DHDI


groupe de travail Droits de l'Homme et Dialogue Interculturel

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Etienne Le Roy

LAJP-Université Paris 1

 

 

Logique institutionnelle et logique fonctionnelle,

 

de l'opposition à la complémentarité

 

(paru dans Stéphane Tessier (éd.), A la recherce des enfants des rues, Union Européenne, Karthala, 1998, 477 p (243-258))

 

 

 

 

Imaginons d'une part un architecte qui ne serait préoccupé, cela s'est déjà vu pour les constructions scolaires, que de l'esthétique générale du bâtiment qu'il est chargé de construire, indépendamment de l'usage qui lui sera donné. Imaginons d'autre part un locataire qui  ne s'intéresserait qu'au volume et à la disposition des locaux, sans tenir compte de l'état de la toiture ou de celle des murs ou des ouvertures. Nous avons là deux figures qui paraîtront caricaturales si elles sont opposées. Car, dans la vie réelle, d'autres acteurs sont présents, maîtres d'ouvrage, propriétaires, élus, syndicats de locataires, mouvements de citoyens. Cette opposition entre "l'être" de l'organisation (l'institution) et ce à quoi cette organisation peut servir (la fonction) doit donc être contextualisée et relativisée.

 

Ceci paraît d'autant plus urgent que la distinction entre la logique institutionnelle et la logique fonctionnelle est en train d'entrer dans le langage des chercheurs en sciences sociales. Les membres du Laboratoire d'Anthropologie Juridique de Paris qui ont popularisé ce type d'explication s'en félicitent mais considèrent qu'un enrichissement de ces catégories est nécessaire pour mettre  en valeur leurs implications anthropologiques. C'est ce qui nous conduira  à faire un bref survol de l'histoire, principalement africaniste, de cette distinction (I) avant d'en examiner la signification (II) et le cadre cognitif, le jeu des lois, dans lequel elle est employée aujourd'hui (III). 

 

Une distinction aux origines africanistes

 

Comme anthropologues africanistes, les chercheurs du Laboratoire d'Anthropologie Juridique de Paris ont depuis longtemps senti le besoin de réfléchir sur les contraintes de la logique dans laquelle étaient enchassées les institutions modernes. L'anthropologie du "détour" comme la dénomme Norbert Rouland[1] donne à voir explicitement ce qui est caché, trop souvent, par une sorte de manteau de fumée de l'idéologie des juristes qui, en raison de leur culte de la loi et de leur conception idéaliste du Droit, doivent être tenus, sans trop de caricature, pour des "légistes". Michel Alliot,  fondateur de la discipline en France et du laboratoire au début des années soixante, avait une vingtaine d'années après donné l'exemple, selon une fulgurante opposition entre tradition et modernité[2] mais aussi entre pensées animistes et chrétiennes selon un aphorisme : ”Dis-moi comment tu penses le monde, je te dirai comment tu penses le Droit ”[3].

 

Prenant particulièrement le cas de la coutume, il montrait[4], par une métaphore suggestive que, comme au cabaret où peuvent se concurrencer plusieurs types de jeux de cartes, chacun selon des règles propres indéchiffrables pour celui qui n'a pas été initié, de même en est-il du Droit et des institutions. Chaque société pense sa régulation selon des principes qui, par leur originalité, fondent son identité. Cette régulation obéit à une vision du monde, exprime des valeurs et des représentations qui sont considérées comme étant au fondement   des sociétés et à ce titre explicitement ou implicitement religieuses... C'est donc bien, selon Norbert Rouland,[5] en considérant la conception de "dieu" ou de ce qui en tient lieu (ou du principe explicatif qui interdit  qu'il y soit fait référence)  qu'on peut comprendre la cohérence et l'efficacité des conceptions du Droit.

