DHDI


groupe de travail Droits de l'Homme et Dialogue Interculturel

Christoph Eberhard 30/04/1997






“Penser l'Europe” : D'une histoire marquée par l'Etat-Nation

à une géographie complexe des régions



(à l'origine : Devoir pour le cours “Fondements culturels du droit européen”

chez Prof. A.-J. Arnaud lors du DEA 1996-1997 en Théorie du Droit de l'Académie Européenne de Théorie du Droit à Bruxelles)

Commentaire de l'extrait :

“De simples interlocuteurs à l'origine, les collectivités locales (...) sont devenues des partenaires, puis des acteurs, de l'aménagement du territoire européen ... Il faut surmonter les frontières et les avatars historiques ... L'Europe est un continent qui a derrière lui beaucoup d'histoire commune, mais qui manque de géographie.”


L'Europe est un “carrefour de traditions” écrit André-Jean Arnaud (ARNAUD 1991 : 60). Cette définition de l'Europe en termes de “carrefour” nous invite, voir nous incite, à penser l'Europe non seulement comme un carrefour mais aussi à partir d'un carrefour, ce que nous nous efforcerons de faire dans les pages suivantes. En effet le “carrefour” est d'abord un lieu, un lieu très spécial caractérisé par le croisement, la rencontre, l'échange, le dialogue. Mais le lieu (“topos”) n'est pas uniquement géographiqe. Il est aussi intellectuel. C'est le positionnement à un certain endroit qui nous fait apparaître le monde dans une perspective particulière. Pour rendre compte intellectuellement d'un carrefour, et surtout d'un carrefour de traditions, pour pouvoir le dépeindre et le comprendre, nous devons nous même nous placer dans le paradigme d'un carrefour intellectuel, interdisciplinaire probablement, mais dialogique nécessairement : l'idée de “carrefour” nous invite à penser ce qui est complexe en termes de complexité. Cette exigence de la complexité nous apparaît d'entrée de jeu. En effet, la notion de carrefour met en évidence l'idée d'une “unité plurale” - elle nous invite à penser l'Europe comme multiple dans son unité autant que comme unie dans sa multiplicité et de par même sa multiplicité. Mais plus que cela, la notion de “carrefour des traditions” nous mène à dépasser une vue synchronique, figée de la réalité, en termes uniquement d'espace et de géographie. En effet le carrefour ne se définit pas uniquement spatialement mais tout autant par sa fonction. Or cette fonction est justement de permettre le déployement du temps (cf : OST 1997) à travers la rencontre et le croisement des traditions. Ainsi fait irruption la diachronie à côté de la synchronie comme caractère structurel du carrefour, ce qui nous pousse à réfléchir outre en termes d'espace et de géographie, en termes de processus et d'histoire. En effet, le carrefour, et spécialement celui de traditions, est ce lieu où se rencontrent, s'imbriquent, se mélangent, se repoussent de multiples courants et d'où peut naître ce “tourbillon”, comme l'appelle Edgar Morin (MORIN 1987 : 61), constitutif d'une identité européenne éminemment dynamique et dialogique au coeur de laquelle unité et multiplicité ne s'excluent pas mais sont au contraire les deux termes d'une relation dialectique (MORIN 1987 : 61, 78ss). Le carrefour nous fait donc prendre en considération les relations dialectiques entre unité et multiplicité entre histoire et géographie structurant l'identité européenne en nous invitant à les penser en termes de complexité.

Si nous avons écrit ce petit préliminaire c'est pour bien tracer les lignes de force de notre réflexion. En effet, il s'agira dans les pages suivantes, où nous réfléchirons à la “montée en puissance des régions européennes”, de “penser l'Europe”, comme nous y invite Edgar Morin (Morin 1987). Ce n'est qu'en pensant l'Europe que nous pourrons penser ses régions, ce n'est qu'en pensant son histoire que nous pourrons penser sa géographie. En effet, l'extrait à commenter ne fait sens que localisé dans un paradigme moderne marqué par le concept d'“Etat-Nation” que nous semblons être invité à dépasser (ARNAUD 1990; 1992 : 17-22), puisque s'il peut contribuer à nous donner le sens d'une “histoire commune” il semble néanmoins incapable de nous donner les moyens d'une “géographie” à la hauteur de nos exigences et de nos espérances actuelles. Nous procéderons par une lecture à plusieurs niveaux. Notre premier niveau de lecture sera celui d'une lecture contemporaine de la “montée en puissance des régions”, mettant en lumière ce qui semble la conditionner et ce qui la caractérise (1). Notre deuxième niveau sera plus profond et nous ménera plus loin dans l'histoire. Nous essayerons d'expliciter le paradigme dans lequel s'inscrit l'actuel problématique régionale qui nous pousse à repenser et à redessiner notre géographie. C'est notre histoire commune moderne marquée par le paradigme de l'Etat-Nation qui nous en donnera la clef (2). Enfin à un dernier niveau, qui après un premier niveau orienté vers le présent et un deuxième orienté vers le passé, sera un niveau de lecture orienté vers le futur, mais qui pour ce faire nous plongera dans un présent plus “profond” que celui du premier niveau et dans un passé plus lointain que celui du second, nous essayerons de penser les conditions d'émergence d'un nouveau paradigme complexe pour une géographie européenne des régions (3).

