Franois Ost

Sade et la loi, Paris, Odile Jacob, 2005

 

 

 

 

     Sade passe vingt-huit ans de sa vie ˆ l'ombre de la loi. Une loi qui lui fait de l'ombre et dont son dŽsir souverain ne saurait s'accommoder. Il n'aura de cesse, en des milliers de pages d'une Žcriture sans merci , d'en dŽmontrer l'absurditŽ et l'injustice. Et d'Ždifier sur ses ruines la RŽpublique des corps prostituŽs.

     Mais n'est-il pas lui-mme l'esclave d'une autre loi  bien plus cruelle que celle de la citŽ ?

     Quelle loi  ?  C'est l'objet de ce livre d'en cerner les contours, non sans avoir, au prŽalable, dŽgagŽ la forme de la structure perverse : une certaine manire de restaurer ce qu'on nie par ailleurs.

     Ce rapport pervers ˆ la norme s'atteste ici de mille faons: dans une existence qui aura mis  trois rŽgimes au dŽfi, une apologie du crime qui sape les lois politiques, un imaginaire flamboyant qui corrompt les lois de la nature et  dŽtourne celles de la logique, un style, enfin, qui, dans sa volontŽ de "tout dire",  subvertit les lois de l'Žcriture.

     Au total, un corps ˆ corps sanglant avec l'institution, un procs sans fin intentŽ ˆ la loi et au Bien, une oeuvre immense et radicalement solitaire. Comme le noir Žvangile de l'ange dŽchu. Comme un cri de dŽfi qui s'Žtrangle de ne pas venir ˆ bout de la loi.

     L 'ouvrage se cl™t par un dialogue imaginaire entre Sade et l'auteur du Code civil, Portalis, tous deux retenus dans les prisons de Robespierre , aux jours les plus sombres de la Terreur. Sade et Portalis , ou l'improbable rencontre  de l'ordre et du chaos.

 

 

FRANCOIS  OST    Juriste et philosophe, vice-recteur des FacultŽs universitaires Saint-Louis ˆ Bruxelles, Franois Ost enseigne Žgalement ˆ Genve et ˆ Louvain-la neuve. Il dirige lÕAcadŽmie europŽenne de thŽorie du droit et est membre de lÕAcadŽmie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique. Il a notamment publiŽ Le temps du droit   et  Raconter la loi.

 

 


1. Argumentaire

 

 

 

Avec ce troisime ouvrage publiŽ aux Editions Odile Jacob, Franois OST poursuit une entreprise Žditoriale de grande envergure qui consiste ˆ rendre au droit la portŽe culturelle qui est la sienne et quÕune approche exclusivement technicienne et pragmatique a conduit ˆ progressivement occulter. Avec succs, Franois Ost sÕemploie ˆ rŽintŽgrer le droit dans le champ des sciences sociales et ˆ en faire lÕobjet dÕune mŽditation philosophique originale.

Aprs Le temps du droit en 1999, qui rŽglait les rythmes juridiques sur les grands temps sociaux, ce fut, en 2004, Raconter la loi  qui entreprenait dՎcrire, pour la premire fois, le roman politique des lois, depuis le Sina• et la tragŽdie grecque jusquՈ Faust et Kafka.

CÕest cette histoire que Franois Ost poursuit aujourdÕhui en dŽcouvrant cette fois sa face cachŽe, ses dessous inaudibles : Ņ  au commencement ( et peut-tre ˆ la fin aussi) Žtaient  le crime, le mensonge, lÕimposture É Ó. Personne, plus opini‰trement que Sade nÕaura  tenu, jusquÕau bout, cette position.

 Se pourrait-il donc  que le mal fžt radical et que nulle institution ne le rachet‰t , nul sacrifice ne lÕexpi‰t ?  Sade lÕa pensŽ, et sa vie, comme son Ļuvre en feront lՎpreuve Žclatante .

 Ainsi, pour la premire fois, lÕĻuvre monumentale de Sade est-elle ŽtudiŽe systŽmatiquement  sous lÕangle de son rapport ˆ la loi. Le rŽsultat ne manque pas dՐtre surprenant. Ce nÕest pas, en effet, sur le constat banal dÕune vie de Ņ  hors la loi Ó et  dÕune Ļuvre qui se ramne ˆ lÕ apologie du crime que dŽbouchent les analyses de Franois Ost, mais bien plut™t sur la mise au jour de la figure, autrement fascinante, de la perversion . Une perversion qui, par un subtil jeu de bascule autour de la loi, sÕemploie ˆ restaurer la loi, un certain type de loi, au moment mme o celle-ci est mise au dŽfi et bafouŽe.

 Quelle  est donc  cette Ņ  autre loi Ó, bien plus cruelle et impŽrative que celle de la citŽ, ˆ laquelle souscrit le pervers ?

 Telle est lÕinterrogation que dŽroule Franois Ost tout au long dÕune enqute fascinante qui porte successivement sur la tumultueuse existence du divin marquis ( provoquant les autoritŽs successives de trois rŽgimes diffŽrents), sur les principes du nouveau code pŽnal que la France allait adopter ( rŽcusŽs par lui au nom de la RŽpublique des corps prostituŽs), sur les prŽtendues lois de la nature( auxquelles Sade oppose la force destructrice de la nature originaire), sur les codes et les rgles de lՎcriture( lois du genre  et pacte littŽraire que Sade subvertit avec dŽlectation), sur la loi du pre, enfin, que Sade dŽsavoue au profit du fŽtiche de sa jouissance sacralisŽe.

