Franois Ost
Sade et la
loi,
Paris, Odile Jacob, 2005
Sade
passe vingt-huit ans de sa vie l'ombre de la loi. Une loi qui lui fait de
l'ombre et dont son dsir souverain ne saurait s'accommoder. Il n'aura de
cesse, en des milliers de pages d'une criture sans merci , d'en dmontrer
l'absurdit et l'injustice. Et d'difier sur ses ruines la Rpublique des corps
prostitus.
Mais
n'est-il pas lui-mme l'esclave d'une autre loi bien plus cruelle que celle de la cit ?
Quelle
loi ? C'est l'objet de ce livre d'en cerner les contours, non sans
avoir, au pralable, dgag la forme de la structure perverse : une certaine
manire de restaurer ce qu'on nie par ailleurs.
Ce
rapport pervers la norme s'atteste ici de mille faons: dans une existence
qui aura mis trois rgimes au
dfi, une apologie du crime qui sape les lois politiques, un imaginaire
flamboyant qui corrompt les lois de la nature et dtourne celles de la logique, un style, enfin, qui, dans sa
volont de "tout dire",
subvertit les lois de l'criture.
Au
total, un corps corps sanglant avec l'institution, un procs sans fin intent
la loi et au Bien, une oeuvre immense et radicalement solitaire. Comme le
noir vangile de l'ange dchu. Comme un cri de dfi qui s'trangle de ne pas
venir bout de la loi.
L
'ouvrage se clt par un dialogue imaginaire entre Sade et l'auteur du Code
civil, Portalis, tous deux retenus dans les prisons de Robespierre , aux jours
les plus sombres de la Terreur. Sade et Portalis , ou l'improbable rencontre de l'ordre et du chaos.
FRANCOIS OST
Juriste et philosophe, vice-recteur des Facults universitaires
Saint-Louis Bruxelles, Franois Ost enseigne galement Genve et Louvain-la
neuve. Il dirige lÕAcadmie europenne de thorie du droit et est membre de
lÕAcadmie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique. Il a
notamment publi Le temps du droit et Raconter
la loi.
1. Argumentaire
Avec ce troisime ouvrage publi aux Editions Odile Jacob,
Franois OST poursuit une entreprise ditoriale de grande envergure qui
consiste rendre au droit la porte culturelle qui est la sienne et quÕune
approche exclusivement technicienne et pragmatique a conduit progressivement
occulter. Avec succs, Franois Ost sÕemploie rintgrer le droit dans le
champ des sciences sociales et en faire lÕobjet dÕune mditation
philosophique originale.
Aprs Le temps du
droit en 1999,
qui rglait les rythmes juridiques sur les grands temps sociaux, ce fut, en
2004, Raconter la loi qui entreprenait dÕcrire, pour la
premire fois, le roman politique des lois, depuis le Sina et la tragdie
grecque jusquÕ Faust et Kafka.
CÕest cette histoire
que Franois Ost poursuit aujourdÕhui en dcouvrant cette fois sa face cache,
ses dessous inaudibles : Ņ au commencement ( et peut-tre la fin
aussi) taient le crime, le
mensonge, lÕimposture É Ó. Personne, plus opinitrement que Sade
nÕaura tenu, jusquÕau bout, cette
position.
Se pourrait-il donc que le mal ft radical et que nulle
institution ne le rachett , nul sacrifice ne lÕexpit ? Sade lÕa pens, et sa vie, comme son
Ļuvre en feront lÕpreuve clatante .
Ainsi, pour la premire fois, lÕĻuvre
monumentale de Sade est-elle tudie systmatiquement sous lÕangle de son rapport la loi. Le rsultat ne manque
pas dÕtre surprenant. Ce nÕest pas, en effet, sur le constat banal dÕune vie
de Ņ hors la loi Ó et
dÕune Ļuvre qui se ramne lÕ apologie du crime que dbouchent les
analyses de Franois Ost, mais bien plutt sur la mise au jour de la figure, autrement
fascinante, de la perversion . Une perversion qui, par un subtil jeu de
bascule autour de la loi, sÕemploie restaurer la loi, un certain type de loi,
au moment mme o celle-ci est mise au dfi et bafoue.
Quelle est donc cette
Ņ autre loi Ó, bien plus cruelle et imprative que celle de la cit,
laquelle souscrit le pervers ?