(1) La montée en puissance des régions dans la contemporanéité européenne

“De simples interlocuteurs à l'origine, les collectivités locales (...) sont devenues des partenaires puis des acteurs, de l'aménagement du territoire européen ...”

Dans les pages suivantes nous appellerons régions les régions “collectivités locales” infra-étatiques, qui peuvent toutefois être trans-étatiques (ex : le pays basque) et ne nous livrerons pas à une réflexion sur les régions supra-étatiques formées d'une aglomération d'Etats (ex : le Benelux).

Il semble que pour bien comprendre la problématique régionale il faille se garder de la voir uniquement dans une perspective économique, perspective dans laquelle la région apparaît avant tout comme un lieu de production et à laquelle semblent nous inviter les discours sur la globalisation. En effet, si les enjeux économiques jouent un rôle primordial dans la cristallisation régionale, il semble cependant qu'on passe à côté du coeur de la problématique si on ne comprend pas que “la région” est “moins le lieu de production que celui où un ensemble social 'forme société.'” (DULONG 1978 : 26), où du “sens social” est construit. Il est cependant probablement vrai que c'est le “moteur économique” lié à une intégration européenne croissante qui a permis de cristalliser et de concrétiser le débat sur la région, surtout dans un pays comme la France traditionnellement marquée par son centralisme étatique. L'année 1980 semble marquer une étape importante dans la transformation de la région de “simple interlocuteur”” en “partenaire” et “acteur” de l'aménagement du territoire européen (et donc aussi national). En effet 1980 est l'année où a été ouverte à signature la “Convention cadre européenne sur la coopération transfrontalière des collectivités ou autorités territoriales”, boudée par la France, et qui visait à permettre aux autorités locales et régionales à prendre eux même en charge leur coopération transfrontalière au niveau local sans être obligé de passer par l'échelon national (LOCATELLI 1981 : 60-61, 65). Cette convention ouvrait par là la voie à un redessin de la géographie européenne, qui désormais n'était officiellement plus uniquement nationale, mais faisait émerger à côté de l'Etat-Nation, un nouvel acteur de l'aménagement du territoire, la région. Ainsi si Renaud Dulong pouvait encore, à la fin des années soixante-dix, s'interroger sur le contenu de la notion de “région” en France et constater qu'il s'agissait jusqu'alors plus d'un “objet de discours que de pratiques”, objet d'ailleurs tellement hétérogène, autant quant à ses revendications que quant aux réponses que le pouvoir tentait d'y apporter, qu'il se vidait de son sens et devenait ainsi le support de multiples discours “libres de tout rapport au réel” (DULONG 1978 : 17, 18), l'évolution européenne aura contribué à ce que de nos jours la notion de “région” se concrétise. En effet l'attitude européenne a une forte influence sur la place des régions à l'intérieur même des Etats-Nations et non seulement au niveau européen. En France par exemple le processus de décentralisation est directement influencé par la reconnaissance de plus en plus poussée au niveau européen des collectivités territoriales qui sont devenues des sujets de droits européens et des partenaires de la Communauté européenne (DELCAMP 1992 : 149).

Dans le processus de globalisation et d'intégration européenne il semble donc que les régions, “ensembles sociaux formant société”, ont enfin, par le levier économique, pu commencer à s'émanciper de la tutelle des Etats-Nations pour préparer l'éclosion d'une “Europe des régions”. Pour mieux comprendre cette éclosion d'une “Europe des régions” et pour mieux pouvoir la penser nous nous intéresserons maintenant au terrain d'où elle éclot et qui est celui de l'Europe des Nations.

