Christoph Eberhard, Le Droit au miroir des cultures. Pour une
autre mondialisation,
Paris, LGDJ /
Lextenso, 2010, 254 p.
Prface dĠtienne Le Roy
Il est toujours intressant de considrer
lĠouverture dĠun ouvrage. On se souvient de la fameuse premire phrase, Ç Longtemps je me suis couch de bonne
heure È, de Ë La recherche du
temps perdu de Marcel Proust. Sous lĠapparence de lĠanodin, lĠauteur nous
fait partager sa condition de malade chronique devenant observateur du grand
comme du demi monde de lĠpoque, celui
des Swann et des Guermantes. Et nous sommes immdiatement sous le
charme.
La question qui ouvre la publication de Ch.
Eberhard : Ç Comment vivre ensemble dans la diversit de nos
cultures ? È (p. 7) est de mme ordre, mme si elle est moins
Ç charmeuse È. CĠest une
question qui nĠest pas trangre au lecteur, en particulier celui de la collection
dans laquelle cet ouvrage est republi et de la revue Droit et socit, mais laquelle le chercheur nĠenvisage
usuellement pas dĠapporter de rponse au moins scientifiquement
pertinente : trop vague, trop large. Si on est pourtant tenu dĠy rpondre,
on peut mobiliser des formules rapides, superficielles ou creuses qui esquivent
lĠinterpellation directe et personnalise quĠinduit la question. On peut
invoquer Ç lĠinterculturel È, parler de
Ç multiculturalisme È, sans trop songer ce que cela suppose de
remises en cause de la manire occidentale non seulement de penser le droit, le
droit de lĠautre et lĠautre du droit mais de penser tout court.
Non seulement penser lĠautre, mais le penser
autrement
La faon selon laquelle nous sommes interpells, en
France ces dernires annes, par la gestion de nos hritages coloniaux peut
cependant, comme nous y pousse lĠauteur, nous conduire r-envisager tant
notre topologie (entendue ici comme nos positionnements conceptuels) que ses
enjeux. LĠambition de lĠouvrage est en effet dĠillustrer une htrotopie, au
sens de Boaventura de Sousa Santos. Ç Elle
consiste en un dplacement dans le monde mme dans lequel nous vivons, du
centre vers les marges des systmes de pouvoir. Ces ÔmargesĠ sont dĠailleurs
loin dĠtre marginales. (É) Ces ralits sont centrales. (É) CĠest au mystre
de lĠinstitution de la vie en socit quĠil faut oser se frotter : comment
mettre en forme, aujourdĠhui dans des contextes dĠinterculturalit croissante,
la reproduction de nos humanits, si universelles et en mme temps si
diverses È (p. 9-10).
La phrase dĠouverture est donc lĠentre dĠun
raisonnement qui recourt diverses figures de discours ou de narrations pour Ç susciter en lui (chez le lecteur)
lĠexprience de lĠaltrit avec lĠmerveillement,
mais aussi la dstabilisation quĠelle comporte È (p. 11). Avec
Ç dstabilisation È, on voit apparatre un vocabulaire typique de
cette anthropologie politique du droit : dplacement, renversement de
perspective, dcentrement culturel, dvoilement des impenss, anthropologie du
dtour, confrontation, rupture pistmologique, etc. On comprend aussi la place
rserve aux prfixes dĠorigine grecque (dia)
ou latine (inter, trans) tant pour
marquer les nouveaux rapports prendre en considration (inter-culturalit,
trans-modernit) que lĠintelligibilit quĠils autorisent, ainsi pour la
dialogie, un des concepts centraux de lĠanalyse. Ç Dans une dmarche diatopique et dialogale, nous dit lĠauteur, dialoguer implique de se situer les uns par
rapport aux autres pour pouvoir partager et sĠenrichir mutuellement È
(p. 11).
