DHDI

groupe de travail Droits de l'Homme et Dialogue Interculturel


FICHE DE LECTURE

Jean-François Bayart, Achille M'Bembe et Comi Toulabor, Le politique par le bas en Afrique noire: contributions à une problématique de la démocratie, Paris, Karthala, 1992.

Retour à la page précédente

Pascal MAIRE-AMIOT pmamiot@hotmail.com

 

 

 

Le livre de J-F Bayart, d'A. M'Bembe et de C. Toulabor, "Le politique par le bas en Afrique noire", fruit du travail d'une équipe de recherche (le Groupe d'analyse des modes populaires d'action politique) associée à la revue Politique Africaine, est certainement un ouvrage représentatif et emblématique de ce que l'on peut appeler la nouvelle science politique africaniste française. Soucieux de sortir la recherche scientifique des cadres étroitement institutionnels qui privilégient les relations entre les différents acteurs du système social sous l'angle du pouvoir, les auteurs ont souhaité mettre l'accent sur la richesse de la vie politique africaine à l'échelon des groupes sociaux subordonnés, dans ses dimensions les plus diverses et les plus inattendues (cf. l'étude du champ lexical de la dérision politique au Togo par Comi Toulabor ou l'analyse des chansons et des rêves au Cameroun par Achille M'Bembe). Dès lors, en introduisant la prise en considération de la dynamique interne des sociétés africaines, les auteurs contribuent à dépasser le "vieux" débat entre les options théoriques réductrices des écoles développementaliste et dépendantiste.

La démarche initiée par J-F Bayart consiste en fait à poser sur la base du postulat de l'historicité des sociétés africaines, une problématique de l'énonciation du politique à travers un concept qu'il a forgé lui-même quelques années auparavant pour étudier le système politique camerounais (cf. sa thèse doctorale "L'Etat au Cameroun"), celui de mode populaire d'action politique. Si J-F Bayart entend ainsi élaborer une démarche méthodologique suffisamment féconde pour rendre compte des questions que pose le processus de démocratisation en Afrique noire, il ne faut en aucun cas réduire son approche scientifique à une thématique de la société civile dans son rapport conflictuel à l'Etat. Sa méthode ne consiste pas à repérer ou à identifier des actions des groupes sociaux subordonnés qui véhiculent une idée démocratique. La problématique du politique par le bas à laquelle renvoie l'étude des différents modes populaires d'action politique permet davantage de s'interroger sur la pratique énonciative du politique, c'est-à-dire sur la capacité des acteurs sociaux subordonnés à se constituer en un mouvement social susceptible de devenir le vecteur d'unification de la société dans son rapport conflictuel à l'Etat ainsi qu'à son aptitude à passer au "politique". Dans ce cadre d'analyse, l'intérêt de la problématique du politique par le bas se situe donc dans l'étude et l'interprétation de l'invention culturelle du politique, autrement dit elle éclaire l'invention démocratique comme processus d'hybridation et d'innovation culturelles.

Cette problématique pose également le problème de la subjectivité politique, c'est-à-dire qu'elle oblige le politiste à procéder à une analyse du politique qui s'effectue en terme de processus. Bayart se sert de l'analyse de M. de Certeau relative à la problématique de l'énonciation du pouvoir afin de poser la question des parts respectives laissées à la détermination structurelle et au jeu souverain des acteurs dans la définition du pouvoir comme système d'action. Bayart reprend à son compte le concept foucaltien de "gouvernementalité" afin d'établir le champ d'action, le champ de possibilité qui détermine le comportement des acteurs agissants (il érige ainsi "la politique du ventre" en gouvernementalité). Autrement dit l'analyse en terme de gouvernementalité implique que le politiste étudie les différentes manifestations du politique sous l'angle des pratiques et des représentations qui n'acquièrent d'intelligibilité que lorsqu'elles sont comprises comme registres d'action. La prégnance des principes surdéterminants qui impliquent la présence d'une structure de référence d'ordre idéologique ou économique conditionnant le jeu des acteurs (par exemple le mode de production capitaliste comme principe explicatif exclusif de la sociologie de la domination) est aujourd'hui amoindrie si l'on adopte cette nouvelle orientation méthodologique. Dès lors que cette méthode processuelle renvoie au vivant et que par conséquent elle comporte une part d'indétermination, l'énoncé d'une transformation collective de la société peut chercher à se formuler. Ce nouvel éclairage méthodologique (chapitres 1 et 2) qui renverse les perspectives de la science politique africaniste en réintégrant la vie quotidienne dans l'étude du politique (chapitres 3, 4, 5 et 6), ne peut qu'enrichir le débat sur la problématisation de l'Etat en Afrique (chapitres 5, 6, 7 et 8).