Se mouvant avec aisance entre philosophie, thŽorie littŽraire et psychanalyse, lÕouvrage Žclaire lÕĻuvre sadienne dÕun jour puissant et original, sans doute parce que le rapport ˆ la loi est vraiment au cĻur de cette Žcriture anarchique.

Si Sade nÕa rien perdu aujourdÕhui de sa puissance de scandale, il nÕest plus censurŽ pour autant ; lÕouvrage retrace aussi ( et cÕest encore une faon de confronter Sade ˆ la norme) deux sicles de Ņ  rŽception Ó de lÕĻuvre, depuis lÕindignation vertueuse du XIX jusquՈ la Ņ  normalisation Ó savante de la fin du XX.  Comment, dans ces conditions, Ņ  discuter Ó Sade sans retomber dans les condamnations du passŽ, ni banaliser la radicale contestation de lÕordre social quÕil reprŽsente ?

 En guise de conclusion , Franois Ost relve ce dŽfi en confrontant deux imaginaires rivaux, ceux de deux hommes dÕexception que les hasards du destin ont rapprochŽ un instant dans les prisons de la Terreur rŽvolutionnaire : Sade, le hors la loi, et Portalis, le futur auteur du Code civil. Sous la forme dÕun dialogue philosophique imaginaire, lÕouvrage propose lÕimprobable rencontre de la loi et chaos. Et si, comme de juste, la loi en sortira vainqueur, ce nÕest pas indemne pour autant. Comme si Sade avait creusŽ une faille irrŽductible du c™tŽ de ses fondements : un sicle avant Freud, le marquis proclamait que le mal radical prŽsidait dŽcidŽment ˆ lÕorigine . Il nÕest pas certain que nous ayions dŽjˆ tirŽ toutes les consŽquences de cette affirmation scandaleuse.

 

 

2. PrŽsentation dŽtaillŽe

 

Cette qute se dŽroulera en sept chapitres et une conclusion.

            Le chapitre I : LÕenvers et lÕendroit. DÕun certain retournement pervers, vise ˆ un premier repŽrage du champ de la perversion. Question de planter le dŽcor et de forger quelques clŽs dÕinterprŽtation : le Minotaure ne sÕaborde pas sans certaines prŽcautions liminaires. Le rŽcit biblique de Sodome fournit dŽjˆ quelques prŽcieuses indications : lÕinversion des mesures (le mŽchant rŽcompensŽ et lÕinnocent bafouŽ), et la mise en circulation dÕune fausse monnaie, notamment. LÕexploration du champ sŽmantique de la perversion, comprise comme Ē retournement Č, livre ensuite dÕautres indices : cÕest sous le signe du Ē contre-sens Č que Sade Žvolue, lui auquel nous prtons la devise : Ē envers et contre tout Č. CÕest bien le Ē tout Č qui est son adversaire, lui qui fait de lÕ Ē objection de corps Č comme dÕautres font de lÕ Ē objection de conscience Č Š et ce tout, il sÕy oppose en le retournant. O se dŽgage le mouvement Ē cata Č qui caractŽrise la dŽmarche sadienne : du grec Ē cata Č, derrire et en-dessous, dÕo viennent : Ē retourner, renverser, avilir Č, et une sŽrie impressionnante de composŽs (catastrophe, cataclysme, catachrse, É) auxquels nous nÕhŽsiterons pas ˆ joindre quelques nŽologismes (cataphysique, catalogie, cataphore), qui, tous diront lÕobstination sadienne ˆ destituer les codes officiels et la langue hŽritŽe pour les rapporter aux forces obscures de leur nature dŽsirante. Comme si la perversion forait le regard en arrire vers cet interdit qui avait changŽ la femme de Loth en statue de sel.

            Les rŽcits dÕOrphŽe aux enfers, et de PersŽe, en son combat avec la Gorgone MŽduse, nous livrent dÕautres indications sur ce retournement mortifre en direction de lÕobscne quÕon ne saurait voir sans mourir (la Chose immonde, hors-monde, ob-scne). Sauf ˆ disposer du bouclier-miroir de PersŽe, lÕarme civilisatrice qui permet dÕaffronter le monstre sans se retourner.

            Le rŽcit platonicien du Banquet, avec lՎpisode de lÕandrogyne rapportŽ par Aristophane, nous permettra une avancŽe dŽcisive, au cĻur du labyrinthe. Nous y apprenons que notre condition humaine est vouŽe au symbolisme : anciens androgynes, nous avons ŽtŽ coupŽs en deux par Zeus, en ch‰timent de notre arrogance, et nous passons dŽsormais notre vie ˆ communiquer, ˆ signifier, et, dans les meilleurs cas, ˆ aimer, en vue de retrouver notre symbolon, la deuxime moitiŽ de nous-mmes. Mais certains ne sÕaccommodent pas de ce manque originel, rŽcusent cette diffŽrence (et lÕAutre qui lÕannonce), et agissent comme sÕils Žtaient encore ces tres pleins dÕeux-mmes, rivalisant avec les dieux. Leur logique, dirons-nous, est anti-symbolique, cÕest-ˆ-dire, trs exactement : diabolique. Au symbolique qui rapproche, parce quÕil assume lÕirrŽductible diffŽrence, lÕandrogyne oppose le diabolique qui unit de force (et finit par disloquer sous les coups) parce quÕil dŽsavoue cette diffŽrence qui trahit son incomplŽtude.

