Christoph
Eberhard, Vers une socit veille.
Une
approche bouddhiste dĠun vivre ensemble responsable et solidaire,
Paris, Connaissances et Savoirs, 2012, 230 p.
Prface de Anne-Marie Dillens
Ë lĠheure o
lĠconomique prime le politique, o le Fonds montaire international, les
banques centrales, les rcemment vertueuses agences de notation et les marchs
boursiers semblent tre les seules voix autorises dans la mondialisation
contemporaine, lĠessai de Christoph Eberhard sur Une approche bouddhiste dĠun vivre-ensemble responsable et solidaire
est plus que bienvenu. Par-del le diktat de lĠconomie, il nous reconduit la
complexit de la vie, des rapports
de chacun soi-mme, au monde et autrui. Toujours situs, ces
rapports sont des points dĠancrage indracinables. Mais, pour autant, ils nĠont rien dĠun atavisme. Au
contraire, leur particularit nous rend sensibles la diversit des tres et
des cultures offrant autant de chances dĠinterroger nos limites et dĠlargir
nos horizons.
Ces chances,
Christoph Eberhard ne se contente pas de les saisir spculativement. Il ne se limite pas
rappeler quĠon ne peut penser le mme sans lĠautre, le particulier sans un
universel prsum et les limites sans leur dpassement. Dans ses ouvrages dĠanthropologie
juridique, cĠest la mise en pratique de ces truismes quĠil nous convie. Loin
de disserter doctement sur lĠinluctabilit thique de lĠinterculturalit
et sur ses apports pistmiques, il nous invite depuis deux dcennies nous y
atteler autour de sujets aussi brlants que les droits de lĠhomme, la
reconstruction des socits ayant vcu des guerres civiles, voire des
gnocides, les cultures de paix et lĠavnement dĠune gouvernance mondiale
attentive leur pluralit ainsi quĠaux pralables mtapolitiques ou
anthropologiques de la pratique quĠelles mobilisent : le dialogue.
Si au sein dĠune
mme culture le dialogue prsuppose lĠinexistence dĠun savoir privilgi dans
quelque domaine que ce soit et la ncessit pour les individus de recourir la
co-signifiance, il en va de mme sur le plan
interculturel. Comme le souligne le texte de Raimon Panikkar cit en exergue la premire partie de cette
essai et repris en conclusion de la seconde :
Ç Il nĠexiste
pas de culture, de tradition, dĠidologie ou de religion qui puisse
aujourdĠhui, ne disons pas mme rsoudre les problmes de lĠhumanit, mais
parler pour lĠensemble de celle-ci. Il faut ncessairement quĠinterviennent le
dialogue et les changes humains menant une fcondation mutuelle. È
Pour tre effective,
la fcondation mutuelle quĠapporte le dialogue ne prsuppose pas uniquement une
certaine d-matrise ou dsabsolutisation du point de
vue de chacun. Elle oblige aussi sortir de la mentalit conomique et des
rapports de force dans lesquels se jouent ses ngociations. Plus
fondamentalement encore, elle oblige renoncer la perception initiale dĠautrui comme
un rival, un gagnant ou un perdant potentiel. LĠaire du dialogue nĠest pas celle
de la lutte, de la concurrence, de
la comptition. La priorit nĠy est pas accorde aux scores enregistrs par les
individus ou groupes dĠindividus dans un
jeu prdtermin. Dans la pratique du dialogue, la priorit est donne
lĠavnement immmorial dĠunivers de sens qui, pour leur constitution mme, sont
en attente de lĠautre. Personne ne dtient a priori la cl des relations
interlocutives qui sĠy nouent et dans lesquelles se dploie la vie de lĠesprit. On peut certes refuser cette dernire, rejeter son
caractre minemment dialogique. On peut opter pour la suffisance monologique,
murer la pense dans ses indracinables particularits et la conforter dans le
drill la rptition assourdissante du mme. Mais lorsque surgissent les
drives identitaires et leur
dsintrt pour la libert, cĠest
la cause mme de lĠhumain qui est menace.