 

 

L'exemple de la création du droit coutumier africain

 

Dans le cas de la coutume africaine[6], et dans le contexte finalement très particulier de l'expérience coloniale française puis de ses "post-colonies", l'opposition tradition versus modernité  s'exprimait dans une relation oppositive parallèle : la coutume versus la loi. Le fait, pour les politiques juridiques, d'adopter la loi comme cadre privilégié de régulation, au titre d'une adhésion plus ou moins inconditionnelle ou impérative à la modernité, induisait de s'inscrire dans sa vision du monde et supposait de renoncer à la vision animiste. A l'époque, on était si imbu de la supériorité du modèle moderne qu'il n'était pas soupçonnable qu'il puisse en aller autrement. Les idées relatives à la conversion religieuse suggéraient également que l'adoption de la modernité reposait sur un basculement de l'ensemble des représentations et des valeurs, le cadre cognitif endogène-indigène étant soit considéré comme peu résistant (devant les beautés du cartésianisme) voire inexistant (pour ceux restés fidèles à l'idée d'une mentalité pré-logique, pourtant abandonnée et condamnée par celui qui l'avait popularisée, Lucien Lévy-Brulh).

 

Après avoir examiné tant les "résistances traditionnelles au Droit moderne" que les mécanismes de transformation réciproque ou acculturation juridique,[7] Michel Alliot soulignait que coutume et loi ne sont pas seulement deux fondements distincts du Droit, chacun légitime, mais expriment deux visions de la vie en société, deux idéaux de la « bonne vie [8]». Là où une civilisation d'inspiration chrétienne tient pour seule légitime l'intervention d'une instance extérieure, supérieure, omnipotente et omnisciente parce que le modèle de sa cosmologie (le livre de la Genèse) justifie ainsi la création du monde par "Dieu" à partir du néant , l'Afrique animiste pense le monde à partir d'un ordonnancement interne du chaos primordial. A l'idée d'un principe d'organisation venant de l'extérieur et reposant sur une libre décision du créateur, l'Afrique oppose une autre image, ni plus belle ni plus vraie : la monde est le produit d'un effort d'organisation répété (au moins trois fois) et "le monde tel qu'il est" est le fruit de l'effort de tous, tant des puissances primordiales que des génies, des ancêtres ou des énergies, sans parler des femmes, des enfants et des captifs.

 

 

Deux principes de cohérence

 

Poussant ensuite son analyse, Michel Alliot en déduit deux principes de cohérence, la logique institutionnelle au coeur de la bible et des évangiles et constitutive des première et deuxième "alliances" et la logique fonctionnelle qui s'exprime plus factuellement, voire plus trivialement à des yeux d'Occidentaux. Ainsi, quand j'interrogeais les descendants des anciens souverains du royaume wolof du Cayor, au Sénégal en 1969, sur ce qu'on pouvait entendre par "la bonne vie", ils me tenaient un discours de retour à l'âge d'or des grands festins où leurs ancêtres sacrifiaient joyeusement des centaines de têtes de bétail en ripailles que la mémoire célèbre toujours. L'action sociale était guidée par des objectifs à saisir ou à remplir plutôt que par un modèle ancestral à reproduire, à l'encontre de la représentation "institutionnaliste" qu'on se faisait durant la période coloniale de la tradition et de la coutume. C'est plutôt une sorte d'art de vivre (ou de mourir) à moduler de manière opportune et selon des arbitrages entre obligations et intérêts différents. Comme l’explique un de nos interlocuteurs africains, Mohamed Camara, à propos de la justice qui « réside dans la fonction, c’est-à-dire dans la recherche du juste. Partout où on traque le juste, il y a justice. Dans cette quête peu importe le lieu, la personne, c’est-à-dire les institutions de la justice occidentale ». C’est pourquoi à l’idéalisme de la conception institutionnelle nous est-il arrivé d’opposer le réalisme ou le pragmatisme de la philosophie juridique africaine[9]. Depuis, je me suis cependant mis à douter que l’Afrique ait le monopole du pragmatisme et mieux associé l’idéalisme des juristes à la modernité occidentale.