Telle est lÕinterrogation que droule
Franois Ost tout au long dÕune enqute fascinante qui porte successivement sur
la tumultueuse existence du divin marquis ( provoquant les autorits
successives de trois rgimes diffrents), sur les principes du nouveau code
pnal que la France allait adopter ( rcuss par lui au nom de la Rpublique
des corps prostitus), sur les prtendues lois de la nature( auxquelles Sade oppose
la force destructrice de la nature originaire), sur les codes et les rgles de
lÕcriture( lois du genre et pacte
littraire que Sade subvertit avec dlectation), sur la loi du pre, enfin, que
Sade dsavoue au profit du ftiche de sa jouissance sacralise.
Se mouvant avec
aisance entre philosophie, thorie littraire et psychanalyse, lÕouvrage
claire lÕĻuvre sadienne dÕun jour puissant et original, sans doute parce que
le rapport la loi est vraiment au cĻur de cette criture anarchique.
Si Sade nÕa rien
perdu aujourdÕhui de sa puissance de scandale, il nÕest plus censur pour
autant ; lÕouvrage retrace aussi ( et cÕest encore une faon de confronter
Sade la norme) deux sicles de Ņ rception Ó de lÕĻuvre, depuis
lÕindignation vertueuse du XIX jusquÕ la Ņ normalisation Ó savante
de la fin du XX. Comment, dans
ces conditions, Ņ discuter Ó Sade sans retomber dans les
condamnations du pass, ni banaliser la radicale contestation de lÕordre social
quÕil reprsente ?
En guise de conclusion , Franois Ost
relve ce dfi en confrontant deux imaginaires rivaux, ceux de deux hommes
dÕexception que les hasards du destin ont rapproch un instant dans les prisons
de la Terreur rvolutionnaire : Sade, le hors la loi, et Portalis, le
futur auteur du Code civil. Sous la forme dÕun dialogue philosophique
imaginaire, lÕouvrage propose lÕimprobable rencontre de la loi et chaos. Et si,
comme de juste, la loi en sortira vainqueur, ce nÕest pas indemne pour autant.
Comme si Sade avait creus une faille irrductible du ct de ses
fondements : un sicle avant Freud, le marquis proclamait que le mal
radical prsidait dcidment lÕorigine . Il nÕest pas certain que nous
ayions dj tir toutes les consquences de cette affirmation scandaleuse.
2. Prsentation
dtaille
Cette qute se droulera en sept
chapitres et une conclusion.
Le
chapitre I :
LÕenvers et lÕendroit. DÕun certain retournement pervers, vise un premier reprage du champ de la
perversion. Question de planter le dcor et de forger quelques cls dÕinterprtation :
le Minotaure ne sÕaborde pas sans certaines prcautions liminaires. Le rcit
biblique de Sodome fournit dj quelques prcieuses indications :
lÕinversion des mesures (le mchant rcompens et lÕinnocent bafou), et la
mise en circulation dÕune fausse monnaie, notamment. LÕexploration du champ
smantique de la perversion, comprise comme Ē retournement Č, livre
ensuite dÕautres indices : cÕest sous le signe du
Ē contre-sens Č que Sade volue, lui auquel nous prtons la
devise : Ē envers et contre tout Č. CÕest bien le
Ē tout Č qui est son adversaire, lui qui fait de
lÕ Ē objection de corps Č comme dÕautres font de
lÕ Ē objection de conscience Č Š et ce tout, il sÕy oppose en le
retournant. O se dgage le mouvement Ē cata Č qui caractrise la dmarche sadienne :
du grec Ē cata Č,
derrire et en-dessous, dÕo viennent : Ē retourner, renverser,
avilir Č, et une srie impressionnante de composs (catastrophe,
cataclysme, catachrse, É) auxquels nous nÕhsiterons pas joindre quelques
nologismes (cataphysique, catalogie, cataphore), qui, tous diront
lÕobstination sadienne destituer les codes officiels et la langue hrite
pour les rapporter aux forces obscures de leur nature dsirante. Comme si la
perversion forait le regard en arrire vers cet interdit qui avait chang la
femme de Loth en statue de sel.
Les
rcits dÕOrphe aux enfers, et de Perse, en son combat avec la Gorgone Mduse,
nous livrent dÕautres indications sur ce retournement mortifre en direction de
lÕobscne quÕon ne saurait voir sans mourir (la Chose immonde, hors-monde,
ob-scne). Sauf disposer du bouclier-miroir de Perse, lÕarme civilisatrice
qui permet dÕaffronter le monstre sans se retourner.