Comme le soulignait
dj Platon au dbut des Lois[1],
un vivre ensemble respectueux de lĠhumain, cĠest--dire libre ou responsable et solidaire ne peut natre
du refus de la nescience et de ce qui sĠensuit : le refus de la
dlibration et de son exercice le plus lev quĠest la controverse. Ni le
rejet de lĠautre au nom de quelque idologie que ce soit, ni sa soumission au
mme ne peuvent engendrer la paix. La paix ne peut natre de la guerre. Sa
gnalogie est tautologique. La paix ne peut natre que dĠelle mme, de ce qui
la dfinit : la bienveillance rciproque entre les hommes. Ebranle, cĠest sa
restauration quĠil faut Ïuvrer ou la rconciliation entre les hommes[2].
Ce nĠest quĠ partir dĠelle quĠun
droit proprement parler peut exister, autrement dit un ordre de paix
partag ou institu par tous et non impos par un ou quelques individus dans
des rapports de domination[3].
Pour viter ces
rapports par trop rpandus et entretenus dans lĠhistoire, il ne suffit pas de
prendre conscience du caractre dialogique du langage et de le dfendre . Cette dfense nĠest certes pas sans intrt.
Comme y insiste lĠauteur de cet essai, elle permet de dclturer
les positions de chacun. Mais pour tre fconde, cette entreprise implique que
lĠon accde un vritable change, que du point de vue du mme on parvienne
sĠlever au point de vue de lĠautre, quĠon le comprenne en profondeur. A dfaut
de cette dmarche Ç imparative È, pour
reprendre lĠheureuse expression de Raimon Panikkar utilise et suivie dans cet ouvrage, cĠest--dire
de lĠapprentissage et de la comprhension critique ou rigoureuse de
lĠinterlocuteur, les pratiques de la controverse et de la co-signifiance
ne peuvent tre assumes.
Dans le cadre des
changes interculturels, lĠexigence de sĠlever au point de vue de lĠautre se
limite souvent la reconnaissance purement formelle des traditions mobilises.
Guette alors le danger de rduire lĠinterculturalit
la simple juxtaposition des diffrentes manires dĠapprocher un problme, de
le structurer et, selon les circonstances, la reprise opportuniste et peu claire de
certains de leurs lments.
DĠo le mrite et
lĠintrt des quatre tudes rassembles dans ce recueil. De faon progressive,
les deux premires consacres une approche bouddhiste du courage, du
droit et de la paix nous invitent
franchir le pas du Ç dsarmement culturel È quĠimplique la
reconnaissance Ç imparative È, cĠest--dire
vivante et approfondie des autres traditions culturelles. Issues non seulement
dĠun certain nombre de compilations mais dĠune familiarisation patiente avec le bouddhisme tibtain et
le partage de certaines de ses pratiques, elles illustrent dĠune manire trs
didactique la longue voie de dstabilisation quĠoblige dĠemprunter le dialogue
interculturel. Rflchie dans les deux dernires tudes de cet essai, cette voie requiert des
modalits prcises dĠchange. Nous obligeant dpasser notre ombre, ces
modalits sont indispensables lĠavnement dĠun vivre ensemble veill et
responsable. A ce titre, elles
demandent tre appliques bien dĠautres modes de pense. Dans
lĠintroduction cet ouvrage, lĠauteur sĠy engage dĠailleurs pour certains
dĠentre eux quĠil a pu explorer dans les mondes Indiens, Chinois et Africains.
Ë nĠen pas douter,
les questions et ractions
lĠapproche bouddhiste de lĠindividu, du droit et de la socit ici prsente
seront nombreuses. Elles le seront tout autant face aux Ç graines nouvelles de
responsabilits È (p.119) qui y sont semes. En tant que simple candidate
au dialogue interculturel, je ne crois pas me tromper en affirmant que ces
questions donneront naissance des controverses instructives. Sans prsager de
leur avenir dans le monde de lĠdition, ces questions oeuvreront
coup sr ce qui est lĠorigine et lĠhorizon de cet ouvrage :
lĠavnement de formes de gouvernance reposant sur des cultures de paix,
entendons de dialogue, dĠenrichissement mutuel et dĠinnovations appropries.
Anne-Marie Dillens
Professeur mrite
aux Facults universitaires Saint-Louis, Bruxelles.
Aot 2011
[1] I
625c-629 e.
[2] Cf. surtout 627 e -628 e.
[3] Sur lĠimportance
de lĠchange ou de lĠinstitution commune du sens
pour respecter lĠhumaine condition, exhausser lĠhomme en lĠhomme et pouvoir conjuguer le droit et le politique avec lĠinstauration
dĠun ordre de paix, cf. aussi e.a. Lois III,
693c et s ;
IV 715a et s ; Polit., 276
et s.