DHDI


groupe de travail Droits de l'Homme et Dialogue Interculturel

Christoph Eberhard 15/01/97


Brèves réflexions sur les rapports entre “symbiose légale” et “ius commune” dans l'émergence d'un droit européen

(à l'origine : Devoir en Histoire Européenne du Droit chez Prof. Wijffels

lors du DEA 1996-1997 en Théorie du Droit de l'Académie Européenne de Théorie du Droit à Bruxelles)


Lord Mackay dans son discours “Diversity in Unity - European Laws”, propose le concept de “legal symbiosis” (symbiose légale) pour décrire un échange croissant de concepts juridiques en Europe favorisé par le rôle de la Cour Européenne de Justice qui a rendu poreuses les barrières entre les différents systèmes juridiques européens favorisant ainsi une “intellectual osmosis” (osmose intellectuelle) ainsi qu'une interfécondation des systèmes juridiques européens (Mackay, 1992: 16). Pour lui cette “symbiose légale “ peut être observée dans trois domaines: dans celui du droit communautaire substantiel (substantive law) où la jurisprudence communautaire se réfère à des institutions existant dans les états membres pour développer son droit, dans celui du développement d'approches et de procédures dans les deux cours de la communauté économique européenne influencés par les pratiques juridiques des états membres et enfin dans celui d'une institutionnalisation croissante du respect mutuel entre différents systèmes juridiques menant à la reconnaissance de décisions judiciaires d'un pays dans les autres sans qu'une procédure particulière soit nécessaire (Mackay, 1992: 16-19). Il veut mettre en lumière par ce concept les bénéfices découlant d'une coopération étroite entre les différents systèmes juridiques de la communauté et qui ne nécessitent pas la standardisation ou la perte du caractère original des différents systèmes. Comme c'était déjà apparent dans le titre de son discours Lord Mackay essaye de défendre avec son idée de “legal symbiosis” une approche plurale du droit européen, qui plus que de permettre de penser la diversité dans l'unité semble même favoriser la première au détriment de la seconde en mettant l'accent plus sur l'émergence de droits nationaux “européanisés” que d'un véritable droit européen commun entendu au sens d'un droit non pas d'origine nationale mais européenne et s'imposant uniformément partout en Europe (Mackay, 1992: 20). Pour Lord Mackay construire l'Europe par l'imposition d'une réglementation rigide et uniforme dans tous les états membres est une vue non seulement indésirable mais aussi naïve. Il s'agit plutôt pour lui de respecter les différences nationales et de construire sur elles dans la pratique, en vue de réaliser ensemble des objectifs communs comme la réalisation d'un marché interne unique, la protection des droits de l'homme et la construction d'une communauté européenne prospère, dynamique et tournée vers l'extérieur (Mackay, 1992: 22). Une telle approche est-elle compatible avec le développement d'un “ius commune” européen?

À première vue il semble y avoir un paradoxe dans l'approche de Lord Mackay: il semble défendre l'idée d'une certaine unité européenne caractérisée entre autre par une “legal symbiosis” tout en semblant valoriser la diversité et le pluralisme. En effet il insiste sur l'importance de sauvegarder les différences culturelles et valorise un échange de droits par un “droit de la pratique” souple et divers face à une uniformisation juridique par l'imposition institutionnelle d'un droit commun pour tous. La première réflexion qui s'impose donc à nous est celle visant à clarifier ce que nous entendons par “ius commune”. Ceci nous permettra de voir si on peut penser l'émergence et le développement d'un “ius commune” européen par la base (par l'européanisation dans la pratique des droits nationaux et du droit communautaire existant) et dans le cadre d'une approche plurale, en accord avec l'idée de “legal symbiosis”, ou si cette “legal symbiosis” s'oppose en ses termes même à l'idée de l'émergence d'un “ius comune”. Puis se pose la question de savoir si un processus de “legal symbiosis” tel que décrit par Lord Mackay incite au développement d'un “ius commune” européen contemporain et de déterminer les apports possibles de ce concept pour un tel développement. Nous essayerons de développer notre première réflexion en nous intéressant au développement et au caractère du “ius commune” historique qui est souvent invoqué comme modèle pour un “ius commune” européen en le rapprochant de l'idée de “legal symbiosis” (A). Puis nous nous pencherons sur la deuxième question en essayant de replacer la discussion sur l'émergence d'un nouveau “ius commune” par une “legal symbiosis” dans le cadre contemporain (B).