 

Dans ce type de restitution, il y avait en effet plusieurs risques, certains salutaires, d'autres plus délicats à maîtriser. Salutaire paraît toujours la remise en cause de schémas de pensée opposant de manière dyadique la réalité pour en présenter la facette la plus favorable ou survalorisant une conception de la société. Salutaire est également la tentative de dissocier les expériences africaines d'un enfermement dans la tradition ou d'un blocage sur les origines, alors qu'en fait sous l'apparence d'une idéologie du progrès, la modernité en Occident est beaucoup plus liée qu'on ne l'estime superficiellement à la dimension religieuse de son mythe d'origine.

 

Plus délicate est l'observation que la logique fonctionnelle est présente dans nos propres sociétés, peut-être comme un héritage de la pré-modernité mais non comme un témoin direct de conceptions animistes dites chez nous "paiennes". En dépit d'un éloge appuyé du paganisme par Marc Augé, nos sociétés n'ont cessé, paradoxalement grâce aux progrès de la laïcité, de condenser et d'affermir le message d'une christianisme devenu, depuis la Contre-Réforme, "catholique, apostolique et romain", c'est-à-dire, universel, missionnaire et centralisé autour d’une figure de vérité (dans le cas celle du pape).

 

 

L'archétype ou matrice logique de l'organisation sociale

 

Or c'est personnellement là où j'entrevois, dans le droit fil de mes travaux sur l'existence des modèles analogues de parenté dans la Grèce archaïque, la Picardie des seizième au dix-neuvième siècles et le pays wolof actuel , des entrecroisements logiques qui ne doivent rien à des échanges historiques mais sont l'expression de principes de structure. Comme Michel Alliot, j'utiliserai le mot "archétype" comme matrice logique en fonction de laquelle on tente d'enfermer la complexité du monde dans la forme que la tradition, la religion ou la philosophie ont transmis, et compte tenu de cet énorme contradiction, sorte de « trucage » institué  entre le dit et le fait, entre les représentations et les réalisations, entre les aspirations  et leurs concrétisations. Comme le suggère Stéphane Tessier « là est peut-être le malentendu fondateur de l’homme en société. C’est au coeur de ce malentendu qu’il faut situer la tension entre logiques de fonction et logiques d’institution, ces dernières étant caractérisées par la notion de projet, qu’elles impriment, tendant de l’ imposer aux premières en créant le cadre qu’elles estiment  (et où elles se trompent souvent) le meilleur.[10] »

 

Pour gérer de telles contradictions, plusieurs réponses sont possibles, induisant des formes d’organisation qui peuvent, selon une distinction commode, « instituer sans institutionnaliser ».

 

- Il y a des sociétés qui pensent que le principe de cohérence doit être trouvé principalement[11] dans l'affirmation de l'unité, puis dans la recherche de cette unité par l'uniformité des statuts et des conditions[12] et enfin dans la répression de tout ce qui fonde les différences donc les discriminations. On aura reconnu les sociétés monothéistes, et plus substantiellement  les sociétés judéo-chrétiennes saisies par le démon de la modernité.

 

- Il y a par ailleurs, comme la philosophie confucéenne le démontre, des sociétés qui pensent que le monde repose sur la complémentarité de deux éléments , le ying et le yang, comme le li (rites) et le fa (loi).C'est par l'idéal de l'autodiscipline, par le respect du mandarin, "père et mère" du peuple que la société chinoise est "justement" régulée.

 

- Sous le signe de "trois et plus" semblent se rassembler toutes les sociétés "animistes", aux pratiques "chamanistes", religions du terroir et autres, reposant plus sur la manipulation des énergies que sur la révélation. Pour les avoir abordé dans trois contextes, Afrique noire, Amérindiens et  Aborigènes australiens, je reconnais la diversité du modèle "plural-trinitaire".

