Christoph Eberhard, Le Droit au miroir des cultures. Pour une autre mondialisation,

Paris, LGDJ / Lextenso, 2010, 254 p.

 

Vivre ensemble dans la diversitŽ de nos cultures

 

PrŽface dĠƒtienne Le Roy

 

 

Il est toujours intŽressant de considŽrer lĠouverture dĠun ouvrage. On se souvient de la fameuse premire phrase, Ç Longtemps je me suis couchŽ de bonne heure È, de Ë La recherche du temps perdu de Marcel Proust. Sous lĠapparence de lĠanodin, lĠauteur nous fait partager sa condition de malade chronique devenant observateur du grand comme du demi monde de lĠŽpoque, celui  des Swann et des Guermantes. Et nous sommes immŽdiatement sous le charme.

La question qui ouvre la publication de Ch. Eberhard : Ç Comment vivre ensemble dans la diversitŽ de nos cultures ? È (p. 7) est de mme ordre, mme si elle est moins Ç charmeuse È.  CĠest une question qui nĠest pas Žtrangre au lecteur, en particulier celui de la collection dans laquelle cet ouvrage est republiŽ et de la revue Droit et sociŽtŽ, mais ˆ laquelle le chercheur nĠenvisage usuellement pas dĠapporter de rŽponse au moins scientifiquement pertinente : trop vague, trop large. Si on est pourtant tenu dĠy rŽpondre, on peut mobiliser des formules rapides, superficielles ou creuses qui esquivent lĠinterpellation directe et personnalisŽe quĠinduit la question. On peut invoquer Ç lĠinterculturel È, parler de Ç multiculturalisme È, sans trop songer ˆ ce que cela suppose de remises en cause de la manire occidentale non seulement de penser le droit, le droit de lĠautre et lĠautre du droit mais de penser tout court.

Non seulement penser lĠautre, mais le penser autrement

La faon selon laquelle nous sommes interpellŽs, en France ces dernires annŽes, par la gestion de nos hŽritages coloniaux peut cependant, comme nous y pousse lĠauteur, nous conduire ˆ rŽ-envisager tant notre topologie (entendue ici comme nos positionnements conceptuels) que ses enjeux. LĠambition de lĠouvrage est en effet dĠillustrer une hŽtŽrotopie, au sens de Boaventura de Sousa Santos. Ç Elle consiste en un dŽplacement dans le monde mme dans lequel nous vivons, du centre vers les marges des systmes de pouvoir. Ces ÔmargesĠ sont dĠailleurs loin dĠtre marginales. (É) Ces rŽalitŽs sont centrales. (É) CĠest au mystre de lĠinstitution de la vie en sociŽtŽ quĠil faut oser se frotter : comment mettre en forme, aujourdĠhui dans des contextes dĠinterculturalitŽ croissante, la reproduction de nos humanitŽs, si universelles et en mme temps si diverses È (p. 9-10).

La phrase dĠouverture est donc lĠentrŽe dĠun raisonnement qui recourt ˆ diverses figures de discours ou de narrations pour Ç susciter en lui (chez le lecteur) lĠexpŽrience de lĠaltŽritŽ avec lĠŽmerveillement, mais aussi la dŽstabilisation quĠelle comporte È (p. 11). Avec Ç dŽstabilisation È, on voit appara”tre un vocabulaire typique de cette anthropologie politique du droit : dŽplacement, renversement de perspective, dŽcentrement culturel, dŽvoilement des impensŽs, anthropologie du dŽtour, confrontation, rupture ŽpistŽmologique, etc. On comprend aussi la place rŽservŽe aux prŽfixes dĠorigine grecque (dia) ou latine (inter, trans) tant pour marquer les nouveaux rapports ˆ prendre en considŽration (inter-culturalitŽ, trans-modernitŽ) que lĠintelligibilitŽ quĠils autorisent, ainsi pour la dialogie, un des concepts centraux de lĠanalyse. Ç Dans une dŽmarche diatopique et dialogale, nous dit lĠauteur, dialoguer implique de se situer les uns par rapport aux autres pour pouvoir partager et sĠenrichir mutuellement È (p. 11).