A.Le ius commune historique et la “legal symbiosis”

L'Europe semble de nos jours confrontée au défi de penser la pluralité, pluralité qui est due autant à une prolifération de normes à l'intérieur des différents pays et nécessitant leur articulation que pluralité de pays et de traditions juridiques en Europe. Or les modes autoritaires de création du droit semblent incapables de proposer autre chose qu'une recodification déjà difficile dans le cadre national mais se révélant pratiquement irréalisable au niveau européen (Renoux-Zagamé, 1992: 27-28). Ainsi le concept de “ius commune” semble vivre un regain de faveur de nos jours pour repenser un droit commun européen car il est perçu comme la clef ayant permi d'articuler les différents droits européens et d'en assurer une certaine unité jusqu'à la période des codifications. Nous tenterons dans cette partie d'aller au delà du mythe unificateur/uniformisant du ius commune et de montrer qu'il était une réalité bien plus hétérogène et moins normative que ne le laisserait penser notre mentalité “codificatrice” contemporaine qui est marquée par une tendance à la systématisation uniforme et normative du droit (voir Arnaud, 1991: 135-136; Bengoetxea, 1994: 65-66) et que sa logique était beaucoup plus “processuelle” qu'”institutionnelle” (Beaud, 1992: 3) (1). Ceci nous permettra de nous rendre compte que loin d'être opposée à une idée de “ius commune” l'idée de “legal symbiosis” semble plutôt constituer une voie permettant l'émergence d'un nouveau “ius commune” (2).

(1) Le ius commune dans son acceptation historique est l'ensemble des sources du droit romain et canonique telles qu'elles furent enseignées dans les universités et appliquées dans la pratique du 11ème siècle jusqu'aux grandes codifications nationales (Wijffels, 1996: 1). Ceci ne signifie pas que le ius commune était un droit positif tiré du Corpus Juris Justinianis et applicable uniformément dans toute l'Europe pendant toute cette période. On pourrait plutôt le voir comme le produit du processus de “réception de droit romain” qui a permis de doter les peuples européens d'”un vocabulaire commun à tous, (d'une) langue de la communauté scientifique, (d')un modèle reconnu de pensée juridique et, par là même, (d')une Common Law spirituelle et intellectuelle de l'Europe sans laquelle, pas même sur le plan théorique, une entente entre les juristes des diverses nations ne serait possible” (Schmitt, 1992: 121). Or si ce processus de réception de droit romain a permis de dégager une grammaire commune celle-ci a donné naissance à autant de “dialectes” qu'il existait de peuples et n'a pas cessé d'évoluer dans le temps. En effet la réception n'était pas imposition du droit romain, qui n'était que droit subsidiaire et ne se substituait donc pas aux différents droits locaux (ius proprium) (Beaud, 1992: 4-5) mais plutôt sa mise en relation et en tension avec les ius proprium. Ceci donna lieu à des comparaisons permettant de cristalliser des principes communs en même temps que d'incorporer la quasi totalité des règles particulières au droit romain, permettant ainsi l'émergence d'une unité juridique dans un monde européen restant marqué par sa diversité et ses particularités (Renoux-Zagamé, 1992: 32-33). Ainsi le “ius commune” n'était pas une réalité uniforme, fixe et rigide, un système de droit commun homogène mais la résultante d'un travail continuel de confrontation de différentes règles à celles du droit romain supposé être l'incarnation la plus parfaite de l'idée de droit (Renoux-Zagamé, 1992: 36). Ce n'est pas un système hierarchique fermé au sommet duquel se trouve le législateur, ni même un système au sens que nous l'entendons aujourd'hui (les premiers efforts de systématisation globale ne se concrétisent qu'avec l'usus modernus au début du 18ème siècle (Wijffels, 1996: 8-9)), mais un système dans lequel le juge par sa pratique joue un rôle primordial dans la création du droit, le droit romain n'étant pas stock de solutions mais “instrument de découverte du droit à appliquer” (Beaud, 1992: 4). Ainsi à côté du caractère hétérogène et plural du ius commune se dégage sa logique processuelle plus qu'institutionnelle: il est plus procédé dynamique de recherche du droit qu'ensemble fixe de règles. Il se caractérise par le raisonnement par analogie, par sa conscience de la pluralité des sources de droit et une recherche de ses remèdes par l'élaboration de règles de conflit et de preuve, par l'importance accordée aux principes généraux du droit ainsi que par son formalisme favorisant le développement d'un droit de la procédure complexe et détaillé (Wijffels, 1996: 6). Ainsi est donné une place centrale au juriste dans la vie du droit, que ce soit en tant qu'universitaire ou comme practicien, ce qui ne semble plus tellement le cas aujourd'hui ou la place centrale semble occupée par la Loi, la Norme. Nous avons déjà pu apprécier l'importance du practicien dans l'émergence du ius commune et implicitement nous nous sommes rendus compte de l'importance joué par l'académicien, le ius commune étant avant tout le droit savant (Wijffels, 1996: 1). Ce qu'il me semble important d'ajouter ici est la relation médiévale entre théorie et pratique bien résumée par van den Bergh: “The book provided models for the interpretation of reality and, above all, lines for action and a legitimation to act where needed. In the study of books understanding and application were closely knit objectives. (...) So the interpretation of any text is only complete when we have analyzed the possibilities for applications in further cases implied in it” (van den Bergh, 1992: 595-596). Remarquons que dans cette logique les théoriciens par leur pratique ont ainsi eu une grande influence sur le ius commune émergeant.