(2) L'“Europe des régions” à la lumière de son histoire d'Etats-Nation

“Il faut surmonter les frontières et les avatars historiques. L'Europe est un continent qui a derrière lui beaucoup d'histoire commune, mais qui manque de géographie.”

L'histoire n'est pas donnée. Elle est construite. Comme l'écrit Bronislaw Geremek : “La mémoire collective est beaucoup plus un projet qu'une réalité.” Et il remarque que “Si je comprends cette notion de mémoire européenne comme la métaphore d'un projet politique, je crois en même temps qu'elle représente un enjeu très important.” (GEREMEK 1996-1997 : 62). Je pense que dans notre cadre nous pouvons aussi étendre ces réflexions à la géographie. Ces reflexions nous permettent d'éclairer l'extrait à commenter puisqu'elles nous invitent à repenser notre histoire et notre géographie à partir de notre lieu, notre paradigme d'observation actuel, qui est, que nous en soyons conscients ou non, comme nous l'avons noté dans notre introduction, un lieu, un paradigme du carrefour, de la complexité.

C'est la simplification de la complexité de notre situation actuelle en vue de faire sens qui semble avoir incité Claude du Granrut à faire la distinction entre d'une part notre histoire commune, et d'autre part notre géographie qui reste a construire. En effet elle nous laisse ainsi percevoir l'Europe comme une “communauté de destin” (“Schicksalsgemeinschaft” - cf MORIN 1987 : 167ss) marquée par une histoire commune mais aussi par ses “avatars” qui de nos jours sont perçus comme constituant autant d'obstacles à une histoire commune future. Elle mobilise ainsi, en le(s) présentant comme commun(s), notre (nos) passé(s) afin de résoudre nos oppositions actuelles. Elle décompose le problème complexe de l'identité européenne en une partie historique et une partie géographique, la première renvoyant au passé et la seconde au présent, la première à ce qui unit, la seconde à ce qui divise, tout en présentant la première comme ce qui permettra à apporter une solution à la seconde.

Que pouvons nous dire de cette référence à l'histoire qui semble être censée nous apporter les clefs de la compréhension du présent et nous permettre de penser notre géographie actuelle ? Nous ne remonterons pas trop loin mais nous contenterons de nous rendre à l'origine de notre modernité qui laisse encore sentir ses influences. Il s'est cristallisée au XIXème siècle en Europe une culture juridique commune sous la forme de la modernité juridique, liée à l'avènement du paradigme de l'Etat-Nation et dont les prémisses avaient déjà commencé à se dessiner vers le XIème - XIIème siècle (ARNAUD 1991 : 103). Or si cet avènement de l'Etat-Nation et de son droit constitua d'une part le partage et l'aboutissement d'une expérience commune, il constitua d'autre part le ferment d'une division de l'Europe en entraînant une “clôture des systèmes de Droits qui se replièrent plus que jamais à l'intérieur des frontières nationales” (ARNAUD 1992 : 20) et d'un gel dans ces divisions par l'absolutisation des frontières territoriales, qui au fond n'étaient que, comme les appelle Denis de Rougemont “les douloureuses cicatrices de l'histoire” (cité dans LOCATELLI 1981 : 59). Quand je parle de gel des divisions dans ces frontières je parle ici non pas d'un gel dans des frontières historiques qui seraient restées immuables depuis (que de remodellements y at-il eu depuis lors !), mais du gel de la géographie européenne dans les termes de frontières étatiques territoriales. Ces frontières territoriales délimitant les Etats-Nation sont devenus notre unique cadre conceptuel pour penser la géographie européenne qui dès lors était devenue avant tout, et l'est encore en grande partie restée, inter-stato-nationale. C'est ce cadre conceptuel, plus que les frontières effectivement tracées et le découpage actuel de l'Europe dans lequel les territoires des Etats-Nations ne rendraient pas compte suffisemment des réalités historiques et culturelles menant à une non-adéquation entre identités régionales et nationales, qui pose aujourd'hui problème. Poser le problème du “manque de géographie” dans les termes d'une géographie moderne stato-territoriale ne nous permettra pas de repenser une géographie européenne contemporaine satisfaisante. Pour nous en convaincre nous n'avons qu'à nous remémorer le travail minutieux de découpage du territoire européen lors du traité de Versailles qui était d'une rigueur implacable, mobilisant des commissions et des sous-commissions territoriales “composées d'experts en démographie, en économie et en stratégie, qui rendirent des rapports proposant des tracés de de frontière sur des cartes réalisés au millionième” dans l'espoir de garantir la paix et la justice européenne en authentifiant “géographiquement et territorialement les peuples qui composaient l'Europe de l'après-guerre” (BADIE 1995 : 45-46). Cet exemple fait apparaître clairement que c'est le paradigme même de Nation stato-territoriale comme cadre structurant de la géographie européenne, sous-tendu par une idéologie moderne caractérisé par une foi dans le droit étatique comme droit rationnel et universel pouvant organiser justement et exclusivement nos sociétés (ARNAUD 1990 : 81), qui fait problème. Nous devons donc écrire notre histoire future liée à un redessin de la géographie européenne en nous émancipant du passé de notre histoire moderne.