Le
rcit platonicien du Banquet, avec lÕpisode de lÕandrogyne rapport par Aristophane, nous
permettra une avance dcisive, au cĻur du labyrinthe. Nous y apprenons que
notre condition humaine est voue au symbolisme : anciens androgynes, nous
avons t coups en deux par Zeus, en chtiment de notre arrogance, et nous passons
dsormais notre vie communiquer, signifier, et, dans les meilleurs cas,
aimer, en vue de retrouver notre symbolon, la deuxime moiti de nous-mmes. Mais certains ne
sÕaccommodent pas de ce manque originel, rcusent cette diffrence (et lÕAutre
qui lÕannonce), et agissent comme sÕils taient encore ces tres pleins
dÕeux-mmes, rivalisant avec les dieux. Leur logique, dirons-nous, est
anti-symbolique, cÕest--dire, trs exactement : diabolique. Au symbolique
qui rapproche, parce quÕil assume lÕirrductible diffrence, lÕandrogyne oppose
le diabolique qui unit de force (et finit par disloquer sous les coups) parce
quÕil dsavoue cette diffrence qui trahit son incompltude.
En
voil assez sans doute pour Ē rflchir Č (comme le miroir de Perse)
la perversion, et nous prparer au face face dcisif.
Le
chapitre II :
Entre ennui et fascination, indignation et complicit, banalisation et
provocation, comment lire Sade ?,
diffre cependant le moment de lÕaffrontement. On se permet encore un large
dtour, question de prendre la mesure de la rception de Sade depuis deux
sicles. Contrairement au vĻu de beaucoup, on nÕa pas brl Sade, et on le lit.
En collection de poche et dans la Pliade. Encore faut-il savoir, comment le
lire ? Entre le classique rejet (qui a pris tour tour la forme du
dgot, du sursaut moral ou de lÕennui), et la non moins classique (mais plus
discrte et plus embarrasse) complicit (le rcit sadien comme machine
capter le dsir du lecteur), existe-t-il une troisime voie ? La rception
de Sade nÕest-elle pas une suite ininterrompue de malentendus ? Aprs les
autodafs napoloniennes, aprs la chape de plomb du XIX (qui
relguait Sade dans lÕ Ē enfer Č des bibliothques, et le vouait
aux Ē seconds rayons Č des cabinets privs, ceux quÕon ne voyait
point), aprs quelques rcuprations savantes lÕaube du XX sicle
(Sade comme prcurseur de la psychopathologie sexuelle savante), et encore un
ultime ( ?) procs fait son diteur Pauvert en 1957, sa rception
acadmique et littraire partir des annes soixante allait-elle enfin prendre
lÕexacte mesure de sa singularit ?
Voire.
Sans doute Sade sortait-il de lÕombre grce Paulhan, Blanchot, Bataille,
Klossowski, Foucault, Lacan et dÕautres encore. Mais souvent ces auteurs nous
en apprennent plus sur eux-mmes que sur lÕinsaisissable marquis. Aprs avoir
t vou aux gmonies, Sade ne faisait-il pas lÕobjet dÕune banalisation
savante, dÕune normalisation rcupratrice, comme si, maintenant dompt par le
commentaire autoris, le fauve ne paraissait plus si terrible ? Š le voile
enfin devenu Ē lisible Č[1].
NÕtait-ce pas, encore une fois, sous couleur de comprhension avertie, une
manire dÕoccultation de lÕObscne, une faon de rduire sa dmesure ?
Sade se dclinait alors toutes les modes ; pas une cause dont il ne fut
lu le porte drapeau. On vit se multiplier les lectures politiques (Sade
emblme de la rvolution des surralistes, et, plus tard, pour faire bonne
mesure, prophte du totalitarisme noir), les interprtations religieuses
(Klossowski faisant de Sade Š son Ē prochain Č Š la victime
expiatoire des fautes du genre humain), les approches esthtisantes gratifiant
le marquis dÕune violence exclusivement littraire, dÕune cruaut toute
textuelle Š ce qui revenait, comme le notait ironiquement Jean-Pierre Faye,
enfermer Sade Ē dans les "seuls" plaisirs du texte Č.
Mais,
quÕon se rassure : Sade nÕa gure de peine sÕchapper de ces prisons de
la critique Š la lecture dÕune seule des 4 600 pages que compte son Ļuvre dans
lÕdition de La Pliade suffit en convaincre. Reste alors suivre la piste
des quelques grandes lectures Ē internes Č qui rendent justice au
fauve, en le suivant, libre et indomptable, hors des sentiers battus :
ainsi des ouvrages de Marcel Hnaff, Philippe Roger, Annie Le Brun.