Dans une telle perspective, tout texte doit se transformer en ma•eutique. Socrate disait de la ma•eutique quĠelle est une mŽthode pour accoucher les esprits des pensŽes quĠils contiennent sans le savoir. Nous avons tous une expŽrience de la diffŽrence culturelle, si rŽduite soit-elle. Nous avons donc expŽrimentŽ par nos actions et nos rŽactions des savoirs qui ne recoupent que partiellement les stŽrŽotypes par lesquels trop souvent nous en traitons, positivement ou nŽgativement.  Or il nĠest plus possible maintenant de sacrifier ˆ ces discours convenus et aux impensŽs et impensables quĠils vŽhiculent. En se rencontrant dans le contexte de la mondialisation (ou globalisation) de la fin du XXĦ sicle, nos cultures se sont engagŽes dans des processus de mŽtissage qui font de lĠoutillage conceptuel qui en rŽsulte une nouvelle donne  (un new deal) dĠune portŽe incalculable pour lĠhistoire du monde ˆ venir. Ils peuvent ˆ la fois tre les supports dĠune communication et dĠune comprŽhension renouvelŽe ou la marque dĠune violence et dĠun rejet de lĠautre compromettant lĠidŽe mme de sociŽtŽ.

Relever ce grand dŽfi appartient ˆ chacun dĠentre nous et ˆ des pratiques qui sont autant Ç citoyennes È (en nous engageant au jour le jour dans le vie de la citŽ) que scientifiques. Mais les scientifiques ont beaucoup ˆ apporter et ˆ faire partager, en particulier du c™tŽ des sciences de lĠhomme et, pour ce qui nous concerne ici, de lĠanthropologie.

La difficultŽ de lĠexercice anthropologique est au moins double.

 Ħ Cet exercice doit dĠabord nous prŽparer mentalement et souvent corporellement ˆ entrer en relation dĠaltŽritŽ, cĠest-ˆ-dire ˆ mettre ˆ distance, sans y renoncer, les connaissances dont disposent nos sociŽtŽs  et chacun dĠentre nous individuellement pour parler de lĠautre et ˆ lĠautre.  Techniquement, nous parlons, en anthropologues, du paradigme de lĠaltŽritŽ et de la relation tripolaire entre le Ç soi È qui reprŽsente la culture dominante, le Ç moi È qui dŽcrit la figure de lĠobservateur – anthropologue ou non – et lĠautre quĠon peut envisager comme proche, diffŽrent ou Žtranger, avec les consŽquences diverses que lĠon peut deviner entre celui qui peut nous ressembler et celui qui sera lĠennemi ˆ abattre. Il est important de savoir quelles contraintes le chercheur devra ma”triser pour passer de la reconnaissance de lĠautre ˆ la communication. Mais, en mme temps, la question Ç rectrice È, qui va orienter la dŽmarche, nĠest pas de lĠordre des connaissances reues mais des prŽdispositions, des attentes, des prŽsupposŽs ou des idŽologies dont on doit se libŽrer pour se mettre en disposition dĠesprit ˆ commercer avec lĠautre.

Ħ Par ailleurs,  et deuximement, lĠexercice anthropologique se doit de communiquer les rŽsultats des observations, analyses et comparaisons en sorte que le langage employŽ, tout en relevant dĠune langue particulire, avec toutes les contraintes des faux emplois et des usages abusifs, accde ˆ lĠuniversel de lĠexpŽrience humaine. Il y a dans nos approches une requte dĠuniversalitŽ qui est au centre des pratiques des anthropologues et que rŽsumait Claude LŽvi-Strauss ds le dŽbut des annŽes 1950 : Ç une connaissance globale de lĠhomme, embrassant son sujet dans toute son extension historique et gŽographique (É)  et tendant ˆ des conclusions, positives ou nŽgatives, mais valables  pour toutes les sociŽtŽs humaines, depuis la grande ville moderne jusquĠˆ la plus petite tribu mŽlanŽsienne È (Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, 388).

Pour concevoir et exploiter ce langage, face au risque de lĠethnocentrisme, cĠest-ˆ-dire le fait de considŽrer ses connaissances comme le rŽfŽrent sĠimposant dans toute interprŽtation, donc mesurer lĠapport de lĠautre ˆ lĠaune de sa propre expŽrience, chacun Ç bricole È et les difficultŽs ne semblent pas simples ˆ ma”triser.