Nous avons maintenant donné un apperçu des caractères de l'émergence et de la réalité du “ius commune” historique. Dans quelle mesure la “legal symbiosis” de Mackay s'accorde-t-elle ou est elle “accordable” avec ces caractères?

(2) Nous avons déjà mis en lumière dans notre introduction ce que Lord Mackay entendait par “legal symbiosis” et avons pu nous rendre compte dans le (1) que cette forme de coopération était proche de celle qui a permi l'émergence d'un ius comune européen. En effet pour lui le ius commune doit émerger d'une “confrontation” (dans le sens positif du terme) entre les différents droits européens à travers le médium que constitue la Cour Européenne de Justice (Mackay, 1992: 16). Ainsi il ne s'agit pas de substituer un “ius commune” européen aux différents droits nationaux mais de le dégager dans la comparaison entre droit européen et droits nationaux européens et entre droits européens eux même, le juge se voyant ainsi attribuer un rôle fondamental dans la création du droit. Nous nous inscrivons donc ici comme pour le ius commune historique dans le cadre d'un système dynamique ouvert et non pas statique et fermé (Renoux-Zagamé, 1992: 36). Il ne s'agit pas de développer un “ius commune” européen par des normes mais plutôt par le partage et l'échange croissant de concepts. Nous avons noté dans le (1) que le “ius commmune” constituait plus une grammaire juridique, un “modèle d'interprétation de la réalité” (voir ma citation de van den Bergh) une carte de lecture commune de la réalité juridique (voir sur l'idée du droit comme carte de lecture de la réalité: de Sousa Santos 1987), qu'un ensemble de règles uniformes. Nous avons aussi noté la difficulté de nous imaginer aujour'hui, marqué comme nous le sommes par l'esprit de codification (supposant Norme et Système), un “ius commune” qui serait autre chose qu'un droit commun codifié. Or Lord Mackay semble nous inviter à penser dans une telle direction en semblant dans son texte implicitement sous entendre que le rapprochement des droits européens par l'emprunt réciproque de procédés juridiques peut harmoniser les droits européens par des pratiques qui petit à petit reposeraient de plus en plus sur une culture juridique partagée. Ne dit-il pas: “Through the medium of the European Court of Justice, the previously impermeable divisions between the national legal systems are becoming less firm, and a form of intellectual osmosis may be observed. Concepts unknown in one legal system are now emerging in another.” (Mackay 1992: 16 - c'est moi qui souligne)? Il insiste ainsi sur une osmose de concepts, sur un échange d'idées pouvant favoriser l'émergence d'une culture juridique commune et non pas sur une osmose de règles ou de normes voir sur une importation de règles ou de normes. Nous reviendrons sur cette question dans notre deuxième partie. Notons aussi que des trois exemples que Lord Mackay cite pour illustrer la ”legal symbiosis” le premier est relatif à l'émergence de principes généraux du droit par une méthode analogique et comparative, le deuxième à une fertilisation en ce qui concerne des règles de procédure et le troisième à la prise en compte et au respect du pluralisme juridique. Nous retrouvons ainsi dans les exemples de Mackay les caractéristiques que nous avons dégagé dans le (1) et qui caractérisait la méthode du ius commune historique. La différence essentielle est qu'il n'existe pas un droit matériel étalon comme l'était le droit romain pour faire émerger un ius commune par sa comparaison aux différents droits locaux mais que le processus est beaucoup plus polycentrique bien que canalisé par la Cour Européenne de Justice. Cependant on peut lire le processus actuel d'émergence d'un droit commun européen comme la recherche d'une certaine idée du droit caché derrière l'idée de droit européen et de sa comparaison avec les droits nationaux. Sa mise en parallèle avec le processus d'émergence du ius commune historique animé par la recherche de réaliser l'idéal du droit caché derrière le droit romain peut peut être nous permettre de mieux cerner notre “idée de droit européen” en nous plongeant dans la découverte de nos racines historiques.