Le
chapitre trois : Une vie contre-loi. Sade ou le droit dÕexception, nous met enfin pied dÕĻuvre, face au
marquis. Marquis ? Titre de noblesse, entre comte et duc, attribu aux
Seigneurs dÕune Ē marche territoriale Č. Sade, gardien de la loi, et
des Ē marches Č du royaume ? Voil lÕaffaire bien emmancheÉ
LÕennui cÕest que cette loi et ce domaine, Sade prsente une furieuse tendance
les confondre avec les siens propres. DÕune longue existence (1740-1814),
minutieusement rapporte par Gilbert Lely et Maurice Lever, nous tirons les
fils juridiques, vrai dire nombreux et peu banals. Il serait tentant, mais
inexact, dÕy voir la vie dÕun Ē hors la loi Č ; inexact, car si
le hors-la-loi transgresse la rgle, cÕest le plus souvent au bnfice de la
clandestinit ; alors que tout est public chez Sade, et porte la marque du
dfi et de la provocation.
CÕest
quÕil rcuse la loi commune et revendique haut et fort, en grand Seigneur
dÕAncien Rgime, ses privilges et immunits. Viendra cependant le moment o,
les scandales sÕaccumulant, il sera pris au pige de sa propre logique, de
sorte que le droit dÕexception finira pas se rabattre sur lui-mme. Le voil
alors, vingt-huit ans durant, et sous trois rgimes diffrents, victime de
cette part dÕarbitraire qui accompagne toujours les marges du pouvoir : ce
seront les lettres de cachet sous la monarchie, la privation de libert comme
Ē suspect Č sous la terreur, la dtention administrative dure
indtermine en maison de sant sous lÕempire. LÕĻuvre mise durablement
lÕindex, et lÕauteur plac vie en quarantaine, comme un pestifr. Comme sÕil
avait le don, en son irrductible exception, de susciter le dchanement des
basses Ļuvres de la raison dÕEtat, comme sÕil sÕingniait (et russissait
souvent) dmontrer la secrte dpendance du pouvoir la violence nue.
Mais
les dmls de Sade avec la loi ne lÕopposent pas seulement aux reprsentants
du pouvoir ; il est en butte aussi des meutes de cranciers privs et
passe sa vie rclamer de lÕargent ses notaires et avocats. Du reste, il lui
arrive galement de tenir des rles juridiques Ē positifs Č, mais
alors contre-emploi et comme dans une trange parodie : ainsi lorsquÕil
rhabilite, sur ses terres, lÕancienne crmonie dÕallgeance de ses
Ē sujets Č, leur faisant, genoux, jurer fidlit et assistance, ou
lorsque, en pleine terreur rvolutionnaire, il prside la Section des Piques
Paris, et prononce une ode aux mnes de Marat et Le Pelletier.
Au
total : un courageux justicier dnonciateur des abus de son temps, ou un
vil corrupteur tirant profit de la dpravation gnrale ? Ni lÕun, ni lÕautre, bien
entendu : plutt la figure singulire et paradoxale dÕun corrupteur rebelle.
Celui par la plume duquel sÕannonce la pire gangrne sociale, mais qui, loin de sÕen dissimuler, en tire un
plaisir la mesure de lÕnormit de lÕoutrage. De toute vidence, Sade nÕest
pas taill pour la loi commune, Ē abstraite et gnrale Č. La loi qui
le concerne est, comme la monnaie de Sodome, frappe sa propre image. Un
droit dÕexception tous gards.
Le
chapitre quatre : La philosophie dans le boudoir, abrg de cataphysique des
mĻurs, nous plonge cette
fois dans le vif du sujet : lÕanalyse dÕune Ļuvre de
Ē maturit Č, qui prsente divers avantages : de format moins
monumental que les histoires de Justine et de Juliette, le texte respecte la
rgle des trois units (lÕinitiation rotique dÕEugnie, dans le boudoir de
Madame de Saint-Ange, se droule en un aprs-midi) et combine, de faon exemplaire,
les Ē tableaux Č et les Ē dissertations Č (lÕeffet se
redoublant mme, puisque le livre contient un opuscule dÕune cinquantaine de
pages, Ē Franais, encore un effort si vous voulez tres
rpublicains Č, qui
sera lu et comment, comme une leon de philosophie politique, au beau milieu
des bats de la petite compagnie).
Bien
entendu, le sous-titre Ē Abrg de cataphysique des mĻurs Č est de nous ; Sade avait mis
Ē Les instituteurs immoraux Č. CÕest que lÕinstruction dont il sÕagit, et
lÕimmoralit revendique, prennent ici la forme dÕune exprimentation sans
prcdent : il sÕagit, dans la chaleur moite du boudoir, de soumettre la
belle Eugnie un processus acclr de mutation morale et physiologique.