            En voilˆ assez sans doute pour Ē rŽflŽchir Č (comme le miroir de PersŽe) la perversion, et nous prŽparer au face ˆ face dŽcisif.

 

            Le chapitre II : Entre ennui et fascination, indignation et complicitŽ, banalisation et provocation, comment lire Sade ?, diffre cependant le moment de lÕaffrontement. On se permet encore un large dŽtour, question de prendre la mesure de la rŽception de Sade depuis deux sicles. Contrairement au vĻu de beaucoup, on nÕa pas bržlŽ Sade, et on le lit. En collection de poche et dans la PlŽiade. Encore faut-il savoir, comment le lire ? Entre le classique rejet (qui a pris tour ˆ tour la forme du dŽgožt, du sursaut moral ou de lÕennui), et la non moins classique (mais plus discrte et plus embarrassŽe) complicitŽ (le rŽcit sadien comme machine ˆ capter le dŽsir du lecteur), existe-t-il une troisime voie ? La rŽception de Sade nÕest-elle pas une suite ininterrompue de malentendus ? Aprs les autodafŽs napolŽoniennes, aprs la chape de plomb du XIX (qui relŽguait Sade dans lÕ Ē enfer Č des bibliothques, et le vouait aux Ē seconds rayons Č des cabinets privŽs, ceux quÕon ne voyait point), aprs quelques rŽcupŽrations savantes ˆ lÕaube du XX sicle (Sade comme prŽcurseur de la psychopathologie sexuelle savante), et encore un ultime ( ?) procs fait ˆ son Žditeur Pauvert en 1957, sa rŽception acadŽmique et littŽraire ˆ partir des annŽes soixante allait-elle enfin prendre lÕexacte mesure de sa singularitŽ ?

            Voire. Sans doute Sade sortait-il de lÕombre gr‰ce ˆ Paulhan, Blanchot, Bataille, Klossowski, Foucault, Lacan et dÕautres encore. Mais souvent ces auteurs nous en apprennent plus sur eux-mmes que sur lÕinsaisissable marquis. Aprs avoir ŽtŽ vouŽ aux gŽmonies, Sade ne faisait-il pas lÕobjet dÕune banalisation savante, dÕune normalisation rŽcupŽratrice, comme si, maintenant domptŽ par le commentaire autorisŽ, le fauve ne paraissait plus si terrible ? Š le voile enfin devenu Ē lisible Č[1]. NՎtait-ce pas, encore une fois, sous couleur de comprŽhension avertie, une manire dÕoccultation de lÕObscne, une faon de rŽduire sa dŽmesure ? Sade se dŽclinait alors ˆ toutes les modes ; pas une cause dont il ne fut Žlu le porte drapeau. On vit se multiplier les lectures politiques (Sade emblme de la rŽvolution des surrŽalistes, et, plus tard, pour faire bonne mesure, prophte du totalitarisme noir), les interprŽtations religieuses (Klossowski faisant de Sade Š son Ē prochain Č Š la victime expiatoire des fautes du genre humain), les approches esthŽtisantes gratifiant le marquis dÕune violence exclusivement littŽraire, dÕune cruautŽ toute textuelle Š ce qui revenait, comme le notait ironiquement Jean-Pierre Faye, ˆ enfermer Sade Ē dans les "seuls" plaisirs du texte Č.

            Mais, quÕon se rassure : Sade nÕa gure de peine ˆ sՎchapper de ces prisons de la critique Š la lecture dÕune seule des 4 600 pages que compte son Ļuvre dans lՎdition de La PlŽiade suffit ˆ en convaincre. Reste alors ˆ suivre la piste des quelques grandes lectures Ē internes Č qui rendent justice au fauve, en le suivant, libre et indomptable, hors des sentiers battus : ainsi des ouvrages de Marcel HŽnaff, Philippe Roger, Annie Le Brun.

 

            Le chapitre trois : Une vie ˆ contre-loi. Sade ou le droit dÕexception, nous met enfin ˆ pied dÕĻuvre, face au marquis. Marquis ? Titre de noblesse, entre comte et duc, attribuŽ aux Seigneurs dÕune Ē marche territoriale Č. Sade, gardien de la loi, et des Ē marches Č du royaume ? Voilˆ lÕaffaire bien emmanchŽeÉ LÕennui cÕest que cette loi et ce domaine, Sade prŽsente une furieuse tendance ˆ les confondre avec les siens propres. DÕune longue existence (1740-1814), minutieusement rapportŽe par Gilbert Lely et Maurice Lever, nous tirons les fils juridiques, ˆ vrai dire nombreux et peu banals. Il serait tentant, mais inexact, dÕy voir la vie dÕun Ē hors la loi Č ; inexact, car si le hors-la-loi transgresse la rgle, cÕest le plus souvent au bŽnŽfice de la clandestinitŽ ; alors que tout est public chez Sade, et porte la marque du dŽfi et de la provocation.

