DHDI

groupe de travail Droits de l'Homme et Dialogue Interculturel


FICHE DE LECTURE

Martine de Maximy, Thierry Baranger, Hubert de Maximy, L’enfant sorcier africain entre ses deux juges, Saint Germain en Laye, Odin, 2000, 181 p.

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Dans une société de plus en plus confrontée aux défis et aux malaises du multiculturalisme, l’expérience du tribunal des enfants de Paris, relatée par les auteurs de cet ouvrage, s’inspire d’un projet éthico-politique qui nous semble très convaincant. En effet, comme l’atteste l’introduction-manifeste qui suit la riche préface de Denis Salas, ce livre ne se limite pas à la divulgation de quelques cas judiciaires, mais entend, avec lucidité, proposer une conception bien précise du droit et de la fonction du juge. C’est par cet arrière-plan théorique qu’il faut lire les "cas cliniques" présentés dans la seconde partie de l’ouvrage.

La démarche s’ouvre par un questionnement préalable : comment la justice des mineurs peut-elle aider des enfants en danger venus d’une autre forme de vie? Les réponses traditionnelles fournies par le droit officiel ne paraissent pas offrir des solutions satisfaisantes. Dès lors, face à un justiciable dont le code culturel échappe aux dispositifs familiaux de décodage, les juges se mettent à la recherche d’une nouvelle sémiologie judiciaire qui puisse donner un sens aux "maladies" socio-culturelles de l’enfant. La quête finit par trouver une réponse dans la découverte de la méthode ethno-psychiatrique de Tobby Nathan et grâce à la collaboration avec le Laboratoire d’anthropologie juridique de Paris.

Partant du diagnostic que les troubles psychiques et les problèmes du comportement des mineurs migrants ont leur source principale dans une crise identitaire qui découle d’une fracture culturelle, la thérapie proposée par le tribunal des enfants consiste à aider le justiciable et sa famille à soigner cette fracture par l’assomption positive de la position d’entre-deux. Dans le livre, d’ailleurs, le champ sémantique de l’entre-deux est particulièrement riche d’expressions et constitue le terrain fécond qui nourrit toute la démarche. Par cette perspective, la tâche principale de la justice peut se résumer dans l’œuvre de "nouer des liens", de "jeter des ponts", entre deux frontières culturelles qu’on veut faire dialoguer sur une position d’égale dignité. Ce programme est suggéré par la conviction que la reconstitution, dans le pays d’accueil, de l’identité brisée doit passer par le détour de la culture d’origine. La réussite du processus d’intégration de l’enfant est subordonnée à l’autorisation "à payer sa dette envers ses ancêtres, à fleurir la tombe de sa grand-mère restée au pays" (p. 178).

L’outil pour rapprocher la forme de vie du pays d’accueil et celle du migrant est repéré dans la "médiation culturelle". C’est par ses ressources que les différents cadres culturels peuvent se clarifier, permettant au juge et à la famille de se rencontrer au carrefour de deux imaginaires qui paraissaient, auparavant, incommensurables. Le pont qui facilite la compréhension réciproque est représenté notamment par la figure du médiateur, "le plus souvent un psychologue clinicien, toujours originaire de l’aire culturelle de la famille et formé à la clinique ethnopsychanalytique" (p. 81). La circulation d’une parole, à laquelle est restituée sa racine profonde, devrait permettre de donner aux comportements "déviants" un sens qui puisse être reconnu par l’enfant et par sa famille. La possibilité d’utiliser la langue maternelle représente un instrument fondamental pour cette quête identitaire. Cette "maïeutique du sens" est interprétée comme la voie principale offerte à la famille pour "se restructurer et s’adapter à la société d’accueil" (p. 83).

Par cette mise en scène, encadrée par le rite du droit (point de repère essentiel pour le juge qui tâtonne dans l’espace flou de l’entre-deux), se matérialise la figure de l’enfant sorcier. Celui-ci, ressenti comme extrêmement menaçant pour son entourage, se caractérise par une symptomatologie bien codifiée : tristesse et dépression, errances nocturnes, appétit excessif, maturité peux compatible avec son âge, refus de l’aide de l’adulte. En outre, sa naissance est souvent marquée par certains événements concomitants, comme par exemple la mort de la mère, de proches ou la manifestation de malheurs en série. Or, les résultats de l’intermédiation culturelle, organisée par le tribunal de Paris, ont mis en évidence que "les enfants réputés sorciers reproduisaient en France la même problématique d’exclusion et de mise en danger d’eux-mêmes et des autres. Le changement de lieu et d’environnement n’avait influencé ni leur psychisme ni leur comportement" (pp. 54-55). Cette démarche a fait resurgir l’identité fantasmatique de la culture d’origine (Ibra, l’enfant griot, Téo, l’enfant-panthère etc.), ce qui a permis aux enfants et à leurs familles de reconstituer une identité nouvelle, condition indispensable pour s’inscrire de façon non conflictuelle dans la société du pays d’accueil.

