DHDI
groupe de travail Droits de l'Homme et Dialogue Interculturel
FICHE DE LECTURE
Kuyu Camille (éditeur), Repenser les droits africains pour le XXIème siècle, Yaoundé, Editions Menaibuc, Col. Bibliothèque de l'Académie Africaine de Théorie du Droit, 220 pages
Avant-Propos
Pour un universitaire, il nest pas de plaisir plus grand que de présenter aux lecteurs et à la communauté scientifique un ouvrage dont il est léditeur scientifique. Ce plaisir est dautant plus grand pour nous quil sagit de la publication des actes du premier colloque organisé par lAcadémie Africaine de Théorie du Droit que nous avons lhonneur et le bonheur de présider.
Louvrage est une somme de contributions sur les régulations réelles des sociétés africaines à laube du 21ème siècle, et sur les possibilités délaboration dun nouveau projet de société qui permettra aux populations africaines de se réconcilier avec leur passé, tout en restant ouvertes aux quatre processus de mondialisation mis en lumière par Etienne Le Roy (mondialisations financière, écologique, humanitaire et bureaucratique). Ce professeur danthropologie du droit note, par ailleurs et avec pertinence, que toute mondialisation appelle, en retour ou en complément, dune manière réellement dialectique, une prise en compte des données locales, par lesquelles les processus de mondialisation peuvent prendre racine. Christoph Eberhard abonde dans le même sens en entrant dans une réflexion plus globale sur les droits de lhomme et leffectivité du système de protection actuel, à travers le local.
Le sociologue Guy Rocher écrit dans son Introduction à la sociologie générale: "La société est historique. Elle est constamment engagée dans un mouvement historique, dans une transformation delle-même, de ses membres, de son milieu, des autres sociétés avec lesquelles elle est en rapport. Elle suscite, subit ou accueille sans cesse des forces externes ou internes, qui modifient sa nature, son orientation, sa destinée". Les sociétés africaines ont vu leurs équilibres anciens bouleversés à loccasion des colonisations. Il en est résulté une complexité que la plupart des contributions abordent. Elikia Mbokolo montre dans son texte que la complexité de lAfrique actuelle est peut-être beaucoup plus grande que dans les sociétés occidentales. Car, non seulement les sociétés africaines connaissent les mêmes problèmes que les sociétés occidentales, mais aussi, elles doivent, en plus, intégrer leurs traditions, et gérer la longue confrontation avec lOccident. Sur le plan juridique, cette complexité implique une polycentricité normative et nous invite à ne plus considérer la juris dictio comme lapanage du législateur dont la souveraineté et la rationalité sont des paradigmes fondamentaux du droit moderne.
Le sujet de louvrage, Repenser les droits africains pour le XXIème siècle, est capital en Afrique actuelle où le décalage entre le droit officiel et le vécu juridique réel est de plus en plus attesté. En effet, au lendemain des indépendances, le système juridique hérité de la colonisation devait servir de modèle pour la mise en place dun droit nouveau dégagé de lemprise des structures traditionnelles et susceptible de créer des conditions favorables aux nécessités du développement. Mais, le législateur dans son uvre de modernisation, est paralysé par des résistances : au niveau juridique, les lois sont moins suivies par les populations. Après avoir été méconnu, puis contourné et détourné, le droit importé fait maintenant lobjet dune contestation, et son inadaptation est devenue flagrante.
Au vu du constat dun besoin urgent de repenser les droits africains, les chercheurs africains et africanistes dont des contributions sont réunies dans cet ouvrage ont non seulement voulu réfléchir sur les conditions dune adéquation des normes du droit positif aux réalités sociologiques, mais aussi et surtout, comme le dit si bien Etienne Le Roy, sur les possibilités de fonder une modernité , qui ne soit pas le recopiage de lOccident, mais le produit dun génie proprement africain. Ce faisant, ils ont voulu promouvoir les solutions originales quexige le contexte africain en conciliant les meilleurs apports du passé africain et de la modernité avortée ou inachevée dans un contexte de postindépendance.
La plupart des contributions mettent en évidence le pouvoir novateur des populations africaines. En effet, la part dinvention et dadaptation à la vie juridique de ces populations nest pas négligeable. Car, elles pratiquent des alternatives intélligemment conceptualisées et en apportent des explications particulièrement logiques. Les textes sur " le droit et ses pratiques " permettent de constater quà côté du texte du droit positif, il existe une floraison des pratiques.