            CÕest quÕil rŽcuse la loi commune et revendique haut et fort, en grand Seigneur dÕAncien RŽgime, ses privilges et immunitŽs. Viendra cependant le moment o, les scandales sÕaccumulant, il sera pris au pige de sa propre logique, de sorte que le droit dÕexception finira pas se rabattre sur lui-mme. Le voilˆ alors, vingt-huit ans durant, et sous trois rŽgimes diffŽrents, victime de cette part dÕarbitraire qui accompagne toujours les marges du pouvoir : ce seront les lettres de cachet sous la monarchie, la privation de libertŽ comme Ē suspect Č sous la terreur, la dŽtention administrative ˆ durŽe indŽterminŽe en maison de santŽ sous lÕempire. LÕĻuvre mise durablement ˆ lÕindex, et lÕauteur placŽ ˆ vie en quarantaine, comme un pestifŽrŽ. Comme sÕil avait le don, en son irrŽductible exception, de susciter le dŽcha”nement des basses Ļuvres de la raison dÕEtat, comme sÕil sÕingŽniait (et rŽussissait souvent) ˆ dŽmontrer la secrte dŽpendance du pouvoir ˆ la violence nue.

            Mais les dŽmlŽs de Sade avec la loi ne lÕopposent pas seulement aux reprŽsentants du pouvoir ; il est en butte aussi ˆ des meutes de crŽanciers privŽs et passe sa vie ˆ rŽclamer de lÕargent ˆ ses notaires et avocats. Du reste, il lui arrive Žgalement de tenir des r™les juridiques Ē positifs Č, mais alors ˆ contre-emploi et comme dans une Žtrange parodie : ainsi lorsquÕil rŽhabilite, sur ses terres, lÕancienne cŽrŽmonie dÕallŽgeance de ses Ē sujets Č, leur faisant, ˆ genoux, jurer fidŽlitŽ et assistance, ou lorsque, en pleine terreur rŽvolutionnaire, il prŽside la Section des Piques ˆ Paris, et prononce une ode aux m‰nes de Marat et Le Pelletier.

            Au total : un courageux justicier dŽnonciateur des abus de son temps, ou un vil corrupteur tirant profit de la dŽpravation gŽnŽrale ?  Ni lÕun, ni lÕautre, bien entendu : plut™t la figure singulire et paradoxale dÕun corrupteur rebelle. Celui par la plume duquel sÕannonce la pire gangrne  sociale, mais qui, loin de sÕen dissimuler, en tire un plaisir ˆ la mesure de lՎnormitŽ de lÕoutrage. De toute Žvidence, Sade nÕest pas taillŽ pour la loi commune, Ē abstraite et gŽnŽrale Č. La loi qui le concerne est, comme la monnaie de Sodome, frappŽe ˆ sa propre image. Un droit dÕexception ˆ tous Žgards.

 

            Le chapitre quatre : La philosophie dans le boudoir, abrŽgŽ de cataphysique des mĻurs, nous plonge cette fois dans le vif du sujet : lÕanalyse dÕune Ļuvre de Ē maturitŽ Č, qui prŽsente divers avantages : de format moins monumental que les histoires de Justine et de Juliette, le texte respecte la rgle des trois unitŽs (lÕinitiation Žrotique dÕEugŽnie, dans le boudoir de Madame de Saint-Ange, se dŽroule en un aprs-midi) et combine, de faon exemplaire, les Ē tableaux Č et les Ē dissertations Č (lÕeffet se redoublant mme, puisque le livre contient un opuscule dÕune cinquantaine de pages, Ē  Franais, encore un effort si vous voulez tres rŽpublicains Č, qui sera lu et commentŽ, comme une leon de philosophie politique, au beau milieu des Žbats de la petite compagnie).

            Bien entendu, le sous-titre Ē AbrŽgŽ de cataphysique des mĻurs Č est de nous ; Sade avait mis Ē Les instituteurs immoraux Č. CÕest que lÕinstruction dont il sÕagit, et lÕimmoralitŽ revendiquŽe, prennent ici la forme dÕune expŽrimentation sans prŽcŽdent : il sÕagit, dans la chaleur moite du boudoir, de soumettre la belle EugŽnie ˆ un processus accŽlŽrŽ de mutation morale et physiologique. Comment, en quelques heures, faire dÕune fille soumise (future Žpouse et mreÉ) un organisme Žrotiquement modifiŽ, produit parfaitement usinŽ, destinŽ au Ē putanisme Č que Sade attend de la femme prostituŽe ? Exercices pratiques et leons thŽoriques se succdent ˆ un rythme vertigineux, ˆ la faveur de la confusion de la philosophie et du dŽsir, des sens enflammŽs et de la logique raisonneuse, de lÕalc™ve privŽe et de lÕespace public. Et ce que EugŽnie rŽalise en petit, ˆ lՎchelle de son jeune corps ŽrotisŽ, les Franais sont appelŽs ˆ le rŽaliser en grand, si du moins ils consentent ˆ cet effort supplŽmentaire qui, enfin, fera dÕeux des RŽpublicains, ˆ la hauteur de cette force du dŽsir quÕils ont libŽrŽ ˆ demi en tuant le pre-roi sur lՎchafaud. Reste pour cela ˆ consommer le plus dur : achever symboliquement la mre Š ce ˆ quoi EugŽnie sÕappliquera, en Žlve surdouŽe, au cours de la scne finale, dÕune luciditŽ diabolique.