Dans une telle perspective, tout texte doit se
transformer en maeutique. Socrate disait de la maeutique quĠelle est une
mthode pour accoucher les esprits des penses quĠils contiennent sans le
savoir. Nous avons tous une exprience de la diffrence culturelle, si rduite
soit-elle. Nous avons donc expriment par nos actions et nos ractions des
savoirs qui ne recoupent que partiellement les strotypes par lesquels trop
souvent nous en traitons, positivement ou ngativement. Or il nĠest plus possible maintenant de
sacrifier ces discours convenus et aux impenss et impensables quĠils
vhiculent. En se rencontrant dans le contexte de la mondialisation (ou
globalisation) de la fin du XXĦ sicle, nos cultures se sont engages dans des
processus de mtissage qui font de lĠoutillage conceptuel qui en rsulte une
nouvelle donne (un new deal) dĠune porte incalculable pour
lĠhistoire du monde venir. Ils peuvent la fois tre les supports dĠune
communication et dĠune comprhension renouvele ou la marque dĠune violence et
dĠun rejet de lĠautre compromettant lĠide mme de socit.
Relever ce grand dfi appartient chacun dĠentre
nous et des pratiques qui sont autant Ç citoyennes È (en nous
engageant au jour le jour dans le vie de la cit) que scientifiques. Mais les
scientifiques ont beaucoup apporter et faire partager, en particulier du
ct des sciences de lĠhomme et, pour ce qui nous concerne ici, de
lĠanthropologie.
La difficult de lĠexercice anthropologique est au
moins double.
Ħ Cet
exercice doit dĠabord nous prparer mentalement et souvent corporellement
entrer en relation dĠaltrit, cĠest--dire mettre distance, sans y
renoncer, les connaissances dont disposent nos socits et chacun dĠentre nous individuellement
pour parler de lĠautre et lĠautre.
Techniquement, nous parlons, en anthropologues, du paradigme de
lĠaltrit et de la relation tripolaire entre le Ç soi È qui
reprsente la culture dominante, le Ç moi È qui dcrit la figure de
lĠobservateur – anthropologue ou non – et lĠautre quĠon peut
envisager comme proche, diffrent ou tranger, avec les consquences diverses
que lĠon peut deviner entre celui qui peut nous ressembler et celui qui sera lĠennemi
abattre. Il est important de savoir quelles contraintes le chercheur devra
matriser pour passer de la reconnaissance de lĠautre la communication. Mais,
en mme temps, la question Ç rectrice È, qui va orienter la dmarche,
nĠest pas de lĠordre des connaissances reues mais des prdispositions, des
attentes, des prsupposs ou des idologies dont on doit se librer pour se
mettre en disposition dĠesprit commercer avec lĠautre.
Ħ Par ailleurs, et deuximement, lĠexercice anthropologique se doit de
communiquer les rsultats des observations, analyses et comparaisons en sorte
que le langage employ, tout en relevant dĠune langue particulire, avec toutes
les contraintes des faux emplois et des usages abusifs, accde lĠuniversel de
lĠexprience humaine. Il y a dans nos approches une requte dĠuniversalit qui
est au centre des pratiques des anthropologues et que rsumait Claude
Lvi-Strauss ds le dbut des annes 1950 : Ç une connaissance globale de lĠhomme, embrassant son sujet dans toute
son extension historique et gographique (É) et tendant des conclusions, positives ou ngatives, mais
valables pour toutes les socits
humaines, depuis la grande ville moderne jusquĠ la plus petite tribu
mlansienne È (Anthropologie
structurale, Paris, Plon, 1958, 388).
Pour concevoir et exploiter ce langage, face au
risque de lĠethnocentrisme, cĠest--dire le fait de considrer ses
connaissances comme le rfrent sĠimposant dans toute interprtation, donc
mesurer lĠapport de lĠautre lĠaune de sa propre exprience, chacun
Ç bricole È et les difficults ne semblent pas simples matriser.
Les anthropologues du droit qui ont frquent le
Laboratoire dĠanthropologie juridique de Paris nĠhsitent gnralement pas
affronter directement ces diversits comme des Ç univers juridiques È
qui nĠont pas t prpars communiquer.