 

Je sais également que ces trois principes d'organisation (UN, DEUX, TROIS et plus) ne sont pas contradictoires entre eux. La pensée chrétienne a utilisé la représentation de la trinité (TROIS en un au concile de Nicée, devenu avec la Contre-Réforme UN en trois) pour réduire les incidences de l'arianisme et les risques de schisme au moment de son plein développement en Asie mineure. Les pensées "indiennes", spécialement le bouddhisme, contiennent des éléments d'unité, de dualité et de trinité qui en font la synthèse la plus complexe des choix de structuration institutionnelle d'une société.

 

En conséquence, nous faisons l'hypothèse que les formes d'organisation d'une société peuvent s'inscrire,  pour ce qui concerne  les sociétés modernes occidentalisées, et spécialement les sociétés urbaines, dans une logique institutionnelle si et seulement si elles ont choisi une formule unitaire induisant la généralisation (mondialisation) et l'uniformité des dispositifs. Sinon, ces formes organisationnelles sont de type bifonctionnel (pour ce qui concerne des modèles à dualité complémentaire) ou plurifonctionnels quand les instances sont pensées comme "multiples, spécialisées et interdépendantes".

 

Comment appliquer ou transcrire ces résultats dans nos travaux ? Revenons au sens des mots avant d'en comprendre les implications.

 

 

 

Le poids des mots

 

Entre l'étymologie et la sémiologie, il y a une diversité de pratiques scientifiques que notre parcours pourrait explorer mais il y a aussi une racine commune , logie, de logos en grec. Prenons successivement les trois termes centraux de notre synthèse : logiques, institutionnelles et fonctionnelles.

 

 

Logiques

 

Depuis le début de ce texte, logique est employé, selon le dictionnaire Robert[13], dans un sens non scientifique comme "manière de raisonner telle qu'elle s'exerce en fait et non conformément aux règles de la logique formelle". Derrière l'opposition "en fait" et "en droit", c'est moins le respect de règles préétablies que la réminiscence que chacun a des raisons, bonnes ou mauvaises selon d'autres critères, de justifier ses choix et que ce qui importe dans une référence à la logique c'est de mettre en relation causes et conséquences et de poser une justification en cas de choix. On sait que la sociologie de Boudon en a tiré des conséquences particulières en assumant l'équivalence de toutes les logiques. Nous ne saurions le faire ici sous peine de perdre le sens d'un projet social, ce qui induit qu'au terme du "jeu des lois" des règles du jeu dans le cadre du forum approprié sanctionnent l'efficacité des choix réalisés.

 

 

Institutions

 

Le dictionnaire nous dit également que l'institution est 1) l'action d'instituer, 2) ce qui a été institué, 3) la chose instituée. Les institutions sont l'ensemble des choses et des personnes instituées et qui relèvent ce faisant du droit public, c'est-à-dire du publicum qui avait en droit romain une dimension fondamentalement religieuse.

En effet, instituer c'est 1) établir officiellement dans une charge ou dans une fonction, 2) nommer héritier par testament, 3) établir de manière durable. C'est à la fois user de procédures pour inscrire dans une forme, assurer la transmission d'une charge ou d'un patrimoine venant du passé et rendre "durable et reproductible" selon la formule actuelle reprise du terme américain "sustainability".

 

 

Fonction

 

Le terme connote d'une part une action, d'autre part une relation.

Comme action il désigne le rôle caractéristique d'un élément ou d'un organe dans un ensemble. Il décrit l'exercice d'un emploi et, deuxièmement, le rôle d'une chose dans un ensemble : "à quoi et à qui ça sert".

 

Comme relation , la fonction est ce qui dépend de quelque chose, ce qui met en évidence une association entre divers éléments et ses conséquences.

 

 

"Ouvrir l'institutionnel au fonctionnel" : le poids d'une logique métisse.