Les anthropologues du droit qui ont frŽquentŽ le Laboratoire dĠanthropologie juridique de Paris nĠhŽsitent gŽnŽralement pas ˆ affronter directement ces diversitŽs comme des Ç univers juridiques È qui nĠont pas ŽtŽ prŽparŽs ˆ communiquer.  Ainsi, les termes quĠon utilise ne peuvent tre tenus, tant les diffŽrences sont supposŽes importantes, que pour des Žquivalences, des homŽomorphismes, terme dont la dŽfinition dŽcouragerait plus dĠun Žtudiant puisquĠil sĠagit Ç dĠune bijection qui, ˆ deux ŽlŽments voisins dĠun ensemble, fait correspondre deux ŽlŽments Žgalement voisins dĠun autre È. LĠidŽe dĠensembles ˆ apprŽhender est intŽressante car elle peut ouvrir ˆ une analyse systŽmique, donc ˆ rechercher des articulations, (des structures), originales. Mais la prŽoccupation majeure est du c™tŽ des correspondances ou Žquivalences. On ne peut prŽtendre traduire un monde dans un autre monde, mais proposer des explications rendant compte  de lĠunitŽ de la nature humaine dans la diversitŽ de ses rŽponses. LĠenjeu est donc de dŽcouvrir puis de faire partager les homŽomorphismes qui vont permettre de faire se rencontrer ces univers. Le dŽfi est immense, comment lĠauteur a-t-il tentŽ dĠy rŽpondre ?

Un auteur ˆ lĠinterface dĠinfluences culturelles multiples

Christoph Eberhard est un jeune, brillant et prolifique chercheur dĠorigine autrichienne dont lĠŽducation europŽenne (au sens quĠelle avait ˆ Vienne au dŽbut du XXĦ sicle), la formation scientifique pluridisciplinaire et une expŽrience de la Ç culture-monde È dŽveloppŽe en particulier sur des terrains indiens, canadiens ou chinois ont ici toute la possibilitŽ de sĠexprimer. Avec une gŽnŽrositŽ, un sens de lĠouverture ˆ lĠaltŽritŽ et un bouillonnement intellectuel qui peut prendre de court un lecteur non prŽparŽ ˆ changer non seulement de regard mais aussi de position paradigmatique (cĠest-ˆ-dire de cadre explicatif central), lĠauteur nous propose de cheminer avec lui et de partager son aventure qui est autant intŽrieure que scientifique. LĠouverture ˆ lĠaltŽritŽ que je viens dĠŽvoquer ne peut tre seulement de lĠordre du discours et lĠinvite ˆ Ç sĠouvrir ˆ un vŽritable dialogue avec les autres cultures de lĠhumanitŽ sur la question de notre savoir-vivre ensemble, sur lĠorganisation juridique, politique et Žconomique du monde afin de dŽgager les pistes pour une autre mondialisation È, ce qui nĠimplique pas seulement, selon la formule de Michel Alliot,  de Ç penser autrement È.

CĠest donc avec intelligence et sensibilitŽ, en reprenant des travaux dŽjˆ publiŽs, que Christoph Eberhard propose ˆ son lecteur un parcours de dŽcouverte qui, aprs un premier chapitre thŽorique sur lequel je reviendrai, nous introduit dans la pensŽe juridique animiste ˆ travers lĠÏuvre littŽraire dĠAmadou HampatŽ B‰ et des rŽfŽrences aux travaux de terrain du Laboratoire dĠAnthropologie juridique de Paris (LAJP) sur la coutume. Puis, le troisime chapitre nous offre lĠoccasion dĠaborder la symbolique du cercle en mobilisant les Ç visions amŽrindienne et tibŽtaine du Droit È. Il sĠagit dĠen faire Žmerger les fondements notionnels et conceptuels tout en reconnaissant que ces visions sont pleinement actuelles. JĠai eu ainsi lĠoccasion au QuŽbec de travailler sur le Ç circle sentencing  È qui dans le contexte contemporain de la justice autochtone rŽgule lĠexŽcution des condamnations pŽnales.  Le chapitre Quatre est, avec la thŽmatique de la rencontre des droits de lĠhomme et du monde indien, une occasion dĠillustrer tant une dŽmarche dĠanthropologie dynamique que le Ç dŽcentrement È de notre conception du Droit.

Aprs lĠAfrique, lĠAmŽrique et lĠAsie, lĠauteur nous ramne, dans le chapitre Cinq, Ç des confins au cÏur du droit È, selon une problŽmatique dite des Ç pratiques alternatives È qui nous fait dŽcouvrir, outre certains champs thŽoriques  (pluralisme et interculturalitŽ), quelques acteurs telle lĠassociation Juristes-SolidaritŽs, apparemment marginaux mais bien au centre de la rŽflexion sur le Droit. Enfin un dernier chapitre, sur la mondialisation et le Droit nous fait parvenir ˆ une conclusion gŽnŽrale dans laquelle la thŽmatique de la responsabilitŽ structure une dŽmarche axŽe sur la nŽcessitŽ dĠune refondation de nos conceptions du droit et des institutions afin dĠinstituer la vie (vitam instituere), comme lĠillustre par ailleurs lĠÏuvre de Pierre Legendre.