Comme le remarque Morin nous sommes aujourd'hui entré dans le paradigme de la complexité qui nous rend insatisfait des vues mécanistes, fixistes réductrices et exclusivistes du monde et nous invite au contraire à penser les pluralités, les flux, la flexibilité, les allégeances et les structurations multiples et enchevétrées (MORIN 1987 : 26). Nous devons ainsi repenser notre futur commun en dépassant les rêves uniformisant modernes et étatiques qui se sont révélés illusoires (ARNAUD 1990 : 81). Nous ne pouvons plus penser l'Europe comme un territoire structuré par des Etats-Nations étanches liés uniquement par un passé historique commun qui continue encore à se refléter dans ce que l'on peut appeler une culture européenne. Un superétat européen quant à lui semble aujourd'hui faire aussi peu sens que l'idée d'une fédération européenne qui reposerait uniquement sur un agencement des différents Etats. Les mythes modernes s'étant écroulées, la région, “ensemble social formant société” reémerge. À côté de la “poesis” (fabrication d'objets, technique programmable et maîtrisable) caractéristique de la géographie étatique, rationnelle et moderne de l'Europe, se fait à nouveau entendre la voix de la “praxis” (action humaine productrice de sens) des citoyens (OST 1997 : 45) qui se réapproprient la gestion de leur futur qui pendant un temps leur avait été confisqué par l'Etat (ALLIOT 1983 : 234). Cette réappropriation du futur, se fait par la réappropriation de l'espace, qui de national redevient régional et par là en rebranchant les gens sur leur présent (celui qu'ils vivent effectivement, et non pas celui d'un Etat abstrait et lointain) les rebranche aussi sur leur(s) passé(s). Ainsi la montée en puissance ou le retour de la région marque aussi le retour du citoyen (citoyen de l'Europe ?) qui d'un “assisté de l'Etat” redevient un créateur responsable de son futur. Mais comment penser l'organisation de cette polyphonie émergente pour qu'elle puisse s'harmoniser en symphonie et où nous ménera cette réflexion ? C'est ce que nous essayerons de voir dans notre prochaine et dernière partie.

(3) L'émergence d'une géographie européenne complexe des régions - Ses conditions et implications

Nous voilà arrivé à notre dernière partie qui sera autant conclusion qu'ouverture. En effet les pages précédentes nous ont permi de dégager les enjeux qui se cachaient derrière l'émergence des régions comme acteurs de l'histoire et de la géographie européennes. C'est dans la mesure où cette partie essayera de renouer ensemble les problématiques et enjeux dégagés précédemment qu'elle sera conclusion. Mais ces enjeux et problématiques sont trop vastes et trop nouveaux pour vraiment permettre de conclure. Essayer de les nouer ensemble, de les penser, et par là de “penser l'Europe” nous ménera ainsi plutôt à ouvrir des horizons de réflexion. En effet, tous les travaux relevant ce défi de sortie de modernité qui caractérise aussi ce devoir et qui essayent à nous mener à penser la “postmodernité” ne peuvent être des travaux de conclusion mais peuvent tout au plus être des travaux de transition qui essayent de dégager des bases pour re-penser en “dé”-pensant (“unthink”) les bases actuelles de notre représentation du monde (de SOUSA SANTOS 1995 : 108). Nous ne pouvons qu'essayer de dégager une nouvelle “utopie” permettant de faire sens et d'orienter et de structurer nos recherches actuelles de façon à ce qu'elles nous apportent des réponses qui nous satisfassent aux questions que nous nous posons nous permettant ainsi d'agir ensuite d'une manière qui fait sens (de SOUSA SANTOS 1995 :479ss). En ce qui nous concerne, nous essayerons de bâtir cette utopie à partir du cadre que nous propose la reconnaissance de la nécessité de repenser une géographie européenne complexe des régions.

