ƒtienne Le Roy (sous la direction de)

 

 

JuridicitŽs. Approches du droit au

Laboratoire dĠAnthropologie Juridique de Paris,

 

 

Paris, Karthala, Cahiers dĠAnthropologie du droit, hors sŽrie, 2006, 176 p.

 

 

 

Fruit des tŽmoignages prŽsentŽs lors du quarantime anniversaire du Laboratoire dĠAnthropologie Juridique de Paris (LAJP), cet ouvrage collectif veut ˆ la fois mieux faire conna”tre la dŽmarche qui caractŽrise les chercheurs qui se sont associŽs, dĠune manire ou dĠune autre, ˆ ce Laboratoire, et souligner combien cette dŽmarche permet dĠentrer au cÏur des problmes de sociŽtŽ en associant recherches fondamentales et applications empiriques ˆ travers les divers registres que suppose le pluralisme des appartenances.

 

Se situant hors des sentiers battus, les chercheurs associŽs au LAJP posent la juridicitŽ comme horizon dĠune dŽmarche interculturelle et pluridisciplinaire, faisant se rencontrer des conceptions, des pratiques et des ressources mobilisables par les acteurs engagŽs dans des contextes particuliers, certes, mais participant, chacun dans leurs rŽseaux dĠappartenance, ˆ des enjeux qui ne connaissent gure de frontires. SĠinscrivant dans une volontŽ de connaissance anthropologique ainsi que dans une lecture dynamique des faits de sociŽtŽ, cette dŽmarche privilŽgie la rencontre des divers points de vue sur les conditions de rŽgulation et de reproduction des sociŽtŽs ainsi que le dialogue entre ces points de vue. Elle peut ainsi se qualifier dĠanthropologie dynamique du Droit, comme phŽnomne se manifestant dans toute sociŽtŽ, ds lors que chacune cherche ˆ se reproduire en imprimant la marque de sa vision du monde et des valeurs quĠelle privilŽgie. Quelques mots clefs peuvent caractŽriser cette dŽmarche : interculturalitŽ, multi-juridicitŽ, complexitŽ. Pour reprendre la description quĠen a faite Christoph Eberhard (p. 64), on peut affirmer avec lui que, selon cette dŽmarche, le Droit est tripode, fondŽ sur des normes gŽnŽrales et impersonnelles, des modles de conduite et de comportement et des systmes de disposition durables ˆ lĠaction ou habitus; quĠil ne peut se comprendre que dans une analyse de processus permettant de dŽgager les imbrications de ces diffŽrentes rgles du jeu relevant dĠordonnancements du social plus imposŽs, nŽgociŽs ou acceptŽs dans des situations concrtes; et quĠil est variablement gŽnŽrŽ par les reprŽsentations, logiques et visions du monde en prŽsence.

 

LĠouvrage prŽsente quelques-uns des fruits de cette dŽmarche telle quĠutilisŽe dans quatre thŽmatiques diffŽrentes : lĠintermŽdiation culturelle au sein de la justice des mineurs en France; les politiques liŽes ˆ lĠutilisation du territoire; lĠƒtat de droit, les droits de la personne et la gouvernance; et, enfin, le droit des affaires en Afrique. On Žvoquera ici trois de ces thŽmatiques.

 

- L'intermŽdiation culturelle

 

Devant sĠefforcer de recueillir lĠadhŽsion des parents aux mesures quĠil envisage dĠordonner, le juge des enfants en France doit, en pratique, rechercher un terrain dĠentente sĠil souhaite que lĠadhŽsion des acteurs concernŽs ne soit pas que de pure forme. PlacŽe devant des familles en grande difficultŽ, en perte de repres, souvent blessŽes et qui ne se retrouvaient pas dans les discours institutionnels, Martine de Maximy, juge des enfants, a initiŽ les audiences dĠintermŽdiation culturelle afin dĠajouter ˆ la cha”ne relationnelle prŽvue par la loi la participation dĠune personne capable dĠassurer les relais nŽcessaires entre la culture dĠorigine de la famille concernŽe et lĠinstitution judiciaire. LĠobjectif de lĠintermŽdiation culturelle est la recherche de transpositions possibles entre les exigences judiciaires du juge des enfants et les modes de comportements culturels des justiciables. Ceci permet dĠapporter aux uns et aux autres des ŽlŽments de comprŽhension, dĠune part, pour la famille, par rapport au fonctionnement de lĠinstitution judiciaire franaise et de la mission du juge des enfants, dĠautre part, pour le juge, par rapport aux vŽritables faits en cause en tenant compte, au-delˆ des stŽrŽotypes, des diffŽrentes reprŽsentations culturelles ˆ lĠÏuvre au sein de la famille concernŽe. Ces intervenants en intermŽdiation culturelle ne sont pas que de simples traducteurs mais bel et bien des chercheurs en sciences sociales capables de prendre en charge la gestion du lien social au sein des familles devant se prŽsenter devant le tribunal. Le programme de formation ˆ lĠintermŽdiation culturelle a ŽtŽ relancŽ dŽbut 2006.