Si la comparaison du concept de “legal symbiosis” avec l'émergence du “ius commune” en Europe avec la réception du droit romain semble indiquer que ce concept loin d'aller à l'encontre du développement d'un ius commune européen semble plutôt inciter à une méthode qui dans le passé a permi un développement d'un tel “ius commune”. Il n'en reste pas moins que les réalités ont changé depuis le moyen âge et que nous n'avons pour l'instant pas effleuré la problématique des grandes codifications et de la création des Etats nations marquant le paradigme moderne dans lequel nous nous trouvons (Arnaud, 1990: 81) et qu'il nous faut donc prendre en compte pour réfléchir à l'émergence d'un “ius commune” européen contemporain. Si le pluralisme lié à l'idée de “legal symbiosis” ne s'oppose pas à l'idée de l'émergence d'un “ius commune” européen il nous reste à réfléchir dans notre prochaine partie à la pertinence d'un tel concept dans un paradigme de modernité, voir de sortie de modernité.

B. La “legal symbiosis” et l'émergence d'un ius commune européen dans un paradigme de sortie de modernité

Le concept de “legal symbiosis” proposé par Lord Mackay incite-t-il au développement d'un “ius commune” européen et peut-il jouer un rôle en vue d'une harmonisation du droit européen? Lord Mackay parle de “cross-fertilisation” des droits européens (Mackay, 1992: 16) mais il en parle plus dans la perspective d'un enrichissement mutuel des droits nationaux que dans la perspective de l'émergence d'un droit commun européen. En effet il dit dans sa conclusion: “It is with this idea of a flexible, diverse Europe, working together to improve our national legal systems, whilst safeguarding what is good, that I wish to leave you” (Mackay 1992: 20) et “These seem to me the crucial elements in the future of Europe: an ever closer association which nonetheless respects the identities of the individual Member States.” (Mackay 1992: 21), où l'emploi “identities”, venant d'un juriste semble plutôt, ou au moins autant, renvoyer aux identités (d'où personnalités) juridiques des Etats membres qu'à leurs identités culturelles (voir aussi: Mackay 1992: 22). Nous essayerons donc de développer l'idée de “legal symbiosis” en rapport avec la problématique de l'émérgence d'un “ius commune” européen dans le paradigme même dans lequel s'inscrit Lord Mackay et qui est le paradigme “moderne” de l'État-Nation (1), puis nous nous intéresserons aux possibles apports de cette idée dans le paradigme postmoderne dans lequel nous semblons être en train d'entrer selon André-Jean Arnaud (Arnaud 1990: 81-82) (2).