ØØØ

Le concept de mode populaire d'action politique qui est au coeur de la problématique du politique par le bas permet d'introduire une vision plus complexe du système politique camerounais, tant dans le but de contribuer à sa connaissance empirique que dans celui de remettre en cause les principes explicatifs surdéterminants de type moniste (ainsi Bayart préfère -t-il expliquer l'échec de la construction d'un Etat autonome au Cameroun par le poids des groupes sociaux subordonnés plutôt que par le principe surdéterminant du néo-patrimonialisme tel qu'il est conceptualisé par J-F Médard). Ce concept qui privilégie avant tout l'action politique et les stratégies d'acteurs, évacue donc toute problématique de l'inertie au profit d'une problématique de l'énonciation sociale soucieuse de saisir des pratiques sociales fugitives et informelles dans des situations historiques données. Il n'en reste pas moins que la question de la qualification du politique à telle ou telle pratique sociale se pose. A cet égard J-F Bayart définit le politique moins comme une forme sociale objective (c'est-à-dire sur le plan du vécu ou de la conscience politique des acteurs, celui des représentations) que comme un pur concept : la qualité de politique est dès lors définie à titre opératoire en fonction d'un paradigme que sa démarche empirique privilégie. Ainsi dans sa thèse universitaire "L'Etat au Cameroun", Bayart utilise le paradigme de la recherche hégémonique qui s'articule à travers une triple dimension d'autonomisation du pouvoir, d'accumulation des richesses et de sens commun de la domination, pour déterminer le politique. Le paradigme de la recherche hégémonique permet donc de préciser les frontières du politique dans la mesure où la qualification politique d'une pratique ou d'un mouvement social réside dans sa capacité à structurer dans sa globalité les enjeux et les questions sous-jacentes à la recherche hégémonique.

Par ailleurs dans son analyse du système politique camerounais, J-F Bayart marque très nettement la césure entre l'Etat, la classe dirigeante et la société africaine exclue de la gestion directe du pouvoir politique. Il fait très justement remarquer que le concept de société civile comme désignant la société immédiatement aux prises avec l'Etat, a trait à une relation dynamique, complexe et ambivalente (c'est-à-dire pas seulement conflictuelle) entre l'Etat et la société. Etant par nature plurielle, la société civile recouvre des pratiques sociales hétérogènes et elle n'est pas l'expression des seuls groupes sociaux subordonnés (des groupes socialement dominants comme les commerçants, les hommes d'affaires ou les responsables religieux, ne sont pas moins écartés de toute participation directe au pouvoir politique). La recherche hégémonique, sous-jacente à l'idéologie de la construction et de l'unité nationales, implique un processus de totalisation étatique (c'est-à-dire une mise en dépendance de la société) promue par des acteurs sociaux qui tirent leurs ressources de cette dépendance. Cependant la société s'est également engagée dans une entreprise de réappropriation et de dé-totalisation de l'Etat post-colonial : la liste est longue des pratiques populaires qui limitent et relativisent le champ étatique (révoltes, grèves refus de certaines cultures, abstentionnisme électoral, migrations, mouvements messianiques, l'usage de la violence liée au pouvoir et à l'accumulation....). En d'autres termes, la construction de l'Etat contemporain doit être pensée à la fois comme recherche hégémonique de la part des groupes sociaux dominants, et comme produit de l'action des groupes sociaux dominés : il s'agit donc d'un double mouvement de totalisation et de dé-totalisation. Cette rétroaction de la société civile sur l'Etat constitue un signe de l'historicité propre des systèmes politiques africains. Néanmoins l'avancée de la société civile n'est pas suffisante pour permettre le développement politique (c'est-à-dire la symbiose de l'Etat et de la société sur la base de valeurs nouvelles) puisqu'elle ne véhicule pas forcément l'idée démocratique. Il faut en fait qu'un processus de médiation politique et d'institutionnalisation de la société civile se mette en oeuvre pour que la symbiose Etat/société puisse déboucher sur la démocratie : c'est l'entreprise que Bayart qualifie de contre-totalisation. Ce processus de contre-totalisation repose en fait sur la capacité de la société civile à unir ses modes d'action populaire hétéroclites et ponctuels (qui sont constitutives de la logique de dé-totalisation des systèmes politiques et qui en tissent l'historicité quotidienne à travers des relations réciproques et multidimensionnelles entre les acteurs sociaux) en un mouvement social apte à devenir le vecteur principal de la transformation de son rapport à l'Etat.