 

On a le sentiment en relisant ces différentes définitions à la lumière des explications initiales que l'opposition que nous avions recherchée est moins dans les mots utilisés que dans la manière de les mettre en oeuvre : l'institution et la fonction sont moins contraires que complémentaires et leur opposition pourrait être plus l'expression d'une formulation moderne  que l'élucidation d'un problème inconciliable.

 

Dès lors que, depuis le début de ce séminaire, on se situe dans une perspective "trans-moderne"[14], il est donc loisible de tenter de conjuguer les exigences de ces deux définitions pour identifier une logique d'intervention à la hauteur d'une complexité qui est aussi un autre apport de notre réflexion.

 

On posera en première approximation que toute intervention  concernant les jeunes doit se préoccuper de leur devenir et que c'est en terme de projet donc de projection que la démarche doit se structurer.

 

Pour ce faire il faudra donc bien tenir la démarche par les deux bouts, à la fois savoir de quoi on part, qu'est-ce qu'on transmet, comment on va l'établir et comment cela va durer et d'autre part, à quelle fonction cela doit répondre, qu'est-ce qu'on en fera, à qui et surtout à quoi cela servira, effectivement. L'identification de cette double dimension du projet met en évidence une exigence qu'on s'étonne de devoir rappeler ici : c'est de projets de vie dont les jeunes ont besoin, moins d'ailleurs de projets pour toute une vie (ce qu'on sait de plus en plus impensable) que de projets aussi riches que l'est la vie sous ses multiples exigences et dans la diversité de ses manifestations. Si l'expression n'avait été déformée c'est bien en terme d'holisme vital qu'il faudrait qualifier un tel projet.

 

On a donc compris que ce n'est pas en terme d'alternative (institutionnel contre fonctionnel) mais de complémentarité qu'il faut concevoir cette logique d'une intervention se situant sous la bannière de la "trans-modernité". C'est bien une hybridation des logiques qui est ici requise. Elle suppose, pour être mise en oeuvre, un cadre référentiel à la hauteur du nouveau défi.

 

 

Un grand jeu de société pour rendre justice aux formes originales de sociabilités et aux requètes d'équité émergeant de la jeunesse

 

Notre propos se situe ici dans le droit fil des analyses présentées lors du séminaire Nathalie Masse de 1994, où nous avions présenté deux figures .

 

La première reste sans doute intéressante tout en pouvant être enrichie. Elle identifiait une corrélation entre formes de régulation de la vie en société (du public au privé)  et modes d'ordonnancement de la vie sociale (de l'ordre imposé à l'ordre contesté en passant par la négociation et l'acceptation). Basé sur des observations de terrain à Valence le haut en 1994-1995, notre explication doit tenir compte d'autres  lieux à partir desquels des modèles de comportements peuvent être identifiés. Des travaux sociologiques récents sur la violence scolaire[15]  soulignaient l'appartenance à "l'ilot" ou à "la barre" dans un grand ensemble, comme un référent constitutif des appartenances que certains n'hésitent pas à qualifier, péjorativement[16], de tribales. Il s'agit là de mettre en évidence de façon provocatrice et ostentatoire le primat d'une identité locale contre une identité nationale qui n'a apporté que déboires et désillusions.

 

Le second modèle, qu'on commentera ici, est inspiré du jeu de l'oie, aux deux  différences près qu'on n'y avance pas au gré du hasard d'un coup de dés (mais par la méthode itérative) et  que l'enjeu n'est pas de gagner une oie bien grasse mais de découvrir des principes de fonctionnement de la société susceptibles de répondre à la complexité de la vie sociale (des règles du jeu performantes).