Ainsi, les termes quĠon utilise ne peuvent tre tenus, tant les
diffrences sont supposes importantes, que pour des quivalences, des
homomorphismes, terme dont la dfinition dcouragerait plus dĠun tudiant
puisquĠil sĠagit Ç dĠune bijection qui,
deux lments voisins dĠun ensemble, fait correspondre deux lments galement
voisins dĠun autre È. LĠide dĠensembles apprhender est
intressante car elle peut ouvrir une analyse systmique, donc rechercher
des articulations, (des structures), originales. Mais la proccupation majeure
est du ct des correspondances ou quivalences. On ne peut prtendre traduire
un monde dans un autre monde, mais proposer des explications rendant compte de lĠunit de la nature humaine dans la
diversit de ses rponses. LĠenjeu est donc de dcouvrir puis de faire partager
les homomorphismes qui vont permettre de faire se rencontrer ces univers. Le
dfi est immense, comment lĠauteur a-t-il tent dĠy rpondre ?
Un auteur lĠinterface dĠinfluences culturelles
multiples
Christoph Eberhard est un jeune, brillant et
prolifique chercheur dĠorigine autrichienne dont lĠducation europenne (au
sens quĠelle avait Vienne au dbut du XXĦ sicle), la formation scientifique
pluridisciplinaire et une exprience de la Ç culture-monde È
dveloppe en particulier sur des terrains indiens, canadiens ou chinois ont
ici toute la possibilit de sĠexprimer. Avec une gnrosit, un sens de
lĠouverture lĠaltrit et un bouillonnement intellectuel qui peut prendre de
court un lecteur non prpar changer non seulement de regard mais aussi de
position paradigmatique (cĠest--dire de cadre explicatif central), lĠauteur
nous propose de cheminer avec lui et de partager son aventure qui est autant
intrieure que scientifique. LĠouverture lĠaltrit que je viens dĠvoquer ne
peut tre seulement de lĠordre du discours et lĠinvite Ç sĠouvrir un vritable dialogue avec les
autres cultures de lĠhumanit sur la question de notre savoir-vivre ensemble,
sur lĠorganisation juridique, politique et conomique du monde afin de dgager
les pistes pour une autre mondialisation È, ce qui nĠimplique pas
seulement, selon la formule de Michel Alliot, de Ç penser autrement È.
CĠest donc avec intelligence et sensibilit, en
reprenant des travaux dj publis, que Christoph Eberhard propose son
lecteur un parcours de dcouverte qui, aprs un premier chapitre thorique sur
lequel je reviendrai, nous introduit dans la pense juridique animiste travers
lĠÏuvre littraire dĠAmadou Hampat B et des rfrences aux travaux de terrain
du Laboratoire dĠAnthropologie juridique de Paris (LAJP) sur la coutume. Puis,
le troisime chapitre nous offre lĠoccasion dĠaborder la symbolique du cercle
en mobilisant les Ç visions amrindienne et tibtaine du Droit È. Il
sĠagit dĠen faire merger les fondements notionnels et conceptuels tout en
reconnaissant que ces visions sont pleinement actuelles. JĠai eu ainsi
lĠoccasion au Qubec de travailler sur le Ç circle
sentencing È qui dans le contexte contemporain de la justice
autochtone rgule lĠexcution des condamnations pnales. Le chapitre Quatre est, avec la
thmatique de la rencontre des droits de lĠhomme et du monde indien, une
occasion dĠillustrer tant une dmarche dĠanthropologie dynamique que le
Ç dcentrement È de notre conception du Droit.
Aprs lĠAfrique, lĠAmrique et lĠAsie, lĠauteur
nous ramne, dans le chapitre Cinq, Ç des confins au cÏur du droit È,
selon une problmatique dite des Ç pratiques alternatives È qui
nous fait dcouvrir, outre certains champs thoriques (pluralisme et interculturalit), quelques acteurs telle
lĠassociation Juristes-Solidarits, apparemment marginaux mais bien au centre
de la rflexion sur le Droit. Enfin un dernier chapitre, sur la mondialisation
et le Droit nous fait parvenir une conclusion gnrale dans laquelle la
thmatique de la responsabilit structure une dmarche axe sur la ncessit
dĠune refondation de nos conceptions du droit et des institutions afin
dĠinstituer la vie (vitam instituere),
comme lĠillustre par ailleurs lĠÏuvre de Pierre Legendre.