 

            Le chapitre cinq : Le corps ˆ corps avec la loi est assurŽment le plus central de lÕouvrage : il sÕagit dՎtudier, sous toutes ses faces, le rapport complexe et pervers que Sade noue avec la loi. De mme quÕil Žtait rŽducteur de ramener son existence ˆ celle dÕun Ē hors-la-loi Č, de mme serait-il trop simple de conclure que Sade Ē rejette la loi Č. CÕest non moins de quatre niveaux dÕanalyse quÕil nous faudra articuler, en dŽployant la bascule du nŽgatif au positif (rejeter et pourtant restaurer la loi) au plan du discours explicite dans un premier temps, et ensuite ˆ un niveau implicite, o la pensŽe, dՐtre ˆ ce point inŽdite, se cherche au travers des mots hŽritŽs que pourtant elle sÕemploie ˆ dŽtourner systŽmatiquement. LÕattention portŽe ˆ cette double logique (le nŽgatif/le positif, lÕimplicite/lÕexplicite) nous conduira ˆ distinguer quatre moments dans lÕanalyse ; ˆ lÕavant plan explicite, la critique de la loi et du contrat social, avec, en contre-point positif, la RŽpublique des corps et la souverainetŽ du moi dŽsirant ; redoublant ce balancement ˆ lÕarrire plan implicite, la subversion de lÕidŽe mme de loi que vient contredire cependant lÕimplacable voix (loi) de la nature.

            Les grands libertins le martlent ˆ longueur de pages : la loi commune est aussi absurde quÕinjuste ds lors que lÕhomme est entirement le fruit de sa constitution, ˆ laquelle, comme Sade le disait dÕailleurs de lui-mme, il ne peut rien changer. Du reste, cette soi-disant loi commune nÕest jamais quÕun instrument de domination aux mains des plus puissants. Nous ne sommes donc jamais sortis de lՎtat de nature, quoi que soutienne la vulgate officielle ; lÕhomme nÕa cessŽ dՐtre un loup pour lÕhomme, et le soi-disant contrat social nÕest quÕun marchŽ de dupes qui nÕabuse que les na•fs.

            Ce nÕest pas pour autant un rŽgime dÕanomie douce qui rŽsulte de ces analyses, mais bien plut™t le triomphe dÕune Ē autre Č loi assurant la souverainetŽ du moi dŽsirant et fondant la RŽpublique des corps prostituŽs. Les hŽros sadiens nÕont de cesse en effet que dÕinstituer ce rŽgime naturel o chacun exercera librement ses droits de jouissance sur la personne dÕautrui (parfois lÕimpŽratif sՎnonce plus cržment encore : Ē jouis nÕimporte aux dŽpens de qui Č). Les statuts de la SociŽtŽ des amis du crime, ou encore lÕorganisation dÕun rŽseau de maisons publiques de dŽbauche reprŽsentent deux exemples, parmi dÕautres, de cette manire de pornocratie dont Sade a rvŽ, et dont il trouvait une Žbauche dans la vie publique des Tibre, NŽron et autres Caligula dont SuŽtone a dressŽ la chronique sans complaisance. CÕest le projet dÕune contre-sociŽtŽ criminelle vivant en marge et aux dŽpens de la sociŽtŽ gŽnŽrale quÕil entrevoit en ces passages.

            NŽanmoins, on ne se dŽtache pas de lÕidŽe que, pour radicales que soient ces premires conclusions, elles ne font pas encore entirement justice ˆ la singularitŽ de la pensŽe sadienne de la loi, une pensŽe quÕon aurait tort de ramener ˆ un tissu de contradictions et dÕapories. Quelque chose sÕy cherche de plus inou•, qui nous contraint ˆ dŽgager, ˆ lÕarrire plan de ce discours explicite, une tension plus essentielle encore. CÕest que, dans certains passages, la critique convenue de la loi (telle loi, tel rŽgime) fait place ˆ la dŽmonstration, autrement troublante, de lÕimpossibilitŽ mme de la loi, et ce tant au plan ontologique quÕau niveau axiologique. Sans doute parle-t-on (et Sade lui-mme, comme tous les auteurs de son temps) de Ē loi de la nature Č. Mais Š et voilˆ lÕoriginalitŽ Š le marquis en vient bient™t ˆ penser (comme le Pape lÕexpliquera ˆ Juliette) que ses rŽgularitŽs ne concernent en dŽfinitive que la nature Ē seconde Č, celle des cycles et des saisons, celle de la monotone coexistence des Ē trois rgnes Č. Quant ˆ la Ē vraie Č nature Š la nature premire, originaire, absolument crŽatrice et absolument destructrice, Š elle se moque bien de cette normalitŽ ; elle en souffrirait plut™t, dՐtre ainsi encha”nŽe, elle qui ne rve que dՎlans primordiaux, de jets prodigieux et de cataclysmes universels. Cette Ē vraie Č nature, loin de fonder le rgne des saisons par sa rŽgularitŽ, son universalitŽ et sa stabilitŽ, ne se dŽcline que sur le mode des hasards, de lÕalŽa et de la contingence. Elle est, et nÕest que, pur accident. Aucune finalitŽ ne sÕen dŽgage, aucun sens ne sÕy associe.