 

                                                                                   4

                                                           3                      logiques          5

                                   2                      conduites                                échelles

            1                      ressources                   10

            Statut des                                            REGLES DU              6                                             acteurs                                    9 enjeux            JEU                 processus

                                              

                                                           8 ordres sociaux                                                                                                                                           7 forums

                                                                                   fig. N° 1 :le jeu des lois

 

 

- Le grand jeu de société est dominé par la prise en compte de la complexité

 

Comme nous avons tenté de l’illustrer dans l’introduction de ce colloque, la complexité est une conséquence de la mondialisation et doit donc être pensée dans la perspective de son facteur complémentaire, la localisation. Si on associe la mondialisation et la logique institutionnelle (car c’est bien le même modèle d’institution qui a été transféré par l’aide internationale et qui sert d’ossature aux organisations internationales, nationales  et non gouvernementales) et, d’autre part,  la prise en compte de la localisation à la logique fonctionnelle, on valorise explicitement certaines des ressources argumentatives de notre modèle.  D’un coté on peut apprécier ce qu’apporte l’universalisme par le jeu des institutions modernes, l’être-au-monde étant porté par la possibilité d’une libération de toutes les entraves de sa condition, à condition d’avoir les ressources qui permettent d’en assumer les conséquences et, éventuellement, au prix d’autres aliénations. Car, d’autre part, la sous-estimation des enracinements et de la gestion des rapports généalogiques fondateurs de la vie en société conduit à des enfermements psychotiques dont se fait écho le film « La fabrique de l’homme occidental » construit autour de l’oeuvre de Pierre Legendre dont on reparlera.


Dans le contexte de la recherche de règles du jeu performantes pour l’intégration des jeunes dans une société adulte, le recours à la logique institutionnelle, ouvrant à la généralité de la forme organisationnelle selon l’exigence de normes générales et impersonnelles est une condition de l’Etat de Droit. Mais, complémentairement, l’usage de la logique fonctionnelle est seule susceptible de faire dépendre nos interventions des besoins des utilisateurs[17]. “ A qui ça sert, à quoi ça sert ”, nos deux interrogations débouchent sur la recherche des spécificités en rapport avec les contraintes de chaque histoire, de chaque vie d’adolescent, dans des espaces temps à chaque fois particuliers. Cette combinaison de règles du jeu selon la double exigence de l’universalité et des particularités, sans tomber, comme l’illustrent les travaux sur les Droits de l’homme[18], dans la double illusion de l’universalisme opposé aux particularismes, mobilise une part importante de nos cases du “ jeu des lois ”, de 5 à 9.

 

Ces formules de régulation, combinant universalité et particularistés, auront pour caractéristiques d’être générales et personnelles, contextuelles et séquentielles. Elles s’approcheront de ce qu’on appelle en anthropologie du Droit des “ modèles de conduite et de comportements ” que nous savons être, par ailleurs, à la base de la coutume.

On est donc conduit, vaille que vaille, à intégrer l’idée que c’est la régulation juridique dans sa version légale et étatiste, qui doit être  repensée.

 

- le jeu est déterminé par notre capacité à penser les institutions et leur Droit comme des repères pour l'action plutôt que comme un phare du passé.

 

Avant de prétendre aborder la question du “ droit des repères ” qu’on cherche à fonder par ailleurs, il faut accepter plus modestement de repenser le droit comme repère du changement qui s’opére devant nous. Prenant l’exemple du Droit de l’environnement, François Ost développe des analyses du caractère trop réducteur d’une conception de la vie juridique associée au contractualisme et à l’instantanéisme, comme applications de deux idées rectrices de notre Droit : “ l’idée que seules sont justifiées des obligations réciproques et acceptées par chaque personne concernée (contractualisme), la présupposition selon laquelle les générations  lointaines ne peuvent en rien nous affecter (instantanéisme) ” [19]. Il déduit de la réfutation de ces deux idées la perspective d’une transmission transgénérationnelle , “ perspective qui reste résolument humaniste, en faveur d’un élargissement de la sphère éthique et juridique aux générations futures, à partir de ce qu’il en est de l’homme lui-même ”.