Ce qui nous est apparu au cour des pages précédentes, c'est que l'”Europe statique”, “technique” (“poiesis”), marquée par une géographie de l'Etat-Nation est en train de disparaître, cédant sa place à une “Europe dynamique”, “pratique” (“praxis”) caractérisé par une émergence des régions. Comme nous l'avons noté cette émergence des régions n'est pas à comprendre uniquement comme une conséquence de la globalisation économique qui met en branle la géographie territoriale en lui substituant une géographie des réseaux (BADIE 1995 : 181-182) et mène dans le cadre européen par la reconnaissance des régions à une “Europe de la géométrie variable” (BADIE 1995 : 220). Les enjeux sont plus fondamentaux et nous mènent à réfléchir sur la “praxis” des citoyens européens. Ils nous invitent à nous repencher sur notre histoire entre l'an mille et l'ère des nationalismes où “l'Europe offre un visage riche d'enseignements pour nous : on y apprend que le Droit est une affaire de terrain; qu'il est multiple et varié, comme l'est la vie; que malgré cette diversité, cette complexité, il fonctionnait parfaitement (...)” (ARNAUD 1991 : 92). Nous sommes donc premièrement invité à repenser un droit de terrain, de la pratique. Nous reviendrons à cette question dans quelques instants pour la développer. Nous sommes aussi invités, comme nous l'avions présenti dans notre introduction, à repenser l'Europe comme unie dans et par sa diversité et comme diverse dans son unité. Mais plus que de simplement repenser son droit en termes pluraux (ARNAUD 1991 : 203ss) et complexes (ARNAUD 1991 : 241ss) rendant ainsi justice à son couple dialectique structurel “unité-diversité” nous sommes aussi invité pour ce faire à repenser le temps et l'espace, la diachronie et la synchronie rendant ainsi justice à son deuxième couple dialectique stucturel que nous avons dégagé, celui de l'”histoire-géographie”. En effet l'espace européen faisant apparaître sa géographie peut être perçu comme le présent européen, comme une image arrêtée de son ou plutôt de ses histoires. Mais ce présent, cette synchronie, n'est pas un temps uniforme, mais un temps “épais” traversé par de multiples temporalités qu'il faudra apprendre à harmoniser (OST 1997 : 32ss). Ces temporalités à leur tour ne sont pas uniquement conditionnées par leur localisation dans des régions, des traditions ayant leur rythme propre, mais aussi par l'échelle spatiale à laquelle nous nous plaçons et qui peut être une macro-, méso- ou micro-échelle (international, national, local), éventail qu'on pourrait encore élargir. Ainsi pour repenser l'Europe de manière à y donner toute sa profondeur à la problématique régionale émergente, nous devons réapprendre à repenser le temps (cf par exemple: OST 1997) et l'espace (cf par exemple: de SOUSA SANTOS 1987) de manière à créer une “utopie” qui aura la “praxis” du citoyen européen en son centre et qui lui fera découvrir une identité européenne multiple (cf par exemple : BERTEN 1992). Il nous faudra donc penser un droit de la pratique permettant à l'homme une vie de “praxis” qui au delà de son identité européenne multiple pourra peut-être le pousser à entrevoir la multiplicité profonde de son être humain et son lien avec tout l'univers. En effet rappelons nous que nous sommes partis au départ de l'idée de carrefour et de tourbillon pour penser l'Europe - le tourbillon ne peut exister seul mais seulement comme le “noeud mouvant” de différents courants. Or il me semble que le centre du tourbillon, qui est le seul lieu non soumis aux forces centrifugues de la périphérie et qui est donc stable nous permettant ainsi d'observer le tourbillon et peut être de le comprendre est la “praxis”, la “praxis” des acteurs de l'Europe qui en dernière analyse sont des hommes. C'est la possibilité de l'émergence d'une “praxis” pour l'être humain à travers des institutions qui donne à mon avis, tout son sens à la recherche sur la complexité et c'est une recherche sur le droit de la pratique qui me semble-t-il permettra de donner une orientation structurante à cette recherche.

Permettons nous ici pour terminer une petite envolée qui pourra venir entretenir et animer notre tourbillon intellectuel en recherche sur la complexité et en quête d'une complexité qui fasse sens.