Comme on l’a évoqué au début, l’expérience relatée dans ce livre est aussi conçue par ses auteurs comme un laboratoire pour mettre à l’épreuve une nouvelle conception du droit. Celle-ci entend s’écarter de l’iconographie traditionnelle qui le représente comme un système impersonnel de règles générales et abstraites qui impose, sur le cas litigieux, des contenus normatifs prédéfinis. Au contraire, s’inscrivant décidément dans le paradigme procédural, cette démarche propose une image du droit comme un champ balisé par son rite où devrait se réaliser la rencontre de codes normatifs éloignés en vue d’une solution unitaire, acceptable aussi bien par la culture du justiciable que par les valeurs fondamentales de la communauté d’accueil. Dans cette perspective, l’output visé par l’institution judiciaire n’est pas l’affirmation sécurisante de l’ordre normatif, mais la résolution pragmatique d’un problème concret. La confrontation avec une autre forme de vie brouille inévitablement les références consolidées et invite au dialogue interculturel, considéré comme le moyen pour renouer le lien social brisé. Le droit est conçu ici comme un point de départ qui ouvre des perspectives, plutôt que comme un système ordonné et clos qui pose des limites. Il fonctionne comme principe mobilisateur d’une démarche de rencontre et de dialogue, plutôt que comme la dernière station d’un enjeu de sens déjà tout mobilisé a priori dans la règle.

Dans ce cadre, la dimension narrative du droit - que la tradition normativiste avait refoulée - se met clairement en évidence. A l’idée d’un droit purifié de l’homme et de ses histoires particulières se substitue celle d’une "justice refondatrice d’humanité" (p. 27). La juridiction apparaît alors comme le lieu consacré à la mise en récit des conflits. La décision se construit sur cette scène à la suite d’un échange de narrations (dramatisé par la procédure judiciaire), qui révèle la surdétermination mythique de toute logique juridique.

La parenté de cette forme de justice avec la juridiction traditionnelle de la "palabre" est dénoncée explicitement par les auteurs. Celle-ci peut être interprétée comme une thérapie du lien social par la mise en scène du conflit et par la mise en paroles des lois fondamentales du groupe. Ici, le but recherché est davantage la conciliation que la sanction. C’est dans cet espace ritualisé que l’individu peut espérer reconstituer son lien avec la communauté d’appartenance. L’arbre à palabre est une belle métaphore de cette fonction du droit. L’arbre "symbolise l’enracinement, il surplombe les conflits par le vouloir vivre ensemble". Or, l’idée du droit véhiculée par les auteurs s’inspire clairement de cette image. D’après eux, la fonction du droit dans nos sociétés pluralistes est celle d’assurer la maîtrise du réseau des relations entre codes culturels différents (les racines de l’arbre), en vue d’une solution unitaire (le tronc) qui permette la cohabitation de la diversité sous son feuillage.

Dans cette entreprise de gestion de la complexité, le juge doit garder sa position tierce de "passeur", évitant "le double piège d’un culturalisme sans espoir d’ouverture et d’un universalisme broyeur d’identité" (p. 35). Les auteurs sont conscients que cette difficile position d’entre-deux et la conséquente nature politique de l’œuvre de coécriture du droit requièrent des nouvelles formes de responsabilité pour le juge et "un effort réel et permanent de formation, non seulement pour acquérir une solide culture générale [...] mais surtout pour modifier son attitude face au justiciable". Ce souci éthique devrait se concrétiser par la reconnaissance respectueuse de l’autre, "hors de tout exotisme et de toute dévalorisation de nos modèles" (p. 181) et par le courage et la modestie de renoncer à la sécurité des références habituelles afin d’écouter réellement la voix d’autrui. Aujourd’hui, face à une approche dominante aux phénomènes migratoires, caractérisée soit par des politiques sécuritaires qui voudraient réprimer les différences soit par l’indifférence culturelle d’une certaine forme de globalisme qui confonde les identités, le projet éthico-juridique proposé par cet ouvrage ne peut qu’être accueilli avec intérêt et espoir.

Massimo Vogliotti

Chercheur FNRS aux Facultés universitaires Saint-Louis de Bruxelles.

Chargé de cours à la Faculté de droit d’Alessandria (Université du Piemont Oriental - Italie).