            Quant ˆ la loi morale, elle ne rŽsiste pas plus ˆ lÕanalyse, ds lors que nous naissons et vivons radicalement isolŽs, sans nul souci du voisin, dans la seule prŽoccupation de notre jouissance individuelle. Impossible ˆ lÕhomme de se mettre, ne serait-ce quÕun instant, ˆ la place dÕautrui, ce qui suffit dŽjˆ ˆ disqualifier irrŽmŽdiablement la rgle dÕor de lՎthique (Ē ne fais pas ˆ autrui ce que tu ne souhaiterais pas quÕil te fasseÉ Č), sans parler du commandement dÕamour qui nÕest jamais quÕune invention tardive des plus faibles, comme Nietzsche le rappellerait plus tard.

            Gardons-nous cependant de penser quÕici encore, lÕanalyse dŽbouche sur lÕanomie. Comme si la sociŽtŽ avait horreur du vide, la place laissŽe libre est aussit™t investie par une autre loi, ŽlevŽe ˆ la puissance dix ou cent. Du reste, le paradoxe du libertin cÕest que, sÕil doit conclure rationnellement ˆ lÕabsence  de loi, sa jouissance perverse rŽclame cependant sans cesse de nouveaux crimes et donc des lois ˆ transgresser. Comment sortir de lÕaporie ? Sade explorera deux voix successivement. Tant™t ce sera la stratŽgie Ē Justine Č, qui garde encore un pied dans le monde commun : il sÕagit de dŽployer, aux dŽpens de lÕhŽro•ne, Žternelle victime, tout lÕarsenal dÕune lŽgislation malŽfique, Ē sadique Č, tatillonne et cruelle, quÕune foule de petits ma”tres despotiques sÕingŽnient ˆ dresser sur sa route pour le seul plaisir de lui infliger les sanctions arbitraires que la violation de ces normes impossibles ˆ satisfaire entra”ne nŽcessairement. CÕest le monde vu du c™tŽ de la victime : lՎtat de droit a disparu, le contrat social et la loi commune se sont Žvanouis, seul demeure lÕarbitraire absolu du despote privŽ.

            Mais, en adoptant bient™t la stratŽgie Ē Juliette Č, Sade fait un pas de plus dans la dŽcouverte du mal absolu. Il ne sÕagit plus cette fois, comme Justine, dՐtre lÕotage dÕune loi qui Žchappe, mais bien plut™t le bourreau dÕune voix impŽrative et supŽrieure, pleinement assumŽe, joyeusement rŽalisŽe : la voix (loi) de la nature. La nature premire Žvidemment, celle des jets primordiaux et des cataclysmes universels. Ē Il y a de la loi ! Č exulte alors Juliette, requise ˆ lÕordre impŽtueux de sa jouissance, et arrivŽe enfin pleinement au diapason du crime naturel. A ce niveau supŽrieur, le grand libertin accde ˆ lÕ Ē apathie Č, sa jouissance mme sÕest ŽpurŽe, et ce nÕest plus que lÕidŽe du crime qui lՎchauffe, et non quelque inclination secondaire. Alors enfin Juliette peut sՎcrier : Ē jÕaime ˆ prŽsent le mal pour lui-mme ! Č[2].

            La formule appelle irrŽsistiblement le rapprochement avec le style de la moralitŽ kantienne : Kant nÕenseignait-il pas, ˆ la mme Žpoque, que la condition de la vraie libertŽ tenait dans la renonciation ˆ toute inclination Ē pathologique Č (motivation sensible), et que la vraie moralitŽ exigeait quÕon agisse non seulement Ē conformŽment Č au devoir, mais Ē par devoir Č Š exactement comme le grand libertin agit par libertinage et non seulement sous lÕempire dÕun sentiment passionnŽ.

            Le parallle Žtait tentant ; Lacan sÕy est risquŽ dans un article qui fit beaucoup de bruit ; avant lui, Horkheimer et Adorno avaient dŽjˆ fait le rapprochement. Au XIX, Flaubert Žvoquait Ē lÕesprit dÕinquisition Č chez Sade ; quant ˆ Barthes, il fera le lien avec Ignace de Loyola. Tous ces tŽmoignages convergent sur un point : il y a un Ē style Č sadien qui trahit un Ē aveu dŽtournŽ de la loi Č (Lacan). Quant ˆ la substance de celle-ci, rien de commun bien entendu entre lÕune qui fait devoir de traiter lÕhumanitŽ, en soi-mme comme chez autrui, Ē toujours comme une fin, et jamais comme un moyen Č (Kant), et lÕautre qui fait de la jouissance Ē nÕimporte aux dŽpens de qui Č un impŽratif catŽgorique.