Le grand jeu du D/droit

En dŽcrivant le parcours initiatique proposŽ au lecteur, je me suis efforcŽ de lui donner envie dĠentrer dans une grande aventure, celle de lĠanthropologie du droit, en lĠassurant quĠil ne peut tre dŽu sĠil envisage cette initiation comme une dŽcouverte de notre commune humanitŽ et non seulement comme un enjeu scientifique ou politique.

DĠun point de vue scientifique toutefois, ce type de dŽmarche nous pose de nouveaux problmes quĠaffronte avec lĠauteur la communautŽ Ç ŽpistŽmique È (ceux qui partagent les conditions dĠŽlaboration des connaissances) des anthropologues du droit. JĠen retiendrai deux, la dŽfinition de lĠobjet de la recherche (le droit), puis lĠobjectif de la dŽmarche (lĠuniversalitŽ des savoirs).

Ħ Peut-on encore parler de droit comme lĠobjet commun dĠune recherche qui pose en postulat une telle diversitŽ des facteurs entre les univers juridiques quĠon ne peut plus comparer ˆ partir dĠun emploi caractŽristique de notre univers (par exemple la dŽfinition positiviste du droit) mais seulement rechercher des Žquivalents homŽomorphes ?

LĠauteur fait, comme moi jadis, un distinguo entre le Droit, comme cadre rŽfŽrentiel et le droit comme systme de rŽgulation propre ˆ une sociŽtŽ. JĠai abandonnŽ cette distinction pour y substituer le couple juridicitŽ/droit, ce dernier Žtant entendu comme un Ç folk system È, la conception de la rŽgulation dŽveloppŽe par les sociŽtŽs occidentales modernes, et elles seules.  Pour moi, la juridicitŽ englobe le droit qui nĠen nĠest quĠune illustration dans certains contextes et ˆ certains moments de lĠhistoire des sociŽtŽs. LĠambition de lĠauteur est de sortir Ç dĠune thŽorie interculturelle du Droit pour sĠacheminer vers une approche interculturelle du Droit lors de laquelle on pourra se retrouver en fin de compte ˆ parler dĠautre chose que de Droit È(p. 26) (avec la majuscule, faut-il le souligner). LĠidŽe est de rŽduire lĠampleur du dŽfi qui peut affoler tout homme sensŽ et, en renonant ˆ produire une thŽorie comme dispositif systŽmatique de comprŽhension et dĠanalyse, de privilŽgier une Ç approche, È qui pourrait offrir une certaine libertŽ du choix du terrain ou de la mŽthode. On peut ainsi traiter du Droit quand on reste dans lĠunivers occidental-moderne et parler tant™t de droit indien quand on traite de la production normative de lĠƒtat indien et de dharma quand on entre dans la pensŽe Ç hindou-indienne È de la rŽgulation. Cette position de chercheur est pragmatique et aucun anthropologue ne saurait la dŽsavouer. Est-elle pourtant ˆ la hauteur des questions que nous pose lĠexigence dĠhomŽomorphisme ? Ë la diffŽrence dĠhomologies qui prŽsupposent quĠun ensemble est lĠimage de lĠautre, lĠhomŽomorphie, dans la dŽfinition prŽ-citŽe, ne parle que de correspondances. SĠil y a matire ˆ ressemblances, dans le premier cas, elle est supposŽe sinon parfaite, au moins complte, tandis que dans le second cas on recherche une liaison ou, au mieux, un rapport de conformitŽ. La manire de traiter la coutume peut nous servir dĠexemple. Le juriste de tradition occidentale moderne considre la coutume comme une source secondaire, voire exceptionnelle, du droit en appliquant ˆ sa dŽfinition des  traits (la rŽpŽtition, la longue durŽe, lĠopinio necessitatis) qui sont issus de la tradition positiviste rŽcente. La coutume est donc homologue de la jurisprudence ou de la doctrine comme source seconde ou supplŽtive de la loi. Cette dŽfinition est Ç reue È  tant par les juristes que par les Anthropologues travaillant sur des matŽriaux Ç occidentaux-modernes È. Mais quand nous travaillons dans dĠautres traditions juridiques, ce qui est appelŽ coutume dans la littŽrature coloniale appara”t comme une caricature pour ne pas parler dĠune falsification ds lors quĠon sĠintŽresse ˆ ce que les acteurs locaux disent et font ˆ partir de leurs propres reprŽsentations de la rŽgulation de la vie en sociŽtŽ. En traitant de lĠÏuvre dĠAmadou HampatŽ Ba dans son chapitre deux, Christoph Eberhard fait sienne toutes ces analyses. On ne peut plus considŽrer les sociŽtŽs africaines comme Ç coutumires È. Mais on peut identifier des fondements de la juridicitŽ (plut™t que des sources du droit) et privilŽgier des catŽgories notionnelles comme les habitus que Pierre Bourdieu avait proposŽ dans Le sens pratique (Paris, Minuit, 1980) pour rŽduire la tendance des ethnologues au juridisme, maladie infantile de tous ceux qui nĠont pas pris la juste mesure de ces questions et qui veulent formuler, vaille que vaille, des normes lˆ o on a affaire ˆ des systmes de dispositions durables. Je ne prolongerai pas davantage cette rŽflexion qui suppose des dŽveloppements importants et qui a lĠinconvŽnient de faire rŽfŽrence plus ˆ mes propres travaux depuis Le jeu des lois, (Paris, LGDJ, dans cette collection) quĠˆ ceux de notre auteur. On notera seulement quĠil y a quelque paradoxe, chez Christoph Eberhard, ˆ conserver la distinction D/droit que la recherche conduit ˆ dŽpasser, peut-tre ˆ  disqualifier, mais que le souci de la communication scientifique pourrait tendre ˆ pŽrenniser.