 

Cette perpective humaniste fondée sur une valeur de vie peut être adaptée à cet espoir de l’homme qu’on désigne comme petit d’homme ou enfant et pour lequel il faut remettre en oeuvre un processus de transmission intergénérationelle de valeurs et de représentations.
Pour citer à nouveau F. Ost, parlant de l’homme en général,“ aussi légitime soit sa revendication d’autonomie et d’individualité, il n’est rien, ou pas grand chose, en dehors de la chaîne des générations, dont l’intersubjectivité de l’échange langagier est le premier et fondamental indice, à condition de l’entendre autant comme pratique horizontale de la communication que comme norme verticale de la transmission ” (ibidem).

 

Dans ce double travail de communication et de transmission, un énorme effort est attendu de la société civile pour identifier dans nos savoirs et nos savoir faire ce qui doit être considéré comme un patrimoine et, à ce titre, confié à la responsabilité des générations futures par l’effet de la socialisation de l’enfant et de son apprentissage de la juridicité où l'enfant sait prendre ses distances comme il expérimente le rapport à la loi.  Selon Stéphane Tessier, « la performance est donc de parvenir  à ‘surfer’ sur la notion de demande (besoin exprimé et donc légitimé par les principes des droits individuels de l’homme qui s’exprime) en ne la rendant intelligible que selon ses propres codes ... »[20].

 

A propos de la crise du système scolaire  et de la "faillite de l'éducation", Pierre Legendre parle, selon une formule forte, de crétinisation : "On obtiend la crétinisation générale, l'hébétude, parce qu'il n'y a pas de perte, il n'y a pas de séparation, pas d'horizon vide. On fait des crétins, c'est-à-dire des victimes. Ensuite on demande aux jeunes d'assumer la débâcle de la génération précédente; il y a des armes dans les collèges, et on leur demande de lutter eux-mêmes contre la violence, après avoir détruit le dispositif normatif qui canalisait cette violence".[21]

 

Retenons également, pour refermer ce dossier, une autre remarque de l'auteur : " On veut tout mettre en lumière mais l'humanité a besoin de l'ombre pour échapper à la folie. Il faut  espérer que ces nouvelles technologies inventeront leurs propres genres poétiques, aujourd'hui inimaginables, qu'elles instaureront leurs propre régime de fiction pour sortir de l'actuelle dérive scientiste. La dérive qui nie que dans la gestion des comportements, même dans les plus techniques ou les plus triviaux, il entre une part de pathétique. Celle qui refuse qu'une part de l'humain échappera indéfiniment à la saisie, que l'homme est "civilisable" mais pas absolument gouvernable". (ibidem)

 

C'est bien avec une telle humilité qu'il nous appartient de reconsidérer le futur de nos actions "civilisatrices" en matière d’éducation.

 

En conclusion, en ouvrant la logique institutionelle à la fonctionnalité, ce n’est pas la boite de Pandore, avec tous ses maux qu’on propose. Ce qu’on cherche, à travers cette pédagogie de la mémoire et des trésors de la sociabilité, c’est à jeter les ponts  qui ouvrent donc à une vision de la vie appréciée selon des standards de la “trans-modernité”. Ce retour sur les fins et les moyens peut déboucher chez certains sur une eschatologie, respectable mais qui n’est pas dans notre visée. En anthropologue, c'est notre règle de méthode, il nous appartient toujours de rapporter l’bservation des phénomènes aux logiques qui les fondent. Si nous savons que les discours et leurs rationalisations (logoi) sont toujours fonction des lieux d’où on parle (topoi), on doit aussi considérer que logoi et topoi nous conduisent au mystère de l’institution, à ces fameux muthoi, la face cachée, volontairement ou par censure, du fonctionnement de la société. Là, nous sommes passés de la pédagogie à l’éducation et, subrepticement, d’une réflexion sur la vie à un retour sur les difficiles conditions de la scolarité face à la violence. « Donner un projet de vie aux jeunes demande que la société en ait un à proposer et qu’elle parvienne à inscrire son processus d’institutionnalisation de l’individu par l’école dans des logiques compatibles avec celles de l’individu, c’est-à-dire compréhensibles et appropriables par lui » nous dit Stéphane Tessier, dans « l’intersubjectivité de l’échange langagier » ajoute François Ost.