 

            Le chapitre six : Une Žcriture sans merci, poursuit lՎtude du rapport pervers ˆ la loi, cette fois au plan de lՎcriture elle-mme. Ce rapport, vŽcu au cours dÕune expŽrience tourmentŽe, fantasmŽ dans le contenu des Ļuvres de fiction, est aussi travaillŽ ˆ mme le style. LÕexpŽrience du dŽtournement de la loi se poursuit, sÕapprofondit et finalement triomphe dans le travail de lՎcriture elle-mme. Sade ne laisse rien en lՎtat : ni les convenances du propos, ni les lois du genre, ni le pacte littŽraire qui lie lÕauteur au lecteur. Il pille les Ļuvres les plus respectŽes, parodie les styles les plus rŽvŽrŽs, et parvient ˆ transformer jusquÕau genre libertin lui-mme.

            Dans sa volontŽ de Ē tout dire Č, ce nÕest pas seulement aux conventions sociales quÕil sÕattaque ; cÕest la grande loi du discours lui-mme quÕil affronte. CÕest quÕil ne veut rien savoir du fait quÕil y a nŽcessairement de lÕindicible, et que cÕest prŽcisŽment ce rien qui porte le langage. DÕo cette Žcriture infinie, ce ressassement permanent, comme lՎtrange incantation dÕune religion perdue, la rumeur ventriloque dÕun dŽsir insatiable.

            Cette volontŽ de Ē tout dire Č est aussi une manire de tout Ē contrefaire Č ; son Žcriture est celle du dŽtournement systŽmatique, ˆ commencer par le symbolique lui-mme quÕil excelle ˆ prendre ˆ contre-pied. SÕexprimant dans une langue classique admirable, il lui livre cependant une guerre sans merci, nÕayant de cesse que de dŽnoncer la violence de son langage Ē policŽ Č. Comme sÕil voulait, en multipliant disconvenances et catachrses (cata, encore : le Ē pied dans le plat Č littŽraire), dŽfinitivement confondre cette langue prŽcisŽment diteÉ maternelle.

            A lÕencontre de lÕeuphŽmie gŽnŽrale du discours convenu, cÕest une Ē blasphŽmie Č qui sՎnonce lˆ : une Žcriture qui dit le mal tel quÕil transforme lÕhomme. Cette idŽe, Sade ne se contente pas de lՎnoncer, il la Ē performe Č dans le passage ˆ lÕacte dÕune Žcriture criminelle. Une Žcriture comme griffure, morsure, bržlure. Un style performatif au plus haut point : ses images sont des Žclats, ses mots des armes, ses tournures du venin.

            Sade aura rŽussi ˆ tout dŽtourner, jusquՈ son nom Ē propre Č : sade, en vieux franais, ne signifiait-il pas Ē doux et agrŽable Č (il en restera une trace inversŽe dans la langue contemporaine : Ē maussade Č) ? Et, de ce nom propre dŽtournŽ, se dŽgagera bient™t un nom commun, Ē sadisme Č, synonyme de la plus cruelle des perversions. Alors : doux ou cruel ; propre ou commun ? Š Sade est passŽ par lˆ, qui donne lÕenvers pour lÕendroit, et dissout nos repres[3].

 

            Le chapitre sept : DŽsavouer la loi. La psychanalyse dans le boudoir, nÕa Žvidemment pas pour but de coucher Sade sur le divan, pas plus que de soumettre lÕĻuvre ˆ lÕanalyse, ce qui nÕaurait gure de sens. Il sÕagit plut™t de faire rŽsonner le texte sadien au sein de la chambre dՎcho des catŽgories freudiennes Š un Freud dont lÕinspiration elle-mme devait tant ˆ la littŽrature. Quelques uns des paradoxes rencontrŽs prŽcŽdemment en reoivent un Žclairage pŽnŽtrant, ˆ commencer par ce changement de signe permanent du positif au nŽgatif (et vice versa), ainsi que le jeu de bascule qui caractŽrisent la perversion. Arrachant cette perversion au dŽterminisme scientiste de la nosographie psychiatrique autant quÕau statut de crime moral ou juridique, Freud, Lacan et leurs disciples sÕattachent ˆ dŽgager les contours de la Ē structure perverse Č. Une structure qui se noue autour du dŽsaveu et du fŽtiche compensatoire. DŽsaveu de la castration (et donc, en amont, rejet de la diffŽrence des sexes, et, en aval, refus de lÕinterdit de lÕinceste) qui se traduit par un fantastique Ē dŽni Č de la loi : la mise hors jeu systŽmatique de lÕAutre et de la loi (la perversionÉ ou lÕavenir dÕune Ž-lusion ?).