Comment, en quelques heures, faire dÕune fille soumise (future pouse et mreÉ)
un organisme rotiquement modifi, produit parfaitement usin, destin au
Ē putanisme Č que Sade attend de la femme prostitue ? Exercices
pratiques et leons thoriques se succdent un rythme vertigineux, la
faveur de la confusion de la philosophie et du dsir, des sens enflamms et de
la logique raisonneuse, de lÕalcve prive et de lÕespace public. Et ce que
Eugnie ralise en petit, lÕchelle de son jeune corps rotis, les Franais
sont appels le raliser en grand, si du moins ils consentent cet effort
supplmentaire qui, enfin, fera dÕeux des Rpublicains, la hauteur de cette
force du dsir quÕils ont libr demi en tuant le pre-roi sur lÕchafaud.
Reste pour cela consommer le plus dur : achever symboliquement la mre Š
ce quoi Eugnie sÕappliquera, en lve surdoue, au cours de la scne finale,
dÕune lucidit diabolique.
Le
chapitre cinq :
Le corps corps avec la loi est assurment le plus central de lÕouvrage : il sÕagit
dÕtudier, sous toutes ses faces, le rapport complexe et pervers que Sade noue
avec la loi. De mme quÕil tait rducteur de ramener son existence celle
dÕun Ē hors-la-loi Č, de mme serait-il trop simple de conclure que
Sade Ē rejette la loi Č. CÕest non moins de quatre niveaux dÕanalyse
quÕil nous faudra articuler, en dployant la bascule du ngatif au positif
(rejeter et pourtant restaurer la loi) au plan du discours explicite dans un
premier temps, et ensuite un niveau implicite, o la pense, dÕtre ce
point indite, se cherche au travers des mots hrits que pourtant elle
sÕemploie dtourner systmatiquement. LÕattention porte cette double
logique (le ngatif/le positif, lÕimplicite/lÕexplicite) nous conduira
distinguer quatre moments dans lÕanalyse ; lÕavant plan explicite, la
critique de la loi et du contrat social, avec, en contre-point positif, la
Rpublique des corps et la souverainet du moi dsirant ; redoublant ce
balancement lÕarrire plan implicite, la subversion de lÕide mme de loi que
vient contredire cependant lÕimplacable voix (loi) de la nature.
Les
grands libertins le martlent longueur de pages : la loi commune est
aussi absurde quÕinjuste ds lors que lÕhomme est entirement le fruit de sa constitution, laquelle, comme Sade le
disait dÕailleurs de lui-mme, il ne peut rien changer. Du reste, cette
soi-disant loi commune nÕest jamais quÕun instrument de domination aux mains
des plus puissants. Nous ne sommes donc jamais sortis de lÕtat de nature, quoi
que soutienne la vulgate officielle ; lÕhomme nÕa cess dÕtre un loup
pour lÕhomme, et le soi-disant contrat social nÕest quÕun march de dupes qui
nÕabuse que les nafs.
Ce
nÕest pas pour autant un rgime dÕanomie douce qui rsulte de ces analyses,
mais bien plutt le triomphe dÕune Ē autre Č loi assurant la
souverainet du moi dsirant et fondant la Rpublique des corps prostitus. Les
hros sadiens nÕont de cesse en effet que dÕinstituer ce rgime naturel o
chacun exercera librement ses droits de jouissance sur la personne dÕautrui
(parfois lÕimpratif sÕnonce plus crment encore : Ē jouis nÕimporte
aux dpens de qui Č). Les statuts de la Socit des amis du crime, ou encore lÕorganisation dÕun rseau de
maisons publiques de dbauche reprsentent deux exemples, parmi dÕautres, de
cette manire de pornocratie dont Sade a rv, et dont il trouvait une bauche dans la vie publique
des Tibre, Nron et autres Caligula dont Sutone a dress la chronique sans
complaisance. CÕest le projet dÕune contre-socit criminelle vivant en marge
et aux dpens de la socit gnrale quÕil entrevoit en ces passages.
Nanmoins,
on ne se dtache pas de lÕide que, pour radicales que soient ces premires
conclusions, elles ne font pas encore entirement justice la singularit de
la pense sadienne de la loi, une pense quÕon aurait tort de ramener un
tissu de contradictions et dÕapories. Quelque chose sÕy cherche de plus inou,
qui nous contraint dgager, lÕarrire plan de ce discours explicite, une
tension plus essentielle encore. CÕest que, dans certains passages, la critique
convenue de la loi (telle loi, tel rgime) fait place la dmonstration,
autrement troublante, de lÕimpossibilit mme de la loi, et ce tant au plan
ontologique quÕau niveau axiologique. Sans doute parle-t-on (et Sade lui-mme, comme
tous les auteurs de son temps) de Ē loi de la nature Č. Mais Š et
voil lÕoriginalit Š le marquis en vient bientt penser (comme le Pape
lÕexpliquera Juliette) que ses rgularits ne concernent en dfinitive que la
nature Ē seconde Č, celle des cycles et des saisons, celle de la
monotone coexistence des Ē trois rgnes Č. Quant la
Ē vraie Č nature Š la nature premire, originaire, absolument
cratrice et absolument destructrice, Š elle se moque bien de cette
normalit ; elle en souffrirait plutt, dÕtre ainsi enchane, elle qui
ne rve que dÕlans primordiaux, de jets prodigieux et de cataclysmes
universels. Cette Ē vraie Č nature, loin de fonder le rgne des
saisons par sa rgularit, son universalit et sa stabilit, ne se dcline que
sur le mode des hasards, de lÕala et de la contingence. Elle est, et nÕest
que, pur accident. Aucune finalit ne sÕen dgage, aucun sens ne sÕy associe.