Le grand jeu du D/droit
En dcrivant le parcours initiatique propos au
lecteur, je me suis efforc de lui donner envie dĠentrer dans une grande
aventure, celle de lĠanthropologie du droit, en lĠassurant quĠil ne peut tre
du sĠil envisage cette initiation comme une dcouverte de notre commune
humanit et non seulement comme un enjeu scientifique ou politique.
DĠun point de vue scientifique toutefois, ce type
de dmarche nous pose de nouveaux problmes quĠaffronte avec lĠauteur la
communaut Ç pistmique È (ceux qui partagent les conditions
dĠlaboration des connaissances) des anthropologues du droit. JĠen retiendrai
deux, la dfinition de lĠobjet de la recherche (le droit), puis lĠobjectif de
la dmarche (lĠuniversalit des savoirs).
Ħ Peut-on encore parler de droit comme lĠobjet
commun dĠune recherche qui pose en postulat une telle diversit des facteurs
entre les univers juridiques quĠon ne peut plus comparer partir dĠun emploi
caractristique de notre univers (par exemple la dfinition positiviste du
droit) mais seulement rechercher des quivalents homomorphes ?
LĠauteur fait, comme moi jadis, un distinguo entre
le Droit, comme cadre rfrentiel et le droit comme systme de rgulation
propre une socit. JĠai abandonn cette distinction pour y substituer le
couple juridicit/droit, ce dernier tant entendu comme un Ç folk
system È, la conception de la rgulation dveloppe par les socits
occidentales modernes, et elles seules.
Pour moi, la juridicit englobe le droit qui nĠen nĠest quĠune
illustration dans certains contextes et certains moments de lĠhistoire des
socits. LĠambition de lĠauteur est de sortir Ç dĠune thorie interculturelle du Droit pour sĠacheminer vers une
approche interculturelle du Droit lors de laquelle on pourra se retrouver en
fin de compte parler dĠautre chose que de Droit È(p. 26) (avec la
majuscule, faut-il le souligner). LĠide est de rduire lĠampleur du dfi qui
peut affoler tout homme sens et, en renonant produire une thorie comme
dispositif systmatique de comprhension et dĠanalyse, de privilgier une
Ç approche, È qui pourrait offrir une certaine libert du choix du
terrain ou de la mthode. On peut ainsi traiter du Droit quand on reste dans
lĠunivers occidental-moderne et parler tantt de droit indien quand on traite
de la production normative de lĠtat indien et de dharma quand on entre dans la
pense Ç hindou-indienne È de la rgulation. Cette position de
chercheur est pragmatique et aucun anthropologue ne saurait la dsavouer.
Est-elle pourtant la hauteur des questions que nous pose lĠexigence
dĠhomomorphisme ? Ë la diffrence dĠhomologies qui prsupposent quĠun
ensemble est lĠimage de lĠautre, lĠhomomorphie, dans la dfinition pr-cite,
ne parle que de correspondances. SĠil y a matire ressemblances, dans le
premier cas, elle est suppose sinon parfaite, au moins complte, tandis que
dans le second cas on recherche une liaison ou, au mieux, un rapport de conformit.
La manire de traiter la coutume peut nous servir dĠexemple. Le juriste de
tradition occidentale moderne considre la coutume comme une source secondaire,
voire exceptionnelle, du droit en appliquant sa dfinition des traits (la rptition, la longue dure,
lĠopinio necessitatis) qui sont issus
de la tradition positiviste rcente. La coutume est donc homologue de la
jurisprudence ou de la doctrine comme source seconde ou suppltive de la loi.