L'unification de ces actions fragmentaires de dé-totalisation du champ étatique en une entreprise de contre-totalisation reste néanmoins problématique dans la mesure où ce sont les mécanismes d'émiettement et de dissociation qui l'ont emporté au sein des sociétés africaines (la classe ouvrière et la paysannerie ne poursuivent pas de projet contre-hégémonique). En fait J-F Bayart explique cet échec par le fait que les sociétés africaines s'apparentent à des complexes d'espaces-temps produits par les acteurs sociaux, comme autant de pôles, qui ne valent que par leur énonciation et qui ne parviennent qu'à des ajustement relatifs, incomplets et temporaires. En utilisant ainsi le principe anthropologique de l'identification contextuelle et multiple, Bayart cherche à démontrer qu'il faut opérer une véritable rupture épistémologique entre la société civile et l'Etat (c'est-à-dire qu'il ne faut plus appréhender la société civile dans son rapport conflictuel à l'Etat) afin de comprendre les logiques de fragmentation et d'unification de la société. Cette analyse apparaît plus pertinente que l'interprétation classique en terme d'antagonisme principal entre une classe dominante et une classe potentiellement révolutionnaire. Comi Toulabor illustre explicitement cette théorie lorsqu'il cherche à expliquer la passivité des jeunes diplômés togolais en situation de chômage face à l'enrichissement effréné de leurs dirigeants. Il met ainsi en évidence que l'attitude des jeunes diplômés qui aspirent à la réussite sociale, de ne pas contester l'accumulation des richesses des dirigeants politiques, procède de leur conviction que l'inégalité étant inscrite au coeur de la nature, la richesse à laquelle ils espèrent accéder un jour équivaut à une qualité politique. Dès lors cet espace de domination et d'exploitation traduisant la recherche hégémonique de la classe dirigeante, répond aux attentes des jeunes diplômés qui connaissent les difficultés liées au chômage à une période donnée.

Les multiples composantes de la société civile se définissent et agissent dans le cadre de différents espaces-temps (illustrés par les comportements de diachronie par rapport au champ du pouvoir -attente, résignation-) ou parfois elles créent leurs propres espaces-temps (ce dont témoigne l'ampleur des phénomènes d'escapisme et de contournement des appareils étatiques). Les groupes sociaux subordonnés qui ne se définissent pas toujours par rapport à l'idéologie du pouvoir, qui agissent en fonction d'intérêts et de projets ne se résumant pas à la rationalité du champ politique étatique, mettent en évidence la nécessité d'élaborer une problématique de l'énonciation du politique. Or l'enjeu du processus de démocratisation réside dans la faculté des groupes sociaux subordonnés à surmonter cette rupture épistémologique pour passer au politique. Le constat que les groupes sociaux ne reconnaissent pas comme politiques les mêmes choses démontre que l'énonciation du politique se rapporte à des cultures et à des histoires particulières, qui font qu'elle varie d'une société à l'autre et, au sein d'une même société, d'un sous-ensemble à l'autre.

Achille M'Bembe en fait la démonstration lorsqu'il analyse l'énonciation du politique à travers l'étude des chansons en langage basaà comme reformulation populaire des énoncés hégémoniques du discours nationaliste upéciste camerounais (le Kundè). Un véritable processus de réappropriation de la mémoire nationaliste s'opère à travers la "palabre de l'indépendance" qui s'enracine dans un ensemble de réseaux et de codes symboliques façonnés par une culture et une histoire anticolonialistes. Autrement dit, la mémoire nationaliste puise dans les langages de chaque terroir politique des catégories propres à la culture de ce terroir pour s'inventer et se fixer. Il s'agit bien là d'un processus d'invention culturelle du politique, à partir duquel les groupes sociaux subordonnés tentent de faire obstacle à la falsification étatique de l'histoire nationale entreprise par les partisans de M. Ahidjo qui sont les héritiers d'une mémoire anti-indépendantistes. L'influence symbolique de l'époque de Nkaà Kundè véhiculant les idées nationalistes de l'UPC, dont la figure emblématique dans la conscience populaire reste celle de Um Nyobè, est telle que la fabrication historique de l'histoire n'est pas parvenue à capturer la totalité du champ symbolique à partir duquel les acteurs sociaux subordonnés tentent de faire obstacle au travail de sape de l'Etat post-colonial. La langue basaà (à travers les chansons et les rêves) est ainsi devenue le lieu symbolique au sein duquel la mémoire upéciste garantit sa propre continuité. Néanmoins, en empruntant des procédures orales, les pratiques de conservation de la mémoire des luttes anti-coloniales n'ont pu déboucher sur la formation d'un mouvement social se rebellant contre l'Etat. Cette analyse se veut ainsi une problématique de l'énonciation du politique et non pas une théorie explicative de l'échec de la démocratie dans ce pays.