Quant
la loi morale, elle ne rsiste pas plus lÕanalyse, ds lors que nous
naissons et vivons radicalement isols, sans nul souci du voisin, dans la seule
proccupation de notre jouissance individuelle. Impossible lÕhomme de se
mettre, ne serait-ce quÕun instant, la place dÕautrui, ce qui suffit dj
disqualifier irrmdiablement la rgle dÕor de lÕthique (Ē ne fais pas
autrui ce que tu ne souhaiterais pas quÕil te fasseÉ Č), sans parler du
commandement dÕamour qui nÕest jamais quÕune invention tardive des plus
faibles, comme Nietzsche le rappellerait plus tard.
Gardons-nous
cependant de penser quÕici encore, lÕanalyse dbouche sur lÕanomie. Comme si la
socit avait horreur du vide, la place laisse libre est aussitt investie par
une autre loi, leve la puissance dix ou cent. Du reste, le paradoxe du
libertin cÕest que, sÕil doit conclure rationnellement lÕabsence de loi, sa jouissance perverse rclame
cependant sans cesse de nouveaux crimes et donc des lois transgresser.
Comment sortir de lÕaporie ? Sade explorera deux voix successivement. Tantt
ce sera la stratgie Ē Justine Č, qui garde encore un pied dans le
monde commun : il sÕagit de dployer, aux dpens de lÕhrone, ternelle
victime, tout lÕarsenal dÕune lgislation malfique, Ē sadique Č,
tatillonne et cruelle, quÕune foule de petits matres despotiques sÕingnient
dresser sur sa route pour le seul plaisir de lui infliger les sanctions
arbitraires que la violation de ces normes impossibles satisfaire entrane
ncessairement. CÕest le monde vu du ct de la victime : lÕtat de droit
a disparu, le contrat social et la loi commune se sont vanouis, seul demeure
lÕarbitraire absolu du despote priv.
Mais,
en adoptant bientt la stratgie Ē Juliette Č, Sade fait un pas de
plus dans la dcouverte du mal absolu. Il ne sÕagit plus cette fois, comme
Justine, dÕtre lÕotage dÕune loi qui chappe, mais bien plutt le bourreau
dÕune voix imprative et suprieure, pleinement assume, joyeusement
ralise : la voix (loi) de la nature. La nature premire videmment,
celle des jets primordiaux et des cataclysmes universels. Ē Il y a de la
loi ! Č exulte alors Juliette, requise lÕordre imptueux de sa
jouissance, et arrive enfin pleinement au diapason du crime naturel. A ce
niveau suprieur, le grand libertin accde lÕ Ē apathie Č, sa
jouissance mme sÕest pure, et ce nÕest plus que lÕide du crime qui
lÕchauffe, et non quelque inclination secondaire. Alors enfin Juliette peut
sÕcrier : Ē jÕaime prsent le mal pour lui-mme ! Č[2].
La
formule appelle irrsistiblement le rapprochement avec le style de la moralit
kantienne : Kant nÕenseignait-il pas, la mme poque, que la condition
de la vraie libert tenait dans la renonciation toute inclination
Ē pathologique Č (motivation sensible), et que la vraie moralit
exigeait quÕon agisse non seulement Ē conformment Č au devoir, mais
Ē par devoir Č Š exactement comme le grand libertin agit par libertinage et non seulement sous lÕempire
dÕun sentiment passionn.
Le
parallle tait tentant ; Lacan sÕy est risqu dans un article qui fit
beaucoup de bruit ; avant lui, Horkheimer et Adorno avaient dj fait le
rapprochement. Au XIX, Flaubert voquait Ē lÕesprit
dÕinquisition Č chez Sade ; quant Barthes, il fera le lien avec
Ignace de Loyola. Tous ces tmoignages convergent sur un point : il y a un
Ē style Č sadien qui trahit un Ē aveu dtourn de la loi Č
(Lacan). Quant la substance de celle-ci, rien de commun bien entendu entre
lÕune qui fait devoir de traiter lÕhumanit, en soi-mme comme chez autrui,
Ē toujours comme une fin, et jamais comme un moyen Č (Kant), et
lÕautre qui fait de la jouissance Ē nÕimporte aux dpens de qui Č un
impratif catgorique.