(1) Le premier danger qu'on peut percevoir dans le concept de “legal symbiosis” dans le paradigme moderne et qui apparaitra surtout au juriste “classique” est qu'il risque de reléguer le développement d'un “ius commune” au sens institutionnel du terme au second plan puisqu'il met principalement l'accent sur un échange d'idées se cristallisant uniquement lentement et progressivement en un droit européen commun issu de la jurisprudence. De plus ce travail ne se fait qu'au niveau communautaire et a peu d'influence sur l'approche des juges nationaux qui restent toujours juges de ce qu'ils veulent bien importer. En effet l'idée de “legal symbiosis” permet d'invoquer un status quo quant à la création institutionnelle de droit européen (le problème se pose car la formation d'un “ius commune” européen doit nécessairement dépasser le simple cadre communautaire où une institution existe déjà) puisqu'en adoptant le point de vue de la “legal symbiosis” on peut soutenir que le “ius commune” se développera de toute façon tout seul par la pratique des Etats. Ce problème est d'autant plus mis en exergue par le fait que Lord Mackay parle dans une perspective de Common Law. Dans celle-ci le juge est effectivement créateur du droit et peut ainsi introduire des concepts juridiques étrangers dans l'ordre interne pour le complémenter ou l'améliorer. Des juges peuvent effectivement être inspirés et encouragés par des jugements de juges communautaires à l'instar de ceux inspirés par Lord Diplock et peuvent concrétiser cette inspiration dans leurs jugements, et permettre ainsi un enrichissement de leur système par des principes de droit étranger, “communautarisant” ainsi leur droit national. Malheureusement cette voie ne semble pas ouverte à des juges continentaux et ne semble d'ailleurs pas non plus évidente en Angleterre (Mackay 1992: 16-17). Si dans une vue de Common Law le mécanisme de “legal symbiosis” peut donc paraître effectif, il semble l'être beaucoup moins dans un système continental. Le processus de “legal symbiosis” ou d'”osmosis” (Mackay 1992: 16), plus près de la notion d'”osmose d'Olivier Beaud, pourrait ainsi être vu, hors du cadre strictement communautaire, comme un changement de nature du droit commun européen, de “véritable droit” à la simple “idée d'un “héritage juridique commun”, d'un simple patrimoine.” (Beaud 1992: 9). On peut ainsi reprocher au concept de “legal symbiosis” de saper toute signification à la notion de “ius commune” européen, celui-ci n'étant plus un vrai droit mais la désignation d'une pluralité de systèmes dans lesquels on pourrait peut-être tout au plus découvrir quelque chose comme un “patrimoine de principes communs”.

Cependant c'est sur un deuxième danger que j'aimerais insister. Ce danger nous apparaît en nous plaçant sur un point de vue inverse au précédent: celui d'un juriste essayant de penser un “ius commune” européen comme avant tout une culture juridique commune permettant une pluralité de traditions en son sein. Le paradigme de “legal symbiosis” semblait nous inviter à repenser le “ius commune” européen dans la pluralité, dans la pratique et dans la perspective de l'émergence d'une culture juridique commune. Or Lord Mackay en proposant son concept de legal symbiosis” se place dans le paradigme “moderne” de l'Etat-Nation ce qui peut aboutir à complètement pervertir l'idée de “legal symbiosis” comme instrument d'émergence d'un “ius commune” européen. En effet Lord Mackay se place uniquement dans le paradigme du droit communautaire et semble succomber au “dinosaur-complex” comme l'appelle Nikolas H. M. Roos et qui consiste à voir le droit communautaire à la manière d'un système juridique étatique (Roos 1992: 640). Le problème qui en résulte est le suivant: le droit communautaire est un ordre juridique se superposant aux différents droits nationaux, or réfléchir à un “ius commune” en termes d'un “ius commune” se superposant aux autres ordres juridiques mène de manière paradoxale à ce que la “legal symbiosis”, qui semblait justement permettre le rapprochement des droits européens par une harmonisation due à l'échange dans la pratique de principes de droit et par là la création d'une culture du droit commune, se trouve plus au moins relegué à pouvoir servir de base pour l'émergence d'un droit technique, le droit communautaire, qui aura été enrichi par les différentes cultures juridiques nationales européennes et pourra servir d'une certaine image de “ius commune” sans en être véritablement un puisqu'il ne constituera de facto qu'un droit parmi tant d'autres qui s'appliquent dans un état et restera limité au niveau communautaire. De cet état des faits, la réflexion dans un paradigme dont on a pas conscience et qui est le paradigme moderne émerge outre le problème que nous venons d'expliciter un autre problème qui y est lié et dont la perception plus ou moins consciente a peut être incité Lord Mackay à proposer son concept de “legal symbiosis”. André-Jean Arnaud caractérise bien ce problème en notant que si la théorie du droit communautaire peut faire songer d'une certaine manière au “ius commune” romain elle n'en reste pas moins inscrite “dans la permanence de la pensée “moderne” sur l'Etat et le Droit.” et que “(l)e paradigme positiviste ne permet pas de sortir de l'impasse posée par la nécessité de reconnaître l'existence d'un pluralisme, sinon par la violence, violence contre l'intrus, à savoir le Droit européen qui prétend s'imposer, ou violence contre soi-même, ce que les nationalistes ressentent comme une provocation au suicide.”(Arnaud 1991: 228). Sous cette angle on peut percevoir l'alternative de “legal symbiosis” de Lord Mackay comme défense contre la violence européenne, le problème étant que se situant dans le même paradigme que le droit communautaire il essaye de s'échapper de sa compétence en invoquant un autre monde, celui des Principes et de l'osmose Intellectuelle et non celui de la Norme (sur la justification et la pluralité des mondes: Boltanski 1991: 266-267). Ainsi il peut repousser l'invasion normative européenne en déplaçant habilement le débat, par le biais du double aspect théorique/pratique du droit, du monde de la norme où il existe nécessairement des conflits entre normes européennes et nationales à un monde intellectuel où ce conflit ne doit plus se poser et où l'interfécondation est possible et non contradictoire à une maintenance d'une souverainté nationale. Ainsi le concept de “legal symbiosis” peut lui servir à justifier une réappropriation de la compétence normative par l'Etat national. Or ce qui se dessine dans ce cas est comme nous l'avions noté plus haut non plus l'émergence d'un “ius commune” européen mais juste une “amélioration” de systèmes nationaux qui continuent à revendiquer leur autonomie et leur spécificité.