Cette dfinition est Ç reue È
tant par les juristes que par les Anthropologues travaillant sur des
matriaux Ç occidentaux-modernes È. Mais quand nous travaillons dans
dĠautres traditions juridiques, ce qui est appel coutume dans la littrature
coloniale apparat comme une caricature pour ne pas parler dĠune falsification
ds lors quĠon sĠintresse ce que les acteurs locaux disent et font partir
de leurs propres reprsentations de la rgulation de la vie en socit. En
traitant de lĠÏuvre dĠAmadou Hampat Ba dans son chapitre deux, Christoph
Eberhard fait sienne toutes ces analyses. On ne peut plus considrer les
socits africaines comme Ç coutumires È. Mais on peut identifier
des fondements de la juridicit (plutt que des sources du droit) et
privilgier des catgories notionnelles comme les habitus que Pierre Bourdieu
avait propos dans Le sens pratique (Paris,
Minuit, 1980) pour rduire la tendance des ethnologues au juridisme, maladie
infantile de tous ceux qui nĠont pas pris la juste mesure de ces questions et
qui veulent formuler, vaille que vaille, des normes l o on a affaire des
systmes de dispositions durables. Je ne prolongerai pas davantage cette
rflexion qui suppose des dveloppements importants et qui a lĠinconvnient de
faire rfrence plus mes propres travaux depuis Le jeu des lois, (Paris, LGDJ, dans cette collection) quĠ ceux de
notre auteur. On notera seulement quĠil y a quelque paradoxe, chez Christoph
Eberhard, conserver la distinction D/droit que la recherche conduit
dpasser, peut-tre
disqualifier, mais que le souci de la communication scientifique
pourrait tendre prenniser.
Ħ La seconde question, quant lĠuniversalit du
savoir que nous produisons, est toute aussi affolante par lĠampleur du
dfi. En 2007, je posais la
question : peut-on encore se rfrer une dmarche anthropologique,
entendue comme la science de lĠhomme, lorsquĠon pousse jusquĠau bout la
critique des travaux du LAJP formule par Robert Vachon. Ce dernier remarquait
sur la base de travaux des annes 1990 que nos thorisations Ç sur le ÔdroitĠ, les
Ôordonnancements sociauxĠ, ÔlĠ universalismeĠ, apparaissent comme problme
commun toutes les civilisations uniquement partir de notre fentre
culturelle. (É) Le point de rfrence (É) nĠest pas universel si le regard
quĠon porte sur lui vient du dehors. De lĠintrieur, on prend le cadre pour le
tout mais de lĠextrieur, on a son propre cadre, sa propre fentre È[1].
Ce reproche dĠethnocentrisme que formule mon encontre lĠancien directeur de
lĠInstitut Interculturel de Montral me parat recevable dans la mesure o nul
nĠest immunis contre lĠethnocentrisme, cette autre maladie infantile de la recherche comparative et que ces
paradigmes ont, depuis une dizaine dĠannes, beaucoup volu dans le sens dsign
par Robert Vachon. Il fait sentir lĠextrme tension qui existe entre ce que le
philosophe Raimon Panikkar, souvent cit dans lĠouvrage et un des autres
inspirateurs de la dmarche de Christoph Eberhard, qualifie dĠuniversalit
requise et dĠuniversalit acquise. Si on va au bout du raisonnement, ne doit-on
pas considrer cette science de lĠhomme, lĠAnthropologie, dont se rclame
lĠauteur, comme une illustration du regard jet partir de la fentre de la
science occidentale ? Et elle seule doit-on souligner. Car, comme le
montre assurment R. Panikkar, le vritable pluralisme philosophique doit
intgrer les principales visions du monde qui privilgient respectivement le
cosmos, le divin ou lĠhumain. Alors, ne doit-on pas remplacer notre
anthropologie par ce que Panikkar dnomme une "Cosmo-tho-andrie"
applique au D/droit ou de son quivalent telle la juridicit ?