Le
chapitre six : Une criture sans merci, poursuit lÕtude du rapport pervers la loi, cette fois au plan de
lÕcriture elle-mme. Ce rapport, vcu au cours dÕune exprience tourmente,
fantasm dans le contenu des Ļuvres de fiction, est aussi travaill mme le
style. LÕexprience du dtournement de la loi se poursuit, sÕapprofondit et
finalement triomphe dans le travail de lÕcriture elle-mme. Sade ne laisse
rien en lÕtat : ni les convenances du propos, ni les lois du genre, ni le
pacte littraire qui lie lÕauteur au lecteur. Il pille les Ļuvres les plus
respectes, parodie les styles les plus rvrs, et parvient transformer
jusquÕau genre libertin lui-mme.
Dans
sa volont de Ē tout dire Č, ce nÕest pas seulement aux conventions
sociales quÕil sÕattaque ; cÕest la grande loi du discours lui-mme quÕil
affronte. CÕest quÕil ne veut rien savoir du fait quÕil y a ncessairement de
lÕindicible, et que cÕest prcisment ce rien qui porte le langage. DÕo cette
criture infinie, ce ressassement permanent, comme lÕtrange incantation dÕune
religion perdue, la rumeur ventriloque dÕun dsir insatiable.
Cette
volont de Ē tout dire Č est aussi une manire de tout
Ē contrefaire Č ; son criture est celle du dtournement
systmatique, commencer par le symbolique lui-mme quÕil excelle prendre
contre-pied. SÕexprimant dans une langue classique admirable, il lui livre
cependant une guerre sans merci, nÕayant de cesse que de dnoncer la violence
de son langage Ē polic Č. Comme sÕil voulait, en multipliant
disconvenances et catachrses (cata, encore : le Ē pied dans le plat Č
littraire), dfinitivement confondre cette langue prcisment diteÉ
maternelle.
A
lÕencontre de lÕeuphmie gnrale du discours convenu, cÕest une
Ē blasphmie Č qui sÕnonce l : une criture qui dit le mal tel
quÕil transforme lÕhomme. Cette ide, Sade ne se contente pas de lÕnoncer, il
la Ē performe Č dans le passage lÕacte dÕune criture criminelle.
Une criture comme griffure, morsure, brlure. Un style performatif au plus
haut point : ses images sont des clats, ses mots des armes, ses tournures
du venin.
Sade
aura russi tout dtourner, jusquÕ son nom Ē propre Č : sade,
en vieux franais, ne signifiait-il pas Ē doux et agrable Č (il en
restera une trace inverse dans la langue contemporaine :
Ē maussade Č) ? Et, de ce nom propre dtourn, se dgagera
bientt un nom commun, Ē sadisme Č, synonyme de la plus cruelle des perversions.
Alors : doux ou cruel ; propre ou commun ? Š Sade est pass par
l, qui donne lÕenvers pour lÕendroit, et dissout nos repres[3].
Le
chapitre sept :
Dsavouer la loi. La psychanalyse dans le boudoir, nÕa videmment pas pour but de coucher Sade sur le
divan, pas plus que de soumettre lÕĻuvre lÕanalyse, ce qui nÕaurait gure de
sens. Il sÕagit plutt de faire rsonner le texte sadien au sein de la chambre
dÕcho des catgories freudiennes Š un Freud dont lÕinspiration elle-mme
devait tant la littrature. Quelques uns des paradoxes rencontrs
prcdemment en reoivent un clairage pntrant, commencer par ce changement
de signe permanent du positif au ngatif (et vice versa), ainsi que le jeu de
bascule qui caractrisent la perversion. Arrachant cette perversion au
dterminisme scientiste de la nosographie psychiatrique autant quÕau statut de
crime moral ou juridique, Freud, Lacan et leurs disciples sÕattachent dgager
les contours de la Ē structure perverse Č. Une structure qui se noue
autour du dsaveu et du ftiche compensatoire. Dsaveu de la castration (et
donc, en amont, rejet de la diffrence des sexes, et, en aval, refus de
lÕinterdit de lÕinceste) qui se traduit par un fantastique Ē dni Č
de la loi : la mise hors jeu systmatique de lÕAutre et de la loi (la
perversionÉ ou lÕavenir dÕune -lusion ?).