Ħ La seconde question, quant ˆ lĠuniversalitŽ du savoir que nous produisons, est toute aussi affolante par lĠampleur du dŽfi.  En 2007, je posais la question : peut-on encore se rŽfŽrer ˆ une dŽmarche anthropologique, entendue comme la science de lĠhomme, lorsquĠon pousse jusquĠau bout la critique des travaux du LAJP formulŽe par Robert Vachon. Ce dernier remarquait sur la base de travaux des annŽes 1990 que nos thŽorisations Ç sur le ÔdroitĠ, les Ôordonnancements sociauxĠ, ÔlĠ universalismeĠ, apparaissent comme problme commun ˆ toutes les civilisations uniquement ˆ partir de notre fentre culturelle. (É) Le point de rŽfŽrence (É) nĠest pas universel si le regard quĠon porte sur lui vient du dehors. De lĠintŽrieur, on prend le cadre pour le tout mais de lĠextŽrieur, on a son propre cadre, sa propre fentre È[1]. Ce reproche dĠethnocentrisme que formule ˆ mon encontre lĠancien directeur de lĠInstitut Interculturel de MontrŽal me para”t recevable dans la mesure o nul nĠest immunisŽ contre lĠethnocentrisme, cette autre maladie infantile  de la recherche comparative et que ces paradigmes ont, depuis une dizaine dĠannŽes, beaucoup ŽvoluŽ dans le sens dŽsignŽ par Robert Vachon. Il fait sentir lĠextrme tension qui existe entre ce que le philosophe Raimon Panikkar, souvent citŽ dans lĠouvrage et un des autres inspirateurs de la dŽmarche de Christoph Eberhard, qualifie dĠuniversalitŽ requise et dĠuniversalitŽ acquise. Si on va au bout du raisonnement, ne doit-on pas considŽrer cette science de lĠhomme, lĠAnthropologie, dont se rŽclame lĠauteur, comme une illustration du regard jetŽ ˆ partir de la fentre de la science occidentale ? Et elle seule doit-on souligner. Car, comme le montre assurŽment R. Panikkar, le vŽritable pluralisme philosophique doit intŽgrer les principales visions du monde qui privilŽgient respectivement le cosmos, le divin ou lĠhumain. Alors, ne doit-on pas remplacer notre anthropologie par ce que Panikkar dŽnomme une "Cosmo-thŽo-andrie" appliquŽe au D/droit ou de son Žquivalent telle la juridicitŽ ?

Ce faisant, nĠabandonnerons-nous pas en route tant nos lecteurs que la rŽfŽrence ˆ la science et ˆ ses exigences ? JusquĠo peut-on pousser lĠinterculturalitŽ dans le champ des connaissances si on doit reconna”tre que la science nĠappara”t quĠˆ partir dĠune fentre plus ou moins Žtroite ?