Il sagit dabord des pratiques des professionnels du droit (avocats, notaires, magistrats). Dans tous les pays du monde, en effet, lorsque le législateur intervient dans un domaine, il ne songe pas à en couvrir tous les aspects, malgré sa compétence et/ou sa bonne volonté. On connaît des contributions combien appréciables que soit la doctrine ou la jurisprudence apportent afin de compléter les lacunes législatives attestées partout en Afrique. Cet apport doctrinal ou jurisprudentiel peut amener à chercher à faire évoluer la loi vers des orientations quà lorigine le législateur navait pas en vue. On connaît aussi limportance de tout le travail des notaires qui, partout en Afrique, doivent inventer tous les jours des solutions face à lépineuse question foncière.
Il sagit ensuite des pratiques des acteurs que sont les populations. Ces pratiques sont de natures diverses. Elles peuvent être contra legem, praeter legem ou encore marginales, cest- à -dire dans les domaines non réglementés par la loi. Mariame Coulibaly montre dans son texte quau Sénégal les transactions immobilières se font au mépris de la loi sur le domaine national, et quen matière successorale, les populations préfèrent recourir aux systèmes de droit musulman et traditionnel. Joseph John-Nambo montre comment la dot est dactualité au Gabon, malgré son interdiction par la loi du 31 mai 1963. Ces pratiques constituent une preuve que les populations trouvent que la loi est inadaptée.
Mais, comme le remarque Michel Alliot, la désillusion au Nord comme au Sud saccompagne moins dun désir de rejeter le droit que de le contrôler et de le maîtriser. Pour le Recteur Alliot, cette situation mérite une réflexion en profondeur. Malheureusement, comme le souligne Mathieu Mebenga, les facultés de droit africaines ont toujours privilégié lenseignement des droits conformistes et des méthodes peu innovantes. En partageant cette évidence avec des chercheurs de Politique Africaine, du Groupement dIntérêt Scientifique Economie Mondiale, Tiers Monde, Développement (GEMDEV), et du Laboratoire dAnthropologie Juridique de Paris (LAJP), les auteurs ont pris le pari daller un peu plus loin en en faisant le point de départ dune théorie du droit africain. Cest delle quil faudra faire la théorie, dit le Recteur Alliot. Cette théorie pense Jean Poirier, ne pourra laisser de côté les droits contemporains et les problèmes du pluralisme qui sont au cur de laventure intellectuelle de lAfrique subsaharienne daujourdhui.
Les différents textes révèlent aussi que si le droit est à la fois lutte et consensus sur les résultats de la lutte dans les domaines quune société tient pour vitaux, il ne fait aucun doute que la famille est le domaine vital par excellence en Afrique et reste le domaine où se manifeste le mieux linnovation juridique africaine. En témoigne linnovation relative au modèle matrimonial. La monogamie et la polygamie restent, certes, partout en Afrique, les modèles dominants et reconnus officiellement. Mais, il faut être aveugle pour ne pas sapercevoir quil existe en réalité, à côté ou en marge de ces modèles officiels, dautres modèles relevant de la logique de lentre deux. Cest le cas du " phénomène deuxième bureau " désigné aussi par lexpression bureaugamie, pratique matrimoniale observée actuellement en milieux urbains, notamment en Afrique Centrale. En rapportant la pratique aux logiques qui la commande, on se rend compte que celles-ci varient en fonction des modèles matrimoniaux officiels en présence. Joseph John-Nambo létudie au Gabon où la polygamie nest pas interdite et où les citoyens sont libres dopter pour le régime qui leur convient. Le phénomène, écrit-il, permet de contourner tranquillement certains devoirs inhérents au statut officiel de polygame.