Il me semble, d'après ce que nous venons de dire, que pour permettre l'émergence dans un véritable processus de “legal symbiosis d'un véritable “ius commune” européen, qui est à mon sens, inversement à ce que pensent la plupart des juristes, non pas une série de droits techniques communs s'imposant à tous mais aussi les survolant tous (droit communautaire, convention européenne des droits de l'homme), le partage d'une certaine culture commune, de certaines valeurs communes, nous devons sortir du paradigme “moderne” et suivre des auteurs comme André-Jean Arnaud ou Boaventura de Sousa Santos dans leurs recherches “en sortie de modernité”.

(2) Avant de nous intéresser au paradigme émergeant en sortie de modernité qui peut à mon avis donner toute sa pertinence au concept de “legal symbiosis” dans le processus d'émergence d'un “ius commune” européen commençons par rapidement définir le concept de modernité. André-Jean Arnaud caractérise le caractère du droit moderne par “la croyance dans le caractère universel des solutions juridiques et dans les bienfaits de la toute puissance de la loi” lié à sa rationalité, ce qui mène à ce qu'on ne puisse plus penser le droit qu'au singulier et comme ne pouvant originer que du législateur régulièrement investi du pouvoir de création du droit (Arnaud 1990: 81), ce qui peut mener l'idée de “legal symbiosis” à justifier les partcularismes nationaux ou à réduire sa contribution à l'émergence d'un “ius commune” européen à l'émergence d'un autre droit législatif et “universel” européen se superposant aux différents ordres juridiques, comme nous l'avons vu dans le paragraphe précédent. 0r le paradigme “postmoderne”, comme l'appelle André-Jean Arnaud semble pouvoir donner toute sa pertinence au concept de “legal symbiosis” proposé par Lord Mackay, ce concept pouvant même nous inciter à penser en termes “postmodernes”. En effet le paradigme “postmoderne” se caractérise par la reconnaissance de juristes contemporains de ce que “le droit est relatif, qu'il existe un pluralisme des sources du droit, et qu'un retour au pragmatisme s'impose.” (Arnaud 1990: 81). Cette reconnaissance nous permet d'abord de sortir de l'idée que le droit moderne doit nécessairement prendre la forme de système (van de Kerchove 1988: 12) et nous permet de nous rapprocher ainsi des approches du “ius commune” romain en nous obligeant de prendre en compte et à rendre compte de l'”(é)mergence d'une rationalité plurielle et graduelle - on a pu parler à cet égard de “flou du droit” - qui interdit de se contenter d'une réponse monologique (oui/non) aux questions juridiques les plus fondamentales” (van de Kerchove 1988: 16). Une de ces questions dans le cadre de notre réflexion est celle du choix entre droit européen commun uniforme ou droits nationaux différents? Une telle logique plurale est selon Mireille Delmas-Marty déjà à l'oeuvre dans l'intégration juridique européenne, celle- ci n'étant pas monolithique mais s'effectuant dans un paradigme de construction plurale où oeuvrent à l'intégration une pluralité d'ordres juridiques, les deux principaux étant la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et le droit communautaire (Delmas-Marty 1994: 225). Outre le paradigme plural de la postmodernité qui semble bien s'accorder avec l'idée de “legal symbiosis” il y a l'émergence d'une approche pragmatique du droit, valorisant le droit de la pratique face à un droit législatif et favorisant ainsi à mon sens le dégagement de principes généraux du droit dans l'osmose intellectuelle des différentes traditions européennes. Comme le dit Neil MacCormick la vue du droit comme résultant d'Etats Nations souverains semble dépassé (MacCormick 1993: 1) ce qui pose des défis à notre imagination juridique, puisque ce nouveau paradigme nous invite à repenser les idées de “systèmes juridiques” comme “(s)ystems as systems of rules, partly overlapping but capable of