Ë cette interpellation, Christoph Eberhard mĠa ainsi rŽpondu et, fondamentalement, je partage sa position Ç pluraliste È  dĠune distinction entre divers Ç mondes È :

Ç Une fois quĠon a conscience de ces enjeux interculturels, on peut aussi tre plus tranquille pour faire de la recherche qui accepte ses limites et qui les dŽfinit clairement. On peut alors choisir de faire une bonne ethnographie au sens classique de lĠanthropologie et enrichir notre tradition ou alors de crŽer de nouveaux concepts ˆ lĠintŽrieur de notre science, ce qui est trs prŽcieux. Ou alors, on essaie aussi de se poser des questions jusquĠalors sous-thŽmatisŽes de ce qui se passe au-delˆ de lĠouverture plus grande dĠune fentre, ce qui se passe si on accepte de vivre ˆ travers plusieurs fentres È.

Pour sortir de ces difficultŽs, nous sommes quelques uns, dont Christoph Eberhard, ˆ travailler la notion de plurivers introduite dans la littŽrature critique Ç du dŽveloppement È par certains chercheurs et ˆ tenter de lui donner un statut Ç transculturel È. LĠadjectif universus latin traduit lĠidŽe dĠintŽgralitŽ. On ne doit pas y renoncer mais introduire une exigence qui avait ŽtŽ perdue de vue avec la pensŽe moderne et que, par exemple, lĠanthropologue Louis Dumont dans ses Essais sur lĠindividualisme (Paris, Seuil, 1983) examine attentivement, le passage de lĠintŽgralitŽ de lĠuniversitas ˆ une totalitŽ pensŽe comme unitŽ de la societas par rŽduction des diffŽrences pour affirmer le principe  du Ç un seul È le monos grec qui est illustrŽ dans le monothŽisme, le monologisme, la monarchie ou le monopole.

Nous posons que pour rendre compte de lĠactuelle complexitŽ des phŽnomnes sociaux, il faut rŽapprendre ˆ penser de manire plurale (et non unitaire) la pluralitŽ. La notion de plurivers peut nous y aider en proposant un cadre, donc une rŽfŽrence possible ˆ lĠintŽgralitŽ, tout en postulant que certaines rŽalitŽs peuvent tre pensŽes comme Ç multiples, spŽcialisŽes et interdŽpendantes È selon une dŽfinition empruntŽe ˆ nos travaux africanistes. Car il faut toujours Ç rendre compte  de lĠunitŽ de la nature humaine dans la diversitŽ de ses rŽponses È pour reprendre une formule ci-dessus. Enfin, au principe de lĠenglobement du contraire dont Louis Dumont nous dit quĠil est au fondement de lĠidŽologie moderne, on devra substituer le principe Ç homŽomorphe È de la complŽmentaritŽ des diffŽrences pour illustrer la compatibilitŽ dĠexpŽriences qui seraient au contraire tenues, selon une certaine logique, pour contradictoires.

 Comme on le constate, les questions abordŽes sont immenses et supposent une collaboration ˆ lĠŽchelle mondiale, ce que souhaite vivement  notre auteur. Ainsi pourrait-on conclure cette prŽface par deux appels. Le premier, empruntŽ ˆ une affiche de lĠarmŽe coloniale franaise (une fois nĠest pas coutume), nous invite  ˆ multiplier nos expŽriences  dans lĠarmŽe de rŽserve de la recherche engagŽe : Ç Engagez-vous, rengagez-vous, vous verrez du pays È.  Le second serait le prolongement de mai 1968 : Ç  ce nĠest quĠun dŽbut, continuons le combat È, un combat contre le racisme et en faveur de la comprŽhension entre les peuples dans le respect de leurs juridicitŽs singulires,  pour retrouver Ç comment vivre ensemble dans la diversitŽ de nos cultures È.

 

 

ƒtienne Le Roy,

 professeur ŽmŽrite dĠanthropologie du droit,

UniversitŽ PanthŽon-Sorbonne, Paris 1



[1] Robert Vachon, Ç Au-delˆ de lĠuniversalisation et de lĠinterculturalisation des droits de lĠhomme, du droit et de lĠordre nŽgociŽ È, Bulletin de liaison du Laboratoire dĠAnthropologie Juridique de Paris, nĦ 25,  pp 9-19 (10).