De
cet Autre qui ne se produit que du manque quÕil entrane, de cette faille
originaire dont il faudrait sÕaccommoder, le pervers ne veut rien savoir (tout
en sachant cependant trs bien de quoi il retourne, mais ce tournant, prcisment,
il se refuse le ngocier). Lui reste alors la tche proprement titanesque
dÕavoir assumer seul tout le poids de la loi et de construire un Autre
Ē sa main Č, un absolu enfin sans faille et sans faute. Ce sera le
Ē ftiche Č, cet objet factice quÕon fabrique son image, tel
lÕidole quÕon manipule sa guise ; et cette capture de lÕAutre sera plus
russie encore si le pervers russit en inscrire la trace mme son propre
corps, comme le stigmate authentifiant son triomphe. Le manque se voit ainsi
retourn en plnitude, et lÕAutre absent sÕest mu en ftiche indfiniment
disponible, manipulable volont. Substitut de lÕAutre, ou mieux encore
Ē prostitut Č, il circule maintenant, et signifie (au sens impratif
dÕ Ē ordonner Č) quÕil y a jouir. Peu importe alors que cette
jouissance finisse par consumer le corps libertin (aprs en avoir consomm
beaucoup dÕautres autour de lui), puisque cet embrasement mme rvle avec
certitude quÕon possde enfin la loi (ou quÕon est pleinement possd par
elle). Pour reprendre une formule de D. Sibony, cÕtait tout lÕheure :
Ē mort, la loi ! Č, et voil que cÕest devenu : Ē la
loi, mort Č, on veut dire : la loi, toute la loi, la loi jusquÕau
bout, dt-on en crever.
Et
il en crve, en effet, le libertin, de ne jamais venir bout de cette loi
commune. Il aura beau exhiber son exception radicale, cultiver sa monstruosit,
accumuler les crimes les plus normes, il ne fera jamais quÕillustrer
lÕinaltrable rsistance de la loi. Ne dit-on pas que lÕ Ē exception confirme la rgle Č ? Comment dire alors,
dans le langage commun, lÕinanit de la loi, lÕimpossibilit de la rgle
commune ? Contre cette aporie, Sade est venu buter, comme il sÕest heurt,
vingt-huit annes durant, aux murs de ses prisons.
Quelque
chose dÕessentiel demeure cependant de son tmoignage Š une vrit dont Freud
prcisment se fera lÕcho : lÕide que non seulement les civilisations
sont mortelles (comme le rappellera P. Valery aprs le carnage de la Grande
guerre), mais surtout que leurs acquis sont drivs et seconds. Non pas donns
comme les tapes assures dÕune marche tranquille vers la flicit et le
progrs, mais arrachs au mal initial, au prix dÕun retournement jamais
dfinitif. CÕest le dos au mur que nous avanons, avec le souffle de la Gorgone
dans le cou. Et pour conjurer cette maldiction, dans nos mains la fragile
mdiation du miroir rflchissant.
Enfin,
nous proposons, En guise de conclusion, un dialogue philosophique imaginaire
intitul : La nuit la plus longue. Sade et Portalis au pied de
lÕchafaud. La nuit du 8
thermidor an II (26 juillet 1794), les deux hommes sont en effet dtenus dans
une Ē maison de sant Č de la Terreur. Sade a t condamn mort le
jour mme, et le sort de Portalis devrait tre rgl dans les tous prochains
jours. Le lendemain cependant, Robespierre et Saint-Just seront renverss
leur tour. En cette nuit o le destin de la Rvolution basculait, quÕont bien
pu se dire ces deux hommes dont il nÕest pas trop fort de soutenir quÕils
reprsentent ce moment, les deux ples les plus opposs de la nation ?
DÕun ct, Portalis, qui excre les abus de cette Rvolution et qui, aux cts
de Napolon, entreprendra bientt de Ē rgnrer Č la France par le
Code civil et le Concordat. De lÕautre, le marquis sans-culotte qui reproche
la Rvolution de sÕarrter en chemin et dÕhsiter face la Rpublique des
corps prostitus dont il nourrit le fantasme flamboyant.
Deux
imaginaires sÕaffrontent l, dans lÕĻil du cyclone. LÕun se rclame de lÕordre,
et sÕappuie sur lÕexprience des sicles ; lÕautre rve du chaos et
sÕautorise du choc des vnements. On sait ce quÕil adviendra finalement :
la loi lÕemportera, bien entendu (comment pourrait-il en tre
autrement ?), mais une faille est apparue, irrmdiable, du ct de ses
fondements. Fragilit et grandeur de la loi.
Deux
cents ans plus tard, le Code civil est toujours en vigueur. Mais nous lisons
encore Sade, et, peut-tre, commenons-nous le comprendre.