compatibility (...).This (cette idée de “système”) (...) depend(ing), as Dworkin and others argue, on legal and political communities recognising themselves as communities of principle.” (MacCormick 1993: 18). Le concept de “legal symbiosis” me semble dans ce contexte avoir l'énorme mérite de permettre de penser un droit commun non pas uniquement par la création d'institutions communes et l'édiction de normes communes mais par la fertilisation réciproque d'approches, de cultures juridiques différentes menant au développement d'une culture juridique commune par les pratiques. Lord Mackay a illustré cette approche par la pratique du droit communautaire mais elle est aussi illustrée par l'émergence d'une tradition interprétative commune des droits de l'homme en Europe dans le cadre de la Convention Européenne des Droits de l'Homme (MacCormick 1993: 18). Pierre Bourdieu voit ainsi ces droits de l'homme comme un véritable “ capital symbolique” à la disposition des juristes européens (cité dans: Arnaud 1992: 24). On peut même se demander si à long terme cette approche ne permettra pas à rendre le droit, déjà transformée par la prise en compte du concept de “legal symbiosis” d'un “droit normatif” en un “droit de la pratique”, à la pratique des citoyens, du moins partiellement (cf par exemple les phénomènes de déproffessionalisation/reproffésionalisation du Droit évoqués par André-Jean Arnaud: 1991, 167 ss et plus particulièrement sur la déproffessionalisation/ reprofessionalisation: p 189-190). Ceci pourrait permettre la formation d'un droit commun européen “postmoderne” à l'image d'un droit tel que l'entrevoit Etienne Le Roy: “Il faut sortir de l'équation : droit égal loi, égal Etat. (...) En insistant sur les valeurs et la symbolique comme sources du droit, le monopole étatique en matière d'élaboration de normes pourrait être remis en question. Le droit pourrait donc s'annoncer comme le résultat d'une négociation sociale. (...) Ce qui est important aujourd'hui, c'est de multiplier les forums pour dégager des consensus, non de vouloir dégager à tout prix des normes juridiques abstraites et impersonnelles censées asseoir l'uniformité. Nous sommes interpellés par la construction d'un nouveau lien social entre cultures; nous ne pouvons plus faire de la raison l'unique critère de l'homme créateur. Ceci nous oblige à interpréter la modernité, qui ne pourra plus se déclarer moderne au sens de la “Philosophie des Lumières”. ” ( Le Roy 1993: 64, 65, 67, 71)

Ainsi il me semble que le concept de “legal symbiosis” n'est pas incompatible et ne s'oppose pas à l'émergence d'un “ius commune” européen, si on n'entend pas celui-ci comme un superdroit d'un superétat européen, mais comme une culture juridique européenne commune fondée sur des valeurs partagées et des objectifs communs et constituant un cadre de lecture partagée quant au monde juridique. Notre détour historique nous a permi de nous rendre compte de la possibilité de penser l'émergence d'un “ius commune” dans la pluralité et par les pratiques et nous a déjà indiqué des pistes pour repenser un “ius commune” européen “postmoderne” que nous avons sommairement abordé dans notre deuxième partie. Ainsi il me semble que si nous arrivons à nous émanciper par notre imagination de la pensée juridique moderne le concept de “legal symbiosis” peut nous inciter à réfléchir, tout en nous proposant déjà quelques axes de recherche, à inventer le “ius commune” européen de demain qui sera à mon avis forcément “postmoderne”. Sinon ce concept ne pourra pas nous mener au delà de nos pratiques actuelles et pourra uniquement contribuer à les freiner. Ainsi il me semble que le concept de “legal symbiosis” inclut dans une perspective “postmoderne” le développement d'un “ius commune” européen, mais peut aller à son encontre et l'exclure si nous restons dans une perspective “moderne”.



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