Ce faisant, nĠabandonnerons-nous pas en route tant
nos lecteurs que la rfrence la science et ses exigences ? JusquĠo
peut-on pousser lĠinterculturalit dans le champ des connaissances si on doit
reconnatre que la science nĠapparat quĠ partir dĠune fentre plus ou moins
troite ?
Ë cette interpellation, Christoph Eberhard mĠa
ainsi rpondu et, fondamentalement, je partage sa position
Ç pluraliste È dĠune
distinction entre divers Ç mondes È :
Ç Une
fois quĠon a conscience de ces enjeux interculturels, on peut aussi tre plus
tranquille pour faire de la recherche qui accepte ses limites et qui les
dfinit clairement. On peut alors choisir de faire une bonne ethnographie au
sens classique de lĠanthropologie et enrichir notre tradition ou alors de crer
de nouveaux concepts lĠintrieur de notre science, ce qui est trs prcieux.
Ou alors, on essaie aussi de se poser des questions jusquĠalors
sous-thmatises de ce qui se passe au-del de lĠouverture plus grande dĠune
fentre, ce qui se passe si on accepte de vivre travers plusieurs
fentres È.
Pour sortir de ces difficults, nous sommes
quelques uns, dont Christoph Eberhard, travailler la notion de plurivers
introduite dans la littrature critique Ç du dveloppement È par
certains chercheurs et tenter de lui donner un statut
Ç transculturel È. LĠadjectif universus
latin traduit lĠide dĠintgralit. On ne doit pas y renoncer mais introduire
une exigence qui avait t perdue de vue avec la pense moderne et que, par
exemple, lĠanthropologue Louis Dumont dans ses Essais sur lĠindividualisme (Paris, Seuil, 1983) examine
attentivement, le passage de lĠintgralit de lĠuniversitas une totalit pense comme unit de la societas par rduction des diffrences
pour affirmer le principe du
Ç un seul È le monos grec
qui est illustr dans le monothisme, le monologisme, la monarchie ou le
monopole.
Nous posons que pour rendre compte de lĠactuelle
complexit des phnomnes sociaux, il faut rapprendre penser de manire
plurale (et non unitaire) la pluralit. La notion de plurivers peut nous y
aider en proposant un cadre, donc une rfrence possible lĠintgralit, tout
en postulant que certaines ralits peuvent tre penses comme Ç multiples,
spcialises et interdpendantes È selon une dfinition emprunte nos
travaux africanistes. Car il faut toujours Ç rendre compte de lĠunit de la nature humaine dans la
diversit de ses rponses È pour reprendre une formule ci-dessus. Enfin,
au principe de lĠenglobement du contraire dont Louis Dumont nous dit quĠil est
au fondement de lĠidologie moderne, on devra substituer le principe
Ç homomorphe È de la complmentarit des diffrences pour illustrer
la compatibilit dĠexpriences qui seraient au contraire tenues, selon une
certaine logique, pour contradictoires.
Comme
on le constate, les questions abordes sont immenses et supposent une
collaboration lĠchelle mondiale, ce que souhaite vivement notre auteur. Ainsi pourrait-on
conclure cette prface par deux appels. Le premier, emprunt une affiche de
lĠarme coloniale franaise (une fois nĠest pas coutume), nous invite
multiplier nos expriences dans
lĠarme de rserve de la recherche engage : Ç Engagez-vous,
rengagez-vous, vous verrez du pays È. Le second serait le prolongement de mai 1968 : Ç
ce nĠest quĠun dbut, continuons le combat È, un combat contre le racisme
et en faveur de la comprhension entre les peuples dans le respect de leurs
juridicits singulires, pour
retrouver Ç comment vivre ensemble dans la diversit de nos
cultures È.
tienne Le Roy,
professeur mrite dĠanthropologie du droit,
Universit Panthon-Sorbonne,
Paris 1
[1] Robert Vachon,
Ç Au-del de lĠuniversalisation et de lĠinterculturalisation des droits de
lĠhomme, du droit et de lĠordre ngoci È, Bulletin de liaison du Laboratoire dĠAnthropologie Juridique de Paris,
nĦ 25, pp 9-19 (10).