 

 

 



[1] Norbert Rouland, “ Penser le Droit, Droits, revue française de théorie du Droit, vol. 10, 199

[2] Michel Alliot, “ Protection de la personne et structure sociale (Europe et Afrique), Communication au colloque de l’Insitutu de Droit d’Expression Française , Montréal 1981, Recueil des travaux du recteur Alliot, 1990, 169 et s.

[3] La Méditerranée et le Droit, Communication au colloque de Cagliari, déc. 1987, p. 1

[4] Michel Alliot, ” La coutume dans les droits originellement africains ” Bulletin de liaison du LAJP, N° 7-8, 1985, 79 et s.

[5] Norbert Rouland, Anthropologie juridique, Paris PUF, 1988, p. 410

[6]  Etienne Le Roy, “ La coutume  et la réception des droits romanistes en Afrique noire", La coutume, société Jean Bodin pour l'histoire comparative des institutions, Recueil LI, Bruxelles, de Boeck, 1990, 119-150

[7] Michel Alliot, "L'acculturation juridique," Ethnologie générale, Paris, Gallimard, Pleiades, 1968, p.119 et s.

[8] Il s’agit là d’une notion longuement discutée lors du colloque de Namur, organisé à l’Université de la paix du 28 juin au 3 juillet 1983, à l’initiative du Centre interculturel Monchanin, devenu Centre interculturel de Montréal. Voir en particulier la contribution de R. Vachon, Interculture, 84, Juillet sept. 1984, p. 28.

[9] E. Le Roy,"L'expérience juridique de l'Afrique noire contemporaine et le transfert des connaissances juridiques occidentales » Domination ou partage ? Transfert des connaissances et développement endogène, Paris, UNESCO, 1980, Ed. Actuel, p. 95-126

[10] Communication personnelle.

[11] Mais non uniquement. Tout monopole est appelé à être contesté et, dans les religions monothéistes issues d'Abraham, l'unité de Dieu a dû se conjuguer avec la pluralité de ses composantes, telle la trinité sur laquelle nous reviendrons.

[12]Ce fut l'oeuvre du XVIII° siècle européen et, singulièrement, le cadre du "contrat social" à la Rousseau.

[13]Petit Dictionnaire Robert, Paris;édition de 1968.

[14] Supra notre "Crises, mondialisation, complexité sociale ..."

[15] Le Monde,  22 mai 1997, p. 17

[16] L’usage non péjoratif du terme « tribu » suppose qu’il n’existe pas d’organe supérieur au collectif  ainsi qualifié, en sorte que les membres du groupe sont obligés de trouver entre eux ou dans le sein du groupe la réponse aux problèmes à résoudre. Sous cet angle, M. Alliot soulignait justement que le fonctionnement de la haute administration française est « tribal », ce qui n’est pas nécessairement le cas d’une bande ou d’un collectif de jeunes.

[17] Trop de logique institutionnelle met le jeune en « lévitation » par rapport à la société, trop de logique fonctionnelle referme l’horizon des possibles ou réduit la personnalité à n’être que consommateur.

[18] On fait référence ici aux questions débattues dans E. Le Roy, "Les droits de l'homme entre un universalisme hâtif et le ghetto des particularismes", L'effectivité des droits fondamentaux dans les pays de la communauté francophone, Montréal, AUPELF-UREF, 1994, 59-74.

[19]François Ost, “ Du contrat à la transmission. Le simultané et le successif ”, Communication inédite, Université Catholique de Louvain, collège de philosophie,1997,7.

[20] Communication personnelle.

[21]Pierre Legendre, "L'humanité a besoin de l'ombre pour échapper à la folie", Entretien avec Jen-Michel Frodon, Le Monde, 22 avril, 1997, 14.