 

- Les politiques foncires

 

MenŽes depuis les tout dŽbuts du LAJP, les recherches sur les politiques et les pratiques foncires illustrent sans doute le mieux la fŽconditŽ de la dŽmarche des anthropologues du droit. ConfrontŽs au problme de la gŽnŽralisation de la propriŽtŽ privŽe sur la terre, ceux-ci ont dŽconstruit ce concept et le paradigme qui lĠench‰sse. Sur ce continent, la gestion privŽe nĠa pas apportŽ plus de sŽcuritŽ foncire que la gestion Žtatique, car lĠune et lĠautre se sont refusŽes ˆ penser les rapports des Africains au territoire dans toute leur complexitŽ. Se mŽfiant de cette politique propriŽtariste, les anthropologues du droit proposent plut™t de partir de ce que disent et font les Africains et de transcrire ces pratiques et les reprŽsentations qui les organisent dans des discours juridiques restituant des logiques ˆ lĠŽtat pratique. Sans verser dans la nostalgie dĠune Žpoque rŽvolue, ni dans lĠessentialisme des traditions figŽes, cette lecture du caractre endogne des rapports ˆ la terre est encore aujourdĠhui essentielle, car elle permet de saisir des logiques mises en Ïuvre par les acteurs les premiers concernŽs selon leurs propres rationalitŽs. La dŽmarche exige ensuite de transcrire ces logiques dans le langage du droit Žtatique, tout en favorisant les changements inŽvitablement vŽcus au sein de toutes les sociŽtŽs. La meilleure faon de la mettre en Ïuvre a consistŽ jusquĠici ˆ dŽgager consensuellement avec lĠensemble des parties prenantes les objectifs des politiques foncires et de gestion des ressources envisagŽes, puis dĠen fixer les valeurs, les contraintes et les enjeux dans un document identifiant les responsabilitŽs de chacun et les forums dans lesquels les questions seront dŽbattues puis dŽcidŽes et ces dŽcisions exŽcutŽes. Cette dŽmarche repose fondamentalement sur les choix des acteurs eux-mmes et non sur des rŽgulations Žtatiques prŽ-Žtablies ou imposŽes dĠen haut, et, selon les contributeurs de ce chapitre, elle est la seule susceptible dĠapporter lĠadaptabilitŽ nŽcessaire pour combiner la confiance dans le droit et la sŽcuritŽ juridique en Afrique.

 

- La gouvernance

 

LĠƒtat de droit, les droits de la personne et la gouvernance peuvent Žgalement tre analysŽs ˆ partir de la dŽmarche proposŽe par le LAJP, dont un exemple porte sur la gouvernance dans le contexte des revendications des peuples autochtones au Canada et au Mexique par Akuavi Adonon et Caroline Planon (pp. 71-80). Dans le contexte mexicain, si la centralitŽ de lĠƒtat a ŽtŽ mise en cause au plan thŽorique, son absence au plan pratique a dĠautant mieux facilitŽ la prise en charge de leur propre population par la rŽgulation sociale des peuples indignes. Leurs revendications sont multiples : Žducation bilingue, participation et reprŽsentation dans la politique locale et nationale, accs ˆ la justice Žtatique; et elles se fondent sur une demande de reconnaissance identitaire, constitutionnelle et de respect face ˆ la diffŽrence culturelle. Dans ce contexte, lĠautonomie gouvernementale est associŽe ˆ la reconnaissance dĠun rŽgime spŽcial pour les indignes permettant ˆ leur gouvernement propre dĠexercer des compŽtences constitutionnelles au sein de leurs communautŽs respectives. La mme logique sĠapplique ˆ lĠŽgard de leurs rŽgimes juridiques qui, bien que diffŽrents du systme juridique de tradition civiliste mexicain, a tous les moyens de maintenir lĠordre au sein des groupes concernŽs, mais sans doute en utilisant des reprŽsentations et des pratiques diffŽrentes. Par exemple, la notion de justice chez les peuples indignes sĠŽcarte de la notion de sanction et vise le rŽtablissement des liens de cordialitŽ entre parties en conflit. La manire de concevoir la responsabilitŽ et la solution des conflits rŽpond ˆ une logique qui est ancrŽe dans une vision mŽtaphysique du conflit qui fait intervenir le monde des anctres, le monde de lĠinvisible, etc. LĠarticle identifie bien les acteurs en prŽsence, les avancŽes et les obstacles qui demeurent face aux revendications indignes. La partie de lĠarticle qui traite de la situation des peuples autochtones au Canada met en Žvidence une difficultŽ propre ˆ la dŽmarche anthropologique qui est de conjuguer le plus singulier de l'expŽrience humaine et le plus collectif des pratiques juridiques ou la particularitŽ d'un moment historique et l'abstraction des visions du monde. Tous les auteurs de l'ouvrage ne rŽussissent pas Žgalement ˆ relever ce dŽfi, mais c'est lˆ une des exigences fondamentales de l'exercice anthropologique.

 

LĠouvrage comporte Žgalement des tŽmoignages de personnalitŽs qui ont marquŽ le LAJP de sa naissance jusquĠˆ aujourdĠhui et des hommages ˆ des fondateurs qui sont aujourdĠhui disparus.

 

En terminant la lecture de cet ouvrage, on souhaite que la reconnaissance envers des pans entiers de la rŽalitŽ sociale, culturelle et historique tant exigŽe par le LAJP ˆ travers une dŽmarche scientifique exemplaire, lui serve ˆ son tour et que lĠanthropologie du droit que ses chercheurs pratiquent cesse enfin de souffrir du syndrome de la chauve-souris. LĠappel est donc lancŽ tant aux anthropologues quĠaux juristes. Si elle nĠappara”t ni oiseau pour les uns, ni souris pour les autres, pourtant elle sait se dŽplacer gr‰ce ˆ un appareillage trs sophistiquŽ et, ˆ la tombŽe du jour, lorsquĠelle prend son envol au-dessus du fleuve, on ne peut quĠadmirer ce qui constitue, en fin de compte, sa grandeur et sa fragilitŽ.

 

 

                                                                      Alain Bissonnette

avocat et anthropologue,

Consultant auprs de l'Agence canadienne de dŽveloppement international, MontrŽal