Les réflexions présentées dans cet ouvrage permettront, et cest notre souhait le plus cher, dimpulser de lintérieur des sociétés africaines un nouveau sentiment de responsabilité. Cest ce quEtienne Le Roy propose dappeler le pari de la reprise dune initiative historique par la mobilisation culturelle. Isaac Nguema justifie ce pari en parlant dune valorisation de létude des civilisations et des cultures africaines qui permettra aux africains de senraciner dans les profondeurs et la chaleur de la genèse de laventure humaine, de réécrire ( et de sinspirer de) cette histoire en tant que sujets et acteurs et non en tant quobjets ou spectateurs, dentreprendre à travers elle, la quête et la reconquête de leur dignité et de leur liberté perdues. Jean Poirier abonde dans le même sens en affirmant que lessai de théorie juridique en préparation devrait se ressourcer avant tout à la tradition africaine, dont il serait évidemment absurde de méconnaître quelle demeure la source vive de tout le droit contemporain.
La nécessité de prendre en compte des réalités africaines est illustrée par nous, dans notre propre contribution, où nous remarquons que les pouvoirs invisibles qui causent dénormes dégâts partout en Afrique, et empêchent tout épanouissement de la personne sont ignorés par les droits de lhomme tout simplement parce quils relèvent dune autre rationalité que la cartésienne. Christoph Eberhard, abonde dans le même sens que nous en affirmant que nous devons non seulement prendre en compte les réalités africaines mais bâtir sur elles. Le paradigme communautaire, écrit-il, peut constituer un " échosystème " plus fertile à lémergence dun consensus et dune pratique interculturels des droits de lhomme que le paradigme moderne.
Le colloque " Repenser les droits africains pour le XXIème siècle " na été possible que grâce à un soutien financier du Ministère français des Affaires Etrangères et de lAgence de la Francophonie. Quils en soient remerciés, ainsi que le gouvernement de la République du Cameroun qui a tout mis en uvre pour favoriser laccueil des participants avec un sens tout africain de lhospitalité. Que soient remerciés également les participants et les présidents et rapporteurs des séances.
- Camille KUYU Mwissa
Enseignant à lUniversité de Paris 1-LAJP
Président de lAcadémie Africaine de Théorie du Droit
E-mail : camillekuyu@hotmail.com
Table des matières
Avant-propos
Camille KUYU Mwissa
Quels projets de société pour les Africains du XXIe siècle ?
Etienne LE ROY
Eléments de réflexion pour une théorie du droit africain
Jean POIRIER
Ce que repenser les droits africains veut dire
Recteur Michel ALLIOT
Histoire des droits africains au XXIe siècle
Elikia MBOKOLO
Le Droit et ses pratiques : expérience camerounaise
Mathieu MEBENGA
Le Droit et ses pratiques au Gabon
Joseph JOHN NAMBO
Le Droit et ses pratiques au Sénégal
Mariame COULIBALY
La dimension invisible de la protection des droits de la personne
en Afrique contemporaine
Camille KUYU Mwissa
Justice, Droits de lHomme et globalisation dans le miroir africain : limage communautaire
Christoph EBERHARD
Droits de lHomme et Droit traditionnel africain. Pour quoi faire ?
Isaac NGUEMA
LES AUTEURS
ALLIOT Michel,
Recteur de lAcadémie de Versailles,
Professeur émérite à lUniversité de Paris I- Panthéon-Sorbonne
Fondateur du Laboratoire dAnthropologie Juridique de Paris
COULBALY Mariame,
Responsable du Centre dInformation Juridique
Réseau Africain pour le Développement Intégré (RADI), Dakar
JOHN-NAMBO Joseph,
Professeur agrégé à la Faculté de Droit
Université Omar Bongo, Libreville
KUYU Mwissa Camille
Enseignant à lUniversité de Paris I- Panthéon- Sorbonne
Président de lAcadémie Africaine de Théorie du Droit
LE ROY Etienne
Professeur à lUniversité de Paris I Panthéon-Sorbonne
Directeur du Laboratoire dAnthropologie Juridique de Paris et du DEA Etudes Africaines
MBOKOLO Elikia,
Directeur dEtudes à lEcole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris
MEBENGA Mathieu,
Vice-Doyen de la Faculté de Droit de Yaoundé II
NGUEMA Isaac,
Professeur à lUniversité Omar Bongo, Libreville
Directeur du Laboratoire Universitaire de Tradition Orale
Président honoraire de la Commission Africaine des Droits de lHomme (OUA)
POIRIER Jean,
Professeur émérite à lUniversité de Nice
Membre de lAcadémie des Sciences dOutre-Mer
EBERHARD Christoph
Docteur en Droit, Chercheur
Laboratoire dAnthropologie Juridique de Paris