Ces essais théoriques qui reprennent, tout au moins pour J-F Bayart, les principales thèses qui ont été défendues dans "L'Etat au Cameroun", sont indubitablement d'une grande richesse pour celui qui s'intéresse aux modes de l'énonciation du politique. Sa démarche exprime ainsi une insatisfaction profonde à l'égard des orientations méthodologiques précédentes : c'est-à-dire les théories universalisantes de la dépendance et du développement, celles privilégiant exagérément les dynamiques du dehors, et les analyses trop étroites du politique. Les thèses défendues par J-F Bayart, A. M'Bembe et Comi Toulabor se situent donc en réaction contre ces anciennes orientations de la science politique africaniste. L'apport scientifique de cette démarche est ainsi de réhabiliter l'acteur africain dans le jeu du pouvoir étatique. Néanmoins, il me semble que son analyse (celle de Bayart) conceptuelle des modes populaires d'action politique, qui permet d'éclairer la pratique énonciative du politique à l'échelon des groupes sociaux subordonnés, ne rend pas suffisamment compte des réseaux de relations et des interactions unissant le pouvoir politique à la société civile. Car finalement, sa problématique conduit à mettre davantage l'accent sur la dualité des pôles ainsi distingués que sur les multiples entrecroisements qui les relient sans cesse (sa distinction entre les aînés et les cadets sociaux le laisse penser même s'il reconnaît que cette théorie est peu opératoire pour analyser les stratifications sociales de la société). Or la compréhension scientifique de la problématique de démocratisation en Afrique noire exigerait à mon sens d'insister beaucoup plus sur les liens de réciprocité entre l'Etat et la société civile.

Dès lors, je pense que le concept de "l'entre-deux" théorisé par MM. Michel Van de Kerchove et François Host dans un ouvrage de philosophie du droit intitulé "Le droit ou les paradoxes du jeu" (PUF, 1992) pourrait apporter un éclairage méthodologique tout à fait pertinent sur l'analyse du processus de démocratisation en Afrique. Ce concept de "l'entre-deux" permet sans aucun doute de compléter l'analyse des modes populaires d'action politique dans la mesure où il se définit comme un "opérateur de mouvement", c'est-à-dire qu'au lieu de passer entre les deux pôles opposés (i.e. l'Etat et la société civile), la ligne de partage se fraye un chemin au coeur de chacun des pôles considérés en eux-mêmes, les entraînant dans un mouvement complexe de réciprocité, de médiation et de permutation des positions. Ce concept me paraît tout à fait pertinent pour tenter d'élucider et de surmonter la rupture épistémologique évoquée par Bayart. Si l'on étudie le processus démocratique d'un pays comme l'Afrique du Sud (l'objet de mon mémoire de DEA est relatif à la médiation des civics dans le processus de reconstruction urbain négocié et intégré), ce concept de l'entre-deux est tout à fait opératoire : une des dimensions essentielles de la transition démocratique dans ce pays réside dans la faculté de la société civile à énoncer et à imposer sa problématique légitime du développement politique. Parvenir à un tel objectif suppose qu'au préalable les obstacles de la fragmentation et de la segmentation de la société sud-africaine soient surmontés. Ce qui l'emporte aujourd'hui est l'hétérogénéité de la société : celle du corps social qui va de pair avec l'hétérogénéisation du territoire et des représentations symboliques. La question reste de savoir si le mouvement social ou politique qui s'érige en vecteur de changement sera en mesure de transcender les zones de clivage et d'identification qu'il abrite. Dans ce cadre d'étude, le concept de l'entre-deux permet de mieux observer la pluralité de la société sud-africaine en tant que terrain d'échange ou qu'épreuve de passage par où transitent les identités en recherche, que ne l'aurait fait l'analyse en termes de modes populaires d'action politique.

Je voudrais enfin insister sur la difficulté de présenter les thèses de Bayart. Son langage à mon sens relativement hermétique pour un non initié, rend délicat toute tentative de présentation de ses idées. En résumer le fond en abandonnant totalement la terminologie employée par l'auteur reviendrait à le trahir. C'est la raison pour laquelle je pense qu'aucun autre chercheur n'a su mieux que Jean-François Bayart exprimer ces théories du politique par le bas. Dès lors toute tentative d'application de sa théorie méthodologique, notamment de la part d'un étudiant, exige une prudence extrême dans la mesure où sa pensée pourrait être aisément dévoyée.