Swâmi Vivekânanda, grand philosophe indien du siècle dernier a dit à propos de l'Homme :

“(L)a meilleure illustration à laquelle je pense est celle du tourbillon. Dans l'air, un certain nombre de courants venant de directions différentes se rejoignent; à leur point de rencontre, ils s'unissent et se mettent à tourbillonner; en tournant à une certaine place, ils y soulèvent de la poussière, des morceaux de papier, des brins de paille, en font un corps qu'ils abandonnent ensuite pour aller ailleurs et ainsi ils continuent à tourner, à élever et à former des corps tourbillonnants avec les matériaux qu'ils trouvent devant eux.

De même les forces qu'on appelle en sanskrit prâna se rencontrent et composent le corps et l'esprit avec la matière. Elles continuent à se mouvoir jusqu'à ce que le corps retombe, puis elles soulèvent d'autres matières pour faire un autre corps, puis un autre encore quand celui-ci est tombé et ainsi de suite.” (Vivekânanda 1972 : 249)

Cette image nous invite à l'humilité dans nos recherches en nous rappelant l'impermanence. Mais elle nous rappelle aussi une certaine permanence faisant qu'à un certain niveau toute recherche rejoint un questionnement fondamental sur l'homme - Tâchons en tant que juristes, qui avons la prétention de contribuer à une organisation des hommes leur permettant de déployer une vie sensée caractérisée par une “praxis”, de ne pas l'oublier.

Bibliographie

ALLIOT Michel,1983, “Anthropologie et juristique”, 1953-1989 Recueil d'articles, contributions à des colloques, textes du Recteur Michel Alliot” , Paris, LAJP, p 207-241

ARNAUD André-Jean, 1990, “Repenser un droit pour l'époque post-moderne”, Le Courrier du CNRS, Avril, n°75, p 81-82

ARNAUD André-Jean, 1991, Pour une pensée juridique européenne, France, PUF, Col. Les voies du droit, 304 p

ARNAUD André-Jean, 1992, “Ces âpres particularismes...”, Droits, n° 14, p 17-26

BADIE Bertrand, 1995, La fin des territoires - Essai sur le désordre international et sur l'utilité sociale du respect, France, Fayard, Col. L'espace du politique, 276 p

BERTEN André, 1992, “Identité européenne, une ou multiple ? Réflexion sur les processus de formation de l'identité”, LENOBLE Jacques, DEWANDRE Nicole (éds.), L'Europe au soir du siècle - Identité et démocratie, Cahors, Editions Esprit, 315 p (81-97)

CASSESE Sabino, 1981, “Etats, régions, Europe”, Pouvoirs, n° 19, p 19-26

DELCAMP Alain, 1992, “La décentralisation française et l'Europe”, Pouvoirs, n° 60, p 149-160

DULONG Renaud, 1978, Les régions, l'Etat et la Société locale, France, PUF, Col. Politiques, 245 p

GEREMEK Bronislaw, 1996-1997, “Europe, Construire le passé”, Projet, n° 248, Hiver, p 61-69

LOCATELLI Rinaldo, 1981, “La décentralisation de la coopération transfrontalière en Europe - La mise en oeuvre de la Convention cadre européenne sur la coopération transfrontalière des collectivités ou autorités territoriales”, Pouvoirs, n° 19, p 59-66

MÉNY Yves, 1981, “Crises, régions et modernisation de l'Etat”, Pouvoirs, n°19, p 5-18

MORIN Edgar, 1987, Penser l'Europe, Saint-Amand (Cher), Gallimard, Col. Au vif du sujet, 221 p

OST François, 1997, “Déployer le temps. Les conditions de possibilité du temps social.”, 48 p, distribué lors du Mastère 1996-1997 en Théorie du Droit à l'Académie Européenne de Théorie du Droit à Bruxelles

de SOUSA SANTOS Boaventura, 1987, “Law - A Map of Misreading: Toward a Postmodern Conception of Law”, Journal of Law and Society, n° 14, p 279-299

de SOUSA SANTOS Boaventura, 1995, Toward a New Commnon Sense - Law, Science and Politics in the Paradigmatic Transition, New York-London, Routledge, After the Law Series, 614 p

VIVEKANANDA Swâmi, 1972, Jnâna-Yoga, Saint-Amand (Cher), Albin Michel, Col. Spiritualités vivantes, 446 p