            De cet Autre qui ne se produit que du manque quÕil entra”ne, de cette faille originaire dont il faudrait sÕaccommoder, le pervers ne veut rien savoir (tout en sachant cependant trs bien de quoi il retourne, mais ce tournant, prŽcisŽment, il se refuse ˆ le nŽgocier). Lui reste alors la t‰che proprement titanesque dÕavoir ˆ assumer seul tout le poids de la loi et de construire un Autre Ē ˆ sa main Č, un absolu enfin sans faille et sans faute. Ce sera le Ē fŽtiche Č, cet objet factice quÕon fabrique ˆ son image, tel lÕidole quÕon manipule ˆ sa guise ; et cette capture de lÕAutre sera plus rŽussie encore si le pervers rŽussit ˆ en inscrire la trace ˆ mme son propre corps, comme le stigmate authentifiant son triomphe. Le manque se voit ainsi retournŽ en plŽnitude, et lÕAutre absent sÕest muŽ en fŽtiche indŽfiniment disponible, manipulable ˆ volontŽ. Substitut de lÕAutre, ou mieux encore Ē prostitut Č, il circule maintenant, et signifie (au sens impŽratif dÕ Ē ordonner Č) quÕil y a ˆ jouir. Peu importe alors que cette jouissance finisse par consumer le corps libertin (aprs en avoir consommŽ beaucoup dÕautres autour de lui), puisque cet embrasement mme rŽvle avec certitude quÕon possde enfin la loi (ou quÕon est pleinement possŽdŽ par elle). Pour reprendre une formule de D. Sibony, cՎtait tout ˆ lÕheure : Ē ˆ mort, la loi ! Č, et voilˆ que cÕest devenu : Ē la loi, ˆ mort Č, on veut dire : la loi, toute la loi, la loi jusquÕau bout, džt-on en crever.

            Et il en crve, en effet, le libertin, de ne jamais venir ˆ bout de cette loi commune. Il aura beau exhiber son exception radicale, cultiver sa monstruositŽ, accumuler les crimes les plus Žnormes, il ne fera jamais quÕillustrer lÕinaltŽrable rŽsistance de la loi. Ne dit-on pas que lÕ Ē exception confirme la rgle Č ? Comment dire alors, dans le langage commun, lÕinanitŽ de la loi, lÕimpossibilitŽ de la rgle commune ? Contre cette aporie, Sade est venu buter, comme il sÕest heurtŽ, vingt-huit annŽes durant, aux murs de ses prisons.

            Quelque chose dÕessentiel demeure cependant de son tŽmoignage Š une vŽritŽ dont Freud prŽcisŽment se fera lՎcho : lÕidŽe que non seulement les civilisations sont mortelles (comme le rappellera P. Valery aprs le carnage de la Grande guerre), mais surtout que leurs acquis sont dŽrivŽs et seconds. Non pas donnŽs comme les Žtapes assurŽes dÕune marche tranquille vers la fŽlicitŽ et le progrs, mais arrachŽs au mal initial, au prix dÕun retournement jamais dŽfinitif. CÕest le dos au mur que nous avanons, avec le souffle de la Gorgone dans le cou. Et pour conjurer cette malŽdiction, dans nos mains la fragile mŽdiation du miroir rŽflŽchissant.

 

            Enfin, nous proposons, En guise de conclusion, un dialogue philosophique imaginaire intitulŽ : La nuit la plus longue. Sade et Portalis au pied de lՎchafaud. La nuit du 8 thermidor an II (26 juillet 1794), les deux hommes sont en effet dŽtenus dans une Ē maison de santŽ Č de la Terreur. Sade a ŽtŽ condamnŽ ˆ mort le jour mme, et le sort de Portalis devrait tre rŽglŽ dans les tous prochains jours. Le lendemain cependant, Robespierre et Saint-Just seront renversŽs ˆ leur tour. En cette nuit o le destin de la RŽvolution basculait, quÕont bien pu se dire ces deux hommes dont il nÕest pas trop fort de soutenir quÕils reprŽsentent ˆ ce moment, les deux p™les les plus opposŽs de la nation ? DÕun c™tŽ, Portalis, qui excre les abus de cette RŽvolution et qui, aux c™tŽs de NapolŽon, entreprendra bient™t de Ē rŽgŽnŽrer Č la France par le Code civil et le Concordat. De lÕautre, le marquis sans-culotte qui reproche ˆ la RŽvolution de sÕarrter en chemin et dÕhŽsiter face ˆ la RŽpublique des corps prostituŽs dont il nourrit le fantasme flamboyant.

            Deux imaginaires sÕaffrontent lˆ, dans lÕĻil du cyclone. LÕun se rŽclame de lÕordre, et sÕappuie sur lÕexpŽrience des sicles ; lÕautre rve du chaos et sÕautorise du choc des ŽvŽnements. On sait ce quÕil adviendra finalement : la loi lÕemportera, bien entendu (comment pourrait-il en tre autrement ?), mais une faille est apparue, irrŽmŽdiable, du c™tŽ de ses fondements. FragilitŽ et grandeur de la loi.

            Deux cents ans plus tard, le Code civil est toujours en vigueur. Mais nous lisons encore Sade, et, peut-tre, commenons-nous ˆ le comprendre.

 

 



[1] R. BORDERIE, in Obliques, Sade, n” 12-13, p. 3 ; cf. aussi M. CAMUS : Ē On ne mesure pas la dŽmesure en la rŽduisant, on la perd Č (ibidem).

[2] Ibidem, p. 605.

[3] Ph. ROGER, Au nom de Sade, in Obliques, n” 12-13, p. 23 s.