à légard de la loi". Dike et aidos sont ainsi "les conditions affectives et sociales de la solidarité civique et politique parce quelles apparaissent comme les garde-fous qui préservent de tout débordement passionnel"(). Dans cette perspective, les deux concepts se montrent étroitement liés pour exprimer lidée dune "moralité publique", du "respect des règles du jeu public": laidos nest "que la motivation à respecter la dike, et la dike na de force que pour autant que chacun éprouve laidos"(). Cette combinaison mise en lumière par le mythe - combinaison qui signifie, pour B. Cassin, "quelque chose déjà dune justice as fairness, où sentendrait certes non équité, mais le fair-play"() - illustre bien, nous semble-t-il, notre hypothèse relative à la nécessité de restituer à léthique son rôle fondamental dans léconomie du droit.
9. La "fragilité forte" du droit.
La condition du droit contemporain - qui na pas encore cessé de faire le deuil de loptimisme juridique de la modernité et qui se voit maintenant obligé de reconnaître sa dette quotidienne vis-à-vis de léthique - ne devrait pas projeter une ombre de pessimisme sur son avenir. Le déclin du paradigme traditionnel ne signifie pas la condamnation inévitable du droit à la faiblesse et à limpuissance, qui finirait par livrer le système juridique à un état dinsécurité et de relativisme radical. Le droit na pas, pour autant, perdu sa vocation et sa capacité dinstituer le social. Au contraire, nous avons essayé de montrer que la reconnaissance de la fragilité de son épistémologie et lacceptation de la modestie de son axiologie semblent constituer la véritable force de ce droit en réseau. On a vu, dailleurs, quun paradigme trop exigeant, qui demande trop à ses forces, ne perd pas seulement sa capacité de représenter la réalité, mais, comme une cage trop stricte, finit par déformer la réalité, par lui faire prendre des formes aberrantes, sources dinstabilité et dinsécurité.
Notre hypothèse, donc, est que le fait dassumer la fragilité du fondement du droit (et du droit pénal aussi) - et den tirer toutes les conséquences au niveau de la pensée et de laction - peut rendre la vie des habitants de ce droit en réseau moins incertaine que dans dautres modèles du droit plus prétentieux et, seulement en apparence, plus solides.
Comme dans la ville dOctavie, les écrivains de la rhapsodie juridique savent (doivent savoir) "que la résistance de leur filet a une limite".